12°C dans l'appartement (notez la présence d'une coquillette, délaissée, abandonnée à son sort comme une misérable orpheline)
Puisque c'est de saison, et que tout le monde se plaint du froid, voici le récit de mes sports d'hiver.
L., que je suis parvenu à recontacter récemment par Internet, n'a pas gardé le moindre souvenir de moi.
Ma transparence habituelle.
Au boulot, je m'accroche. J'essaye de garder cet état d'esprit serein et positif, de conserver ces high spirits que j'avais les premiers jours,
lorsque je m'efforçais de paraître sociable et pas trop désagréable.
Je fais tout ça pour mon avenir, s'il m'est donné d'en avoir encore un.
Réveillon du nouvel an chez T. et T.
Tout en dansant sur la techno que J. venait de mettre, et tout étourdi par le champagne dont je m'abreuvais comme une vache inélégante, j'ai eu soudain
une grande pensée sur les rapports entre la psychose et la névrose, sur la justesse du psychotique et la sujétion délirante du névrosé, sur la normalité du premier et la pathologie du second, mais
je serais incapable de la reformuler, et de toute façon ce n'était qu'une pensée de poivrot.
Samedi 23 janvier 2010
Sa "maison aux quatre cheminées" est l'immeuble de gauche, avec l'antenne
Pas futée, la doctoresse du travail qui m'a ausculté l'autre jour. Elle a commencé par me trouver la peau sèche, moi qui luis d'ordinaire comme le fond d'une
poêle à frire. Elle m'a ensuite diagnostiqué un penchant scoliotique, moi qui ne souffre jamais du dos. Puis elle m'a conseillé de faire un bilan
thyroïdien, moi qui suis affligé de la sinistrose la plus égale et la plus stationnaire qui soit. Enfin, apprenant mes penchants dépressifs, elle m'a
suggéré de prendre l'avis d'un comportementaliste, moi le lacanien dans l'âme ! Shocking !
Hier, petite promenade en vélo jusqu'à Arcueil. Suis passé devant l'immeuble où a vécu Erik Satie durant la deuxième moitié de son existence. Un
immeuble ouvrier de la fin du XIXème siècle, un peu semblable au mien, délabré et plongé dans le silence. Je me suis demandé quelle partie
de l'immeuble il avait occupé, de quelle vue il avait pu jouir. Apercevait-il la silhouette de l'aqueduc, se découpant sur l'horizon, comme
je le voyais moi-même ?
J'en profite pour livrer ici ma petite interprétation d'une de ses Gymnopédies : Gymnopédie n°1 (Erik Satie)
Il y avait cette lumière de fin de journée magnifique, mauve et beige, qui tombait du ciel.
Je n'ai pas pu trouver sa tombe, au cimetière d'Arcueil, mais cela n'avait pas beaucoup d'importance finalement.
Suis rentré par les Maréchaux, la porte de Bercy.
Le quartier de la Gare, dans le treizième arrondissement, continue de se transformer. Il offre le spectacle de grands chantiers, déserts en ce dimanche
de janvier, avec des grues mystérieuses et figées qui me rappelaient un ancien livre pour enfant, dans lequel elles prenaient vie et commençaient à errer dans la ville, menaçantes.
Il y avait du trafic.
Ils rentraient tous de week-end, serrés dans leurs voitures égoïstes, et ils se suivaient en lente procession, sur des kilomètres, dans la nuit d'hiver,
tombante, froide, bleue et noire. Moi j'étais tout seul avec mon pauvre vélo, oui, mais moi j'étais libre !
La ville.
Je ne lui trouve de la poésie qu'au niveau de ses frontières, de ses irrégularités, de ses brisures, là où il n'y a personne pour vous empêcher de
vous projeter dans vos rêves.
Samedi 30 janvier 2010
Problème de chauffage.
Chaudière getting kaput, stoppée d'urgence.
Et
la bruyante petite merde électrique dénichée à vil prix ce mercredi midi au Leroy-Merlin de Beaubourg produit si peu de chaleur et vous souffle tant
d'air à la figure que vous en êtes presque davantage refroidi.
Jeudi matin, je me bats avec le chauffagiste, qui ne pense qu'à me fourguer ses nouveaux modèles de chaudières, pour qu'il consente à faire une réparation.
Avec des accents misérabilistes de mater dolorosa dont j'ai le secret, je lui dépeins l'incapacité généralisée de mon propriétaire, l'impuissance de mon
statut de locataire, ainsi que l'état piteux de l'immeuble et des petites gens qui y vivent comme des rats. Il accepte de vidanger le circuit et change
une soupape. Peine perdue, le bazar perd déjà de l'eau à nouveau.
Je soupçonne ce crétin de chauffagiste d'avoir délibérément laissé la chaudière tomber en ruine, depuis toutes ces années qu'il
vient l'inspecter.
L'après-midi, au bureau, une brutale poussée de fièvre m'a assommé. Le soir, au plus mal, j'ai cru que j'allais m'évanouir sur
mon petit strapontin de la ligne 9. Presque quarante degrés au thermomètre. Heureusement j'ai vite récupéré.
Paris sera toujours Paris
Sinistre soirée dans une maison de Montreuil qu'ont investi A. et des copines à lui. Ce schtroumpf acariâtre nous fait visiter sa ruine en nous
racontant les intimidations de la police, leur usage intempestif de la lacrymo par la fenêtre, etc.
N. et G. m'écoutent par compassion, habitude, grandeur d'âme ou mauvaise conscience – saurai-je jamais ? – mais ne retiennent pas la moitié de ce
que je dis, vu que ce que je raconte n'a aucun intérêt.
Je meuble le néant et les non-dits de nos existences parallèles avec les détails vulgaires et matériels de mon quotidien, et comme ça semble
assez bien convenir à tout le monde, je continue.
Je pourrais parler du frigo aussi, qui m'a joué un vilain tour l'autre jour, mais je suis fatigué. Fatigué de quoi, je ne sais pas, je ne sais plus,
je suis trop fatigué pour m'en souvenir justement. Je ne rêve que de partir, je ne rêve qu'à une autre vie, dans un pays étranger.
Jeudi 11 février 2010
La cohue des Champs, près desquels je vais travailler chaque jour
Nos possibilités d'interactions sont certes limitées, mais si d'aventure nous nous croisons, à la cuisine par exemple, il me dit bonjour en souriant. C'est cette attitude à la fois agréable, aimable,
timide et contenue qui m'a conduit à le remarquer. L'autre jour, alors qu'il insérait des pièces dans la machine à café, à 14 h tapantes, fidèle
à son habitude, et tandis que je remuais ma salade Monop' avec application, j'ai fait le premier pas. Comme c'est mignon tout ça.
Chaton, chaton...
Physiquement, j'avoue qu'il est un peu spécial. Est-il affreusement beau, ou joliment horrible ?
Des ballons, dans l'espèce d'église polonaise où je chante chaque mardi
En cours de chant, je m'essaye à des lieder de Grieg. Une brillante idée. Je me prends pour Anne Sofie Von Otter, et pour le moment,
le résultat est simplement catastrophique.
Cette nuit, j'ai rêvé que j'étais papa. Une sorte de mariage blanc. La maman m'était inconnue, avec un visage
semblable à des milliers d'autres. Je n'étais certes pas le père biologique – qu'on se rassure – (et j'ignore d'ailleurs d'où venait le bébé,
probablement abandonné par une cigogne fatiguée), mais ce nouveau statut, cette nouvelle situation, ces nouvelles responsabilités m'émouvaient
beaucoup. Pour tout dire, la maman et moi étions même bouleversés par cet enfant que le destin nous offrait, et nous en pleurions de bonheur,
comme des madeleines.
Bientôt le printemps...
Des circonstances un peu particulières m'empêchent de m'exprimer librement à propos d'un sujet fâcheux qui a investi mes pensées ces derniers temps.
En attendant d'avoir retrouvé la latitude nécessaire pour pouvoir l'évoquer sans crainte de me compromettre, je m'en vais m'épancher un
peu sur mon boulot...
Alors, le climat se tend un peu. A force de courber l'échine et de prendre des postures de débutant, naïf et questionneux, loin d'inciter les gens
charitables à vous redresser, vous les habituez à cette relation de soumission passive, et vous les invitez à vous tenir dans une sorte d'aimable mésestime.
Maintenant que la familiarité s'est installée entre nous, les remarques que mon N+1 m'adresse, et
le ton péremptoire qu'il prend parfois avec moi, sans être délibérément offensants, me ramènent à mes premières expériences en informatique.
« ... je ne sais pas si tu as déjà fait beaucoup de SQL, mais tu sais qu'on peut... bla bla bla... » laisse-t-il échapper l'autre jour.
Mais ça va bientôt faire dix ans que j'en fais, du SQL, mon coco !
J'ai cependant décidé de laisser mon amour-propre au placard, ce qui n'est pas tâche facile, car j'en possède une telle quantité qu'il suinte et déborde
de ma personne comme de la gélatine.
C'est que je ne peux pas me permettre d'entrer dans un cercle vicieux de contestations, de défis et d'amertumes intérieurs. Pour plein de raisons, à commencer
par l'état du marché de l'emploi, je dois continuer à faire preuve de zen et de zèle. Il faut donc que je trouve assez de ressources intérieures pour
ne pas exploser comme une marmite, en dépit de tout ce qui ne va pas dans l'organisation, et malgré l'image dépréciante et déformée que cette boîte
renvoie de moi.
Comme toutes les précédentes.
En tout cas, si ce n'est pas un miroir déformant, c'est un vrai moulin. En tendant l'oreille, on apprend les licenciements, les démissions, les
embauches, on découvre les sociétés rachetées, les plans de licenciement infligés aux sociétés rachetées, les cris, les larmes, etc. L'autre jour, pas même
besoin de tendre l'oreille : une personne apparemment fraîchement remerciée a envoyé un message vengeur sur la liste de diffusion générale, déclarant que
ce sont toujours les salariés au faciès basané qui sont exposés à la sanction, ce à quoi le patron a répondu vertement que c'était de la
diffamation et qu'il se voyait dans l'obligation de restreindre l'utilisation de la mailing-list.
Quoi d'autre ? Rien.
La banalité et la répétition de mon quotidien m'avalent sans que j'aie le temps de m'en apercevoir.
Certains jours, cependant, l'espace de quelques heures, je me sens mieux. Mardi dernier par exemple, alors même que j'étais fatigué, pour avoir
encore trop longtemps tardé à aller me coucher la veille, absorbé par de futiles occupations sur Internet, j'ai eu de la voix en cours de chant,
et dans le métro, au retour, alors que la rame franchissait les voies de la gare du Nord, j'ai réalisé que je me sentais bien, que les autres voyageurs
dans le wagon ne constituaient pas une agression, que mes lendemains n'étaient pas forcément condamnés, que les rues de Paris n'était pas si
vilaines, et que tout ce qui comptait, c'était de pouvoir vivre et de profiter de la vue instantanée de ces quais de la gare du Nord, illuminés
dans la nuit, abstraits, futuristes, éthérés, ouverts à des destinations innombrables et sans fin.
Jeudi 18 mars 2010
Le couple de médecins bobo du grand loft d'en face, d'ordinaire tôt couché, regarde la soirée électorale à la télévision, et assiste à la déconfiture de son lider máximo : François Bayrou
Dans l'équipe référencement, voisine de la mienne, elles sont très jeunes. C'est souvent leur premier job, après un stage effectué dans une autre
agence. A partir de 17h30, elles deviennent fatiguées, excitées comme des puces, elles ont du mal à se concentrer, et ne peuvent plus s'empêcher de pouffer,
d'étouffer des gloussements de collégiennes.
Dans l'équipe réseau, ce sont des mecs. Des hommes quoi. En fin de journée, ils sont fatigués eux aussi, et ils se défoulent en s'envoyant des vannes,
ou en parlant de leurs conquêtes féminines, rêvées ou avérées.
L'un d'eux déclare sortir parfois avec des filles de sa banlieue populaire, « des petites beurettes ».
Dans mon équipe, ce sont des ingénieurs. Le midi, ils se comparent leurs iPhones et leurs agendas éléctroniques, leurs amplis à lampes et leurs stations de ski.
Si je veux leur échapper, plutôt que de les suivre au restaurant, je vais me réchauffer un plat préparé au micro-onde, à la cuisine, où toute une grappe
de nanas, en âge de procréer, est en train de confronter les mérites des différentes villes de l'ouest parisien.
Lundi 5 avril 2010
(publication décalée)
Evidemment que j'appréhendais cette invraisemblable rencontre à la brigade Machin, un épisode que je ne peux passer sous silence, tant il est
croustillant et révélateur de l'air du temps, et ce, bien que l'enquête dont j'ai fait l'objet et qui m'a conduit à me voir convoqué à 8 heures ce mercredi
matin dans une caserne de gendarmerie vieillotte et assoupie de l'est parisien, concerne un de ces rares sujets que je n'ai pas pris l'habitude d'évoquer
ici, sinon à demi-mot.
En dépit de la lourdeur des peines maximales que j'encoure, ce qui m'est reproché est, à mon sens, si futile et si dérisoire que je n'ai même pas compris
de quoi il s'agissait lorsque je fus contacté pour la première fois par la maréchaussée en février dernier, d'autant que l'objet du délit à l'origine des
deux infractions qui me sont reprochées, un minuscule site web, a cessé d'exister depuis bien longtemps déjà.
La caserne machin
Toujours est il qu'ils étaient trois au comité d'accueil, en ce frais matin : deux spécialistes de l'investigation Internet – l'un établissant le
procès-verbal sur un petit portable, l'autre se contentant de m'observer – accompagnés d'un officier de police judiciaire. Ce dernier, tirant sur la
cinquantaine, la patte traînante, avait été affecté là temporairement, après des années passées dans l'identification criminelle. Bonasse, bavard et
expansif, il détendait l'atmosphère en lançant à la cantonade des observations et des remarques plaisantes auxquelles ses collègues, plus jeunes et
plus réservés, ne prenaient pas toujours la peine de répondre, soit qu'ils fussent blasés, soit qu'ils désapprouvassent intérieurement la rigueur
disproportionnée de la procédure à mon encontre, ou soit parce qu'ils savaient que l'expression de cette bonne humeur ne faisait partie que de la
stratégie habituelle et bien rôdée de leur collègue limier : mettre à l'aise les mis en cause, afin de délier les langues en douceur.
Sentant tout cela, et rendu mal à l'aise par ce qui m'était reproché – et que je m'abstiendrais d'étaler ici plus avant, davantage par peur du ridicule
que par souci de discrétion, je préciserais juste au passage qu'il s'agit de choses un peu lestes qui ne regardent que ma libido, et au sujet desquelles
les improbables lecteurs de ce journal seront assez aimables pour s'abstenir de m'entreprendre –, très gêné par le
caractère éminemment privé des informations qu'ils détenaient sur moi, et angoissé par l'importance que pouvait, pourrait prendre la procédure pénale
à mon encontre, je suis resté globalement sur ma réserve durant tout l'entretien, adoptant une sorte de prudence positive et dégagée, en réponse à leur
neutralité bienveillante, car ils m'avaient confié dès mon arrivée qu'ils ne considéraient pas mon cas comme très sérieux, et qu'ils ne
feraient rien a priori pour m'enfoncer – ce dont je leur fus immédiatement reconnaissant.
Au vu de leurs questions, je pense qu'ils voulaient surtout s'assurer qu'il n'y avait pas eu de complicité, dans cette affaire extravagante où il est
question, entre autre, d'uniformes de gendarmerie que j'aurais illégalement exhibés sur la toile publique...
Du reste, j'aurais eu la chance, d'après eux, d'échapper à tout le tralala, c'est-à-dire à la garde à vue et à la perquisition domiciliaire. Ils ont
même reconnu qu'un jour ils avaient visité mon immeuble, habillés en civil, en vue de préparer le terrain dans le cas où il aurait fallu employer les grands
moyens avec moi – auxquels je crois d'ailleurs qu'ils n'hésitent pas à recourir pour des cyberdélits plus graves, comme la détention d'images pédophiles – je
dis ça nonobstant tout le débat actuel sur l'explosion des statistiques du nombre de gardes à vue. Au passage, j'ignore jusqu'à quel point ils ont pénétré, et
continuent peut-être de pénétrer, à mon insu, dans mon intimité, mais les propos de l'OPJ laissaient entendre que l'autorité judiciaire qu'il
représentait pouvait entreprendre toutes les actions qui lui semblaient utiles à l'enquête et à la « manifestation de la vérité », et ce,
j'imagine, avec d'autant moins d'hésitation que cette affaire aurait pour origine une plainte émanant d'assez haut dans la hiérarchie de la gendarmerie, à la pression
de laquelle mes trois interlocuteurs se trouvaient donc manifestement soumis.
Toujours est il qu'en plus des photographies de face et de profil qu'ils ont pris de moi comme d'un vulgaire criminel, j'ai dû me soumettre à un
relevé d'empreintes digitales, et surtout à un prélèvement d'ADN, auquel je n'ai pas eu le courage de m'opposer, craignant de contrecarrer l'issue
propice qu'ils semblaient souhaiter donner à mon dossier.
Et tandis que l'OPJ me faisait tremper les doigts dans l'encrier, que je mastiquais une espèce de sucette en tissu supposée recueillir l'ADN de ma salive, et
que nous discutions ensemble des dangers potentiels autour des fichiers informatiques de la police, comme nous l'aurions fait autour d'une tasse de thé avec
des petits fours, celui qui avait pris les notes sur son ordinateur était maintenant au téléphone avec le Parquet pour les informer que mon PV était clos.
Quelle expérience surréaliste ! Je voulais rencontrer du gendarme ? En voilà !
Les marches du palais de justice de Paris (notez comme j'ai pris soin de flouter les visages, pour m'épargner de nouvelles tuiles)
Détail piquant, j'ai aperçu des copies d'écran de ce présent site Internet dans le dossier frappé du sceau du Tribunal Correctionnel de Paris, que
feuilletait nonchalamment l'OPJ tandis qu'il m'interrogeait. Voulait-on illustrer par là ma personnalité ? Montrer toute l'étendue de mon
narcissisme ?
Ma foi, s'ils sont tombés sur ces babardages, ils savent vraiment tout de ma petite personne. Qu'ai-je à cacher encore ? Que j'ai volé une crème hydratante à
Continent en 1995 ? Que je bois du vin rouge au dîner, qu'on m'a opéré des végétations lorsque j'avais deux ans, que je chausse du 43, et que je porte des caleçons noirs
en coton mélangé ?
Pourtant, malgré ces traitements un peu chatouilleux pour mon amour-propre, je suis reparti presque à contrecoeur de cette brigade Machin, contraint
par la nécessité d'aller travailler. J'aurais aimé discuter encore quelques minutes avec ces militaires, par curiosité pour leur
métier, pour la procédure, pour leurs outils et leur vocabulaire... Une fois dehors, sur le boulevard, j'avais en moi un mélange de soulagement, de
fascination, de crainte latente et de désespoir, comme un sentiment de vide, de néant, après cet électrochoc tellement inattendu dans le cours de ma
morne existence.
Etait-ce le plaisir exhibitionniste d'avoir été la cible de leur attention, en dépit de ma gêne et de ma pudeur légendaire ? Etait-ce le plaisir
trouble de ma soumission à des hommes en uniforme ? Etait-ce la sujétion amoureuse et inconsciente à des figures paternelles autant puissantes – donc
pour moi rassurantes – que respectueuses à mon endroit, que ces trois dépositaires de l'autorité publique semblaient avoir
subitement incarnés, le temps d'un interrogatoire ?
Etait-ce une certaine idée de l'intégrité dont je crus – sans doute bien naïvement – qu'elle marquait toujours leurs actions et le fondement de leurs
êtres ?
L'intégrité... Cette valeur que je respecte pourtant tellement, et dont mon père me semble constituer un modèle justement, lui dont la vocation juridique –
qui lui eût convenu si bien – fut contrariée alors qu'il était étudiant, en ce qu'il se sentit obligé d'obéir à une sorte de devoir familial, celui
de reprendre à sa charge une activité commerciale sur le déclin, et bien peu faite pour lui, à part pour la multiplicité des
contacts humains et une certaine indépendance qu'elle lui permit de conserver toute sa vie...
Mais je m'égare...
Bref, nous nous sommes serrés la main lorsque j'ai quitté la caserne, une heure et demie plus tard. Celles du troisième gendarme étaient
épaisses, lourdes, massives, peu en rapport avec celles de l'informaticien qu'il était pourtant également.
Quelque part, je les enviais, ces trois gendarmes. J'enviais leur vocation, la relation simple et non marchande qu'ils avaient les uns vis-à-vis des
autres, leur métier loin du petit théâtre des contingences ridicules de ma propre vie civile, de ma vie de producteur et de consommateur, marquée par les
habitudes et les asservissements paisibles, et que le moindre imprévu bouleverse. Leur expérience de la vita violenta, je pense surtout à celle de l'OPJ
et à sa fréquentation passée des scènes de meurtre, n'est probablement pas très gaie, mais, outre que leur travail les amène à côtoyer une grande variété
de psychologies, leur quotidien m'apparaît davantage connecté à notre condition d'être mortel, d'être humain soumis à des pulsions destructrices
continuelles dont le train-train de nos vies de bureau nous épargne la confrontation. En cela, il y a de
l'idéal dans ce métier de gendarme, un idéal du respect de la loi, envisagé comme un rempart symbolique, comme une régulation probablement aussi
nécessaire que vaine contre la déraison et la cruauté auxquelles sont naturellement portés les individus, mais également dangereuse et liberticide
pour la société et la collectivité, car le petit soldat, par son respect systématique de l'ordre donné et de la procédure écrite, ainsi que par sa
soumission à la pression hiérarchique, est à la merci du pire, et fait indifféremment appliquer les chose les plus sensées comme les plus discutables,
vu que la loi et la politique ne sont pas étanches, et que l'un déverse dans l'autre une partie des lubies et des fantasmes qui viennent à le
traverser parfois – qu'ils soient démagogiques, idéologiques ou totalitaires.
Et sur le fond, pour moi, ce sont bien certaines libertés individuelles et publiques qui sont en jeu dans cette affaire, alors que
pour ces trois gendarmes, ce n'était qu'un rapport à la loi et au système judiciaire.
Le palais de justice de Rouen (qui n'a rien à voir avec mon histoire...)
Liberté publique, parce que pour un acte marginal que j'ai commis – avoir diffusé sur deux pages web un contenu prohibé par la législation –,
non seulement on s'introduit dans ma vie privée (dans la mesure où ils ont contacté mon fournisseur d'accès pour m'identifier, qui me dit qu'ils
n'en ont pas profité pour demander aussi la liste des sites web que j'ai consultés, afin de s'assurer que je ne me rendais pas coupable d'autres
délits ?), mais on me prélève mon ADN et l'on me fiche – avec tous les risques associés à ces deux pratiques : accès non contrôlé et abusif
aux bases de données, non respect des délais de conservation, mauvaise qualité des mises à jour, enregistrement d'informations discriminatoires et
non pertinentes... Dans mon cas, la faute ne me paraît pas justifier l'exposition à de tels risques. Pourquoi également avoir mené une
enquête préliminaire de six mois sur ma petite personne (ils raffolent des blogs et autres Facebook, où ils piochent des informations
pour leurs enquêtes, m'ont-ils d'ailleurs avoué), alors qu'un petit rappel à l'ordre de leur part, l'année dernière,
eût été largement suffisant pour m'intimider et mettre un terme à cette histoire ? Du reste, jamais personne ne m'a demandé de suspendre la publication
de ces contenus, il faut donc croire qu'ils n'étaient pas aussi épouvantables.
Enfin je parle de liberté individuelle, parce que sur le fond, je suis partisan d'une grande tolérance quant à ce qui se fait et s'étale sur Internet,
y compris pour des contenus qui me répugnent.
Voilà pourquoi je n'ai pas manifesté d'intérêt particulier pour la procédure « totalement anonyme » dont l'adjudant m'a fait la publicité vers la
fin de l'entretien, cette plateforme nationale permettant à tout citoyen d'alerter les autorités sur des sites web potentiellement répréhensibles sur
lequel il serait par hasard tombé. Autant je serais prêt à contacter les autorités pour dénoncer des événements graves et réels dont j'aurais été le témoin, autant je
rechigne à collaborer sur Internet. Si chacun peut s'exprimer, que chacun s'exprime. Si le contenu ne nous plaît pas, on ferme la page et puis voilà.
Donner la parole à tous, c'est forcément dévoiler la complexité, les paradoxes et les enflures de la psyché humaine. Mais laisser toutes les tendances
s'exprimer sur Internet – ce qui inclut la bêtise et la haine – me semble moins grave que frapper physiquement quelqu'un, mettre délibérément en danger
autrui, ou escroquer des gens... pour ne rester que dans le chapitre des délits quotidiens qui font le lit d'un tribunal correctionnel.
Et je préfère la préservation de cette variété de l'expression humaine sur le web – si contestable soit-elle parfois – au développement de pratiques
répressives, disciplinaires et inquisitoires, qui prennent le risque d'appauvrir, de moraliser et de normaliser les contenus disponibles sur Internet,
une évolution dont les vrais bénéficiaires ne seraient, une fois de plus, que les seuls pouvoirs déjà en place, politiques ou économiques, en tout cas
certainement pas la société dans son ensemble.
Malheureusement l'évolution actuelle de l'état d'esprit des gouvernants vis-à-vis des « nouvelles technologies de l'information » va dans
le sens d'un contrôle du web de plus en plus strict, particulièrement en France, et ma petite histoire me paraît ne constituer, au-delà de ses aspects
très anecdotiques et particuliers, qu'une démonstration supplémentaire de cette tendance.
Regardez moi cette greluche qui se prend pour une éditorialiste du New York Times
Du coup, c'est avec intérêt que j'ai écouté ce
discours fleuve prononcé par Hillary Clinton sur Internet et
les sociétés en réseau. Le choix de la Secrétaire d'Etat américaine de se placer sur ce terrain montre qu'elle a bien conscience de
l'influence majeure que ces « connection technologies » vont encore prendre dans le champ géopolitique au cours des années à venir, et que
si les sociétés démocratiques ne se saisissent pas dès maintenant de la problématique pour s'y positionner, d'autres le feront à leur place, et sans
doute à leurs dépens.
Le caractère équilibré et plutôt visionnaire de cette intervention, avec la place qu'il accorde au respect des libertés, outre qu'il fait honneur à
l'intelligence d'Hillary Clinton, rompt avec les vues étroites des hommes politiques sur ces questions, et sont en décalage complet
avec les tendances réactionnaires qui s'expriment au sein des pouvoirs publics en Europe.
Certes, la thématique de la sécurité est également omniprésente dans ce discours, ce qui n'a rien d'étonnant dans la bouche d'une Secrétaire d'Etat en 2010, mais
elle se décline d'une façon un peu plus subtile qu'elle ne se pratiquait dans la rhétorique de l'administration précédente (laquelle n'accordait
évidemment guère de place au respect des libertés et des droits de l'homme en général), et surtout me semble constituer moins l'expression d'une vile
stratégie politique qu'un aveu de faiblesse du gouvernement américain vis-à-vis de ceux qui, par leur maîtrise technologique des réseaux et de la communication sur les réseaux,
menacent de bouleverser les équilibres géopolitiques.
Non seulement Hillary Clinton reconnaît que la lutte contre la cybercriminalité ne doit pas devenir un prétexte pour violer la vie
privée des citoyens et enfreindre leurs libertés, mais à plusieurs reprises elle me semble, implicitement, derrière l'expression d'une confiance et d'une
détermination de pure façade, reconnaître que les Etats sont dans l'impréparation et l'ignorance face aux défis technologiques à venir (l'un des risques
étant, à mon avis, qu'en réponse aux législations répressives qui fleurissent un peu partout dans le monde, l'on ne voit se multiplier des réseaux privés,
cryptés, étanches et souterrains, où – pour ne se placer que sur le terrain judiciaire – il deviendra aussi difficile de prouver sa culpabilité que de
démontrer son innocence, vu qu'il n'y aura plus aucun témoin et aucune preuve matérielle tangible à exhiber, tandis que la seule partie publique
d'Internet ne sera plus dominée que par les administrations, les personnages publiques et la grande distribution – autrement dit, le risque d'une
transposition dans le numérique du monde réel actuel, avec à la clef la disparition de ce qui avait fait toute l'originalité d'Internet à ses débuts : un
espace public alternatif, ouvert, participatif, créatif et indépendant, à la limite de l'utopie).
La fin du discours d'Hillary Clinton sonne presque comme une sorte d'appel à la société et aux bonnes volontés, une démarche quand même un peu plus
honorable que celle qui consiste à envisager le web sous le seul angle de la lutte contre le piratage, la pornographie et la diffamation
– c'est-à-dire sous le seul angle de la menace contre l'ordre économique, moral et social.
Aujourd'hui, soupe à la grimace
Bon, et puisque je suis décidemment bien en verve aujourd'hui, et que je me prends vraiment très au sérieux, en dépit de tout le vide que contient ma petite
cervelle, je terminerai par une note puérile et polémique à propos de cette vidéo postée sur YouTube montrant Mélenchon, notre Robespierre des temps
modernes, vitupérer contre les média et injurier un étudiant en journalisme qui se risquait à l'interviewer.
Au-delà du fait que je n'ai jamais porté ce personnage dans une grande estime – moins pour ses positions iconoclastes que parce que
son « parler-vrai » m'a toujours paru insincère, calculé et grossièrement intéressé (à la différence de la morgue et du dédain jetés
au visage de ce journaliste, pour le coup très spontanés) –, et que pour cette raison je ne suis guère disposé à le plaindre, cette anecdote me
semble illustrer deux choses :
– l'inconscience de ces orateurs publics qui se permettent d'ignorer que les dispositifs classiques des corporatismes média (plateaux télé,
grandes salles de rédaction, journalistes officiels) que Mélenchon passe son temps à attaquer mais dont il profite largement, en ce qu'ils lui offrent,
à lui comme aux autres, une tribune protégée où il peut diffuser son discours calibré et attendu (attendu, venant de lui, j'entends) cède lentement
le pas à d'autres relais, d'autres canaux d'information, moins prévisibles, plus mouvants et donc moins complaisants. Mélenchon est l'exemple même de ces hommes
politiques dont je parlais tout à l'heure, qui semblent se refuser à prendre la mesure des bouleversements provoqués par Internet dans le fonctionnement de
l'espace public. Et en plus d'avoir la maladresse de se prendre les pieds dedans, le web est un domaine dans lequel il n'a rien d'autre à dire qu'il
constitue un contre-pouvoir, et sur lequel il n'a aucune vision et aucune mise en perspective intéressante à offrir... (moi aussi je me prends les
pieds dedans, mais moi je n'ai rien dans la cervelle, et je ne suis qu'un informaticien, un technicien de surface)
– la difficulté qu'a parfois l'extrême-gauche à aborder les questions de mœurs.
Contrairement à ce qu'affirme Mélenchon, la thématique des maisons closes, qu'il
prend comme exemple de sujet traité par la presse-poubelle, ne me semble en rien être un marronnier de nature à chatouiller le refoulé de la bourgeoisie,
mais un sujet de société comme un autre, avec, en l'occurrence, des enjeux de santé publique, d'exclusion et de
discrimination, et dont les principales concernées subissent actuellement les rigueurs d'une politique
répressive, comme tous ceux qui se retrouvent actuellement, de gré ou de force, placés à la marge de la société.
Suite à la publication de cette vidéo, il se fend d'un long article où il s'abandonne, comme un petit enfant pris en défaut, à des postures de
victime et à des airs de défi, en se rengorgeant et en criant au complot. Par ce bavardage, il achève de perdre le peu de crédibilité qui lui restait, en
tentant de transformer un fait – une interview où il agresse verbalement un jeune journaliste – en l'expression d'une opinion politique, en l'espèce, celle qu'il prétend avoir
sur les média. Quel culot.
Gasamir
Ma toute dernière création électronique, bien givrée :
Gasamir
Et un remix de l'un de mes grands tubes des années 90 :
La soirée (remastered)
(dans le genre je m'emmerde dans vos soirées et je vous le fais savoir...)
Vendredi 7 mai 2010
L'atmosphère au bureau a été récemment plombée par l'annonce du décès d'une personne de mon service. On venait de lui diagnostiquer un
cancer des poumons, lorsqu'une embolie l'a brusquement emporté.
Il refusait obstinément de consulter un médecin – toujours pour des prétextes absurdes –, alors que son état de santé se dégradait lentement
et visiblement. Pas du genre chochotte, il parlait peu de ce qu'il ressentait. Je ne me suis rendu compte de son problème de santé qu'au mois
de février, lorsqu'il a fait état devant moi de fortes douleurs au thorax, des douleurs que les antalgiques qu'il disait prendre depuis plusieurs
mois ne suffisaient plus à calmer.
Apparemment, sa peur de connaître la vérité était telle qu'il se refusait à consulter.
Début mars, il était si mal en point qu'il était devenu impossible à son manager de ne pas le pousser à prendre rendez-vous chez un médecin.
Lorsqu'il se décida à le faire, il fut aussitôt hospitalisé. Rien ne filtra durant son absence, nous apprîmes seulement qu'il était anémié.
Quand il revint nous voir, quelques semaines plus tard, il avait meilleure mine, et je me suis dit que ce qu'il avait n'était peut-être pas si grave,
finalement. Il est mort dix jours plus tard.
Je me souviens de lui, en janvier dernier, lorsqu'il plaisantait encore au sujet de la visite médicale du travail, qu'il disait « détester » et à laquelle
il se plaignait d'être bientôt convoqué, sans doute parce qu'il redoutait de devoir y évoquer son état de santé. Je le revois se promenant avec des
petits sachets en plastique de pharmacie – sa dose de paracétamol probablement. Presque autant que sa mort, c'est le souvenir de ces deux mois au
cours desquels il luttait, seul, contre la maladie et surtout contre la conscience sourde et incertaine d'avoir un cancer, qui me traumatise. En
janvier, deux personnes dans le service ont arrêté de fumer, soit plus de deux mois avant qu'il ne consulte, et qu'il ne soit question explicitement
de cancer – et je me refuse à y voir l'effet du hasard.
C'est un bel exemple de communication non-verbale, ainsi qu'un bel exemple de connerie. Je ne saurais dire s'il s'agit de sa connerie à lui, de la nôtre, ou de
celle de notre entreprise, et du système-entreprise en général, où la logique productiviste et la solitude conduisent à laisser indécelées de telles
situations. Dans son cas, il était probablement condamné de toute façon, mais il aurait sans doute moins souffert, durant les derniers mois, s'il
s'était décidé à consulter plus tôt.
Rien de spécial à part ça.
Un déménagement le week-end dernier. Une réunion d'information sur l'immigration au Canada. De soudaines réminiscences de mon enfance.
De l'implication au travail. Et toujours la même incapacité à prendre des décisions, à me bouger le derrière.
Dans les média, il est beaucoup question de la « crise grecque », de la spéculation financière, et des menaces qui pèsent, pèseraient sur
l'Europe, lourdement endettée. En Angleterre, Cameron, en position de force après les dernières élections, ne ressemble qu'à un sinistre Sarkozy
en version british.
Sur France Inter l'autre jour, la pythie Attali déclarait que les institutions communautaires avaient besoin d'une gouvernance forte, et qu'un
nouveau leadership politique devait se dégager et s'affirmer pour aller de l'avant dans la construction européenne, ce à quoi il invitait le
couple Merkel-Sarkozy. Je doute cependant qu'au fond de lui il en croit ces deux-là vraiment capables.
Dimanche 9 mai 2010
Pour changer de mes lamentations politico-sociales franchement assommantes et vulgaires, je pensais faire une petite digression sur Rohmer, mais finalement – qu'on me pardonne
– ce sera sur un film de Spielberg : E.T. l'extraterrestre.
Samedi 15 mai 2010
A la même époque qu'E.T., tout le monde sera ravi d'apprendre comment je me débrouillais en natation.
Mardi 18 mai 2010
Je me sens comme cette statue éplorée qui se fait chier dessus dans un paysage de fleurs
Rêvé que deux hommes en noir m'avaient séquestré dans une grande voiture. J'étais le président d'un pays au régime instable et incertain –
Kyrghistan, Iran, Thaïlande ou autre – et un coup d'état venait de se produire. Les deux hommes en noir appartenaient à mon propre service de sécurité,
mais j'avais manifestement perdu toute autorité sur eux. La voiture progressait lentement sur un petit chemin de terre dans une forêt. Nous nous sommes
arrêtés au milieu d'une clairière, et les deux hommes m'ont fait signe de descendre avec eux. Lorsqu'ils ont pointé un pistolet dans ma direction (tout en
regardant ailleurs, ce qui était un peu bizarre) – j'ai compris qu'ils avaient l'intention de me liquider. J'ai reculé de quelques pas, et comme ils n'étaient
pas très vifs, ou pas très motivés par leur tâche, j'ai réussi à leur échapper en m'enfuyant à travers la forêt. C'était l'hiver, les branches mortes
crissaient sous mes pas, et le brouillard qui planait entre les arbres m'empêchait de distinguer l'horizon. Ils étaient peut-être à mes trousses, mais
je n'osais pas me retourner.
Je suis me réveillé avant la fin de l'histoire.
Je pense que les deux hommes en noir représentaient N. et G., vu que ces deux-là me montrent depuis quelque temps un mélange de ressentiment et
d'indifférence assez désagréable. Autrefois si amical et bien intentionné, le regard de G. glisse maintenant sur moi comme sur une toile cirée, et N. a
fait mine de s'apitoyer sur mon sort d'une manière si peu crédible, lorsque j'ai eu la mauvaise idée de lui avouer que j'étais un peu déprimé
et que je ne voulais voir personne, que j'en ai eu mal au cœur. Sans doute sont-ils définitivement lassés de mon défaitisme et de mes airs abattus.
Sans doute ont-ils pris ma noirceur pour de la mauvaise humeur.
Ils font partie de ces personnes en compagnie desquelles vous ne pouvez guère, dans tous les sens de l'expression, vous permettre d'être malheureux, vu
ce qu'ils dégagent d'allant et de bonhommie, et s'il y a
certainement de ma part une forme d'orgueil blessé à les voir ainsi s'éloigner de moi – de la même façon que je me suis éloigné d'eux, vu que ces choses
là fonctionnent généralement en miroir –, je ne pense pas que mon état soit en phase avec les principes de distraction et de divertissement qui
nourrissent leur rapport aux autres, et je préfère donc ne pas leur imposer ma sale bobine, qui me pèse autant qu'à eux. C'est malheureusement un cercle vicieux.
De mon côté, je pense aussi que je me sens progressivement exclu de leur nouvelle vie, où les
nombreux voyages et surtout les multiples implications extra-professionnelles, comme la peinture de N., me semblent jouer le même rôle que la
fondation d'un foyer chez d'autres : on tente de construire, d'élaborer, de se réinventer, de s'oublier dans ce quelque
chose que l'on voudrait qu'il nous dépasse, voire qui nous survive, et cette noble tâche à laquelle nous nous livrons, de façon si profonde qu'on se dit parfois qu'elle
relèverait presque de la nécessité vitale, vient meubler à point nommé notre propre sentiment de béance et d'incomplétude existentielle – quitte à
ce que cela se fasse au prix de la perte de nos amitiés, pour la faible place qu'on leur a, au final, réservé.
Dimanche 23 mai 2010
C'est le printemps, le temps de mes randonnées en vélo, le temps de mes aventures en banlieue sud, toute de gris, de vert et de bleu vêtue, la banlieue
méridionale, la banlieue balnéaire.
Dimanche 30 mai 2010
De la promotion sociale sous la 5ème république...
Hier, c'était la cérémonie de remise des diplômes d'ingénieur (comme j'ai soutenu en novembre 2008, je fais partie de la promo 2009, d'où ce long retard).
Dire que je me suis inscrit au CNAM en 2003... j'ai l'impression que c'était hier.
Aux premiers cours, les amphis sont bondés. Presque personne ne se connaît, chacun se regarde à la dérobée, se demande ce qu'il fait là. Au bout de
quelques mois, les effectifs ont fondu de moitié, de timides relations se sont nouées entre les élèves, le style et les lubies des enseignants
sont connus, et la routine des cours du soir s'est installée.
Il se trouve que le parrain de notre promotion est le fondateur de Sanofi. Avant qu'on ne nous remette nos diplômes, dans le grand amphithéâtre où
se déroulait la cérémonie, ce capitaine de l'industrie française
nous a gratifié d'une interminable allocution improvisée aux accents politiques, presque chiraquiens.
Il a commencé par opposer les ingénieurs « causeux », produits
par les autres écoles, aux ingénieurs « faiseux », ceux que nous incarnions à ses yeux, et dont nous devions être « fiers »
de faire partie.
Puis, en citant abondamment son expérience personnelle de self-made man – avec son CAP de tourneur-fraiseur et ses premiers stages « au cul du premier sous-marin
nucléaire français » au début des années 60 –, il s'est fait le chantre admirable de l'industrie nationale, l'industrie, oui, ce « socle structurant
de la maison France » qu'il a confronté à cette nouvelle société des services, au contraire « bien incertaine et volatile ». Il a ensuite
fustigé le parisianisme et ses élites « confinées dans
leurs bureaux », loué l'apprentissage et le travail manuel, vitupéré contre « ces petits Mickeys de Londres et leurs hedge-funds », méprisé
ces cols blancs qui se cachent derrière un ordinateur pour dessiner en 3D mais qui ne « savent pas visser un boulon sur une cuve de réacteur
nucléaire », vanté la méritocratie et critiqué l'absentéisme, dans un discours à la tonalité de plus en plus cocardière et populiste, où il a réussi
à convoquer à peu près toutes les questions sociétales et médiatiques de ces dix dernières années – financement des retraites compris. S'il a quand même
trouvé le moyen de passer sous silence l'industrie verte et les préoccupations environnementales, il ne s'est pas privé de louanger notre belle industrie
agro-alimentaire, trop déconsidérée aujourd'hui selon lui...
Ah, l'alliance de la charcuterie française et du nucléaire... On adore.
Son talent d'orateur accompli lui permettait de puiser dans le registre informel. C'était la partie implicite de son discours : vous êtes des diplômés du
CNAM, donc vous êtes des fils de rien, et donc je vous parle un langage que vous comprenez, hein, on s'entend bien. Ainsi, après avoir évoqué tous ces
pauvres « paysans » dont on ne s'occupe plus, il s'est demandé pourquoi « s'emmerder » avec ces tonnes de règlements qui entravent
le développement des entreprises.
Heureusement que ce gars-là a raté l'ENA quand il était jeune, il serait devenu une espèce de consul plébéien à mi-chemin entre Alain Madelin et Eric
Raoult, et la politique française est suffisamment moche comme ça. Je crois aussi qu'il n'a pas pris conscience du fait que les cursus
du CNAM ont évolué depuis les années 60, et il aurait été bien inspiré de se pencher une seconde sur les mémoires des ingénieurs auxquels il s'adressait –
travaux qui vont de l'étude des architectures informatiques (la moitié des mémoires) à celles des marqueurs génétiques et
protéiques, en passant par les génératrices asynchrones pour éoliennes, l'analyse des rapports entre bilan carbone, énergétique et confort
thermique, jusqu'à l'examen des enjeux sanitaires et technico-financiers de l'alimentation en eau potable.
Peut-être, cependant, que le mémoire "Dimensionnement et construction d'un bioréacteur à membrane pour un traitement du lisier de porc" aurait
su trouver grâce à ses yeux... Je crois en tout cas qu'il est grand temps pour le capitaine de prendre sa retraite.
Samedi 12 juin 2010
IdemGaranti 100% sans photoshop
Je suis en train de rédiger un petit article sur mon enfance (un de plus), et les souvenirs me reviennent comme des fantômes obstinés. Dans la journée,
au boulot, des sortes de flash-backs m'assaillent, et je dois m'arrêter de travailler pendant quelques secondes. Cela fait ainsi plusieurs mois que je vis
dans mon passé (je veux dire, plus encore que d'habitude, ça devient inquiétant), et je ne saurais expliquer pourquoi.
A force de la raconter, cette enfance, de la décrire et de
l'objectiver, elle finit par se détacher de moi, par me devenir si étrangère et si bizarre que je me demande si je l'ai vraiment vécue,
si j'en ai vraiment été acteur et témoin. Soudain je me vois, je me revois petit garçon, distinctement, avec mes réactions de petit garçon, ma stature et
mon visage de petit garçon, et je me dis, mais ai-je vraiment été comme cela ?
Au delà du narcissime que cette introspection caractérise une fois de plus chez moi, j'ai l'impression de rechercher quelque chose en fouillant ainsi dans mon passé,
mais je ne sais pas quoi.
Si, étant enfant, on m'avait décrit l'adulte que je suis aujourd'hui, et l'environnement dans lequel j'évolue maintenant, l'aurais-je cru ?
Aurais-je ressenti la même incrédulité que celle que j'éprouve aujourd'hui vis-à-vis du petit bonhomme que j'ai été ?
Peut-être pas justement. Lorsqu'on est enfant, s'imaginer grandir, c'est imaginer gagner sa liberté et son indépendance, la promesse de vivre selon son
bon plaisir, c'est un état dans lequel on se projette, on se hisse, sans discontinuité ni altération.
Lorsque je jouais avec mes petites voitures et que je m'inventais des histoires, il y avait cette idée de la maison, de la grande villa moderne,
un truc un peu matérialiste et bourgeois. Il y avait cette idée du couple aussi, un couple avec un homme et une femme. Une femme ? Quelle
horreur, je crois bien pourtant.
Je n'ai pas le souvenir qu'il y ait eu des enfants par contre. Pas souvent en tout cas. Il faut s'en occuper, c'est bruyant, accaparant. Du coup,
il n'y avait pas de tâches domestiques non plus, seuls existaient les loisirs, les vacances, les voyages et de menues péripéties,
dans un cadre ensoleillé, insouciant et confortable, comme dans une série TV californienne.
Ch. me rend visite
Je balaye des yeux maintenant mon deux-pièces gris et décrépi de Belleville, tout plein de l'odeur de ma névrose, et je me dis que finalement, oui,
j'aurais peut-être été étonné si l'on m'avait dévoilé avant l'heure l'ours misérable que je deviendrai.
Mais après tout, quelle importance ? Ce qui compte, c'est de rester fidèle à ce petit quelque chose que nous portons en nous, qui a toujours été là au fond de notre être,
bien que nous soyons incapables de le définir,
et qui fait justement le lien entre tous les personnages que nous avons incarnés dans notre existence, aussi différents soient-ils.
Vendredi 25 juin 2010
Mercedes-Benz
J'imagine qu'on n'apprécie pas tous cette ville pour les mêmes raisons. Chacun vient trouver à Berlin ce qui lui plaît, ce qui lui convient.
J'aime l'architecture de Berlin, son espace, son étendue, sa végétation folle qu'on laisse pousser sur les terre-pleins, dans les arrière-cours, le
long des canaux, au pied de bâtiments industriels à l'abandon, entre des immeubles de briques rouges et ocres, recouverts de poussière. J'aime cette
espèce de lenteur, d'abandon, de temps alangui et doux, de rythme presque mélancolique – si éloigné de ces terribles tensions qui agitent la société française comme des spasmes.
Ils sont jeunes, ils s'habillent comme ils veulent, ils décident de leur journée comme ils l'entendent.
Mais certains vivent dans la misère et d'autres sont très seuls, m'a averti P., que j'ai rencontré là-bas. J'essaie de ne pas voir cette face des choses,
a-t-il ajouté.
Si pauvre soit-elle, j'espère que cette ville saura toujours garder son allure bizarre, folle, alternative, nonchalante, libre. Quelle perte si Berlin devait un jour
succomber aux lois d'un marché immobilier retrouvé, à la pression d'une renaissance capitalistique, à la laideur égoïste et vaniteuse du développement économique,
au décapage abrasif que l'arrivée des yuppies et de la bourgeoisie moderne ne manque pas de provoquer.
A l'Arena, je suis tombé sur Alexis par hasard. Le cheveu gras, le port négligé, mou et décontracté comme une purée d'avocat, il m'a semblé absolument ravi de sa nouvelle
situation. Je le crois sans peine, et je l'enviais terriblement.
Moi aussi j'aimerais vivre à Berlin, moi aussi j'aimerais jouer aux hédonistes anticapitalistes, moi aussi je voudrais tutoyer l'utopie ! Mais
il y a cette fichue barrière linguistique... (que mes tentatives pour dépasser se sont généralement soldées par des « Wie bitte ? » ou par des réponses en anglais)
Qui voudrait d'un con d'informaticien français ne sachant par l'allemand dans une ville comme Berlin en 2010 ?
A moins que je ne sois encore en train de me chercher des excuses pour éviter de me bouger les fesses...
Car Alexis est optimiste, lui. « Ecoute, tu viens ici avec tes Assedic, comme plein de gens, tu prendras des cours d'allemand, comme moi, ils te seront
payés par l'Union Européenne. Quand t'auras des rendez-vous à l'ANPE, tu reviendras sur Paris en covoiturage. Franchement, si j'avais attendu que quelqu'un me
prenne par la main pour m'installer ici, j'attendrais encore. »
Il a raison.
Son discours contrastait avec celui de P. – beaucoup plus froid et réaliste –, lequel, en substance, me conseillait d'aller voir ailleurs.
Mais je crois que sa froideur et son réalisme étaient ceux d'une personne qui vient de connaître des
déconvenues sentimentales. A moins qu'il n'ait succombé au mal mystérieux dont sont frappés tous ceux qui restent trop longtemps à Berlin, cette espèce de vague-à-l'âme inexplicable.
Etrange garçon que ce P., qui a parfaitement réussi à monter son affaire en Allemagne, qui sort souvent, qui est connu de tous
les bars gay de la ville (c'est du moins ainsi que je traduis son « Ici tout le monde se connaît, et sait qui couche avec qui »), et qui, pourtant,
se retrouve malheureux. Dans un sens, la solitude qu'il pointait chez un certain nombre de Berlinois, c'est aussi la sienne. Et ce serait sans
doute également la mienne, si je m'y installais. Quoique... Je n'aime pas faire dire des choses à l'avenir, dans un sens
ou dans un autre (ma superstition normande).
On vit toujours dans le reflet de notre propre mal-être intérieur, je le sais bien – alors, qu'ai-je à invoquer un vague-à-l'âme inexplicable et mystérieux ?
Berlin, ville de contraste, où des quartiers d'une irrésistible poésie cèdent le pas, en quelques mètres, à des paysages urbains banals et sans âme, dont
je n'ose imaginer l'effet qu'ils produisent en plein hiver par -10°C. Ville peuplée de jeunes, de junkies, d'artistes, de pédés, d'étudiants sans le sou,
de tribus aussi dévergondées que désabusées,
d'êtres débordants d'idées farfelues, de créativité et de vitalité bohême, mais sans lendemain, sans espoir, sans horizon, au milieu de l'un des pays
les plus brillants économiquement de la zone européenne.
Quelle curiosité.
J'y allais la tête pleine de ces réminiscences du passé qui me hantent depuis plusieurs semaines, et surtout cette époque, 1980-1985, sur laquelle j'écris
actuellement.
Les souvenirs me reviennent comme à ces gens qui sont sur le point de mourir.
Mais en arrivant dans mon quartier natal, si profondément associé à ces années d'enfance, ce n'était pas le passé qui était là pour m'accueillir.
C'était un présent vieilli. Un présent si vieilli, qu'il m'a semblé fragile. Fragilité des tuiles du toit de la maison, qui tombent les unes après les
autres, fragilité de l'escalier qui s'élève du jardin, fragilité de la montagne d'objets entreposés dans ma chambre, fragilité des livres du salon qui
jaunissent et se désagrègent, fragilité du plafond des toilettes, rongé par les fourmis et l'eau de pluie, fragilité de toutes ces matières qui
s'écaillent, s'usent, se défont... à l'image de mes parents et de ma sœur, à mon image, à notre image, nous qui vieillissons inexorablement. Seule Z.
m'a semblé encore porter de la jeunesse et de la force en elle.
Elle fait de la céramique. Art bien fragile, lui aussi.
Mais je ne devrais pas être mélancolique, pas aujourd'hui. Car ils sont encore là. Si indispensables. Si évidents. Si fondamentaux. Ils sont toute ma vie passée. Je
ne serais pas celui que je suis aujourd'hui sans eux. Les années passent, et cette évidence s'impose à moi. Non pas parce que je porte
leurs gènes, mais parce que nous sommes faits de ce que nous avons vécu. Et la beauté de ma jeunesse, je veux dire, celle des faits de ma jeunesse,
se révèle à moi à mesure que je m'y replonge. Oh, c'était une jeunesse anodine, sans histoire, sans prouesse, sans héroïsme, mais c'était une jeunesse
remplie d'amour et d'intelligence...
Pleine d'amour, pleine d'amitié, pleine de compagnies, pleine de spontanéité, pleine de ces choses que l'on désire
ardemment – certaines sont venues, d'autres pas, ce n'est pas grave. Une enfance entourée de livres, de peintures, de musiques, une enfance entourée de
chats, de chants d'oiseaux, d'arbres verdoyants, de jeux innocents, de promenades silencieuses au bord de la mer.
Mon regard, oh mon regard d'enfant...
Ils sont encore là, si indispensables.
Et si insupportables aussi. Si insupportables et si étouffants qu'au bout de quelques heures seulement j'ai besoin de m'en aller. Leurs hontes, leurs culpabilités, leurs
querelles, leurs orgueils ridicules, je les ai assez vus, assez endurés, des années durant.
Faudrait-il vivre à deux cents à l'heure, pour ne jamais avoir le temps de regarder derrière soi ? Vivre à fond toute sa vie pour ne jamais se
rappeler comment c'était bien avant ? Etre si gai qu'on ne puisse jamais regretter quoi que ce soit ? Vivre si heureux qu'on n'ait jamais de raison
de revenir sur le bonheur passé ? Aimer tant sa vie présente que le passé même n'ait plus d'existence ?
Pour ça, comme pour d'autres choses, il me reste du chemin à faire.
En plus de la vaisselle.
Un peu de répit chez la Mayo
La mort de Th. en unité de soins palliatifs.
La douleur de Tu., que je prends dans mes bras.
Samedi midi, juste après les obsèques au Père-Lachaise, j'achète trois polos en solde chez « Brice ».
La vie est absurde. Conne et absurde.
Je suis rentré ici. J'ai dormi, seul et triste. Vers 21h je me suis levé, j'ai été la piscine, seul et triste.
Dimanche, je suis resté cloîtré à la maison, seul et triste. Il y avait ce pique-nique à la Villette, mais la simple perspective de voir
des gens me répugnait. Supporter les boniments des autres, la joie apparente des autres, les certitudes des autres. De toute façon, je
serais resté assis sur l'herbe, silencieux, à écouter le pépiement de mes amis, et ça n'aurait servi à rien.
Toute la semaine dernière déjà, je m'étais senti mal. Chaque nouvelle du monde était une nouvelle angoissante ou déprimante. Tout était
affreux.
Au boulot, c'est la dialectique du maître et de l'esclave. Mon petit chef me sort par les yeux, alors je lui fais la tête. Mais il a besoin
de moi. Ils ont besoin de moi.
Oh, je suis prêt à vivre cette situation encore longtemps ; je crois que le rôle d'esclave me convient. Mais je n'arrive pas à supporter les gens
qui ne sont pas à leur place – à l'heure-place – et lui n'est visiblement pas à la sienne. On élève ce genre d'individu au rang de chef de projet
parce qu'ils ont « le sens de la production », parce qu'ils sont directifs, parce qu'ils ont de la répartie, parce qu'ils savent masquer leur ignorance.
Et tant pis s'ils s'avèrent finalement peu compétents.
Ça aussi je suis prêt à l'accepter. S'il y a des vaches, il faut bien des gardiens de vache.
Ce qui est insupportable, c'est lorsque ces types se piquent de vous montrer qu'ils sont compétents dans le domaine qui est le vôtre, c'est à dire dans le domaine
de l'esclave. On sait bien qu'ils ne sont pas compétents. Eux-mêmes, parfois, ils ont conscience qu'ils ne le sont pas.
Des veaux, des vaches et des cochons
Chez Dalloz, l'année dernière, le mec à qui je référais était pareil. Ils ont 35 balais, mais ils ont déjà atteint le sommet de leur carrière – vu qu'ils ne
pourront jamais se hisser davantage nulle part –, et ils ne veulent voir aucune tête qui dépasse.
Ces individus n'ont jamais été très bons à l'école, surtout dans le primaire et le secondaire. Ils tirent de leur nouveau statut une forme de revanche, en prenant
le dessus sur ceux qui les devançaient autrefois. Mais ils vivent maintenant avec la peur latente que la situation ne se retourne à leur désavantage,
et ils doivent constamment manœuvrer et donner le change pour rester maître là où ils ont réussi à le devenir.
Bref.
Un schéma universel, présent partout. J'enfonce des portes ouvertes, comme d'habitude.
Concrètement, je dois rester dans cette entreprise de débiles encore quelques mois, puisque que je ne pourrai probablement pas quitter Paris avant
l'année prochaine, rapport à cet implant dentaire que j'envisage de me faire poser. Il faut juste que j'arrive à me maîtriser, il faut juste que
j'arrive à ne pas laisser envahir ma vie, déjà pas très gaie, par ce
genre de futilité professionnelle.
Le simple fait de me voir écrire à ce sujet m'agace. Mais bon, ici, c'est le défouloir.
Vendredi 27 août 2010
Et ainsi ce fut elle qui la première me donna l'idée qu'une personne n'est pas, comme je l'avais cru, claire et immobile devant nous
avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une
grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous nous faisons
des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et
d'ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tout à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l'amour.
Proust, Le Côté de Guermantes.
Lundi 30 août 2010
Le dormeur du val (notez mon air souffreteux)Cloportes amoureux
Trois jours à Gruchy.
Etait-ce le fait d'avoir la tête plongée dans la réécriture de certaines parties de ce site internet consacrées à mon enfance et à mon adolescence,
qui m'a ainsi troublé ?
Il y avait un je ne sais quoi d'atone, de fossilisé, de las, dans ce séjour annuel dans la Hague.
L'année dernière déjà, j'avais eu la même impression.
Il ne s'agit ni de mélancolie, ni de tristesse à proprement parler. C'est pire que ça. C'est une sorte d'état lancinant et dépressif qui nous aurait tous affecté
insidieusement, et qui nous aurait ôté toutes les couleurs de la vie, coupé l'envie de rire.
Névrose familiale
Z. est repartie le jour même de mon arrivée, car elle était attendue au musée de Rouen.
S. était là, comme d'habitude, avec sa chatte Chatouille. Son attitude soumise et mimétique dégage un étrange climat œdipien, que les réminiscences
actuelles de mon enfance ne m'ont que rendu plus oppressant.
Depuis un an, je ne me sens à l'aise nulle part, j'ai l'impression de ne pas être là où je devrais être. Je sais bien que c'est moi qui
ne vais pas bien dans l'histoire, mais lorsqu'on se sent aussi mal, on perçoit certaines choses avec une espèce d'intuition glaciale et malsaine.
Heureusement que ces lieux sont si beaux.
Ces noms improbables de la Basse-Normandie
J'ai l'impression de voir des miroirs partout, non pas les miroirs habituels de mon narcissisme – érotique et romantique –, mais des
miroirs structurels et objectifs : je détecte un trait psychologique chez quelqu'un, et l'instant d'après je me rends compte que je peux me l'attribuer,
dans une certaine mesure. Je n'arrive plus à distinguer ce qui m'est propre et ce qui est propre aux autres. Comme je vis actuellement reclus dans une
relative solitude, et que je n'ai guère envie de discuter de ces états réminiscents et confus avec quiconque,
aucune altérité ne peut venir constituer un point de repère, et les pensées tournoient en moi comme des diables.
A tout prendre, d'ailleurs, je préfère encore qu'elles tournoient, que de devoir entendre des vulgarités.
La thématique de ma mère m'obsède. Non pas ma mère réelle, mais ma mère fantasmée, celle de ma prime enfance.
J'ai ces images de la SHUR en particulier, qui me reviennent, et qui flottent en moi comme des vapeurs fantomatiques. C'est comme s'il y avait un souvenir,
une image, une scène, quelque chose qui serait caché, là, masqué ; mais presque proche, prêt à être dévoilé. Un truc rougeoyant, corporel et violent,
un truc désagréable que j'ai oublié et qui pourtant m'a secoué comme un traumatisme, qui m'a obsédé comme un leitmotiv pendant un
certain temps, jusqu'à ce que je l'oublie. Ça m'est familier, personnel, ça a nourri certains de mes rêves et de mes cauchemars.
Je ne sais pas si c'est une vision ou une construction, une image ou un échaffaudage intellectuel.
Bah, ça me reviendra peut-être.
Samedi 4 septembre 2010
Cours de chant, au printemps dernier, dans ce temple protestant de la rue des Ternes, à l'acoustique si intimidante.
J'interprète Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust, de Jean-Sébastien Bach, comme tout le monde l'aura bien sûr reconnu.
J'aime certains extrêmes, oui, mais sur ce terrain-là, je suis loin d'être un cas isolé. Je crois qu'il n'est pas rare que les chanteurs lyriques
(pour autant que l'espèce de bouillie de crécelle que je produis une fois par semaine durant une heure m'autorise à prétendre à cette catégorie) soient
un poil fétichistes.
Babarette à Sevilla
La pension où j'ai réservé mon habitación individual se trouve à l'extrémité est du barrio de Santa Cruz. Avec ma radinerie habituelle,
j'ai choisi la moins chère, bien sûr, dénichée dans les pages du Routard, choix dont je paierai le tribut : ma chambre est une cellule
minimaliste et sommaire édifiée sur le toit brûlant d'un immeuble vétuste, avec un lavabo tout triste, une chaise, une petite fenêtre en bois disjointe qui laisse passer tous
les bruits du quartier, et où l'on pénètre par une porte métallique si étroite que je dois incliner ma tête pour la franchir. On dirait une
cabane de chantier. Heureusement, la vue sur la ville, depuis la terrasse sur laquelle donne ma chambre, est plutôt agréable. Les parties communes sont convenables.
Par contre, une nuit, alors que l'air a soudain fraîchi après le passage d'un orage, l'une des couvertures que je me décide à extirper du petit placard
où elle traîne depuis Mathusalem, est maculée de vomi séché.
Lorsque je quitte la pension, je dois remettre ma clef à la personne de garde à l'accueil (chaque jour d'ailleurs, je découvre une
nouvelle bobine : la mégère numéro 1, la mégère numéro 2, le patibulaire, le vieux, la jeune, etc.) et ils ont tellement peur qu'on se barre
avec notre clef que la porte principale de la pension est maintenue continuellement close par un dispositif
électronique, que la personne de garde doit actionner pour pouvoir nous laisser sortir. Bref, ambiance Fleury-Mérogis.
Et si je dois rentrer la nuit, alors ? dis-je à la mégère numéro 1 d'un air préoccupé, lorsque je prends connaissance de ce protocole.
Elle sourit et agite la main pour signifier qu'il n'y a pas de problème : « Dring dring » me fait-elle en toute simplicité.
Ah oui ? Dring dring ? Je ferai dring dring ? Tu vas voir, cette nuit, à trois heures du matin, dring dring.
Mais à vrai dire, je serai tellement épuisé, le soir, que je ne réussirai jamais réussi à rentrer après une heure du matin, et la plupart
du temps je regagne ma chambre dès minuit, une heure bien convenable en Espagne.
Babarette dans l'Alcázar
Comme souvent lorsque je pars en vacances, la pluie s'invite à plusieurs reprises. « C'est exceptionnel, il ne pleut jamais
en septembre » me confie la guichetière du petit musée de la culture sépharade de Cordoue, tandis que dehors un violent orage est en train de lessiver
la ville. Voilà peut-être pourquoi plus personne ne veut partir en vacances avec moi... Mais cessons de râler (à propos, on croise beaucoup de Français,
à Séville, hélas ; on les entend se plaindre qu'il n'y a pas assez de fleurs aux fenêtres, et que les azulejos, « c'est toujours pareil »).
Séville, donc (où j'arrive avec deux heures de retard à cause d'une grève des contrôleurs aériens d'Orly, commencée le jour même de mon
départ).
Je découvre l'immense cathédrale, dont la tour est un ancien minaret, très élégant.
Puis je me perds dans le dédale de couloirs et de petits jardins de l'Alcázar.
Un endroit si beau, qu'on croirait que l'homme et la nature ont travaillé de concert pour
édifier cet ensemble délicat et harmonieux aux couleurs éblouissantes. La pierre des murets et des fontaines se fond dans la
végétation comme des motifs dans un pull jacquard. La forme même des orangers, leurs courbures, leurs cambrures, sont comme un
écho aux volutes des arabesques mudéjar et des calligraphies arabes. La géométrie des patios, les dessins arithmétiques des azulejos,
leurs petits défauts, la patine du temps, tout me ravit, et je reste longtemps assis à contempler cet ensemble ravissant.
Bon, et la boustifaille dans tout ça ?
Mon desayuno (le type, à l'arrière-plan, n'avait plus de dent, bavait en buvant sa bière, et n'arrêtait pas de rôter)
Après quelques tentatives moyennes, je découvre un bar à tapas comme je les aime, avec un grand comptoir derrière lequel une équipe de serveurs excités
travaille en permanence, à couper du jambon, à servir des bières, à crier des ordres à la cuisine, juste derrière. Je m'y rends
vers 21h, avant que le raffut et l'agitation ne prennent des proportions ahurissantes, telles, qu'il devient impossible pour un étranger comme moi
d'arriver à commander quoi que ce soit. Dans ces mesónes, les petites vieilles du quartier mangent debout au comptoir, au côté
d'un attaché commercial, lequel vient manifestement de quitter son boulot et d'ôter sa cravate. A sa droite sur le zinc, deux étudiants
en linguistique sont en grande conversation autour d'une bière, et un peu plus loin, un groupe de trois bonshommes sans âge tiennent une discussion animée dont je ne
comprends pas un traître mot. Pendant ce temps là, callé dans mon coin, je savoure la tapa que j'ai réussi à commander, un peu au hasard.
Des tâches de gras tombent sur mes petits papiers. Je m'alcoolise lentement. On hurle le nom des plats à mesure qu'ils sont prêts ; les
clients se pressent au comptoir pour venir les chercher. Soudain un serveur sonne une cloche à toute volée. Je ne sais pas ce
que ça signifie, mais personne ne semble y avoir prêté attention. Tout le monde continue à papoter, comme dans un grand amphi survolté
avant le début d'un cours.
Parfois il semble s'être passé, ou s'être dit, quelque chose de particulier au comptoir, car les hurlements des serveurs ont doublé de
volume, l'un d'eux frappe dans ses mains, un autre éclate de rire comme un diable, plus personne ne s'entend. Dans
ce vacarme hallucinant, une exclamation se détache : « Hombre ! »
Bon, j'hésite sur la nouvelle tapa que je vais commander. J'en consulte la liste, griffonnée sur des ardoises disposées au dessus du bar. Des
croquetas de bacalau ? Des boquerones de la casa ? Un queso viejo ? Des puntas de
solomillo ? Mais c'est quoi déjà, du solomillo ? Ou alors
un piripi ? Qu'est-ce que c'est que ça, encore, du piripi ?
Bon. Va pour le piripi. Au bout de quelques minutes, un serveur, derrière son comptoir, crie « Piripi » et me tend une assiette
contenant une
sorte de petit sandwich chaud de fromage fondu et de jamón. Miam, c'est bon.
Une seule fois, je me fais avoir, dans une autre mesón : le garçon, l'air anxieux et exténué à la fois, avec des gouttes de sueur
perlant sur son front humide, se précipite vers moi et semble attendre si ardemment ma commande que je choisis le premier plat déchiffré
sur l'ardoise, un higado con papas. J'ai dû faire une mine tellement épouvantée, lorsque une fois le plat sous mes yeux, j'y ai goûté pour
vérifier que j'avais bien commis la bêtise de commander du foie – que je déteste –, que le serveur a immédiatement compris ce qui n'allait
pas, qu'il a repris mon assiette, et m'a proposé, sans faire d'histoire, de choisir autre chose à la place.
Babarette à Córdoba
Vendredi, je vais à Cordoue. Je déambule lentement dans l'obscurité mystérieuse de la colonne de forêts de la célèbre mosquée. On a beau
se trouver officiellement dans une église catholique, il y a beau y avoir cette grande chapelle gothique plantée au beau milieu de la mosquée
comme un cheveu dans la soupe, c'est quelque chose de l'Islam que l'on ressent avant tout.
Ces architectures et ces décorations mudéjar, avec leurs formes indéfiniment répétées, sans jamais devenir répétitives, m'hypnotisent
complètement.
On l'a tellement vue en photo que lorsqu'on s'y trouve enfin pour de vrai, on éprouve presque une sensation de familiarité
Je me promène ensuite au hasard des petites ruelles du quartier autour de la mosquée. J'atterris dans une expo de peinture de jeunes artistes locaux, puis dans un
musée des Bellas Artes. Je reviens vers la Juderia, je visite une synagogue.
Vers 19h, après le passage d'un orage furieux, je me dirige mollement vers la gare, en contournant les flaques d'eau, et je rentre à Séville.
CordoueBizarrement, plus les jours passent, et moins mon sens de l'orientation s'avère efficace dans le barrio de Santa Cruz : je me perds quasi
systématiquement dans le labyrinthe des petites ruelles de ce vieux quartier, atterrissant à l'opposé de l'endroit où je pensais être arrivé.
Un soir, plus angoissé que d'habitude, sans raison apparente d'ailleurs, je laisse passer plusieurs restaurants sans arriver à me décider
pour un. C'est que je vise les lieux typiques, moi môssieur, remplis d'indigènes typiques, sans touristes, mais comme il est déjà 21 heures passé, et
qu'on est vendredi, les comptoirs sont déjà pris d'assaut. J'échoue finalement dans un rade à la fois trop moche pour des touristes, et trop
tranquille pour des Espagnols. Je commande des espinacas et une bière. Un mec magnifique passe dans la rue, croise mon
regard, s'arrête, s'approche du comptoir, demande un verre de rouge et quelques tapas. Je le regarde du coin de l'œil, mais pas trop. C'est que je
ne veux pas donner l'impression que je suis à l'affût – une attitude orgueilleuse et scrupuleuse dont je ne sais si elle est responsable
de ce qu'il s'éloigne alors pour aller s'installer dans la rue, de telle manière que je ne puisse plus le voir, et je reste comme une conne à mon
comptoir, avec mon routard sur l'Andalousie entre les mains, mon verre de bière, et mes pois chiches. Un couple de touristes,
cependant, finit par arriver, s'installe à ma droite, et me fait oublier cet affront. Des quadras néerlandais, avec lesquels j'engage la conversation. Ambiance nocturne
On se quitte une heure plus tard, et je regagne ma pension.
J'en repars quelques minutes plus tard, avec trois pensionnaires, trois voisins de cellule, qui m'ont proposé de les accompagner dans une
sorte de festival interculturel qui se tient sur le parc du Prado. En marchant, je découvre mes nouveaux compagnons : un grand batave d'une
trentaine d'années, de passage à Séville, qui me raconte avoir quitté Amsterdam il y a 10 ans déjà, pour venir s'installer sur le littoral portugais où il tient aujourd'hui une
sorte de pizzeria, et un couple de jeunes allemands originaires de Weimar, des étudiants en
géographie en l'occurrence, venus passer leurs vacances en Espagne, avec une bouteille de bière qu'ils trimbalent avec eux en permanence.
Nous testons ensemble différentes boissons sur les stands de ce festival en plein air, dont nous ne comprenons pas très bien l'objet.
J'essaye de retarder le moment où je devrai avouer que je suis français. Lorsque j'ai enfin révélé ma nationalité, l'imitation piquante de
Sarkozy à laquelle se prête Jeroen, le batave, que je suppose pourtant peu concerné par les questions de relations internationales, depuis
sa paillotte du littoral portugais, montre à quel point la réputation de notre bouffon national a largement dépassé les frontières.
Babarette à Cádiz
Dimanche, je prends le car pour Cádiz, dont je sillonne les ruelles par une belle journée ensoleillée. Cádiz, ce port historique d'où partirent,
jadis, les conquistadors du Nouveau Monde...
Je visite une tour d'observation, dans le centre ville, je déguste quelques gâteaux (les vitrines des pâtisseries de Cádiz ne payent pas de
mine vues de loin, mais j'ai rarement goûté petits gâteaux aussi succulents), je pique une tête dans les eaux huileuses et stagnantes de la Playa
Caleta, après avoir déposé mes affaires à l'espèce de consigne très pratique qu'on a aménagé sous la promenade de la plage.
En fin de journée, je prends le car pour Séville.
L'Espagne...
Ces vieux espagnols, un peu roudoudouilles, avec leurs lunettes de soleil des années 60, leurs cheveux coiffés en arrière, et leurs chemises bien repassées
rentrées dans le pantalon.
Ces vieilles espagnoles, boudinées, ficelées, confites comme des gigots cuits à l'étoufée.
Lorsqu'ils sont plus jeunes, ils poussent des poussettes, et les mecs sont d'autant plus beaux et virils qu'ils poussent des poussettes (la poussette,
quel tue-l'amour quand même).
Lorsqu'ils deviennent vraiment âgés, au contraire, ils diminuent fantastiquement de volume et se ratatinent comme des aubergines grillées.
A mesure que les jours passent, je me familiarise de nouveau avec la langue du pays, et quelques souvenirs de mes cours d'espagnol du collège me
reviennent, comme si d'anciennes connexions synaptiques, oubliées et taries, à force d'être sollicitées de nouveau, ressuscitaient lentement dans
mon cortex. Je me souviens de Mme Griscelli, ce cachalot épris d'Espagne à la folie, comme le sont les professeurs d'espagnol de collège,
qui commençait ces cours par « Vamos a ver... ». Ce poster de l'Alhambra, accroché au fond de la salle de la classe, l'Alhambra, dont elle disait
très sérieusement que c'était le plus bel endroit au monde. Ce voyage scolaire en Castille, que nous fîmes avec elle en 3ème : Madrid, Toledo, Aranjuez, l'Escorial,
Segovia... La découverte des sandwichs au chorizo, du Guernica de Picasso, et de la Valle de los Caídos.
Babarette à Granada
Je prends le train pour Grenade.
Quelques pas dans les rues de cette ville aux ruelles sales et négligées sont suffisants pour mesurer la jeunesse de sa population.
Les étudiants sont partout.
Les quartiers de l'Albaycin et du Sacromonte – quartier gitan, aux maisons troglodytes et aveuglantes de blancheur,
construit sur les contreforts d'une colline aride – sont très jolis.
Dans l'Albaycin, vers 20 heures, les petits vieux commencent à quitter leur tanière. Ils vont tambouriner à la porte de quelque voisin,
de quelque connaissance. N'obtenant aucune réponse, ils finissent par s'éloigner, d'un pas lent, indifférents. Ils reviendront tambouriner une
heure plus tard.
Mon logement est très classe cette fois-ci, avec ascenseur, salle de bain individuelle et robinetterie rutilante. Même mes chiottes sont
nettoyées chaque jour. Le propriétaire de cet hostal est aux petits soins avec moi, il me prête un portable pour consulter mes mails.
Mais il fait tout cela d'une façon tellement peu naturelle, tellement onctueuse et automatique, sans me gratifier du moindre sourire ou d'une
parole qui ait l'air sincère, qu'il me met mal à l'aise à la longue.
La visite de l'Alhambra et de ses palais Nazarides, incroyable, surtout en fin de journée, quand la lumière commence à
rougir en rasant les murs des palais.
Une soir, après avoir dîné, je prends un verre au Tic-Tac, un bar gay du quartier, quasi désert en ce soir de semaine. Au Rojo par
contre, juste en face de mon hôtel, l'ambiance et la musique sont sympas, rien que des jeunes qui papotent en sifflant des bières autour
de comptoirs aménagés le long des murs. Avec les horaires décalés, c'est l'une des choses que j'apprécie le plus dans les manières espagnoles :
on mange et on boit debout. Rien n'est plus antisocial que cette habitude que nous avons, en France, de nous asseoir en cercle autour
de petites tables mesquines, isolées les unes des autres. En plus, le simple fait d'être assis me ramollit et réduit à néant mes maigres facultés de communication.
Grenade, toujours
Le soir, nouvelle chasse au bar à tapas. Il faut se méfier du Routard : pour un bon plan qu'il donne, il y en a deux pourris derrière. Les
pires étant les plans bobos, genre la boutique qui vend des produits « maison », tenu par un barbu obséquieux en gilet blanc et noir qui cherche à vous
fourguer ses artichauts bio et ses huiles d'olive hors de prix.
Hammam. J'y vais uniquement pour le lieu bien sûr, très beau, avec ses colonnes
de marbre et ses mosaïques de faïence, car vu qu'il est
fréquenté à 90% par des filles, dont la moitié sont des touristes américaines friquées, et que les 10% de mecs restants sont les petits copains
de ces dernières, il n'y a guère d'autre activité possible que de boire du thé, barboter et passer d'un bassin à un autre, en prenant l'air le plus désinvolte et
le plus naturel qui soit.
Seville, plaza de España
Vol de retour annulé à cause de la grève. La situation est un peu compliquée à gérer, sur le quai de la gare de Grenade, avec ces numéros
spéciaux que mon portable refuse de joindre, et ces informations contradictoires que les services auxquels je parviens à accéder me donnent
finalement.
Décalé sur un vol du lendemain, je dois repasser une nuit à Séville, et je rappelle donc ma pension miteuse, qui me gratifie d'une chambre
encore plus riquiqui et encore plus misérable que la première fois.
J'en profite pour visiter la Casa de Pilatos, les Archivos de India.
Aeropuerto. Jeux de lumière fascinants dans le terminal ultramoderne de Madrid-Barajas, où je fais un changement, la tête vrillée par un mal de crâne soudain.
Hier, soirée à l'atelier, P.O. de Ménilmontant. J'étais plutôt bien.
Me suis envoyé en l'air avec deux mecs, un petit blondinet lunatique et un grand scoubidou complètement barge. Depuis combien de temps
cela ne m'était pas arrivé ??
Le contraste avec mon état juste avant de partir en vacances est
étonnant (état né en partie du constat que l'indifférence de N. et G. à mon égard sont plus grands encore que ce que je pensais).
Mais je sens que la paisible euphorie et le bon esprit que m'a procuré ce petit voyage
sont temporaires. Que la neurasthénie, le défaitisme, les pensées morbides et le sentiment d'abandon seront de retour.
Mardi 26 octobre 2010
Quelques crevettes sècher ?
Happé par le quotidien depuis mon retour de vacances.
Le stress de la vie parisienne.
Les bousculades dans les transports en commun. La médiocrité de la boîte où je pointe chaque jour mon nez morveux. Les tracas domestiques futiles.
Quelques rêveries. Quelques beuveries. Un passage à Rouen en coup de vent.
Pas le temps de fixer mes pensées, pas le temps de les développer.
Pas envie de faire des photos, pas envie d'aller au cinéma, pas envie de faire des expos.
Pas le courage d'entretenir ces escarbilles de désir qui avaient inopinément refait surface à mon retour d'Espagne. Je reste bien au chaud, bien protégé dans mes fantasmes virtuels.
Pourquoi sortir, puisque personne ne me remarque ?
Quoique bien au chaud, c'est vite dit, vu que les problèmes de plomberie ont repris, ici dans l'appartement, et que les températures ont chuté.
On refait la façade de l'immeuble. Me voici emballé, empaqueté, emmailloté comme une mouche dans une toile d'araignée.
Rêvé de Patrick, qui, dans mon rêve, me snobait un peu, mais que j'étais si content de revoir.
Revu L., quelque part dans un hôtel de la Défense.
Besoin d'amitié, besoin d'amis.
Puisque c'est comme ça, je retourne chez ma mère !Une évidence s'impose : je ne peux plus,
je ne pourrai jamais plus vivre à Paris. Cette ville étriquée, forcenée, polluée, sale et snob m'est devenue insupportable.
Qu'est-ce qui me retient ici ? Je n'existe pour personne, pas plus ici qu'ailleurs.
Je veux de la nature, du cosmique, du rêve, des choses incarnées, vivantes, pleines et colorées, qui se nourrissent de la terre, de la fraîcheur du ciel,
de la lumière des étoiles.
Rien que ça.
Il est impossible de vivre dans une ville où vous avez échoué, où vos rêves ne se sont pas réalisés, où tous vos espoirs ont été douchés, où tout
le monde vous a déçu, où vous avez déçu tout le monde. Chaque rue, chaque place, chaque immeuble me renvoie à ma solitude, à ma faiblesse, à ma nullité,
à ma névrose, à mes insuccès, dans tous les domaines, à perte de vue, c'est à dire jusqu'à l'horizon du périph.
Je dois recommencer, je dois repartir de zéro. Reset général. Je ferai ça abandonné de tous, drapé dans un orgueil de looser minable...
je ferai ça, euh... disons, l'année prochaine.
Une créature toute droit sortie d'un film de Tati
Rêvé de Benoît la nuit dernière. Dans le cadre de la porte de ma chambre, à Rouen, nous nous enlacions, nous nous étreignions, nous nous embrassions avec
la fougue et l'abandon de deux amants qui ne se sont pas vus durant vingt ans, qui se sont retrouvés par hasard, et qui se murmurent, incrédules :
mais comment avons-nous pu commettre la bêtise de nous séparer un jour ?
Alors que je n'ai jamais embrassé Benoît de ma vie !
Etonnant de voir, en tout cas, comment le rêve parvient à restituer le sentiment amoureux de la façon la plus réaliste et la plus intense qui
soit. Toute la matinée ensuite, j'ai voulu revoir Benoît – aujourd'hui marié, papa, et expatrié – et lui sauter au cou comme une adolescente
alanguie.
Mais tout amour du passé est illusion d'amour.
Avec l'arrivée de la saison froide, mes tracas de plomberie ont repris. Chaudière en panne, nouvelle chaudière, mauvaise chaudière.
Conduits d'évacuation des fumées, désembouants, thermostats d'ambiance et circulateurs sont au rendez-vous. Bonjour
Brossette, bonjour Leroy-Merlin. Faut-il avoir 36 ans et vivre sur Paris pour se préoccuper de bagatelles pareilles ? L'existence de
tout homme ne devrait-elle pas être consacrée à des choses plus captivantes, plus édifiantes et plus belles ? Ou simplement plus
agréables ? Qu'est-ce que je fabrique, avec mes tuyaux ?
Au boulot, mes sinistres collègues informaticiens me tapent sur le système.
Ils ne se contentent pas d'être sûrs d'eux et de leur savoir, ils ne se contentent pas de rire à gorge déployée de leurs blagues infantiles et masculines,
ils font un travail de cochon, et revêtissent une armure à la moindre remarque. Comme je suis devenu
incapable de faire semblant de plaisanter avec eux et que je n'ai à leur offrir qu'un visage froid et rebutant, je m'abstiens, je me retiens, je me tais,
et je note silencieusement dans un cahier chaque nouvelle absurdité technique que je découvre dans leur bazar. De toute façon, mon N+1 dit oui
lorsque je lui dis non, non
lorsque je lui dis oui, et me répond oui et non lorsque je lui demande de choisir entre oui ou non. Je me sens contrarié,
bridé, étouffé, entravé. Il est temps que je leur tire ma révérence ! Je gère mes dossiers du mieux que je peux, en ruminant ma démission prochaine.
Lundi 29 novembre 2010
Les travaux de rénovation de la façade font comme moi : ils stagnent
Un froid glacial souffle sur l'Europe. Il a fait -4° cette nuit.
Aujourd'hui, journée glauquissime, j'en dévoilerai les sinistres détails une autre fois.
On parle beaucoup des fuites de Wikileaks. Pauvre Hillary ! La vilaine, elle espionne les fonctionnaires de l'ONU.
Il fallait que ça tombe sur les démocrates.
En même temps, c'est bien fait. Depuis des années, ces cow-boys nous cassent les pieds avec leur politique hystérique du renseignement et de la collecte d'information
tous azimuts – numérique, biométrique, données personnelles et compagnie –, les voilà victimes d'un bon retour de bâton. L'arroseur arrosé,
en quelque sorte.
Réagissant à la publication fracassante de ces mémos américains, et se calant sur l'attitude des hommes politiques de leur pays,
les journaux français prennent des airs scandalisés, comme une coterie de vieilles dames
surprises par un bruit obscène. Le Figaro fustige la culture de la transparence, on n'en attendait pas moins de sa part.
Cachez ces seins diplomatiques que je ne saurais voir. Moi en tout cas, du haut de ma science, je vois dans ces mines faussement offensées un
témoignage supplémentaire de l'état délétère du "quatrième pouvoir" en France,
dont les plus mauvais représentants – en tout cas les plus polluants, vu leur tirage – restent peut-être ces feuilles de choux gratuites
distribuées dans le métro chaque matin, "20 minutes", "Direct Matin", mini-torchons plébéiens que je retrouve jusque sur les tables de la cuisine
de mon entreprise, et dont avec dégoût je me résous à parcourir les petits articles superficiels et moralisateurs pour m'abstraire des discussions
de mes jeunes collègues, plus sottes encore.
Samedi 4 décembre 2010
Mes Wikileaks à moi
Après plusieurs jours de gel, c'est la fonte des glaces, rue de Vaucouleurs. Ambiance bassines, infiltrations, vitres embuées, biscuits mous et
bois gondolé.
A propos de redoux (et même si ce réchauffement climatique de mon existence précambrienne reste à confirmer), j'ai réussi à fourrer un mec
dans mon pieu, hier soir. Last night a DJ saved my life, tel était le refrain qui me traversait l'esprit, alors que je tombais, heureux comme un pape,
dans les bras
puissants et protecteurs de ce jeune et ravissant gendarme qUi, venu en voiture de sa brigade reculée du Val d'Oise, avait bravé la nuit et l'hiver pour me
rejoindre en mon appartement de misère, et me sauver la vie, vêtu de son polo bleu ciel et de ses groles d'intervention. Je donne à l'oubli le monologue
inepte et maniéré dont il m'a gratifié après notre mutuelle consommation.
Des êtres, je n'en prends et ne conserve que le meilleur, c'est bien connu.
Dimanche 19 décembre 2010
La fin de l'année s'achève et je me sens au comble du désespoir, avec une boule d'angoisse et de tristesse qui me prend chaque matin au réveil.
Je me sens seul, abandonné, et vivre dans ces lieux jadis si gais et chaleureux m'est devenu insupportable. C'est comme
d'habiter un caveau, ou d'être habillé de reliques.
Il est urgent que je parte, mais mon hésitation sur la destination est telle (le Canada ou l'Allemagne) que je n'arrive à prendre aucune décision.
Aujourd'hui, je n'ai rien trouvé
de mieux à faire qu'écrire cette petite musique sentimentale, blanche comme un yaourt à la vanille, à l'image de ce qui étreint mon âme :