Cette année-là, je préfère me confier à mon journal que “bûcher mes colles d'histégé”
Donc, pendant cette année scolaire 1992-1993, je suis un peu à côté de mes pompes.
Par exemple, je mets beaucoup de soin et d'application à observer les garçons autour de moi, et je me déclare amoureux d'individus que je ne
connais pas le moins du monde.
Il faut dire que ma représentation de la sexualité reste assez floue, colorée, impressionniste, assez sensuelle parfois, mais totalement dépourvue du moindre caractère de réalité et
de vraisemblance. Pour certains mecs, c'est même un véritable culte que je leur voue, au point de me rendre dans le quartier où ils vivent, certains
soirs, juste pour apercevoir leur maison.
Je suis une sorte de Candy lubrique et rêveuse... mais sans prince charmant.
Journal :
Vendredi 5 décembre 1992
Quant à Antoine, il me fait l'effet d'une peinture
dans un musée. On le regarde, on l'admire de temps en temps, mais sa valeur est
tellement inestimable et son visage si célèbre qu'on ne songe même pas à en
faire l'acquisition pour l'accrocher au mur de sa chambre.
Samedi 6 décembre 1992
Avec le temps viennent les bonnes questions et avec la vie viennent les mauvaises réponses.
Mercredi 9 décembre 1992
Au petit matin, juste avant de partir en cours, j'écoute un peu de musique en regardant par la fenêtre, et en repensant aux garçons que j'aime
Il n'y a rien de plus fondamental ces temps-ci que
d'entrevoir la silhouette de ce joli brun à l'allure délicate (c'est mon
impression) et détachée (c'est l'effet qu'il produit). Il est à la fois soigné
et négligé, c'est curieux : un visage un peu allongé (disons qu'il
n'est pas bouffi), de petits yeux marrons, comme des billes, des cheveux bruns
plutôt fins, en désordre mais bien peignés, et de délicates oreilles rondes
très légèrement décollées. Environ de ma taille, un centimètre ou deux de moins
peut-être, et une silhouette fine, sans rondeur ni faux-plis.
Enfin bref, rien à voir avec la corpulence quelque peu
grotesque de F., dont la grande taille compensait les grosses cuisses de façon
heureuse, mais sans pour autant parvenir à masquer des paluches de
singe et une respiration bovine.
Je me rends d'ailleurs compte qu'Antoine, physiquement, est
pris en sandwich entre ces deux individus. Ils forment tous trois une
délicieuse brochette de bruns.
Dimanche 13 décembre 1992
Il est deux heures du matin passées. Je viens de
finir la soirée avec Alix et Bénédicte. Comme d'habitude, nous avons fait les
andouilles – et il n'y a rien de plus rigolo que de faire l'andouille avec Alix
et Bénédicte.
Pour le moment, je suis dans ma chambre, étendu dans mon lit
merveilleux – un lit longtemps attendu, adulé, prié.
Cette nuit, je vais rêver. Peut-être d'Antoine. Ou de X –
dont je ne connais toujours pas le vrai nom. Un jour, il faudra que j'essaye
de décrire la majesté des impressions que ces deux-là me procurent, quand j'en
viens à songer à eux. Ce sont des sensations premières, absolues.
Avant d'aller me coucher, je jette encore un oeil sur Rouen, par la fenêtre de ma chambre
Comme je voudrais pouvoir m'envoler.
Etendre mes ailes et nager au dessus des milliers de
lumières jaunes de l'agglomération, un petit vent frais traversant mes cheveux,
dévorant ces grandes étendues de silence,
fatiguées et scintillantes. Je volerais au gré de mon inspiration, basculant à
l'est, survolant la côte Sainte-Catherine, ou à l'ouest, par delà Canteleu et
les rues toutes en longueur de Déville.
Et quelque part au fond de moi, tournerait le puissant
moteur de cette échappée nocturne : X. et Antoine, avec tout ce qu'ils
symbolisent.
22h35
Un dimanche comme n'importe quel dimanche s'achève. J'ai déjeuné chez papi et mamie où étaient invités aussi les L. Concrètement, 250 F en billets pour
Noël. Mais les L. sont des personnes fort sympathiques.
Je cherche ce dont je pourrais bien parler ici, mais je dois me rendre à l'évidence que je n'ai rien de notable à raconter. Je me dis
simplement que je vais retrouver cette classe stupide de prépa HEC, avec des élèves coincés et frustrés – bien qu'ils veuillent donner l'illusion
du contraire –, ses professeurs à la logique idiote et totalement repliés sur leur propre matière, et leur leitmotive de travail.
Ils n'ont tous que ce mot à la bouche.
Curieusement, avec mes amis, je suis parfois très critique –
tantôt déplorant leur fatuité, tantôt louant leur gentillesse. Mais je suis un
peu sournois, et je me contente de m'en plaindre dans mon journal :
Dimanche 17 janvier 1993
Hier soir, vu le Dracula de Coppola avec Sylvie,
Nicolas et Alix. Sans doute pas l'un des chefs d'œuvre du réalisateur, mais il
m'a impressionné. Puis nous avons été dîné au Drugstore, où nous attendait
Laetitia, une copine de Nicolas. Nicolas qui a d'ailleurs fait preuve d'une rare bouffonnerie, mais ce fut
moins son impolitesse et sa vulgarité habituelles qui m'importunèrent, qu'un
long cheveu que j'avais avalé par inadvertance, resté coincé dans ma gorge, tenace, et
qu'aucun morceau de pain n'arrivait à déloger. J'eus même un
dangereux spasme qui me fit soudain craindre le pire, mais heureusement le cheveu a fini
par s'en aller.
Vendredi 22 janvier 1993
Le monde est une grosse pomme verminée.
Samedi 23 janvier 1993
Quand j'ai débarqué à la Lycorne ce midi, après mon devoir d'HG sur la CEE, je n'ai pas tout de suite remarqué la présence de x assis un peu plus
loin avec deux copains à lui. Il est parti peu après. Il ne reste jamais très longtemps. S'il porte depuis deux jours un pantalon jaune, il
ne paraît pas me porter de grands sentiments. Il ne me remarque peut-être même pas. Mais il connaît mon prénom : tant de personnes l'ont prononcé
quand il était dans les parages. Quelle importance : il ne m'aime pas.
C'est dommage et même s'il en était autrement, comment pourrions-nous être ensemble ? L'avenir me paraît bien bouché parfois. Comme une sorte
de palais des glaces où tout n'est qu'illusions et portes closes. Pire : je sens comme si quelque chose se tramait derrière moi, comme si on
s'activait à mon insu.
Je ne sais pas s'il faut croire aux vertus du temps. Car ses vices sont éternels. J'ai trop attendu. Trop ployé, trop espéré, trop patienté. De mon
intérêt pour les autres, de mes efforts pour les écouter et les comprendre, je n'ai en récompense que des nuages de poussières. Mais point de lumière.
Parfois l'injustice devient trop lourde à porter.
Et je me demande à quoi bon vivre s'il faut supporter non seulement l'inutile, mais l'inéquitable.
Jeudi 28 janvier 1993
Bénédicte, à la Lycorne
J'ai toujours eu du mal à deviner ce que ressent
Bénédicte pour moi. J'ai parfois l'impression qu'elle ne me porte pas le
moindre sentiment, et même parfois que je l'ennuie. Bien que
nous abordions ensemble de nombreux sujets de conversation, bien que nous
puissions exprimer nos sentiments pour telle ou telle personne, notre attrait
pour telle ou telle chose, il y a toujours quelque chose dont nous ne parlons
jamais. Mais je ne sais pas vraiment quoi. De nous peut-être. Certes, elle me
parle de ses soucis, de ses goûts, et j'évoque avec elle mes tracas et mes
opinions. Mais elle ne tient pas spécialement à moi, alors que je tiens à elle.
C'est l'une des choses qui me fait le plus souffrir avec mon entourage :
cette distorsion qu'il y a entre mon regard, et celui des autres. Et puis le
fait que je ne puisse aimer vraiment Bénédicte s'ajoute à ma tristesse, malgré
toute l'amitié que je peux lui porter. C'est là l'un des aspects les plus
navrants de ma vie.
Rouen, 1993
Le paradoxe, c'est que je suis bien conscient du monde de
leurres, du contenu totalement imaginaire de mes passions pour tel
ou tel garçon. Mais la peur de me tromper sur leur compte, me paralyse.
Samedi 6 février 1993
Je fais ce soir un constat d'échec.
Echec scolaire tout d'abord : je me suis engagé sur une
voie trop ardue et trop tendue pour moi. J'ai entamé une prépa HEC parce qu'au
fond on m'y a poussé, en partie par maman, qui ne semble envisager que ma vie
professionnelle – au détriment du reste, de mes goûts ou de mes envies.
Echec de ma vie sentimentale : là, il n'y a pas
grand-chose à en dire. Je crois avoir déjà tout expliqué en long et en large
dans ce journal.
Echec de ma vie sociale : tout le monde le
reconnaît, je suis bizarre. Et pour cause : mes infortunes
amoureuses pèsent comme mille enclumes sur mon cerveau, et inhibent toute énergie
de ma part. Tant que persisteront les échecs amoureux, je resterai
incompréhensible, marginal, malheureux et cloisonné dans ma souffrance.
Echec de ma vie intellectuelle : par manque de vigueur
et de confiance en moi, je n'entreprends rien de fondamental et je laisse mon
esprit vagabonder dans des sphères de désespoir. Seuls importent pour moi les
éventuels sentiments que pourraient me porter untel ou untel, et les
douloureuses passions que je vis depuis deux ans ne font que me faire végéter,
moisir comme un vieux légume.
Samedi 20 février 1993
Il est 4h30 du matin ; je rentre de l'Exo7, où j'espérais voir Y naturellement. Mais je ne l'ai pas vu. Ce midi, il est venu prendre un café à la
Lycorne, et de là où il se trouvait, nous pouvions nous voir. Jamais je n'ai vu des yeux d'une telle couleur : noirs d'encre de Chine, noirs des
eaux profondes et des nuits sans étoile. Ils m'attirent, me captivent et m'ensorcèlent.
Donc, il n'est pas venu à l'Exo7 ce soir. Mais j'ai vu S., qui ne cessait de faire les trente-six pas autour de Claire, ce qui s'est fatalement
terminé par une étreinte sensuelle vers 4 heures sur le parking.
Dimanche 28 février 1993
Le jardin familial, sous la neige
Il a neigé aujourd'hui. Duvet blanc ce matin, posé
sur la ville.
J'ai peur de ma vie future. Peur de ne plus être le même,
peur de perdre ma jeunesse, peur de ma vie personnelle adulte. Peur de la
solitude sans doute.
Ces peurs, j'arrive à les contenir avec une sorte de
sentimentalisme hystérique.
Alors que je n'ai, de toute mon existence, encore jamais
serré dans mes bras un seul individu de sexe masculin, c'est avec l'aplomb et le lyrisme de mes 18 ans que je déclare :
Samedi 13 mars 1993
Je crois avoir connu milles formes d'amour. Oui, il y
a une infinie façon d'aimer, et je trouve cela extraordinaire. On pourrait
comparer ça à la variété des fleurs : il y en a tellement, elles sont
tellement différentes !
Les tulipes, dans le doux jardin familial
A la base de tout amour, il y a un attrait purement
physique, auquel s'ajoute une composante plus psychologique, un morceau
d'éternité intellectuelle, que notre vie passée a modelé au cours de nos
différentes aventures, de nos expériences, de nos souffrances et de nos joies.
Ces deux entités – physiques et spirituelles – dont chaque
amour est une nouvelle déclinaison, s'interpénètrent, entrent en conflit ou
s'harmonisent.
Il en résulte des sensations multiples, certaines très
pures, qui déterminent notre mal-être ou notre bien-être.
Ainsi, l'amour que je porte à B., par sa très grande
légèreté, me rend heureux. Celui que je voue à Y., par son poids et sa
profondeur, par ses côtés chimériques, me désespère. Celui que je voue à A.,
par son côté très sexuel, me rend tantôt indifférent, tantôt esclave. Celui que
je vis pour F., de par l'évolution tendue des rapports que j'ai eu avec cette
personne, de par son emballement aveugle, sa ténacité capricieuse, m'a emporté
dans un univers fait de douces tortures, de cruelles désillusions, où bonheur
et tristesse étaient comme de parfaits synonymes.
Je lis alors La promenade au phare de Virginia Woolf... ainsi qu'un livre de Sir Edmund Hillary : Victoire sur l'Everest
Je ressens cette multiplicité d'amours comme un enseignement
précieux, bien qu'il soit d'une indiscutable inutilité. Tous les sentiments que
j'ai pu porter aux gens s'avéreront peut-être les plus belles créations de mon
esprit ! Il faut que je prenne soin de ces choses, que j'en garde en moi
des traces, des morceaux d'impressions, et surtout, que je ne les oublie pas.
Aimer, aimer tout le temps, à gémir, c'est tout ce qu'est
devenue ma pauvre vie en quelques années. Je ne suis peut-être pas amoureux
d'Y., je ne suis peut-être qu'amoureux. J'ai l'impression de n'avoir que des
visages et des prénoms dans la tête, et ma conscience ne fait plus que rebondir
entre eux. Mais qu'est-ce qu'aimer au fond ? Qu'est-ce qui se cache
derrière ce grand mot ?
Etre attiré par les autres sans doute, vouloir les
rejoindre, prendre une parcelle d'eux, se mettre à leur place,
s'incorporer à eux, parce que l'être que l'on m'a donné à la naissance ne me
plaît plus. Voilà, je voudrais être autre. Et mourir sans mourir.
A cette époque, je semble chercher par tous les moyens à m'extirper de quelque chose que je suis pour autant incapable de vraiment définir.
En fait, la futilité que je remarque et critique parfois chez les autres me permet d'éviter de faire face à la médiocrité
de ma propre existence, ou, sans être aussi péjoratif, d'éviter de voir qu'il y a
comme un décalage entre ce que je suis vraiment et ce que j'exprime, entre ce que je prétends et ce que je ressens,
entre ce que j'entreprends et ce que je désire, et que j'en souffre de plus en plus.
Dans les mois qui suivent, cependant, je commence sérieusement à m'intéresser à la musique,
et le défi que je me lance n'est pas mince, car je n'y connais rien du tout ! Je n'ai jamais fait de musique étant jeune.
Qu'importe, je m'achète un petit clavier électronique, quelques partitions faciles, du papier à portée,
un traité de contrepoint, et voilà que je m'essaye à la composition.
De la musique, tiens, tiens...