Les Emmurés
Franck est objecteur de conscience à la faculté des Lettres de Rouen, comme moi.
Caro tente l'examen de Professeur des Ecoles.
Sa grande sœur Valérie est déjà instit : le soir, elle rentre avec un panier en osier rempli de petits cahiers d'écoliers qu'elle corrige en silence.
Nous nous installons autour de la table du salon, et nous travaillons studieusement.
Puis, quand elle a résolu tous ses exos d'algèbre,
Caro me fait pénétrer dans sa petite chambre, qui sent bon la vanille et le patchouli. Elle referme la porte, et nous commençons ensemble...
à délier nos voix ! Car nous avons la même prof de chant,
et les mêmes insupportables vocalises à répéter, des gargarismes stridents que nous hurlons à tue-tête comme des déments. Au bout d'un moment, Franck craque et part rejoindre un de ses
cercles d'amis, quelque part en ville, son appareil photo en bandoulière.
Parfois, j'amène de nouveaux accompagnements sur cassette, des morceaux que j'ai conçus patiemment, chez moi, au synthé.
Tonight de Bernstein, et The Man I Love de Gershwin resteront dans les annales.
On les chante, Caro et moi, comme des casseroles, jusqu'à la tombée de la nuit, en regardant par la fenêtre la ville qui s'illumine peu à peu.
Voici à peu près ce que cela donne :
On comprend mieux pourquoi Franck finit par s'en aller.
La chambre de Valérie est une pièce nue et froide, où traînent un simple matelas et quelques piles de livres.
Dans cette ascèse redoutable, elle écrit des pièces de théâtre désespérées et cyniques à la fois.
C'est d'ailleurs l'une de ses œuvres qu'interprète avec ferveur la Troupe des Emmurés, une troupe amateur où joue Caro, et dont
Franck est le président.
Lorsqu'il ne s'en va pas placarder dans la ville les affiches annonçant la prochaine représentation, Franck rate ses examens d'anglais.
Il préfère se concentrer
sur ses activités pédagogiques au centre aéré, ou sommeiller dans un coin du salon, avec France-Culture en berceuse, un paquet de cigarettes et une tasse
de café à portée de main, Beckett et Sarraute en livres de chevet. Mais il pique aussi d'effroyables crises d'hystérie
lorsque l'unité de sa troupe commence à se fissurer - par la faute d'une des actrices, une « folle » qu'il prend en détestation.
Valérie, elle, se moque bien des arguties autour de sa pièce : elle continue, imperturbable, à
corriger ses cahiers d'écoliers, à astiquer la salle de bain, à cuisiner des produits bio, à se gausser
des dithyrambes de Franck sur les homosexuels, à dévorer le psychanalyste Winnicott, en rêvant à un bel homme mûr qui
ne vient pas dans sa vie.
Elle fait la morale à sa petite sœur, qui s'est oubliée dans quelque soirée arrosée avec des amies, sa petite sœur qui flirte, qui flirte,
... et qui rate encore son concours de professeur des Ecoles.
Alors Valérie s'emporte :
« Mais si vous ne rameniez pas tous ces hommes à la maison aussi !! »
Parfois, quand nous ne sommes plus que tous les deux, Franck me regarde droit dans les yeux, et me demande, inquiet, si je vais bien.
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Derrière ses tendances un peu moralisantes, Franck est une personne agréable et sensible... même si, comme chez moi, son âme est prisonnière d'angoisses et de contradictions de toutes sortes.
J'apprécie son humanité, son point de vue empreint de profondeur et d'intuition, ainsi que la confidence, la confiance qui nourrissent notre relation, même si
les amitiés qu'il entretient avec les garçons sont des histoires toujours imprévisibles, illogiques et compliquées, comme j'en fis l'exérience quelques temps plus tard.
J'apprécie les moments passés avec lui, avec Caro et Valérie, avec leurs amis - Manu J., Manu R., quelques lesbiennes un peu braques - les petites excursions à
Dieppe ou à Paris, les verres pris en terrasse, lorsque le printemps s'annonce.
Les Emmurés m'amusent et me rassurent, en cette année 1997.