Une vie rouennaise (1996)

Vendredi 5 janvier 1996

Assommé par la grippe. Assommé par les médicaments. Assommé par la déprime, la fatigue, l'angoisse, les questions sans réponse.
Tellement malade que j'en avais des hallucinations hier matin : ayant réussi à me traîner de mon lit jusqu'à ma chaise de bureau, j'y suis resté affaissé sans plus pouvoir faire un geste, comme un noyé échoué sur la plage, le regard vague et fixe, et je m'imaginais me transformant en règle à mesurer, en équerre, ou en une figure géométrique quelconque. En robinet peut-être, je ne sais plus.
Et cette nuit, dans mon lit, c'était étrange, je me sentais parfois bien, tant physiquement que mentalement – je voyais clair, je voyais net, mon esprit et mes sens étaient lucides, rassemblés, concentrés.
Et puis soudain tout se cassait la figure, un vrai bazar, un vrai vacarme, ça partait dans tous les sens dans mon crâne, et mon cœur de se mettre à battre la chamade, et moi de me retourner comme une broche dans un grill, effrayé.

Ah, la grippe, on oublie si vite ce que c'est.

A part ça, la soirée du nouvel an fut ratée.
Les Trois Mecs (ainsi que nous les appelons, Claire, Christelle et moi) ne sont décidément que trois bourgeois insipides et prétentieux, un ramassis de manières et de vanité.
Christelle a eu la mauvaise idée de sortir avec Frédéric, et aujourd'hui elle m'a dit qu'elle a dû se le coltiner au téléphone, dans une interminable conversation où il l'a bassinée avec sa chaîne hi-fi à 10000 francs, ses petites combines pour tout payer moins cher, sa télé, son téléphone, ses pompes de marque, ses marques, ses marques, ses marques, etc.
Mais c'est inouï, c'est presque de la caricature, de la connerie de petit-bourgeois pareille !

Lundi 8 janvier 1996

Sur le trajet qui me mène à la fac

Suis monté à la fac, avec l'intention de ne pas y suivre un cours.
Aperçu Visage-Parfait ce midi.
Mitterrand est mort. Je trouvais amusante et triste à la fois son image d'écrivain raté.

J'ai refait ce rêve de montagnes sauvages et grises à la fois qui s'élèvent horriblement jusqu'au ciel ; ce n'est pas exactement un cauchemar, mais le climat y est oppressant, avec cette violence, cette solitude et cette sensation de fin du monde, de catastrophe, dans ces rochers lacérés qui montent sans arrêt vers le ciel, ce ciel sans couleur et sans lumière.
Cette image de mort et de néant qui semble se cacher derrière ces rêves de montagne est vraiment horrible.

Samedi 13 janvier 1996

Mercredi soir, soirée chez Hervé, un type assez mignon que Christelle et Claire avaient rencontré quelques jours auparavant. Il avait invité des gens de son école, l'ESIGELEC, des types pas très futés.
Assis dans mon fauteuil, je me suis fait taper sur les doigts par Claire et Maïté pour avoir arrêté ma licence de math.
« Ca va pas la tête !! Tu es un garçon intelligent, tu termines ton année tranquillement, tu peux encore l'avoir ta licence ! »

La mort dans l'âme, je suis remonté dès le lendemain à un TD de math, donné dans un petit amphi sombre et tout dégoûtant, rempli même pas au dixième d'étudiants fats et miteux. N'ai rien compris, et ne cherchais pas vraiment à comprendre ce qui se tramait sur le tableau noir. De toute façon, j'ai pris trop de retard maintenant.
Il pleuvait, il ventait dehors, et mon parapluie s'est cassé quand j'ai voulu l'ouvrir, en sortant de cours.
Finie pour moi, la licence.

Pourtant quelle épouvantable semaine de doute, d'interrogations, de peurs quant à mon avenir, quant à ma valeur, je me voyais déjà SDF, en tout cas je voyais déjà ma vie toute bousillée.
Donc, mon programme : je vais avancer mon service militaire à l'année prochaine, tout en suivant un DEUG de musicologie par correspondance.

Ce qui me fait peur, c'est de vieillir.
Mercredi après-midi, je suis resté pétrifié sur ma chaise, au beau milieu de la bibliothèque de Lettres, incapable de faire un geste, plongé dans une torpeur affreuse, et une mauvaise conscience sans limite, à regarder les autres étudiants travailler. Et à me dire, aussi, que je ne serai jamais aimé.

Hier, vendredi, il a fait beau, malgré des petits nuages mauves, ici ou là. Ce fut une journée… silencieuse.
Pourtant, j'ai parlé – pensez ! – j'ai visité un psy.
Une femme incroyablement froide et distante, exhalant un parfum et une sévérité bourgeoise à dix lieues à la ronde. Et c'était presque… angoissant, le silence qui régnait dans son petit bureau, elle, enfoncée, impassible dans son siège, à me fixer, et ce divan tout noir et vide, sur lequel j'avais plié et posé mon grand manteau, et toutes ces petites maisons tranquilles que j'apercevais par la fenêtre, sous la douce lumière d'hiver. Et moi, au milieu de tout ça, je parlais, de ma douleur et de ma vie.
Je me disais, avant d'entrer dans son bureau, que j'allais peut-être passer des antibiotiques aux antidépresseurs, mais elle ne m'a rien prescrit, et ce n'est sans doute pas plus mal.

Hier soir, avec Claire, son Sébastien, et Hervé.
Il est particulièrement gentil et attachant, cet Hervé.
Avons pas mal discuté tous les deux, de choses et d'autres. C'est quelqu'un qui a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, qui ne tient pas en place, et rêve d'avoir plusieurs vies pour visiter la Terre entière. Mais c'est également un grand gaillard (longiligne, j'entends) qui se passionne à bricoler des voitures américaines, et à faire du surf, sur la neige ou sur les vagues, c'est à dire des activités qui ne m'intéressent que modérément.
Il n'empêche que j'aime son calme, sa sensibilité voilée, son absence de vulgarité masculine, sa simplicité, sa gentillesse et ce côté « sérieux », retenu, qui fait peur à Claire.
Je ne parviens pas à cerner ce que je ressens pour lui, ce n'est ni du désir, ni de l'amour à proprement parler, ni vraiment de l'amitié, c'est un sentiment tout simple, ténu, discret, peu encombrant, mais un sentiment quand même, doux et agréable à porter.

Mardi 16 janvier 1996

Une rue de Mont-Saint-Aignan
J'ai mis maman au courant de mon abandon. Ça lui a fait un choc – et j'imagine qu'elle se désole en silence – ce qui prouve bien qu'elle ne me connaît en rien.
Je lui ai expliqué, entre autres choses, que la fac m'avait beaucoup déprimé. Elle a avoué ensuite à  Sarah que ma décision la déprimait, elle.
En somme, elle a trouvé le moyen de faire de mon malheur son malheur à elle, et, plutôt que de s'informer de mon état, elle n'a fait que tirer la couverture à elle, une fois de plus, ramener la chose à la fatalité de son existence, comme une brique supplémentaire posée sur ses épaules, comme une marque de plus de son infortune, de l'ingratitude du sort, de l'ingratitude des autres.
Voilà, son regard ne va plus loin, et c'est en particulier pour cela que nous sommes brouillés, elle et moi.

Terminé une petite composition polyphonique (Seuil du Lauragais). Ça ressemble à une musique de documentaire. Voilà qui est encourageant : je peux au moins faire ça.

Ce soir, je donne une représentation de théâtre.
Christelle craint le regard des autres. C'est curieux, moi il ne m'impressionne pas tant que ça, finalement. Je crois qu'à partir du moment où je parviens à garder un minimum de confiance en moi, j'arrive à m'exposer en pleine lumière sans trop d'angoisses. Le manque de confiance, voilà bien mon boulet. Sarah et moi avons convenu (car S. manque d'assurance également) qu'il faut y voir là l'éducation de maman.

Dimanche 21 janvier 1996

Je me sens mieux depuis que ma décision est officielle et définitive.
Et je sais que j'ai fait le bon choix.

Mercredi, je suis monté à Bois-Guillaume donner un cours de math à une collégienne. Il y avait un grand brouillard flottant sur la campagne – même les couleurs les plus vives tournaient au gris – et je n'ai pas sombré dans la mélancolie, comme au temps du lycée, quand la brume s'abattait sur l'agglomération et que je me sentais si petit, si insignifiant, si seul, dans mes vains espoirs. Non, mercredi, j'ai marché dans le brouillard, fort, et plus sûr de moi. Gagnerais-je enfin une nouvelle personnalité, après l'adolescence ?
Vendredi, j'ai couru après les métros et les bus, et Ingrid, la pipelette du théâtre, est satisfaite de nos progrès, à Christelle et moi.

Une rue de Rouen, près de l'archevêché

Vendredi, avec Christelle, nous avons erré dans les rues glaciales de Rouen : quel désespoir, nous n'avions rien de prévu, aucune soirée étudiante stupide à nous mettre sous la dent, et personne à visiter.
Avons fini au Yellow Cab, assis autour d'une table basse, dans de grands fauteuils moelleux, au fond du bar, sous la lumière d'un abat-jour suspendu qui descendait presque jusqu'à toucher la surface de la table : raconter des histoires et des potins stupides dans un cadre si intimiste, devant une bière, en fumant des cigarettes, sur du rock stéréotypé, on aurait pu être à Paris, à Londres, ou à New York – à vrai dire, j'avais oublié tout le reste du monde.

Aujourd'hui, Louis est passé à la maison, et je lui ai joué mes chansons, tout excité et amusé. Il m'a remonté le moral. Il s'estime incapable de jouer avec moi : « C'est trop difficile. ». Je ne le pense sincèrement pas, et je le lui ai expliqué, mais bon, en tout cas, ma prestation semble l'avoir bluffé. Il pense même que j'ai de l'avenir !

Jeudi 25 janvier 1996

Je me suis inscrit à la bibliothèque municipale, et à la discothèque St-Sever.
Le Traité d'Analyse Harmonique de Jacques Chailley est plein de bonnes choses – quelle richesse, quelle rigueur - même si sa théorie pêche un peu sur certains points à mon avis (je trouve que l'assimilation des accords de septième et de neuvième n'est pas comparable à celle des accords parfaits). Chailley aurait dû revoir sa théorie à la lumière des récentes découvertes de l'électroacoustique, et nul doute qu'il l'eût fait, s'il avait eu trente années de moins lorsqu'il avait rédigé son traité : c'est affreux de vieillir – le répétera-t-on assez ? – car ou bien l'on perd ses facultés, ou bien l'on reste sur ses acquis et l'on se ferme à tout ce qui serait susceptible de venir les bouleverser.

Mercredi, j'ai trottiné entre cours à donner, et divers rendez-vous. La mère de Philippine (à qui je donne des cours de math, donc) est décidément pleine de chichis, quoique très obligeante. Il y a un autocollant de la Vierge Marie sur le tableau de bord de sa voiture, des livres de Jean-Paul II et de Monseigneur Lustiger qui dépassent de sa bibliothèque, et vraiment sa moquette est impeccable. Elle me parle de ses années passées à Cherbourg : « Ah, la Hague, c'est mâââââgnifique… ! ». Ou de Paris, en extase : « Ah, notre belle capitale… ! »
Evidemment, elle me met assez mal à l'aise, et elle incarne des tas de choses que je n'aime pas, mais face à elle, je ne puis m'empêcher d'être courtois au possible, presque mielleux, et quand elle me donne mes 70 F pour le cours de math donné à sa fille, je range son argent dans mon portefeuille sans y porter un regard, comme si elle me donnait une babiole à jeter à la poubelle. Et puis, parfois, derrière son fatras de simagrées, je la sens presque naturelle, j'arrive à percevoir une sensibilité, une simplicité de cœur, quelque chose de presque humain.

Aujourd'hui : ce matin, comme tous les jours d'ailleurs, j'ai travaillé mon chant trois heures d'affilée !
Puis j'ai grelotté dans le froid à attendre un bus en retard.

Katia, à la bibliothèque, avait les cheveux dans tous les sens et le visage déconfit. « Des problèmes sentimentaux » a-t-elle murmuré.

Le mari de Mimine, H., a un cancer avancé. C'est affreux, il a tardé à se faire radiographier, et les pneumologues, de toute façon, n'ont rien vu au début et ont fait traîné les choses. Quand il perdu la voix, plusieurs kilos et qu'il a commencé à se déplacer avec peine, il était trop tard. Les médecins n'osent pas lui dire l'état d'avancement de son cancer, et il y en a même un qui a dit à Mimine, en aparté, qu'il vaudrait mieux pour lui qu'une aorte crève dans son sommeil, il éviterait des souffrances qui iront croissantes.

Samedi 27 janvier 1996

Hier, il a fait beau. Et je suis allé voir mon psy pour la seconde fois, qui m'a demandé de m'installer, dès que nous sommes entrés dans son cabinet  (plein de parfum Chanel). Elle s'est assise dans son fauteuil en cuir, m'a regardé en croisant les doigts, et n'a plus prononcé un mot.

Affiche Troupe de la Réplique
Puis, répétition de théâtre, avec Ingrid et Olivier, qui nous ont dirigé à la baguette, Christelle et moi. Je ne parviens pas à exagérer comme il le faudrait mes expressions. Ingrid dit que cela peut nous paraître irréaliste, mais le public s'attend à ça. Quant à Olivier, il se sent peut-être à l'aise, il a peut-être fait le Conservatoire, et il est peut-être le président de la troupe de la Réplique, je n'en trouve pas moins son jeu parfaitement inconsistant. Cela dit, il est sympathique.
Quand nous sommes arrivés dans le grand amphi, on répétait déjà une autre pièce, passablement dramatique, qu'un étudiant dirigeait avec sérieux et des petites lunettes vissées sur le nez, et il n'avait pas peur de jouer au professionnel (sans doute croyait-il monter du Brecht pour la Comédie Française)

Hier soir, avec Christelle. Et de vagues connaissances aussi, les jumeaux Phil et Fred, ainsi que des amis à eux : un sosie de Morissey (qui aime les Smiths justement, et qui m'a regardé, un peu interdit, quand je lui ai fait la remarque) et un mec horriblement lourd qui se la joue décoincé et qui sautille sur la musique en croyant bien danser.
Parce qu'après avoir pris une bière au bar de l'Orbe, où se trouvaient également Sarah et Juliette, Juliette qui avait mal au ventre d'avoir trop bu, pleurait pour une histoire de mecs, et à cause d'une rivale (un « thon au ciré jaune ») et Sarah qui la calmait, habituée à ce cinéma, et avinée, molle, elle aussi)
Donc, en sortant du bar de l'Orbe – il neigeait misérablement – nous avons pris la direction de la Luna.
Là j'ai rencontré un grand type, avec un petit bouc, quelques tâches de rousseur, des lunettes et les yeux marrons, qui s'est d'abord avancé vers moi pour me susurrer à l'oreille que je ressemblais... à un clerc de notaire.
Il m'a amusé, et nous avons commencé à papoter, lui me parlant de ses crises d'angoisse de l'été dernier (alors qu'il se considérait comme parfaitement équilibré, heureux et sain d'esprit), moi l'entretenant de musique.
Il me donnait des conseils (rencontre des gens, arrête totalement tes études, fonce…).
Il fait du design à Paris.
Au début, il m'attirait, et puis j'ai un peu déchanté, bizarrement, avant de ressentir alors ce que j'ai ressenti pour Hervé : de l'affection, un mélange doux, mais sincère, d'amitié et d'attirance – pas vraiment physique d'ailleurs - quelque chose d'assez léger, sans violence, et d'attristant, quand nous nous sommes quittés. J'ai pensé à lui, aujourd'hui, et je me suis remémoré cette subite complicité, ce soudain intérêt réciproque, et j'ai senti remuer en moi – un peu douloureusement, puisque nous ne nous reverrons jamais – mon affection pour lui.

Dimanche 4 février 1996

Semaine peu productive, sur tous les plans.

mon 4 pistes
Hier, suis allé dénicher un 4-pistes à Paris (on m'avait dit que c'était moins cher là-bas : tu parles, c'est moins cher, oui, pour ceux qui ont de l'argent !) ; j'ai tourné nerveusement des heures dans Pigalle, à la recherche d'une place de parking. Et puis tous ces magasins de bimbeloterie musicale, cet espèce d'engouement pour la perfection absolue du son, pour les machines sophistiquées, les trucs gadgétisés, quelle futilité. Je suis rentré dans un de ces troquets parisiens, glacial. Ça ne vaut pas les cafés de Rouen. Est-ce que je ne détesterais pas Paris ?

Aujourd'hui, déjeuner chez les grands-parents, où étaient aussi présents D., A.-C., J. et S. Gr.
D. : gros bonhomme placide, rougeaud, simple, mais architecte rouennais en vue, donc cachant dans sa poche intérieure deux énormes cigares, qu'il sort fièrement au café, et un téléphone portable.
Les pires, ce sont J. et S. : d'insupportables bourgeois (ils habitent le château d'Arques-la-Bataille), chichiteux, précieux, qui passent leur temps à enquiquiner la mairie communiste d'Arques, à fulminer contre les grévistes de la SNCF, à faire des dîners hors de prix tout en parlant Château-Yquem, dont Jacques dit qu'on hésiterait presque à en boire, car « oui, c'est côté en bourse après tout ».
Comment le frère de mamie peut-il être aussi con ?

Mercredi 14 février 1996

Samedi, vu Odile, Sophie, Stéphanie et Benoît, au Bar du Palais, où les bouteilles s'entassaient, s'entassaient sur notre table. Il y a chez Benoît un mélange de sensibilité et de futilité, un côté masculin débile, et un visage très pur, très amène, un mélange de finesse et d'ignorance, en un mot, un truc pas net. En tout cas, Odile lui a fait des papouilles toute la soirée.
Dimanche, j'ai griffonné un poème complètement incohérent et faible sur la fin du monde.
Lundi soir, mangé chez Alex et Aurélie. Avec Christelle et Ingrid. Sophie joue le rôle d'un travesti dans une petite pièce de Foissy. Clichés à souhait.
Mardi, il a plu, venté. Mardi soir, j'ai été écouter Roger Muraro à la fac. Concert très huppé, tout le gratin mélomane de la région semblait s'y être donné rendez-vous. Chopin (fastidieux), Albéniz (beaucoup aimé) et Messiaen (un peu grinçant parfois, mais chatoyant)
Mais j'arrête de me prendre au sérieux, et reconnaissons que mon jeu au piano est parfaitement inexistant comparé aux virtuoses. Ce n'est même pas comparable.

Aujourd'hui, d'ailleurs, j'ai rencontré un type, la trentaine, qui projette de monter un studio d'enregistrement à Rouen. Avons parlé deux ou trois heures, ou plutôt, il a parlé, car c'est un authentique moulin à paroles.
Je me suis senti tout niais, tout merdeux à côté de lui, lui qui dissertait sur son expérience parisienne en « 24 pistes », ses cours de gestion, son attirail sonore, ses associés en informatique acoustique, sa licence de tourisme, et je ne sais quoi d'autre. J'avais apporté quelques enregistrements de mes morceaux, mais c'est à peine s'il les a écoutés, de toute façon son bavardage couvrait tout.
Au moment de partir, il m'a mis entre les mains une partition de John Lewis à travailler pour la prochaine fois.
Je m'y suis un peu essayé, je suis déprimé.

Jeudi 22 février 1996

Il neige depuis plusieurs jours. Les deux petits sapins du jardin qui se détachent sur le ciel bleu, les pieds dans la neige, c'est magnifique.
Mais mardi j'ai trotté dans Rouen de long en large, d'administrations en magasins, en marchant dans la bouillasse.
Mercredi, suis revenu chez Patrick-37-ans. Un véritable papier-tue-mouches quand il vous parle, m'a mis en retard de deux heures au rendez-vous que j'avais après avec Christelle.

Henri est mort : tout a été si vite, entre ses premières extinctions de voix (qu'il avait pris pour une toux) et son décès : quatre, cinq mois peut-être. Je signale ce détail morbide parce que le fait d'y songer me met totalement mal à l'aise.

Hier soir, avec Katia et Christelle, au P'tit Bar, puis au Baroque.
Katia et ses histoires de mecs, une vraie comédie, mais jamais achevée : toujours des garçons qu'elle croise dans la rue, dont elle tombe amoureuse, et qu'elle n'ose approcher, mais qui la regardent eux-aussi, du moins le croit-elle.
Ainsi, voilà plusieurs mois qu'elle n'a de cesse de croiser un type, à la pause de 10 heures à la fac de Lettres, dans le bus, à l'Intermarché, dans les bars. Ils se regardent tous les deux sans mot dire, chaque fois interloqués de se retrouver si souvent nez à nez .
Hier, j'ai fini par demander à Katia de me le décrire (elle est folle de lui – « j'en rêve la nuit ») : grand, blond, plutôt bien – oh oui – avec des pattes, il plisse les yeux de temps en temps, porte souvent des cols roulés bleu marines, parfois accompagné « d'une petite pétasse blonde », étudiant en histoire, fait du secrétariat au bureau de LEA… Plus elle me le décrivait, et plus je pâlissais : sa description correspond point par point avec cet inconnu que je croise aussi parfois, et que j'appelle Visage-Parfait.
Lorsqu'elle s'est rendue au secrétariat de LEA l'autre jour, il était assis tranquillement derrière son bureau. Elle lui a demandé, toute troublée, sa copie de partiel, et s'est écriée, cachant mal sa nervosité : « Mais c'est ma copie, là ! », pointant du doigt le sommet d'un tas de feuilles posées sur le bureau, s'en est emparée, et, privée de tous ses moyens devant son idole, a quitté le secrétariat sous pouvoir ouvrir la bouche et lui dire au revoir ou merci.
En quittant le secrétariat, elle a coincé sa copie dans la porte, et s'est mise à tirer dessus comme une folle pour la libérer.
Parfois, toute déglinguée de l'avoir aperçu par hasard à la pause de dix heures, elle pense à lui tout le reste de la journée, tellement, que l'autre soir, assise sur la banquette arrière d'une voiture, elle s'est mise à faire toc-toc du bout du doigt contre la vitre, sans raison aucune, rendue complètement maboule par le souvenir de sa vision fugitive du matin.
Elle m'a appris qu'il a une copine depuis quelques mois. « Mais ça y est, je crois qu'ils ont rompu maintenant ! » s'écrit Katia, toute joyeuse de me raconter ses péripéties.
Moi, naturellement, la mention de sa copine, ça m'a un peu refroidi.

Dimanche 25 février 1996

Maintenant qu'il ne neige plus, il pleut.
Vendredi, j'ai été avec Christelle et les jumeaux Phil et Fred, à une soirée drôlement pomme – une dépendaison de crémaillère d'un élève de l'ESIGELEC, autant dire, un truc sans intérêt, rempli de gens niaiseux. Sommes passés ensuite dix minutes au Kiosque, et décidément je n'aime pas cette boîte (des petits bourgeois qui dansent sur Ophélie Winter !).
Claire tourne mal, trop long à expliquer.
Samedi, suis passé à l'Adèle prendre un café, où j'ai rencontré Vincent, qui m'a invité chez lui. Avons joué ensemble du caca expérimental, à grands renforts de boîte à delay, de distorsion de voix, sur mes arpèges très mièvres au synthé.
C'est décidément le problème de Vincent : plus un truc lui semble incongru, plus il s'emballe (ses créations bruitistes, sa passion pour Steeple Remove – groupe ennuyeux de Rouen dont il n'a pas presque pas cessé de nous passer des cassettes) .
A part ça, il est gentil, Vincent, et pas du genre à se prendre au sérieux, ni pour le nombril du monde, non, il écoute même des musiques variées, et c'est un garçon sensible. Mais je trouve dommage ses tendances underground à tout va, ses baratins tirés tout droit de bouquins de philo, alors qu'il n'arrive pas à distinguer la création du phénomène de mode, et qu'il ne semble pas voir que c'est l'émotion qui sous-tend la perception de la musique, et que la réflexion sur l'art, à la Boulez ou à la Xénakis, c'est que de la connerie.

La brasserie Leffe

Et puis j'ai vu Louis au Leffe, Louis qui n'aime pas Vincent, évidemment. Il a peut-être plus de recul, Louis, et une vision des choses plus larges et plus sûre.
Mais il est trop méprisant, trop vindicatif, trop ironique et bien trop confiant dans ses opinions (et puis il y a sa fascination d'intellectuel « subversif » comme il dit, pour l'esthétique kitsch et rose bonbon de la musique pop des années 80… mon Dieu…)

Mardi 27 février 1996

Signaler qu'hier je me suis rendu chez Patrick-37-ans, avec Christelle et mon synthé.
J'ai fait ma petite prestation.
Ils se sont accordés à trouver que ma voix ne passait pas la rampe, mais il faut dire que je chantais contre un mur, et Patrick faisait exprès de monter le volume de la musique.

Alors, il m'a tout expliqué, ce cher monsieur :
    - Aujourd'hui, un chanteur doit avoir « du coffre » sinon rien.
    - Des relations sinon rien.
    - Du matériel sophistiqué, sinon rien.
    - Disposer de musiciens irréprochables techniquement, sinon rien.
    - Un projet clair et bien défini, sinon rien.
    - De la prestance sur scène, sinon rien, etc.

Son baratin ne souffre aucune exception.
Un batteur par exemple répète aujourd'hui de concert avec une boîte à rythme, un casque vissé sur les oreilles !
Comment ? Il y a vingt ans ? le batteur des Doors, des Stones ? Savaient pas jouer, tout simplement…
Un clavier qui n'est pas MIDI ? Peuh, un jouet, un bibelot.

Je lui explique que je vais peut-être m'acheter sous peu une boîte à delay, et le fait qu'elle ne soit pas MIDI ne me semble pourtant pas dramatique. Il me regarde avec un léger sourire aux lèvres, l'air de penser : « Mon pauvre ami… »
C'est que Patrick-37-ans est au courant des choses, croyez-en ses vingt ans d'expérience en studio à Paris.
Je lui sous-entends que je trouve ses critères plutôt formels – le « son », la « technique », le « feeling », le matériel « pro », le jeu « pro », les « relations »…
Il me tends son C.V. : le monsieur, il a donc fait musicologie, chanté dans la chorale du Conservatoire de Rouen, fait le Conservatoire Russe à Paris (si si), pris des cours avec le fondateur d'Ars Nova en personne. Et il prévient : attention, des gammes, des accords, il en existe des milliers, et je les répète tous les jours, ah ça oui, mon petit bonhomme.
Moi, assis bêtement sur mon tabouret, je le regardais en souriant, prenais un air béat, feignais d'être conquis.
Parfois j'émettais des doutes : « ne crois-tu pas que… » « à tout prendre, je préfère encore… » - et il me répondait tranquillement, me rabattait gentiment mon caquet, puis me regardait, amusé : « Sceptique ? »

Si encore je m'étais seulement contrefichu de lui, de son bazar électronique, de ses enregistrements 24-pistes, de ses cassettes de copains entonant des compositions sérieuses et bien léchées, qu'il nous fit ensuite écouter religieusement, et de ses 7000 accords de guitare qu'il répète inlassablement, ça aurait pu être amusant.
Mais je me rendais parfaitement compte que je ne vaux pas un clou, comparé à ses impros de jazz, comparé aux musiciens rodés qu'il a côtoyé sur Paris, comparé à ses arrangements sophistiqués sur ordinateur, séquenceur, expandeur, échantillonneur, mixeur, mélangeur, equalizer, analyseur, -eur, -eur, -eur.
Que je ne sais pas suivre un malheureux blues, que mes gammes en fa dièse majeur, c'est de la bouillie, que ma voix, c'est du miaulement de chat, que ma main gauche sur un clavier, c'est comme s'il n'y en avait pas, bref que je ne sais rien, ou si peu, que je peux tout laisser tomber, et me faire une verveine.

Dans le même temps, une chose est sûre : je ne ferai jamais rien de bon si je ne me suis pas un peu confiant en moi, si je suis contraint d'une manière ou d'une autre, tenu à produire une certaine qualité , tenu à répondre aux exigences de quelqu'un de sérieux et d'expérimenté, et surtout si je suis déprimé.
Et en sortant de son appartement hier soir, accompagné de Christelle (qui s'était ennuyée ferme, n'ayant compris goutte à nos discussions), je ne sautillais pas de joie.

Donc Patrick-37-ans et sa prise MIDI, il peut se la mettre, hein…

Samedi 2 mars 1996

Les premiers crocus sont sortis.

Vendredi 28 mars 1996

Mercredi soir, avons regardé tous ensemble la vidéo tirée de la répétition générale des pièces de café-théâtre.
Et puis picole chez Renaud.
Mais pourquoi diable est-ce que je me sens si coincé dès que nous sommes  tous en groupe ? Pourtant ils sont gentils, ouverts. Peut-être est-ce que je n'arrive pas à me séparer de l'image qu'on a d'eux quand ils sont sur scène.

Vincent (Delerm) a chanté des chansons à lui, en s'accompagnant au synthé, des mélanges de bal-musette, sur des paroles douce-amères, ironiques, sur la vie d'une petite Lulu. J'ai ensuite essayé de sortir des trucs à moi : une catastrophe (malgré les applaudissements). Impossible de jouer correctement, impossible de me souvenir de mes textes.

 Hier soir, vu  Still Kidding  dans l'amphi III : des effets de mise en scène inspirés de la vidéo très réussis (arrêts sur image, ralentis, retours arrière…). Des jeux de scène intelligents sur les corps, des prouesses techniques. Ne pourrai JAMAIS faire ça.
Mercredi et jeudi, me suis retrouvé dans le hall de la fac de Lettres à part ça, dans l'espoir d'y apercevoir  ce cher Benjamin siroter un café.
Vœu exaucé, mais qui m'a fait perdre tous mes autres espoirs : il se soucie de ma présence comme d'une guigne.

Mardi 12 mars 1996

Ce week-end, me suis ennuyé ferme.
Engueulade avec maman, encore saoule, qui voulait « que je lui parle », a supposé « que j'étais malheureux » d'un air attristé, et puis soudain s'est mise à parler fric, pâteusement, pour finalement déclarer que j'étais sans doute un « mec à argent », ce qui m'a fait monter la moutarde au nez, et je suis parti me coucher, amer et agacé.

Les gens du théâtre sont gentils un jour, indifférents le lendemain.
J'ai dans l'idée qu'Ingrid n'aime pas mon jeu.
Une fille m'a dit aujourd'hui que sur scène j'avais ressemblé à Thierry Lhermitte (comme on m'a dit aussi, un jour, que j'avais la voix de Dominique A)
Aperçu Benjamin cet après-midi à la fac, ce qui m'a mis dans un état pas possible – je suis allé me cacher à la bibliothèque, complètement énervé. Ah, je n'arrive pas à savoir ce qui se cache derrière sa tête (nota : il a une voix grave), rien sans doute, il s'en fout royalement de moi, c'est évident.

Dimanche 7 avril 1996

Il a une copine de toute façon, et jamais il n'ira imaginer que Katia et moi sommes amoureux de lui.

Hier, Claire m'a laissé lire une lettre de Delphine dans laquelle elle raconte qu'une nuit récemment en Allemagne, assommée par le shit et l'alcool, elle a pris une quatre-voix  à sens contraire sur plusieurs centaines de mètres, dans une voiture qui n'était même pas la sienne. Elle s'est arrêtée sur le bas-côté, en réalisant son erreur, mais des automobilistes témoins de sa gaffe se sont aussi arrêtés, et l'ont amenée, à son insu, à la police. Du Delphine tout craché.
Aujourd'hui, repas chez les grands-parents, avec des amis à eux. J'ai passé mon temps à examiner l'avancement de leurs rides.
A part ça, je continue à chanter chaque matin, environ une heure et demie, de plus en plus fort. L'exercice devient physiquement fatigant.

Hier soir, The Voyage de Philip Glass était retransmis sur France-Musique. Grosse déception : c'était insupportable. Il faut dire que depuis plusieurs semaines je charme mes oreilles des sonorités subtiles et délicates de John Adams. Ses opéras regorgent de ce chant braillard du Conservatoire, mais il est infiniment plus talentueux que P. Glass en ce qui concerne l'orchestration. Ma culture symphonique est une honte, mais je tiens Adams pour génial sur ce plan là.
Quant à mes chansons, elles avancent à très petit pas.

Vendredi 29 mars 1996

Dimanche, déjeuner avec les grands-parents à l'Ecaille, restaurant chic et guindé (quand la patronne est venue saluer mes grands-parents – ils sont bons clients – elle s'est avancée pour nous faire la bise à chacun, bruyamment, et ça sonnait comme : « oui, nous sommes ici dans un endroit huppé, mais soyons sans façon...  »).
Le repas s'est éternisé jusqu'à trois heures de l'après-midi.

Je n'ai pas croisé Benjamin cette semaine. A croire qu'il fait exprès de ne pas descendre dans le hall pour ne pas m'y croiser.
Mardi soir, chez Katia, avec qui nous avons encore parlé de lui, mais en rond, nos discussions tournent en rond. C'est étrange : le fait de nous être ainsi avoués nos sentiments respectifs pour la même personne, B., sans que nous ne le connaissions, ni elle, ni moi, nous a brutalement rapprochés (au point de devoir subir de sa part la question : « mais aimes-tu quand même les filles, Baptiste ? »)
Surtout, je crois Katia assez seule.
Je ne me sens pas toujours à mon aise avec elle ; elle est très nerveuse, et parfois étrangement égocentrique (ainsi, mardi dernier, était-elle allé jusqu'à supposer que B. et sa copine s'étaient disputés à cause de nous !)

En parlant d'égocentrisme, Alix est passée mardi après-midi.
Un moment, j'ai commencé à évoquer avec elle mes projets. J'ai prononcé deux ou trois phrases, mais elle s'est brutalement levée, sans un mot, pour aller téléphoner et prendre un rendez-vous chez le dentiste ; elle s'est rassise et m'a entretenu de son mal de dent en râlant. Elle aurait pu parler à une potiche, ça ne l'aurait pas dérangé.
Moi je répondais par monosyllabes : Oui. Mmm... Ah ?
Comme je n'avais rien de plus à ajouter sur les abcès dentaires, elle a ouvert un magazine posé sur la table, et en a commencé la lecture, en me faisant part de ses commentaires.

Hier, j'ai joué avec la troupe du café-théâtre dans un centre de rééducation fonctionnelle, complètement aseptisé, plein de fauteuils roulants partout. Ça m'a filé le bourdon.
Puis nous avons terminé la soirée au Bateau Ivre, où je me suis ennuyé à mourir. Et triste, ce que j'étais triste, déprimé. Je n'arrivais pas à leur parler, et eux ne me remarquaient même pas, sauf peut-être Emmanuelle. Je me sentais seul, et je n'avais pas le cœur à rire.

Mardi 16 avril 1996

Mon incorporation militaire ne pourra avoir lieu avant septembre, malgré ma demande d'avancement. Si je tiens au poste d'objecteur à la fac, il me faudra travailler bénévolement là-bas les quatre mois précédents.

Passe mon temps dans les cafés, à ne rien faire. A l'Adèle, par exemple (où se désoeuvrent chaque après-midi les membres d'un groupe de rock rouennais d'une rare niaiserie, « Tahiti 80 » - déjà rien que le nom... A quatre heures de l'après-midi, ils s'en vont tous s'acheter des puddings à la boulangerie du coin)
Parfois je pense à Benjamin, je me demande ce qu'il fait.

Je me sens dans une période flasque, improductive, sans haut ni bas, une de ces périodes où tout vous semble malappétissant, inintéressant, et où le futur vous laisse froid et indifférent.
Je manque de force, et j'attends une lettre de Laurence qui ne vient pas.

Vendredi 19 avril 1996

Mercredi, pris un café avec Louis au Son du Cor. Oh, il n'était pas seul : il y avait aussi Ismaël, et une certaine Ingrid, je crois, deux new-wave gothiques patentés, qui impressionnaient un petit garçon, assis avec ses parents à la table d'à-côté.
Mais écoutez-les un peu parler, et pfout, tout s'écroule : du toc, de la poudre aux yeux, leurs fringues noires, leurs bracelets hérissés de pointes en fer, leurs bagues grosses comme des pruneaux, leur maquillage charbonneux sous les yeux.
Ecoutez-les parler : Ismaël raconte des histoires drôles, imite des accents, joue à l'humoriste. Quant à elle (qui a le visage enfariné comme une sorcière, et les cheveux bleus), elle nous apprend de sa voix fluette que dans le couscous, elle n'aime que la semoule, et que l'autre jour, elle s'est exposée au soleil, un livre ouvert posé sur le visage pour ne pas prendre des couleurs (quand même le comble pour une new-wave gothique).
Du reste, ils sont très gentils.
A sa demande, j'avais apporté une cassette pour Louis (pour qu'il puisse l'écouter immédiatement avec son walkman) sur laquelle j'avais enregistré quelques esquisses d'arrangements autour de vagues mélodies, de vagues rythmes qu'il m'avait procurés. Ils ont tous trois bien aimé le morceau sombre et « néo-romantique » comme disait Ismaël, où je vocalise tristement. Mais il ne s'agit que d'ébauches.

Mardi 23 avril 1996

Aux beaux jours, Rouen se remplit de touristes aux moeurs ridicules
Samedi, pris un café sur une terrasse de Rouen, sous la douce lumière d'avril.
Il y avait des touristes à une table voisine, qui filmaient béatement les maisons à colombages ; je les entendais qui s'interrogeaient : mais quelle ville ce quartier de Rouen nous rappelle-t-il donc ? Dinan, ont-ils avancé. Puis Rennes.
J'essayais de me mettre à leur place, n'avoir jamais vécu à Rouen, et visiter cette ville pour la première fois, au cours d'une promenade de printemps. Curieusement, j'y arrivais, et me mis à trouver un certain charme à ma cité natale.
Alexis (L.) a soudain surgi, m'interrompant dans des exercices d'équations différentielles que je préparais pour une de mes élèves, il s'est installé à ma table (à ma légère surprise, car nous nous connaissons peu) et nous avons commencé à parler voyages. M'a entretenu d'une excursion en Chine qu'il a réalisée l'an dernier, ce qui m'a fait rêvé un peu.

Aujourd'hui, j'ai enfin pu rencontrer ce M. Couturier – le directeur de musicologie – avec lequel nous avons convenu que je ne travaillerai de mai à septembre prochain qu'aux moments où l'on aura besoin de moi. Ne serai pas payé (mon incorporation à l'armée n'ayant lieu qu'en septembre) mais serai ainsi assuré d'avoir le poste.
Hier, dans un couloir de la fac, j'entends une petite voix qui m'appelle : c'était Katia, toute souriante et énervée comme à son habitude, qui me raconte en éclatant de rire qu'elle fait des crises d'angoisse et qu'elle prend des médicaments.
Soudain Be., d'un pas nonchalant et flegmatique (il avance avec une telle élasticité, on jurerait que ses pieds ne touchent pas le sol) est passé derrière nous, dans une chemise noire.
Il est beau, c'est indubitable.

Mardi 30 avril 1996 (à Vernet-les-Bains)

Ce matin, à mon lever, le soleil illuminait largement l'appartement.
J'ai expédié le petit déjeuner, avant de me précipiter sur le balcon, pour m'étendre sur un pliable et prendre un bain de lumière. J'étais tellement aveuglé que j'en pleurais, tout en lisant pour la forme un recueil de Verlaine trouvé dans la bibliothèque.
Avec ce soleil si puissant de la Catalogne, j'avais l'impression d'arriver ici pour la seconde fois, comme si ces quatre derniers jours à Vernet sous le mauvais temps avaient été passés autre part.
Cet après-midi, j'ai traversé le jardin d'hiver et je suis monté jusqu'au Belvédère. Là, je me suis allongé de tout mon long sur un banc public, et j'ai regardé le ciel qui se rechargeait déjà de nuages, et sur lequel se détachaient les branches d'un sapin. J'ai regardé la montagne : elle était dure, grise, infertile, et semblait conclure des pactes avec les nuages noirs qui peu à peu la recouvraient.
J'ai ramassé de la terre et des cailloux, que j'ai frottés entre mes mains.
J'étais seul, avec le village quelques mètres plus bas, des forêts de pins et des blocs de roches au dessus, dans le chant lointain du torrent. La terre est si vierge ici.

Vierge, ce n'est pas le cas de Fassbinder en tout cas.
Il y avait « Querelle » qui passait à la télévision hier soir. Evidemment, ça m'a mis dans tous mes états, et j'ai continué d'en rêver pendant la nuit. C'est un film presque affreux, parsemé ça et là de choses très belles, comme des perles dispersées dans un tas d'ordures. Ainsi le symbole du marin, sa beauté, sa quête purificatrice d'amitié, et enfin son abandon à l'amour du commandant. Tout le reste, naturellement, est assez sordide, désespéré, à tel point que je me demandais pourquoi j'étais touché par ce film, alors que je me retrouvais si peu dans ces caractères, et que je rêve d'une homosexualité si différente de celle dépeinte par Genêt.

Jeudi 16 mai 1996

Récapitulons.
Samedi : plié bagage avec les craintes idiotes habituelles : je vais rater mon train, je vais oublier de couper l'électricité, l'eau, et le joint sous l'évier va claquer juste après mon départ, provoquer une fuite, etc.

Globalement, il n'a pas fait très beau à Vernet...
Quand j'ai franchi le seuil du Lauragais, dans mon train qui filait à plus de cent à l'heure, il pleuvait des cordes.
Comme au moment de mon arrivée en gare de Toulouse d'ailleurs, où Maud m'attendait, pas très à l'aise (il faut reconnaître que je venais vraiment m'incruster chez elle)
C'est une fille un peu coincée, qui se prend pour l'Etranger d'Albert Camus, prétend ne rien dévoiler de ce qu'elle est, mais au bout de deux heures, elle parle déjà quatre fois plus que moi. Elle n'a rien de transcendant (surtout quand elle se pique de jouer aux critiques littéraires) mais elle a bon goût musicalement.
Avons déambulé dans Toulouse toute la journée de dimanche.
Toulouse, c'est une ville rieuse, même sous un ciel gris, une ville dans laquelle marcher ne signifie pas serpenter entre des passants pressés, une sorte de village aquitain qui aurait enflé – une ville chaleureuse, voilà tout – et ça ne me dérangerait pas d'y vivre.
Lundi matin, Maud a pris le chemin de son école de chimie, et moi celui de la gare. Au moment de nous séparer, alors qu'elle s'apprêtait à redémarrer, elle me lança un :
« Le train ? Oh ça va, ce n'est pas si chiant... »
Et moi, voulant acquiescer, lui dire qu'en effet je préférais ça à ses cours de chimie, j'ai répondu :
« Oui, moins que toi ! »

J'aurais dû me retourner vers elle tout de suite, la rappeler, pour corriger cette formule terriblement maladroite, mais voilà, j'ai continué mon chemin, bizarrement, et nous nous sommes quittés sur ces charmantes paroles.
Moi et mes ellipses verbales !

Trajet en train interminable. M'amusais à penser avec l'accent du sud (« Ah, ce traing ! »)
Confondais toujours le mot « tortillard » avec celui de « corbillard ».
A Paris, de plus en plus de clochards. Certains sont bien habillés et prononcent de beaux discours dans les rames du métro, en vous toisant dédaigneusement.
Depuis que je suis rentré, j'ai l'impression de ne plus avoir une minute à moi, mais j'ai passé aussi une bonne partie de mon temps derrière mon synthé.

Mardi soir, chez Eddie (on s'était incrusté avec une bouteille de mousseux sans prévenir, Claire, Christelle et moi, comme au bon vieux temps)
Il avait invité un copain, plutôt pas mal.
Sont tous deux en musicologie. Et c'était amusant de voir Eddie – lui si Sonic Youth, Velvet Underground, etc. – nous passer en jubilant des sonates de Chopin, un joint dans une main, un verre dans l'autre. Il a même voulu chanter du Gounod.
Hier soir, encore chez lui, et puis chez d'autres gens aussi, et pour finir en boîte. Avec les jumeaux Phil et Fred (oserais-je dire ce qui m'est passé par la tête à propos de Phil ?)
Trop bu, et je ne suis même pas sûr de m'être follement amusé.

Ce matin, en laçant mes chaussures, avant d'aller déjeuner chez mes grands-parents (mon Dieu !), je me suis dit :
« J'en ai assez de sortir ainsi le soir, m'encrasser de toxines, rencontrer toujours le même genre de gens, attendre le grand amour qui ne vient pas, gaspiller de l'argent, pour me réveiller ensuite le lendemain matin tout vaseux, pour me réveiller en forme de bouteille de bière ! »

Mercredi 22 mai 1996

La fac de lettres

Commencé à travailler au département de musicologie de la fac. La secrétaire, Martine R., très gentille, est aux petits soins avec moi, et m'a tout de suite mis au parfum des potins qui circulent à l'Institut.
Par exemple, sur le côté bien peu administratif du directeur, M. Couturier (personnage bonhomme, froid, mais pas trop antipathique au premier abord) qui a tendance à délaisser ses tâches de directeur. Faisant donc déborder de travail Mme R. Attention aux prochaines élections, m'a-t-elle confié.

Hier j'ai pataugé tout l'après-midi sur un traitement de texte.
L'objecteur que je remplace, quant à lui, prend les choses comme elles viennent, et profite des jours d'absence du directeur pour transformer son bureau en local d'association, d'où il téléphone et dactylographie à son compte. Le questionnant sur la musique contemporaine, il m'a appris qu'à la fac, les compositeurs de la Nouvelle Tonalité sont autant considérés et étudiés que les atonaux. Mais qu'à l'IRCAM à Paris, en revanche, ils seraient parfaitement méprisés.

Mardi 28 mai 1996

Poursuite de mes incursions à l'Institut de musicologie. Je besogne dur pour faire bonne impression, et j'avoue être plein d'entrain – enfin du nouveau !
Il y a tout plein de combines dont profiter là bas, comme la possibilité d'obtenir un passe pour le prochain  festival Octobre en Normandie au tarif réservé aux musicologues (le prof qui me parlait de ça – le genre moche casse-pied – s'est subitement interrompu pour m'interroger sur l'origine de mon curieux cartable, à l'effigie de l'entreprise Glaxo. J'ai bredouillé je ne sais quoi – que c'était ma mère qui me l'avait refilé – lorsque j'ai réalisé que j'étais justement en train de piétiner son cartable en cuir à lui, laissé à terre. Je me suis excusé, en me retenant de pouffer de rire)

Ce midi, j'ai reconnu Benjamin de profil, mais je n'ai pas pu le regarder.
Croisé Louis en fin de journée, et nous sommes redescendus de la fac en bus ensemble. Lamentations sur la vie excitante du rond-de-cuir, la flemmardise des secrétaires du service public, l'inefficacité des administrations. Louis, comme d'habitude, exagère tout, et se prend très au sérieux (ainsi, quand il s'imagine avoir remis à sa place le vieux garçon maniaque de la Compta de l'Université, ou quand il affirme faire peur au patron facho du bar L'Adèle…
A la terrasse du Bretagne, un certain Guillaume, le chanteur du groupe de Louis, s'est installé avec nous (coiffure affreuse). Discussion sur l'avenir du rock en général.

A part ça, mercredi dernier : avec Christelle et Katia (chez qui nous avons dîné, le nez collé à la fenêtre, car la soirée était animée chez les voisins d'en face), ainsi qu'avec le dernier copain de Christelle, Fred.
Puis au bar de l'Orbe (odeur infecte), chez les jumeaux Phil et Fred, et enfin au Bateau Ivre, où des professionnels du blues (des musiciens de studio sans doute) m'ont cassé les oreilles, et agacé avec leur étalage de virtuosité (un vieux type, assis à ma gauche, complètement gaga devant les solos du guitariste, n'arrêtait pas de me donner des petits coups de coude pour me dire « Ecoute ça, là, c'est vraiment bon », l'air ahuri, béat )
Légère bastonnade à la sortie, entre le patron et un client (le genre de situations qui me donne toujours envie de prendre les jambes à mon cou – j'ai décidément une horreur viscérale de la violence)

Ce week-end, j'ai travaillé une composition niaiseuse (« Le fugueur » - une cochonnerie « néo-romantique » comme on dit)
Hier, chez Louis, en compagnie de Myriam, une new-wave gothique un peu cloche, qui a un gosse, et qui chipe des robes dans les magasins de fringues. Il est prévu qu'on forme un groupe tous les trois, mais comme il s'agit d'un projet de Louis, je sais déjà que cela ne se fera pas.

Rencontré Vincent L. qui a « changé de vie » : ne fume plus, fait du sport, ne traîne plus dans les bars le soir, et s'extasiait avec moi sur la programmation du festival Octobre.
Cherche comme moi des cours de chant, et veut commencer la flûte à bec. Lui, le bassiste brouillon et flemmard qui hurle dans le premier micro qui lui tombe sous la main ? Quel drôle de type !

Lundi 10 juin 1996

Baisse de pression, fatigue, motivation décroissante, tristesse latente.
Ainsi samedi, j'ai été acheté un pull marin (pareil à celui de Benjamin, et c'est un bonheur que de le porter) avec Sarah, qui ensuite, devant un café, m'a raconté qu'elle venait de se disputer assez sérieusement avec Juliette, et donc ni elle ni moi n'avions une mine épatante.

Dimanche, sous un beau soleil, j'étais installé avec Louis, qui décidément est insupportable dans son jugement sur les gens. Je devrais le lui faire remarquer, mais autant vouloir faire parler une vache, il n'en démordra jamais.
Parfois son opinion est curieusement complaisante. A propos de ce Samir par exemple, qui s'est incrusté avec nous, un individu arriéré, mauvais, d'une sottise invraisemblable (ainsi il me demande si je veux jouer à la pétanque avec lui, je lui réponds que non, merci, ce n'est pas mon truc, et il me répond : « Tu as tort, car ça t'évoluerait ton équilibre… ».
Ou encore, le voilà qui revient de sa pétanque et qui nous demande si c'est bien Lacan qui a écrit un livre intitulé « Cas par cas », Lacan qu'il prononçait Lassan). Je ne peux même pas avoir de pitié pour ce genre de débile, car je le sais capable de violence (sur Juliette par exemple, qu'il déteste) et son regard n'a rien d'amène.
Eh bien, dès qu'il est s'éloigné (avec bonheur) pour aller jouer aux boules, Louis s'est penché vers moi, et m'a demandé ce que j'en pensais. Devant ma moue dubitative, Louis a levé le sourcil, et ajouté – comme si cela pouvait être une excuse : « Oh, beaucoup de gens ne l'aiment pas… »

Aujourd'hui, j'ai apporté un peu de mon aide au secrétariat de musicologie, où Martine croulait sous la paperasserie. J'ai marché sans faire exprès sur le sac en cuir de M. Couturier cette fois-ci.
La fac est presque déserte à présent.
J'ai cru apercevoir Benjamin assis sur un banc du hall, et cela m'a pris cinq bonnes minutes pour m'en remettre.
Du reste, ce n'était sans doute même pas lui.

Samedi 15 juin 1996

Mardi, petite promenade à Paris avec Christelle (en fait, j'accompagnais en voiture Sarah et Juliette au terminal de leur car pour l'Angleterre).
Temps splendide.
Concert dans une petite cave (une cuve, un véritable sauna). « Louise Attaque », ou quelque chose d'approchant. C'était pas trop mal, mais je suis sorti au bout d'une heure – la chaleur m'écrasait les tempes et les poumons, et j'en avais assez de recevoir sur mon bras les perles de sueur tombant des cheveux de mon voisin).
Laissant Christelle dans sa cave, je me suis promené seul quelques instants dans les rues rougeoyantes et poussiéreuses de la capitale, en constatant mélancoliquement que je n'avais toujours pas de vie amoureuse, que le temps passait inexorablement, et que me vie risquait d'être une catastrophe.
Sommes rentrés dans la nuit, fatigués, la poussière de Paris collée à la peau, et le mot « catastrophe » en écho au fond de ma tête.

Le lendemain, mercredi, j'ai erré dans Rouen avec l'espoir de croiser B. Peine perdue.
Je suis passé prendre Christelle chez Fred, et nous avons filé à l'Exo 7, pour un concert à 18h.
Ça a commencé par des groupes brouillons et fades de la région rouennaise. Au bout d'un moment, j'ai aperçu B., subitement, qui se tenait debout à trois mètres de moi. Il était accompagné de sa copine, et de Colas.
Un moment, ils ont rigolé ensemble – j'ai cru qu'ils se payaient ma tête. Mais j'étais tellement heureux de le voir – j'aurais aimé pouvoir le contempler ainsi une éternité.
Plus tard, j'ai dit bonjour à Colas – qui me parut souriant et agréable. B. s'est approché, et constatant que je discutais avec mon cousin, s'est éloigné subitement.
Le concert une fois terminé (Mojave 3, suivi de Divine Comedy : très très bien), Christelle et moi avons visité plusieurs bars dans le but de les y retrouver, mais ils n'étaient nulle part.

Le lendemain, jeudi, j'ai travaillé un morceau de musique pendant quelques heures, après avoir fait mes vocalises quotidiennes ; et le soir, j'ai bu, pour me calmer de mon désespoir grandissant, avec Ch., Fred, Alix, Rico…
Hier, j'ai pris le téléphone et j'ai appelé l'Université, en me faisant passer pour un représentant du M.O.C. (le mouvement des objecteurs de conscience) et j'ai demandé des renseignements sur B. J'ai appris qu'il était en train de déménager, de Rouen peut-être, et que ses parents vivaient au Havre.
J'ai téléphoné à Katia, avant d'accourir chez elle, pour tout lui déballer de ce que je venais d'apprendre, et lui avouer l'étendue de mon désespoir. Nous sommes sortis prendre une bière, en échafaudant supposition sur supposition. Va-t-il rentrer au Havre ? S'installera-t-il avec sa copine ? Arrêtera-t-il ses études ?
K., de son côté, semble avoir quelque difficulté à s'imaginer qu'il puisse se ficher d'elle comme d'une guigne.

En revenant vers l'appartement, nous l'avons soudain reconnu au loin, qui marchait côte à côte avec un ami ; nous avons couru, faits les sots, gloussé, hors de nous ; puis nous l'avons dépassé (il s'était arrêté pour discuter avec quelqu'un). A notre passage, il a très légèrement, et mystérieusement, tourné la tête sur la droite dans notre direction, avant de détourner immédiatement le regard.

Jeudi 20 juin 1996

Je me sens un peu mieux. Longtemps que je ne m'étais pas senti aussi découragé, ce que j'expliquais tout à l'heure dans une lettre à Laurence. Ma souffrance se trouve accrue, à constater à quel point B. semble me correspondre, à quel point ce que j'imagine être sa réserve, sa droiture, sa timidité, sa sentimentalité, son flegme, me plaisent et me conviennent. Je ne parviens pas à lui donner de défaut, et - avec une candeur un peu amère - je l'auréole d'une perfection absolue, tant physique qu'intellectuelle. Ai-je déjà ressenti un tel sentiment de perfection, de pureté, d'adéquation avec moi même ?

Dimanche, j'ai voulu lui écrire une chanson.
Lundi, j'ai essayé de me ressaisir.
Mardi, je l'ai aperçu au bout d'un couloir de la fac, le cœur battant.
Mardi soir, dîné au Concombre Masqué, avec deux amis de Christelle, un couple un peu terne de jeunes parisiens au portefeuille garni, qui s'aventurent en Province. Elle : fait tout le temps des grimaces. Lui : je le soupçonne d'avoir voté Chirac.
(et puis lundi aussi, vu le Conte d'Eté de Rohmer. La scène se passe à Dinard, et je reconnaissais telle maison, tel banc sur le sentiers des douaniers, le centre de Thalasso et les rochers sur la plage, et je m'attendais à voir Laurence surgir à l'écran, avec des sandales et un sac de plage)

La rue de Vincent
Hier soir, au P'tit bar, chez les jumeaux, dans une pizzeria, au Baroque. J'ai bu, bu, pour oublier, et à la fin mon imagination galopait : déjà je sentais les bras de B. qui m'enlaçaient.

Aujourd'hui je me suis gavé d'aspirine, et Vincent Delerm (du théâtre) est passé ici, à la maison, pour jouer quelques morceaux à la guitare. Il est vraiment très gentil. Son chant est un peu exagéré cela dit, et pas très juste. Demain, je dois l'accompagner au synthé, lui et son groupe, dans la rue (place de la Rougemare), pour la fête de la musique.

Mardi 25 juin 1996

Dimanche, le temps s'est fait brumeux.

Je me suis rendu au Théâtre des Arts écouter le Miserere d'Arvo Pärt – suivi du Requiem de Fauré. Je ne connaissais pas le Miserere et j'avoue avoir été un peu déçu, malgré de très beaux passages. Ceci dit, je ne suis pas certain que cette pièce profitait du cadre idéal pour y être interprétée, ce théâtre prétentieux plein de réactionnaires.
Et puis les toussotements du public par dessus les silences et les pauses si caractéristiques du style d'Arvo Pärt, c'est agaçant.
Quant au Requiem, je le trouve toujours aussi beau, et j'en avais le visage tout déconfit.
Ce concert m'a donné l'occasion d'expérimenter cette curiosité liée à la perception du temps dans certaines musiques : le Miserere a duré 35 minutes, et j'ai cru qu'une heure s'était écoulée ; la seconde pièce en revanche a duré une quarantaine de minutes, et il m'a semblé finir au bout de vingt. Le temps scientifique, « exact », dans lequel une seconde plus une seconde font deux secondes, ne correspond au fond à aucune réalité humaine, à pas grand-chose en tout cas, et la musique du XXe siècle joue beaucoup là dessus, par ailleurs : quel rapport entre la perception du temps dans la musique répétitive ou dans la techno, et dans celle de Mozart ? Pas grand, pas grand rapport.

Panorama depuis le belvédère de l'université

Hier, travaillé à la fac. Le soir, vu Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) de Desplechin. Pas mal, une œuvre personnelle, but atteint. Ch. et Cécile étaient plus partagées.
Aujourd'hui, rien d'extraordinaire. Je suis descendu à Rouen, après avoir expédié quelques menues bricoles en musicologie en début d'après-midi.
Me suis installé à une terrasse de café. J'ai regardé les types qui passaient devant moi, dans la rue. Certains étaient plutôt agréables à voir, et parfois ils me regardaient et ça durait une seconde. Comme ce garçon qui s'est installé à une table à côté de la mienne avec un vieux, son père peut-être, et qui avait l'air gentil et simple : il avait les cheveux très noirs et des yeux bleus profonds, un visage assez mince, et parfois il posait le regard sur moi.
Mais le temps passait, et j'en avais assez de prêter l'oreille à leur discussion qui me saoulait et je suis parti me promener dans les rues. Je me suis senti bien, heureux, presque joyeux : j'avais oublié B., enfin.

Demain, la fac, encore, et ensuite je dois ensuite rendre visite à un musicien tout boutonneux qui cherche un chanteur pour son groupe. Son bassiste, rencontré lundi soir, est d'une connerie effarante.
Suis fatigué de rencontré des musiciens qui sont des crétins, ou des beaux parleurs.
Bah, en classe de musicologie, l'année prochaine, peut-être tomberai-je sur des gens biens ? Mais je ne suis pas sûr de parvenir à collaborer avec eux – moi si individualiste, avec une approche si personnelle de la musique. D'un autre côté, je piétine un peu, dans ma solitude.

Ah, vivement que ma vie soit toute remuée !

Vendredi 28 juin 1996

J'ai donc été à Notre-Dame-de-Bondeville mercredi après-midi, je devais rendre visite à Alexandre, le musicien pas beau, et comme je n'arrivais pas à trouver sa rue (j'y mettais aussi un peu de mauvaise volonté), j'ai aussitôt pris le premier bus pour revenir sur Rouen (bus qui traverse Déville, une ville saucisson – je veux dire, en forme de S – absolument triste et désespérante. Ce détail n'a pas grand intérêt à être rapporté, sinon pour signaler que les vieilles banlieues industrielles du XIXe siècle,  toute en briques, aux routes à la chaussée défoncée, et aux bistrots poisseux pleins de vieux cirrhosés, me filent le bourdon jusqu'à l'angoisse. Surtout ces temps ci, où je ne rêve que de choses raffinées, et de gens élégants).
Il a rappelé ici, et le soir même, après une bière en compagnie de Fred et Christelle, j'ai fini par me rendre chez lui. Je n'aime pas tellement son groupe, « Périodes », qui n'occupe d'ailleurs qu'une partie de son travail créatif, et dont il ne veut faire qu'un gagne-pain ; mais ses pièces au piano impressionnistes, à la Ravel, et un peu brillantes, me plaisent beaucoup. Il a une perception de la musique assez semblable à la mienne (et une pédanterie sans doute comparable) mais il est beaucoup plus doué. Et moins beau.
Je fais cette constatation sur le ton de la plaisanterie bien sûr (il a des problèmes de santé assez sérieux) mais s'il avait été beau, enfin, s'il m'avait plu physiquement, serais-je déjà transi d'amour ? Son physique ne devrait moralement pas me déranger… Alors c'est peut-être plutôt que je sens qu'il est très imbu de lui même, et puis je le trouve trop constipé, pas assez désinvolte, si bien que – en dépit d'une discussion intéressante, personnelle et cultivée sur la musique – eh bien il me met mal à l'aise, voilà.

Sur la route de Bolbec : l'interminable traversée d'Yvetot
Hier, soirée près de Bolbec, à soixante bornes d'ici, avec Christelle, Jérôme, Rico, et Cécile. Dans une belle propriété de campagne, entourée de grands prés du pays Cauchois, à la Maupassant.
Les gens : bourgeois, communs, pas méchants. Comme on s'ennuyait un peu, on s'est rabattu – conformément à l'habitude – sur l'alcool, et j'avoue avoir abusé (mais j'ai eu des cuites tellement atroces, ces deux dernières années, que j'essaye maintenant de faire un peu plus attention).
Suis sorti avec Cécile, dans l'herbe et les chardons d'un champ ; je sentais depuis plusieurs jours qu'elle le désirait, et hier soir tout s'enchaînait entre elle et moi d'une façon si limpide, si mécanique, que j'étais tenu de me conduire de la manière attendue. J'ai dû pourtant faire comprendre à C. qu'il faudrait nous arrêter en cours de route.
  « Tu ne me mépriseras pas ? » lui ai-je demandé, sans la regarder, dans la nuit, sous le berceau des étoiles.
  « Tu sais ce que c'est qu'être une fille, Baptiste ? » m'a-t-elle répondu, de sa voix douce, en me serrant contre elle.
  « Oh je ne veux pas tomber amoureuse… » a-t-elle soupiré.
Il y avait dans nos paroles, dans cette soudaine immense franchise, dans cette tendresse, une gravité, une profondeur, quelque chose de très humain, d'infranchissable, d'extrêmement triste et de magnifique à la fois. Enfin, ça a duré quand même un certain temps cette histoire là, et j'avoue que je recherchais le contact de ses mains, de ses lèvres. De toute façon, je n'ai pas été lâche, ça a même confirmé mon homosexualité avec beaucoup de prégnance, et tout est à mettre sur le compte de mon inévitable saoulerie. Qui reprendra ce soir d'ailleurs, chez Christelle, qui fait une soirée.

Aujourd'hui, à la fac, assisté à une réunion administrative avec les enseignants de musicologie, en préparation de la rentrée. On y rencontre décidément de vieux cons, toujours prêts à ronchonner contre la « passoire » pas assez sélective à leur goût, que constitue le DEUG. Et puis aussi des profs marrants, comme ce Noisette de Crauzat, personnage à la grande culture, allant sur sa retraite, et qui a toujours des anecdotes amusantes à raconter, sur un ton narquois ou malicieux.
A mes côtés, deux profs : à gauche, M. Charles, la trentaine, cheveux courts, svelte, dans une grande chemise blanche ; pas vraiment beau, mais il aurait pu l'être ; un excellent pianiste, à ce qu'on dit ; il gardait le silence, et doit être assez nerveux (il pianotait sans arrêt sur la table, d'une façon telle que l'on reconnaît le pianiste) ; intuitivement, je l'ai soupçonné d'être homosexuel. Si tel est le cas, je mets sa nervosité sur le compte de ma présence, parce qu'il m'aura, bien sûr, repéré. Il ne m'attire pas du tout.
Et à ma droite, M. Dambricourt, le même âge, mais avec moins de finesse (physiquement j'entends). Curieusement, bien qu'il fasse finalement plus âgé (mais quel est son âge exactement ?) et bien qu'on ne lût point sur son visage ces traits d'adolescence, d'innocence, de grâce et de féminité, que j'aime retrouver chez un garçon, eh bien, quand je le regardais de profil s'exprimer, je le trouvais irrésistible, craquant (il est un peu timide, plutôt gentil, maladroit) – je ne suis sans doute pas habitué à apprécier la beauté des gens déjà un peu mûrs…
Enfin, voilà tout ce que j'ai retenu de cette réunion pédagogique. Le reste du temps, je l'ai passé à flotter dans l'air de la salle, en pleine léthargie.

Dimanche 30 juin 1996

Claire, Christelle et moi
Vendredi soir, comme prévu, soirée chez Christelle.

A peine je viens de terminer d'écrire ce mot dans ce journal, « Christelle », que celle-ci appelle au téléphone : Alix est coincée chez elle avec un gros orteil cassé – un accident de voiture paraît-il.
Je dois donc me rendre jusqu'à Sotteville pour la ramener chez elle ; elle ne l'a pas fait exprès, évidemment, mais c'est inouï de constater à quel point Alix peut être régulièrement emmerdante. Bon, allons-y.

De retour trois heures plus tard. Alix n'a pas eu d'accident de voiture, mais elle a donné des coups de pied dans un mur.
On se connaît si bien elle et moi. Et pourtant nous avons changé. En tout cas moi, c'est indubitable, et je ne suis pas sûr qu'elle réalise à quel point.

Toujours est-il que vendredi soir, j'étais chez Christelle. Plein de monde dans sa petite maison – les gens habituels.
Cécile est arrivée, accompagnée d'un de ses cousins, de passage à Rouen : un grand gaillard, gros bras et compagnie, que j'ai questionné (il s'ennuyait tout seul), qui m'a appris qu'il travaillait comme menuisier aux Compagnons du Devoir. Il n'était pas très malin, et puis il avait une drôle de trombine mais – Dieu sait pourquoi – je me suis mis à trouver très excitante l'idée qu'après être sorti avec Cécile, je pourrais sortir avec son cousin.
Maintenant, à jeun, et sans la griserie de la soirée, je trouve ça un peu navrant – surtout vis à vis de Cécile qui, dit-on, traverse une période difficile ces temps-ci.
Enfin bref, la bière m'est montée à la tête en grande quantité, et mes regards sur lui se sont faits insistants, et j'ai même eu l'immense idiotie d'effleurer son derrière avec ma main quand il est passé devant moi dans l'escalier, et je prie pour que Katia, avec qui je discutais à ce moment là, n'ait rien aperçu. J'ai même légèrement interrogé Cécile sur son compte, Cécile qui m'a deviné et qui m'a prévenu tout de suite qu'il préférait certainement les filles.
Bref, je fus d'une maladresse incommensurable, d'autant que le fait de m'être ainsi fixé sur ce garçon m'a un peu bouffé la soirée.

Hier soir, me suis promené au festival Viva Cité un moment avec Christelle et Claire – un festival des Arts de la rue - festival rempli de ploucs, de fritures et de Kronembourg, Je m'y rends chaque année, et chaque année je le regrette.
Chez Christelle ensuite, où traînaient des amis de ses sœurs, de vieux punks trentenaires, qui écoutent encore Iggie Pop ou les Sex Pistols, et dont je n'ai pas supporté la vulgarité plus de dix minutes.

Aujourd'hui j'ai flâné sur mon clavier, sur des harmonies très aériennes, minimalistes, à la Arvo Pärt – un truc complètement décousu et futile.

Arriverai-je à décrire les impressions qui m'habitent actuellement ? La sensation d'avoir déraillé du quotidien bien sûr, la sensation de toucher – c'était surtout très net vendredi – quelque chose de profond dans l'existence, un sentiment nocturne et grave – semblable à celui que nous regardions dans l'herbe, Cécile et moi. Pas de sensation d'avenir, pas de sensation du passé, mais une perception de l'existence toute entière, solennelle et froide, silencieuse, immanente. Et le tout dans un climat de vide, de néant, de noir, d'espace sans fin et sans vie.
Voilà pour le lyrisme !

Samedi 6 juillet 1996

J'écris depuis le Bistrot Parisien, les pensées embrumées, avec un très léger mal de tête.
Hier soir, chez Claire, où pas mal de monde était venu. Mais au fond la soirée ne fut pas si extraordinaire – la chienne de Claire était mourante, Xavier s'est étendu sur un lit un long moment (sa grand-mère était mourante aussi), Katia et moi étions « comme chien et chat » - selon son expression - Fred s'est moqué de mon sweat-shirt. Et puis Benoît – sur qui je m'étais concentré – est reparti vers deux heures (j'espère n'avoir pas trop éveillé ses soupçons, j'insistais à outrance pour qu'il reste, et je lui ai dit au revoir en secouant sa main comme un shaker, et en m'esclaffant niaisement).

Calypso effrayée

Dispute avec Fred V. (des Trois Mecs) : méprisable petit bourgeois, cynique et hautain, qui avance qu'aujourd'hui les Français dépensent plus en loisirs qu'en nourriture, et qu'ils vont sur la Côté d'Azur grâce aux Allocations Familiales.
Hier après-midi, suis allé chez Vincent (le breton). Avons fait un peu de musique (j'apprends à jouer avec d'autres gens, j'aime ça, même si j'ai du mal à suivre dès que l'on quitte le schéma harmonique de base)
Il a une vision décidément trop intellectuelle de la création artistique, qu'il semble trop dissocier, à mon goût, de la notion d'appréciation personnelle, de plaisir, de mode. La création pure et indépendante, reflet de notre essence propre, moi j'ai du mal à y croire.
En tout cas, l'évolution sidérante de la personnalité de V. semble se confirmer : ne fume plus, commence la flûte traversière, fait du sport, du zen, etc.
Lui ai fait écouter quelques passages de ma musique : il a apprécié certains morceaux, et il m'a dit, avec sérieux : « C'est bien, continue dans cette voix là. »
Avant d'ajouter : « Ah, ça fait plaisir de rencontrer des gens qui sont capables de produire quelque chose… »
Personnellement, je commence (il me semble) à entrevoir quel genre de musique il me plaît vraiment de faire. Mes deux ou trois derniers petits morceaux – s'ils me laissent un arrière-goût d'indécision et d'inégalité – me donnent des idées, m'éclairent.

Lundi 8 juillet 1996

Samedi soir, chez Fred et Jérôme (Fred qui, ce soir là, travaillait chez son traiteur de luxe), avec Jérôme, donc, Christelle et Rico. Alix et Marco ont dîné avec nous, puis sont rentrés juste après.
Avions préparé un poulet basquaise, et bu du vin blanc, le tout dans un état calme, naturel. En tout cas, c'est ainsi que je le ressentais : une parfaite quiétude, l'impression que chacun était à sa place et y restait, un repas sans scrupule, sans complainte, sans gêne mutuelle, sans orateur, sans bouffonnerie, sans lourdeur, mais sans ennui non plus. Finalement, ce genre de situation n'est pas si fréquente !

Puis, juste après, à l'école d'Archi, soirée espagnole : deux groupes de musique traditionnelle inspirés du flamenco, très agréables. Chipions dans les verres, papotions de-ci de-là, avec tel ou tel inconnu, comme avec la chanteuse après le concert par exemple, qui ne parlait pas un traître mot de français, zozotait, que je ne comprenais pas, et à qui j'ai tenté d'expliquer que, des deux formations qui avaient joué, la sienne était la plus pure, et là son visage s'est agrandi et elle m'a embrassé, la main sur le cœur.
A un moment, en m'approchant du bar, entre trois canettes de bière, et sous la sono qui s'était mise en route, j'ai vu Antoine S., qui attendait d'être servi. Lui ai tapoté sur l'épaule, il s'est retourné, il a fait semblant d'être étonné (il m'avait pourtant repéré, c'est sûr) mais il n'était vraiment pas bavard, le bonhomme, presque importuné, et cela m'amusa presque. Constatons qu'il me laisse tout à fait indifférent à présent, et d'ailleurs je me souviens à peine de ce qu'il m'a dit.

Lundi 15 juillet 1996

Mon Dieu, récapituler la semaine qui vient de s'écouler ?
Mardi, alors que je méditais tout seul à une table de la terrasse du Bistrot Parisien (le beau temps est revenu), Benjamin et sa copine sont passés dans la rue, passés juste à côté de moi, ça m'a fait un choc.

Jeudi soir, chez Alex (celui qui a un bandeau constamment noué autour de la tête à cause de ses migraines et qui n'est pas beau) et à qui j'ai joué quelques morceaux au piano, puis passé une cassette.
Son père (qui nous écoutait, car il semble suivre avec attention ce que fait son fils en musique) a estimé que j'avais une belle voix, et que l'anglais se prêtait très bien à mon chant. Puis Alex m'a fait écouter des compositions à lui, des trucs au piano, assez impressionnistes, debussystes, qui me plaisent beaucoup, et un adagio pour cordes (arrangé sur synthé), pathétique, qui me rappelait B. Hermann, ou Prokofiev.
On projette de monter un duo piano-chant sur les poèmes prétentieux d'un jeune auteur rouennais qu'il a mis en musique. L'idée me tente, mais sans plus.
Suis censé travailler deux chansons dans le mois qui vient.
Quoique le personnage ne dégage aucun charme, aucune sympathie et aucune maturité, sa musique est très développée, très riche harmoniquement, les thèmes s'y enchaînent et s'entremêlent avec une fluidité comparable à celle de vrais compositeurs romantiques. Et en plus, l'émotion y est constamment présente. Il veut exprimer dans sa musique ses propres sensations (ses « images »), sa douleur, son mal-être (du moins, est-ce ainsi que je l'ai ressenti) et il y parvient parfaitement.

Vendredi en fin d'après-midi, Laurence D. et Véronique – une amie à elle – sont arrivées à Rouen (pour passer la nuit ici, avant de continuer leur périple jusqu'en Ecosse, où elles vont camper). Maman, saoule et molle et mielleuse, insupportable.
Le soir, avons mangé dans une crêperie avec elles, Christelle, Fred, Katia, Jérôme et moi. Je ne sais pas ce que Laurence a pensé de mes amis rouennais. Il fut un temps en tout cas, où j'aurai redouté qu'elle rencontre de mes fréquentations – j'aurais craint qu'elle ne les trouve ennuyeuses ou futiles, si bien que j'avais toujours évité que cette situation se produise.
Mais Fred, Jérôme, Katia et Christelle, bien qu'étant des amis finalement relativement récents, sont des personnes que j'apprécie sincèrement et sans arrières-pensées, et donc je n'étais pas plus inquiet que cela.
Elle, Laurence, en revanche, semble s'être un peu éloignée de moi. Depuis un an déjà, elle m'écrit moins souvent, et je remarque qu'elle a préféré l'Ecosse, plutôt que de m'accompagner dans les Pyrénées (car je pars demain soir). Il y a quelques mois, elle m'avait confirmé mes scrupules, expliquant qu'elle m'appréhendait plus difficilement. Mais la lecture de mon journal, l'été dernier, lui avait « redonné le contact », et nous espérions alors tous les deux qu'un mauvais passage seulement était passé.
Mais cette année, ses lettres d'Allemagne sont redevenues moins fréquentes, semblaient rédigées à la hâte, avec moins d'ardeur. Je ne retrouvais plus la vitalité, l'intimité, la profondeur, l'application à communiquer avec moi, comme dans ses lettres d'antan. Elle s'excusait de ses retards, et récemment encore, dans sa dernière lettre, elle me rappelle son attachement à moi, mais je n'ai pu m'empêcher de sentir toute la place que j'avais perdu dans sa vie en trois ans, et j'en souffrais.
Du coup, je suis vexé, et, à mon tour, je tiens moins à lui écrire, et je veux m'efforcer de l'oublier, pour le moment du moins.
Dans la crêperie, l'atmosphère était étrange : je devisais avec Katia au sujet de Be., tandis que Laurence parlait à sa copine, avec une forte voix, de gens ou de situations que personne à table ne pouvait connaître.

Samedi après-midi, déjeuner avec les grands-parents à la Chaîne d'Or, restaurant chic des Andelys, avec une vue sur la Seine genre Claude Monet.
Le soir, chez Alix, avec la troupe habituelle. Puis à la Luna. Soirée classique, éthylique, bruyante. Tous ont montré beaucoup de bonne humeur et d'attention à me souhaiter un bon anniversaire, et j'en étais très touché. Eu une discussion franche avec Alix au sujet de sa liaison avec Marco, qui montre des signes d'essoufflement et d'exaspération, et j'apprécie mille fois Alix lorsqu'elle s'exprime avec sincérité.

Le lendemain, dimanche, je suis parti pour Paris avec Claire et Sébastien. Le matin, nous avons d'abord erré dans les puces de Saint-Ouen (pas si extraordinaires que ça pour les vêtements, et pas moins chères qu'ailleurs).
Puis, barbecue chez la cousine de Claire, en Seine-et-Marne. Comme la fatigue me submerge et que la journée de demain s'annonce chargée (je descends à Vernet), je raconterai cet étrange barbecue la prochaine fois.

Mardi 16 juillet 1996

Gare d'Austerlitz
J'écris depuis un train de nuit pour Toulouse (j'aime beaucoup cette ambiance de voyage nocturne, où la nuit a quelque chose de si intemporel, et où vous n'êtes nulle part vraiment).
Je disais donc hier que Claire, son copain et moi nous sommes rendus en région parisienne. Me sentais dans un état un peu second, à cause du peu de sommeil des nuits précédentes, de l'alcool ingéré presque sous perfusion. Sur la douzaine de personnes présentes à ce barbecue (majoritairement des amis de la cousine de Claire, qui, comme elle, avaient vécu ou vivent encore à Londres, et que je ne connaissais pas du tout) sur les convives, donc, environ cinq lesbiennes et deux homosexuels affirmés. Parmi eux, un anglais, kenyan de naissance, un peu trop efféminé et princier dans son genre, qui ne me regardait jamais, mais que j'ai fini par trouver gentil et attachant à force de l'écouter.
Il était accompagné d'un ami anglais à lui, David, tout à fait hétéro ai-je appris par la suite ; nous avons discuté ensemble en anglais, sur les villes britanniques, le voyage, les études, la piano (il m'a joué un peu de piano, des impros sentimentales et fades, que j'écoutais quand même en groupie béat). Il était très gentil, et un peu timide, et bien que physiquement il n'eût rien de spécialement attachant (il était même un peu rondelet), je me suis mis à ressentir pour lui une affection énorme, pour sa gentillesse et son accent anglais très doux, qui coulaient en moi et me submergeaient de tendresse.
Hélas, il fallût qu'il soit « straight », et il est vrai qu'il ne ressentait sans doute qu'un simple intérêt amical pour moi, si bien que je contenais mes regards dans sa direction lorsqu'il parlait à d'autres gens, je ne voulais pas l'importuner, même avec les yeux. Le dépit amoureux, quand vous êtes plein d'affection et de sentiments si purs, est bien le plus cruel qui soit.
Petit à petit les gens sont partis, et le soir ne restaient plus que Claire, ses deux cousines, Sébastien et moi.
Avons été boire un verre dans un horrible bar tout lumineux et aseptisé de cette ville de banlieue bourgeoise (Le Perreux).
Sommes rentrés dans la nuit à Rouen.

Jeudi 18 juillet 1996 (Vernet)

Cet après-midi chez la cousine de Claire – je reviens dessus un peu – avait goût très étrange pour moi dans la mesure où jamais je ne m'étais senti aussi proche de ce que je désirais. L'homosexualité, j'ai beau en avoir souvent entendu parler, en avoir déjà discuté, avoir déjà eu des soupçons sur untel ou unetelle, tant qu'on n'a pas côtoyé, rencontré et communiqué avec des gens qui sont bien placés pour la connaître, on se sent toujours unique au monde, désespérément solitaire. C'est bête à dire, mais cet après-midi là, je me suis senti, en mon for intérieur, moins seul.
Vers neuf heures du soir, deux types – dont Afiz, le grand Kenyan - sont partis en boîte, et la cousine de Claire, Marianne, a soupiré ironiquement : « j'espère qu'il ne me ramènera pas cette nuit à la maison quatre ou cinq types… »
Mais les boîtes homos ne m'attirent pas, elles m'angoissent même un peu.
Marianne, quant à elle, était amoureuse d'une fille rencontrée depuis peu, et qu'elle avait invitée à son barbecue.  L'attraction ne semblait pas réciproque, puisque cette fille est repartie rapidement, un peu à la sauvette.
Nous avons donc ensuite essayé de remonter le moral de Marianne, laquelle, d'ailleurs, alors que nous n'étions plus que tous les deux, m'a posé la question fatidique. Apprenant mon penchant comme avec ravissement, elle m'a alors invité à Londres, m'a promis qu'elle me ferait découvrir les bons endroits ; c'eût été avec plaisir, mais nous nous sommes quittés sans échanger nos coordonnées, et j'ai bien peur qu'elle n'ait voulu être que charitable.
Pourtant l'idée me plaît beaucoup. Elle m'a dit que j'étais mignon, que j'aurais quinze milles garçons à me tourner autour, dans n'importe quelle boîte un peu spécialisée.

Le village de Vernet, vu du balcon
En tout cas, pour le moment, je prends du repos.
Hier, à Toulouse, par trente degrés, j'ai déjeuné avec Daniel, Stéphanie, Stéphane, Sophie, etc. Avant d'aller leur rendre visite, j'avais été prendre un café et un croissant sur la place du Capitole, qui s'animait petit à petit ; j'ai ensuite déambulé dans les rues, passablement hagard, et je me demandais – tout heureux que j'étais à retrouver le charme de Toulouse – si je me sentais plutôt latin, ou plutôt nordique, ou plutôt anglo-saxon.
Je crois que je resterai toujours comme écartelé entre ces cultures. En revanche, je crois que je me sens a priori plus attiré par un anglais, que par un catalan ou un marseillais.

Samedi 20 juillet 1996

Dans la cuisine de l'appartement de Vernet (1997)
Temps radieux, et Vernet sous le grand soleil d'été reste décidément un lieu merveilleux.

Hier, je me suis promené sur la crête de Fuilla, où l'on dirait trente-six milles radiateurs en marche ; la chaleur s'y promène par vagues brûlantes, et je n'en étais nullement incommodé, trop heureux de pouvoir contempler le ciel si grand et si bleu. J'arrivais de Rouen avec un rhume et une toux, l'intérieur du corps comme sali par trop de fêtes, et je m'ingéniais à m'imaginer m'ouvrant à la Nature, à l'été, à la lumière, naïvement je me comparais à l'Immoraliste de Gide, tout en gravissant un sentier balayé par les senteurs enivrantes du sud.
Le midi, avant de déjeuner, je sirote du muscat en grignotant des cacahuètes, et je suis parvenu à ne plus fumer le matin. Je me sens merveilleusement bien, si je fais abstraction de ma solitude.

Samedi 27 juillet 1996

Hier, suis rentré à Rouen.
Villefranche-Perpignan d'abord (un monde épouvantable sur le quai) puis Perpignan-Paris Austerlitz. Me suis installé par hasard à côté d'un jeune type, avec lequel j'ai commencé à bavarder.
Un Québécois, consultant en informatique, ancien musicien, la trentaine je pense, pas mal fichu. Gentil, discret (bien qu'il fût manifestement ravi de parler avec quelqu'un, il avait voyagé seul plusieurs semaines en Espagne et au Portugal, et remontait sur Paris pour y prendre son avion du retour), pas envahissant donc, intéressant, posé (mais aussi un peu nerveux : je voyais son genoux sautiller de temps en temps).
Pendant dix heures, de Perpignan à Paris, je l'ai eu à côté de moi, et même si nous n'avons pas discuté tout ce temps là, nous avons quand même été jusqu'à évoquer des sujets personnels, ou d'opinions. Le courant passait très bien – et je ne réalisais pas sur le coup à quel point. Arrivés à Paris, il m'a laissé ses coordonnées à Québec, lui ai laissé les miennes, et ô combien je maudissais de ne pas avoir d'appartement à moi, je l'aurais volontiers hébergé (me faisais-je des idées à son sujet ? Assez peu en fait, même s'il m'attirait. S'il en était, rien ne le trahissait en tout cas)
Une fois que nous nous sommes séparés, sur le quai, que je me suis retrouvé seul dans les couloirs visqueux du métro parisien, que j'ai gagné mon train pour Rouen, bruyant et plein de militaires stupides, comme j'ai eu envie de le revoir, comme je m'attristais à l'idée que nous allions nous oublier, et que nous vivions sur deux continents distincts. Sa gentillesse m'a désarmé je crois.
Ces personnes si humaines et réservées à la fois, comme lui (il s'appelle Luc) ou comme David (l'anglais) me font soupirer à l'excès. Essentiellement à cause de leur générosité, de cette tendresse qu'il semble y avoir en eux, et qui fond sur mon cœur comme une vague.

Aujourd'hui, j'ai à peine eu le temps de défaire mon sac à dos, que je suis reparti pour la Hague, avec la famille cette fois. Je n'y resterai sans doute pas très longtemps, et je rentrerai bientôt sur Rouen, avant les autres, où j'aurai la maison pour moi tout seul, ce qui me ravit.

Lundi 29 juillet 1996 (Gruchy)

Petit déjeuner au gîte

Le temps est au gris ici, et les petites averses s'enchaînent aux éclaircies.

J'aime la Hague, mais je succombe toujours à l'ennui, dans ce gîte de location (où un placard regorge de vieux Figaro Magazine, que je feuillette avec dégoût et consternation).
Hier, lecture sur la plage de Vauville, dans le vent, le sable, et devant la mer grise.

Cette nuit, beaucoup de rêves. Dans l'un d'eux, je me trouvais subitement projeté en compagnie de Luc ; il se tenait derrière moi et m'embrassait lentement dans le cou. Je crois que j'en pleurais de plaisir et de bonheur, et je me mis en tête de lui procurer la même chose ; il semblait un peu gêné mais se laissa faire, jusqu'à ce que tout ne se conclue très brusquement.
Jamais la frontière entre l'amitié et l'amour n'est aussi ténue chez moi que face à ce genre de bonhomme. Dans ce que je ressens pour Luc, les deux s'additionnent et se renforcent mutuellement, avec en plus cette part d'illusion, d'extrapolation inhérente à mon tempérament personnel.

Mercredi 31 juillet 1996

Déjeuner au restaurant de Goury, petit bout du monde fouetté par les rafales et les embruns.
Puis, sur la plage, avec la famille, comme d'habitude.
Le temps était maussade, la mer basse, et quand je l'ai atteinte après plusieurs minutes de marche, que je me suis retrouvé devant les vaguelettes et ces aplats de couleur – gris, bleu, vert, mauve – tartinés sur le ciel et l'océan, j'ai trouvé ça très mélancolique. L'immensité de la plage déserte quand la mer s'est retirée, un gros monsieur au loin qui fait danser un cerf-volant, les falaises qui entourent la baie, plongées dans la brume, etc, etc. Impossible de ne pas penser à Luc, et les seuls moments de paix, d'oubli de sa personne, je les trouve dans un roman de Paul Auster.

Pourquoi sans cesse revenir à lui ? C'est idiot, inutile, et absurde.
Tomber amoureux transi d'un inconnu rencontré dans le train, qui vit à des milliers de kilomètres de moi, que je ne reverrai jamais et qui m'a déjà oublié, il faut évidemment que cela m'arrive, et que cela me poursuive, alors que je suis tout seul en vacances sur une plage grise. Et, les cheveux dans le sable et dans le vent, étendu sur la dune et entre les oyats, il faut que je trouve le tableau « mélancolique ».

Le phare de Goury
Cette nuit, vers quatre heures, je me suis réveillé et son visage m'est distinctement revenu en mémoire. Je le sentais comme tout près de moi – j'enserrais le traversin, croyant que c'était lui – et si parfois je prenais soudainement conscience de ma folie, parfois je le sentais, là, à mes côtés, comme dans le train pour Paris. Je crois que j'espère encore, alors que la netteté du souvenir de notre rencontre, de notre intimité de quelques heures, décroît dans son esprit comme dans le mien, au fur et à mesure que s'égrènent les jours. Bientôt Luc m'aura tout à fait oublié, sans doute.
Je lui écrirai un petit mot, sans espoir.

Lundi 5 août 1996

Suis rentré à Rouen, trop heureux à l'idée de regagner la solitude, et du temps à moi, et du calme pour travailler ma musique. Je n'aurais pas supporté bien longtemps la promiscuité avec mes parents dans ce gîte aux murs insonores comme des feuilles de papier, plein de vieux souvenirs et d'atmosphères d'antan – celles d'une adolescence repliée sur elle-même, et que je veux oublier. J'aurais pu aller me promener tout seul, mais je ne pensais plus qu'à une seule chose : rentrer. Et organiser mes journées à ma façon, selon mon humeur.
Donc, voilà deux semaines de sérénité en perspective.

Samedi 17 août 1996

Sarah a vu un fantôme cette nuit dans sa chambre, un monsieur d'apparence très correcte – un cadre peut-être – qui lui faisait coucou de la main.

Lundi 19 août 1996

Samedi soir, me suis rendu (très en retard) chez Alexandre-le-Pianiste.
On a commencé à répéter dans sa cave – moi debout devant un micro, lui assis derrière un piano numérique – une chanson de son cru. Le texte – assez tarte, faussement surréaliste – est d'un auteur rouennais. Quand nous serons au point, il veut qu'on se donne en spectacle dans un petit « cercle » d'artistes, et au Bateau Ivre, le piano-bar de Rouen. Tout ça m'est complètement égal, ne m'emballe ni ne me rebute, je le fais parce que chanter ailleurs que dans la solitude de ma chambre me semble une expérience enrichissante.
Alexandre, quant à lui, a tendance à m'agacer, avec sa réserve, sa fausse pudeur, son orgueil qu'il tente de camoufler, mais qui se répand malgré tout autour de sa personne. Quel comique, quand même, quand il se met à jouer les maestro, les chefs d'orchestre, et qu'il se met à me crier la nuance - « Larghetto ! Larghetto ! ».
Ou bien quand il lui prend de chanter ses propres mélodies (il a une voix épouvantable, qu'il pousse à l'excès, et fait craquer, grincer, racler…). Certes il est agile et sensible face à son piano, et sa musique est très fluide et très riche, mais elle dégage quelque chose de systématiquement daté. Son « adagio pour cordes », s'il me plaît par certains côtés, reste bien larmoyant, et beaucoup trop, beaucoup trop conventionnel.
Voilà ce qui me déplaît au fond dans ce qu'il fait : certes il y met du sien (de ses émotions) mais son esthétique est d'un bout à l'autre empruntée aux compositeurs qu'il admire – Schubert, Janacek, Debussy ou Prokofiev – et tourne désespérément en rond.
Même quand il exploite les sonorités synthétiques de son clavier, avec un jeu de percussions modernes, il trouve le moyen – malgré des enchaînements naturels et bien agencés, malgré des associations sonores harmonieuses – il trouve le moyen de faire sonner ça d'une façon guindée et poussiéreuse. Voilà, la musique d'Alexandre sent le renfermé.
Ce qui me frustre d'ailleurs d'autant plus que je ne possède absolument pas sa virtuosité, sa technique, son aisance, tant au niveau de la pratique qu'en ce qui concerne la composition. A bien des égards, ce que j'entreprends en musique est maladroit, et jamais très abouti par manque de souplesse et de technique.

Vendredi 6 septembre 1996

Le week-end dernier, soirée chez Stéphane et Arnaud (Stéphane a changé depuis le lycée – il est devenu comme plus… humain ? un peu comme moi, finalement, et du même coup, je pense que nous nous apprécions maintenant) (je pensais à cette bande de marginaux du lycée, soudés au chalumeau, qui passaient leur temps à ingérer de la bière et à fumer du shit en écoutant les Pixies : Stéphane, Alexandre, Karim, Fabrice, etc.)

Lundi, je suis remonté à la fac pour y faire du secrétariat, ainsi que tous les jours suivants, le matin seulement.
Divers soucis sans intérêt : les travaux de réfection et l'amiante qui vole, l'affaire des téléphones dérobés cet été, la cartouche d'encre qui manque à cause de ces crétins de la libraire Colbert, l'électricité qu'on nous coupe intempestivement, et M. Couturier qui nous prend un peu, Martine et moi, pour ses bons à tout faire, et qui m'interrompt alors que je dactylographiais une petit note, qui me tend un papier et un stylo, et qui me dit : « Tenez, je vais vous dicter le résumé de ce que vous avez à faire les jours prochains…. »
Martine me racontait qu'hier, alors qu'elle se démenait, accroupie sous une table, avec une fiche de téléphone qu'elle n'arrivait pas à enlever de sa prise, lui restait debout, immobile comme un roc en répétant : « Mais allez, tirez, tirez fort !! »

A noter : mon physique semble faire l'unanimité, et Sarah me confirme que j'ai des admiratrices (elle-même m'avouait que, je n'eus point été son frère, elle aurait déjà craqué pour moi, l'autre soir, lorsque j'ai pénétré dans le Baroque avec mon pull marin et ma veste en daim). La question est : à quand les admirateurs ?

Samedi soir dernier, Christelle m'a traîné au Velvet (une boîte idiote) après la soirée chez S. pour y retrouver un copain de Fred, et, alors que je m'étais mis un peu l'écart, un type s'est agglutiné près de moi. J'aurais été tout à fait seul, je crois que… Puis Christelle a quitté la boîte, je me suis empressé de perdre Etienne (ce n'était pas très charitable de ma part, mais lui-même semblait totalement ailleurs). J'ai attendu dans un coin, et puis j'ai commencé à me sentir de plus en plus malade, me suis dit que la partie de chasse était remise, et suis sorti du vacarme étouffant d'un pas mal assuré. J'ai dû arrêter la voiture sur le bas-côté plusieurs minutes, au retour, tant je me trouvais mal, avec le regret en écho d'avoir raté une occasion.
Le lendemain restait encore en moi un reste de griserie, un marc de saoulerie, et donc, vague mélancolie existentielle, baignée d'espoirs et de visions extralucides (mon Dieu !!)

Mercredi 11 septembre 1996

Alexandre a rencontré un professeur du Conservatoire National de Paris, pour savoir si ça valait la peine qu'il tente le concours d'entrée. Bien entendu, le-dit professeur a parfaitement humilié le pauvre Alexandre.
Entre autres (gros) morceaux, il joue la Pathétique de Beethoven.
« Ça ne va pas du tout » déclare le Maître.
« Ainsi, dans votre chromatique, groupez vos notes par trois, et attribuez une dynamique différente à chaque groupement. »
Il s'installe au piano, et s'illustre, en jouant encore plus vite que lui.
Après quelques vexations de ce genre, Alexandre interprète des compositions de son cru. Le jugement tombe : « Vous avez de bonnes idées, ce qui est étonnant, étant donné une si misérable technique... »
Depuis, Alexandre a oublié le Conservatoire de Paris, et envisage plus modestement un Régional. Quant aux cours particuliers avec un de ces charmants grands Maîtres, comptez cinq à six cents francs par heure, voire plus, ce qui n'est pas très raisonnable. Que l'un d'eux condescende à rencontrer gratis une demi-heure ce petit amateur normand témoignait déjà d'une grand charité, m'a-t-il dit.

Pour ma part, plus humblement, je me suis présenté au Conservatoire de Rouen, pour y rencontrer un professeur de chant, avec l'idée d'intégrer une classe de débutant. Hélas, seuls sept ou huit élèves peuvent espérer entrer dans cette illustre institution, et ce ne sont généralement pas des débutants.
La personne qui auditionnait juste avant moi chantait déjà comme une Castaphiore, elle était même déjà professeur de musique, et elle se tenait droit comme un i, saucissonnée dans un tailleurs gris souris.
Alors évidemment, moi qui débarque juste après en annonçant n'avoir jamais pris de leçons de musique de ma vie, je jurais un peu (j'ai toujours l'impression de jurer dès que je mets les pieds dans ce Conservatoire)
Bilan : je n'ai aucune chance.
Mais l'expérience était amusante : j'ai chanté quelques vocalises simples, accompagné au piano par une petite bonne femme à lunettes rigolote, et jugé par un gros bonhomme, assez caricatural dans son rôle de professeur de chant lyrique. Il m'a annoncé à la fin que j'avais la « matière » pour chanter, mais qu'il me restait maintenant à faire un travail de fond en écoutant beaucoup de musique vocale, et à essayer de me trouver un style, une voix (et une voie) qui me soient propres.
Je dois normalement le revoir mardi prochain, mais je ne me présenterai sans doute pas au jury, d'autant plus que je viens de m'inscrire à l'école de jazz de Mont-Saint-Aignan, où l'atmosphère semble nettement plus détendue.
Il ne me reste plus qu'à trouver une chorale qui voudra bien s'égayer de ma voix de baryton (« Votre tessiture devrait intéresser un chef de chœur » a déclaré M. le professeur) et je serai pleinement lancé dans l'univers épanouissant du chant.

Lundi 29 septembre 1996

Récapitulons : mercredi, j'ai profité de l'absence de Martine pour appeler Sarah, qui est maintenant jeune fille au pair en Angleterre, et qui doit s'occuper d'un gosse très névrotique qui la fait presque pleurer. Puis j'appelé Paris, la Sorbonne, pour régler des problèmes liés à mon inscription universitaire là-bas, puis Katia, avec qui j'ai échangé de menus potins. C'est merveilleux, de disposer ainsi du téléphone. Puis, chez le coiffeur. Puis, mon cours de chant. Alors là, ça devient intéressant, parce que parmi la douzaine de personnes qui constituent le groupe de chant, - majoritairement des filles bavardes et un peu cul cul la praline – il se trouve un type (évidemment) assez réservé et pas très sûr de lui, et qui me regarde de temps en temps avec de grands yeux bleus. Au début je n'y prêtais pas beaucoup d'attention, et puis, à constater sa timidité, et une forme de finesse et à force de sentir son regard se poser parfois sur moi, j'ai fait un pas dans sa direction. Attendons mercredi prochain avant d'en dire plus.

Un couloir de la fac
Vendredi, dans la fac, un des objecteurs de conscience (je n'en connaissais pour le moment aucun) m'a accosté, ayant remarqué ma présence régulière dans les couloirs depuis deux semaines (un type légèrement efféminé, avec une voix aiguë. C'est louche ! Mais il est gentil et souriant) (il connaît Benjamin d'ailleurs). Il m'a présenté à d'autres objecteurs.

Samedi soir, chez Alix, avec Delphine et Vincent (Vincent, son copain, qui débarque d'Alès ; ah, comme j'aimais entendre son accent du midi résonner dans la pièce… ça me calme, me grise presque)

Dimanche midi, chez les grands-parents. Parmi les convives, Françoise – la mère de Colas – qui m'entretient de la façon dont s'est déroulée l'objection de conscience de son fils à la fac de Lettres, avant d'évoquer un ami à lui,  « un grand, blond, tu le connais peut-être ? Il s'appelle Benjamin. Un garçon très calme, posé, presque lymphatique…. ».
Je n'en revenais pas : qu'est-ce qui diable a bien pu pousser Françoise à me parler soudain de lui ? Hasard ou manigance ?
J'ai quitté rapidement le pensum familial, pour un concert de musique gagaku au Théâtre des Deux Rives. Des atmosphères lentes, contemplatives comme j'aime, des mélodies minimales et une harmonie très pure, aux résonances profondes et mystiques, aux harmoniques variés, obtenus avec ce curieux orgue à bouche, qui contrastaient avec la quasi immobilité de la fondamentale.
Puis j'ai hésité à me rendre à un concert de l'Ensemble Inter-contemporain, dirigé par Boulez, mais je me suis dit que j'allais certainement m'y ennuyer à mourir, et que je n'allais sûrement pas honorer de ma présence un concert de Boulez. Je ne cautionne pas la vanité et la futilité atonales !!
Enfin, une promenade en forêt avec Alix, Marco, Fred et Christelle, à l'origine pour y ramasser des champignons (hallu), ce dont je me moquais tout à fait, mais j'y mettais une bonne humeur. N'avons rien cueilli, ou si peu. Puis une pizza, chez Fred.

Aujourd'hui, à la fac, tout allait bien jusqu'à ce qu'un prof ne vienne chambouler son emploi du temps, et donc par ricochet l'ensemble du planning de musicologie de l'année que j'avais minutieusement mis au point. Désespéré, je me suis enfui du secrétariat et je me suis assis dans le hall, où des étudiants embauchés par des compagnies d'assurances-mutuelles faisaient de la publicité. L'un d'eux s'est mis à me fixer, de ses yeux pétillants. Mais il ne me plaisait pas. Je me suis mis à trouver ma vie lourde, si lourde…
Et puis le ciel restait désespérément gris cet après-midi.
Au moment où j'écrasais ma cigarette dans un cendrier et que je m'apprêtais à regagner mon bureau, Benjamin a surgi, tout de noir vêtu, tout sourire, avec sa copine, et ça m'a achevé, de la voir débarquer ainsi si nonchalamment, et je suis parti à toute vitesse, aigre et amère à la fois.

Jeudi 3 octobre 1996

Mardi, alors que je prenais paisiblement un café en fin d'après-midi au Bistrot Parisien, et que je me débattais dans de la paperasserie, Colas est arrivé par hasard, s'est installé à ma table, et nous avons commencé à discuter. Il est un peu nerveux, je le voyais bien à sa façon de triturer sa cigarette autour du cendrier, mais pas désagréable. Un ami à lui est entré dans le bar, et il s'est dépêché de terminer son verre : « Bon, Ben' doit nous attendre…. »
Ils se sont levés tous les deux peu de temps après, pour aller « faire un basket ».
« Ben' », toujours lui.
A part ça, le type qui chante avec moi à l'école de jazz, bof. Il a l'air peut-être un peu timide, mais quand nous nous sommes retrouvés tous les deux pendant la pause, et que nous avons commencé à parler musique, pfou, quel moulin… Impossible d'en placer une.

Ce soir, j'ai assisté (toujours dans le cadre du festival Octobre) à l'un des plus fantastiques spectacles qui m'ait été donné de voir. Une collaboration entre une compagnie danoise (Hotel Pro Forma), une compagnie japonaise (Dumb Type) et des architectes-plasticiens New-Yorkais.
Trois chanteurs, toujours au devant de la scène : une geisha, un marin, et un cow-boy. Au dessus d'eux, quatre écrans vidéo remplis d'images de synthèse, ou d'images filmées en direct, prises depuis le dessus de la scène.
Derrière les chanteurs, une dizaine de danseurs et de comédiens. Une musique pré-enregistrée, amplifiée, très synthétique, très rythmée. Une gestuelle et une chorégraphie un peu rudimentaires, mais minutieuses. Une foule d'effets techniques pour travailler la représentation de l'espace. Une atmosphère assez onirique. Et le tout sur un thème très sombre : l'omniprésence de l'argent, l'évanescence des flux monétaires, la mort, le jugement dernier.
Tous les sens étaient constamment maintenus en éveil. Beaucoup d'effets de symétrie et de rythme que j'adore, avec des passages très hypnotiques, étourdissants.
Et bien sûr je ne pouvais rester insensible à cette esthétique minimaliste, épurée, éthérée, basée sur la simultanéité, la démultiplication d'événements, gestuels ou sonores, très simples. Et ce perpétuel contraste entre une atmosphère froide et désespérée, et une jeunesse, une énergie, une certaine sensualité. Ce mélange que j'aime tant, de tristesse, de solitude, et de rythme, de vie, de couleur, de lumière.

Dimanche 6 octobre 1996

Alors vendredi, il y avait encore du Benjamin dans les couloirs de la fac. Cette fois-ci, il était penché avec moi sur me comptoir du service culturel, à regarder une pile de livres qu'on venait d'y poser. Il disait au gars du service culturel qu'il y avait dans ce tas de bouquins « pas mal de merde ». Mais pourquoi est-ce que je parle encore dans ce cahier de ce petit prétentieux ?

Vendredi soir, j'ai pris la voiture et filé jusqu'au Havre, pour y écouter le Te Deum d'Arvo Pärt. C'était pas mal, mais décidément, cette musique convient mieux aux églises qu'aux grandes salles chauffées tapissées de moquette. Et puis une partie du chœur a eu la mauvaise idée d'aller s'installer tout en haut, dans le fond de la salle, si bien qu'ils partaient parfois un peu faux, s'entendant sans doute assez mal chanter les uns les autres.
Mais public conquis. Pour le rappel, quelqu'un s'est mis au piano, le chef d'orchestre a pris un violon, et ils ont joué « Spiegel und Spiegel ». Pièce archi répétitive, j'ai eu peur que les gens ne s'impatientent dans la salle, et ne se mettent à faire du bruit, mais pas du tout, silence total, recueillement complet, et la musique d'Arvo Pärt a pu se dérouler à la perfection.
>En première partie, il y avait eu du Mozart et du Bruckner, et je me suis avoué avec horreur : la symphonie classique m'emmerde, ce qui, pour quelqu'un qui entame des études de musicologie, est de mauvais augure.
En tout cas, Le Havre un soir d'octobre est une ville affreusement lugubre, je l'ai constaté en luttant contre le vent marin pour regagner la voiture.

Hier, j'ai été écouté le Quatuor Kronos. J'y allais surtout pour Different Trains de Steve Reich, et je ne fus pas déçu. Ils ont un de ces look, dans ce quatuor, pantalons en cuir, chemises bariolées, c'en est presque ostentatoire.
A part ça, ils ont joué du Harry Partch – bêtement atonal, des bips, des pouets et des prouts, des miaulements de chat, des hi-hans assez rigolos, mais qui venaient constamment buter sur la laideur du poncif atonal.
Et puis Black Angels de G. Crumb, pièce inspirée de la guerre du Viêt-Nam, très « seventies », avec des gongs, des cris, des verres d'eau, des amplis, et un message politique.
C'était agressif, grinçant, mais pour une fois l'inharmonieux de cette musique s'avère efficace : lorsqu'il s'agit de guerres, d'atrocités, de peur, de tortures, la musique atonale est forcément efficace (ce que j'avais déjà compris en écoutant Un survivant à Varsovie de Schoenberg)

Sinon, dans un tout autre domaine, reçu une longue lettre de Laurence, de Leipzig, dans laquelle elle me relate ses péripéties, sa vie trépidante, ses trente-six milles amis, ses trente-six mille rendez-vous, et son aisance à vivre n'importe où, de n'importe quoi. Ah, la bohème de Laurence dans les pays de l'Est… C'est fascinant – et je trouve qu'elle a changé, mûri – mais je me demande aussi si elle ne m'a pas un peu abandonné, avec ses vieux rêves d'adolescente, dans un carton, dans un coin de sa chambre à Rennes.

Samedi 12 octobre 1996

Une semaine fatigante, là-haut, à la fac. Quantité d'allées et venues, et puis Martine, qui est bien gentille, mais qui se plaint tout le temps. Dans le secrétariat parfois débarque un étudiant que je remarque et qui me plaît. Je me pose des questions : en est-il ? En est-il pas ?

Mercredi, concert au Conservatoire : rien que des compositeurs japonais contemporains (le matin même, j'avais assisté à une conférence sur Takemitsu, qui m'avait intéressé)
Insupportable : deux heures de musique atonale, prétentieuse, snob, vaniteuse, et creuse surtout, incommensurablement creuse. L'inhumanité totale. Ah, les pizzicati, les glissandos effrénés et grinçants du quatuor Arditti, mon Dieu, je m'en souviendrai ! J'ai passé mon temps à dévisager l'altiste, qui avait une tête d'anglais marrante, et à espérer qu'une panne de courant survienne, ou qu'un spot, un micro, un haut-parleur, n'importe quoi, ne vienne soudain s'écraser sur la scène et faire un bruit d'enfer.
Jeudi, j'ai croisé Marie D. par hasard à la terrasse de l'Adèle, qui prend toujours les choses du bon côté, et c'est tellement agréable.

Vendredi, j'ai été voir la comédie de Découflé, Dora. Rigolo, chatoyant, plein de grands décors changés à toute allure, d'images projetées sur des rideaux, et une acrobate qui faisait des contorsions, juchée tout en haut d'une corde, et qui me donnait des sueurs froides. Mais :
      - Il y avait des longueurs
      - La musique était quelconque

Je préfère les esthétiques plus austères, comme celle d'Hotel Pro Forma, et redoute le côté guignol, tape-à-l'œil, propre aux Français en général. Je dois être un nordique dans l'âme, et le resterai !

Puis j'ai filé à toute vitesse au théâtre St-Sever voir les derviches tourneurs, garantis made in Damas.
Délicieusement étourdissant, et très beau, visuellement, symboliquement.
Mais, tenaillé que j'étais par la fatigue, j'avoue avoir trouvé ça un peu soporifique. Fus frappé par l'extrême musicalité de la voix du chanteur principal – un grand prêtre, ou quelque chose d'approchant – et par la perfection absolue des intervalles mélodiques qu'il produisait, et en même temps, par sa nonchalance – il donnait l'air de s'ennuyer et de se foutre éperdument du spectacle.

Aujourd'hui, j'ai repris et improvisé sur une chanson de Philip Glass, pendant l'éclipse de soleil.
Puis j'ai été voir Song Books de John Cage, truc loufoque et très sérieux à la fois. J'ai aimé cette omniprésence du Temps, comme entité en soi, grave et précieuse, et cette façon de n'aller nulle-part, comme le répétait l'un des comédiens. Dommage pour la partition, un peu trop souvent criarde. Mais « l'esprit » de John Cage était là : quand quelqu'un du public toussait, ou qu'un strapontin grinçait, cela ne me gênait pas, comme cela me gêne d'habitude : ces bruits, fruits du hasard, imprévus du temps, s'intégraient parfaitement au spectacle, et à son exploitation du hasard..

Vendredi 18 octobre 1996

Les jours se suivent et se ressemblent à la fac.
Je m'occupe maintenant aussi de la petite bibliothèque de musicologie, avec Claire, une étudiante sensible et maligne, aux gestes doux. Nous trions tous les deux les documents préhistoriques et poussiéreux venus du fin fond de la bibliothèque, en passant des disques de Steve Reich.
Suis constamment occupé à présent, que ce soit à l'Université ou à l'extérieur, et cela me plaît. Je ne regrette qu'une chose : ne plus pouvoir vocaliser aussi souvent qu'avant.

Mais récapitulons cette fébrile semaine culturelle :
Lundi, expo nocturne de Modigliani, au musée des Beaux-Arts. Essentiellement des dessins, que j'ai trouvés un peu plats, blafards, trop géométriques à mon goût.

Mardi soir, le quatuor Arditti, complété de deux cordes en sextuor, pour donner le Ricercare de Bach (très bien), une symphonie de Brahms (bon, pourquoi pas) et entre les deux, du Xénakis.
Comme toujours avec ce genre de crème atonale contemporaine, je m'ennuyais à mourir, jusqu'à ce que mon oreille soit attirée par une sonorité étrange que j'attribuais de prime abord à la musique. Puis j'ai réalisé qu'il s'agissait du « areuh-areuh » d'un bébé dans la salle – on pouvait confondre en effet – et qui jugeait sans doute opportun de compenser l'horreur des sonorités atonales par de guillerettes petites onomatopées.
Un vilain monsieur a finalement fait résonner sa grosse voix dans la salle :
« Bon, madame, avez-vous l'intention de gêner le concert jusqu'à la fin avec votre enfant ? »

Silence soudain. Mais au bout de deux minutes, on pouvait de nouveau entendre de sympathiques « Areuh ? », en contrepoint avec le quatuor Arditti, et je me réjouissais déjà qu'il se prépare un incident, tellement je m'ennuyais. On dût faire une remarque supplémentaire aux importuns, puisque brutalement, avec fracas, quittèrent de la salle une femme, un nourrisson dans les bras, suivie de son mari, qui lança à pleins poumons : « Eh bien nous nous en allons, puisque nous sommes indésirables ! ».
Le quatuor fut obligé de s'interrompre, et du public montèrent un tas de petits toussotements de gêne.

Mercredi, colloque sur Marco Stroppa, jeune compositeur italien, bavard, pédagogue, narcissique, qui expliquait les subtiles constructions de sa musique avec entrain et des schémas projetés sur écran. Il illustrait son propos d'extraits de ses compositions, qu'il jouait et rejouait, qu'il disséquait comme un ingénieur du son, ou comme un médecin légiste, si bien qu'à la fin je me demandais sincèrement en quoi son travail était plus musical que scientifique. Parce qu'il aurait été vêtu d'une blouse blanche, un fer à souder à la main, c'aurait été pareil.
Puis le soir même, concert au Théâtre de la Ville : des œuvres de Stroppa justement, et de Webern, jouées par le quatuor Arditti encore, qui décidément se complaît dans les horreurs.

Aujourd'hui je suis descendu à la bibliothèque St Sever en compagnie de Franck – un objecteur de la fac – avec qui j'ai discuté ensuite une heure durant, devant une bière. Garçon parfaitement inoffensif, très gentil et pas bête du tout. Et dans le même temps, il laisse une incroyable sensation d'instabilité et de fragilité.

Et ce soir, je viens de voir « Karas », une compagnie de danse japonaise, avant que je ne file écouter trois groupes de musique folklorique autrichienne – pure souche – avec des tronches et des costumes qui ne trompent pas, et une atmosphère très détendue sur la fin, mais sur la fin seulement, car il s'agit toujours d'un concert du festival « Octobre », et le festival « Octobre », attention, c'est archi-élitiste, archi-propre, archi-sérieux, avec des mines toujours un peu constipées.

Mercredi 30 octobre 1996

La maison des parents de Delphine
Samedi soir, chez Delphine, à Cottévrard, avec Alix, Marco et Vincent.
Comme celles de l'amabassadeur, les soirées dans cette maison, dans ce petit hameau perdu du pays de Caux, à trente bornes de Rouen, sont toujours réussies.
J'aime cet ancien presbytère, aux murs épais, aux poutres vénérables, à la tomette couleur de terre, à l'escalier invraisemblablement tortueux, au jardin parsemé d'herbes folles et de pommiers.
Et puis Delphine est sympa, même s'il a toujours subsisté entre elle et moi une sorte de distance respectueuse un peu agaçante, et même si nous ne partageons peut-être pas beaucoup d'intérêts communs, j'apprécie tellement sa tranquillité, sa simplicité. L'imaginer simulant, ou se mettant ostensiblement en valeur n'est pas pensable ; elle est honnête et humble.

Isabelle, Nénène (la marraine de maman) et moi, chez papi et mamie
Qu'est-ce que je me fais chier !
Dimanche midi, repas chez les grands-parents. Séance radotage, séance de manières sans manières, séance vins capiteux et pâtisseries lourdes, la même séance depuis des lustres.

Puis j'ai été écouté plusieurs pièces de Janacek en l'église de la Madeleine, affreux bâtiment néo-classique du XVIIIe, un ancien hôpital d'une froideur cadavérique.

J'ai reçu mes cours de solfège à part ça, et je m'échine à faire des exercices d'intonation, de rythme. Je redoute le désastre à l'examen de solfège de fin d'année.
Mardi soir, chorale (c'était la première fois). Cela faisait plusieurs mois que j'avais l'occasion d'entendre des chœurs, pendant mes concerts, des chœurs que j'écoutais et regardais avec envie, et ce soir enfin je me retrouvais, une partition dans la main, à suivre la battue du chef, entouré, baigné, plongé dans la polyphonie.
J'ai adoré cet instant.

Samedi 2 novembre 1996

Ecrasé par la fatigue.
Jeudi soir, je suis rentré tôt, après avoir été prendre une bière dans un pub miteux et lugubre, derrière les Gaumont, avec Christelle, Fred et Rico – qui me tapaient sur le système.
Il pleuvait, on entendait au loin les échos de la foire St Romain, les gens s'étaient déguisés pour la Halloween, poudrés, avec des dents de vampire, et je m'en fichais complètement, j'étais fatigué, et j'avais envie que quelqu'un me serre dans ses bras.
Hier soir, avec Phil, Alix, Marco, Delphine et Vincent, avons pris un verre en ville, puis regagné l'appartement d'Alix, en travaux, une véritable écurie, et nous avons joué à la belote coinchée jusqu'à cinq heures du matin.

Aujourd'hui, levé à midi. Gymnastique et assouplissements quotidiens. Puis vocalises. Un peu de solfège. Un café en fin d'après-midi avec Katia et Thomas.

Au salon...
Je me sens un peu las, un peu déprimé ces temps-ci.
Hier soir par exemple, lorsque nous étions tous les six attablés, à bavasser et à  rire en sirotant des bières, je me suis imaginé un instant qu'au lieu d'Alix, de Vincent, de Delphine, etc, je me trouvais en présence d' amis-amants, avec lesquels je riais aussi, avec lesquels je me sentais bien, quand, dehors, les camions et les voitures passaient sur le boulevard dans l'indifférence. Bon, c'est clair que ce n'était pas le cas. J'étais avec Alix, Delphine, Alix qui sort avec Marco, Delphine qui sort avec Vincent, etc., et je n'avais pas de copain pour me tapoter sur l'épaule et me serrer discrètement contre lui. Et pourtant rien que l'idée de m'imaginer dans cette situation me procurait du plaisir, j'arrivais à me leurrer, à faire abstraction pendant quelques secondes, de cette réalité qui m'entourait.
Est-ce la proximité d'un nouvel état, d'un supposé bonheur à venir, qui cause cette petite lumière, qui me permet de tenir ?
Je crois que j'ai confiance.

Inouï en fait, à quel point mon histoire est caricaturale et ridicule : je me sens seul, dans mon homosexualité frustrée. Et en même temps, comme je vis cette situation avec gravité ! Comme ce problème peut peser sur toute mon existence ! A la limite, il n'y a rien  de plus grave pour moi. Evidemment, une fois que j'aurai franchi la barrière, une fois qu'on m'aura bien tripoté de partout, mon point de vue sera plus léger et désabusé, mais pour le moment, je me débats dans de grandes sensations existentielles…
Et à part ça, je ne sais toujours pas comment m'y prendre. Pour franchir le pas.

Dimanche 24 novembre 1996

Lundi et mardi, je les ai passés à dactylographier un texte de Couturier consacré aux « nouvelles lutheries » comme il dit – un texte pour son bouquin, un texte idiot, pourri de jargon, de ces barbarismes que les musicologues se permettent parce qu'ils sont chez eux, et qu'il disent ce qu'ils veulent du moment que ça fait chic (tu parles : un « claviériste » qui touche un synthé aux sonorités « timbriques »). Bref, du verbiage, encore et toujours, et en plus Couturier ne cesse d'y citer ses petits copains, d'illustres inconnus à la crème atonale, Louvier, Lévinas, ou son petit chéri, Dufourt, sur lequel il pond une page entière dans un bouquin consacré à l'Orchestre, autant que ce qui est consacré à Beethoven.
Mon pauvre Couturier, brave Couturier, flasque et maladroit personnage, à l'allure néanmoins sérieuse, avec ton ventre qui s'en va bedonnant, t'es vraiment qu'une nouille.
Enfin, c'est gentil, tu m'as donné mon mercredi matin, pour me remercier de mon travail de copiste, et j'ai dormi jusqu'à midi.

Vendredi, j'ai raconté à Franck, en des termes brefs, mon « histoire » avec Benjamin – ils se connaissent. Il m'a confirmé que Katia et moi on s'est fait un film, quoique B. soit une personne ouverte et sans préjugé, puisque Franck a pu lui avouer « certaines choses », sans que cela n'ait en rien changé leur relation. Façon déguisée de la part de Franck d'évoquer sa propre homosexualité d'ailleurs.

Samedi, j'ai emmené Alix en voiture jusqu'à un centre commercial de Grand-Quevilly, pour qu'elle y achète deux sacs d'enduit pour les murs de son appart et une bouteille de gaz. Ah, la casse-pied.
Samedi soir, chez les Tourtel, qui nous invitaient pour nous entretenir de leur projet de nouvel an : un truc costumé à thème, avec de la déco et je ne sais plus quoi d'autre. Mon Dieu, comment vais-je faire pour y échapper ?

Samedi 30 novembre 1996

Une semaine marquée par la pluie, donc une semaine agaçante et démoralisante.
Mon nouveau parapluie est déjà en miettes avec tout ce vent qui a soufflé ces derniers jours.
Mercredi, Michèle Laval, ma prof de chant, et Edith, son accompagnatrice, m'ont dit que j'avais une voix très juste. Merci, merci !

Jeudi soir, concert lamentable au Trianon Transatlantique. Un jeune groupe de musique électroacoustique, multimédia, sur une projection de films expérimentaux (genre la bobine de film grattée, triturée, tâchée, lue à l'envers, à l'endroit, recolorée, etc.)
Sur scène, un percussionniste au jeu décousu, horripilant, un guitariste lançant ses petites notes au hasard, gling-gling, un type emberlificoté dans des fils reliés à un ordinateur, et qui, au moindre geste de ses mains ou de ses pieds, faisait émettre des sortes de gros prouts. Un chanteur avec un micro transformant le son de la voix, qui hurlait, ou râlait, ou éternuait. Un bricoleur penché sur des magnétophones, des vieux postes de radio, occupé à produire des sifflements et des chuintements. Tout le monde faisait n'importe quoi, improvisait n'importe quoi dans son coin, et il en ressortait une pâte sonore d'une laideur innommable.
Sur la fin, tout le monde s'est mis à faire le plus de bruit possible, tout ça parce que sur l'écran on venait d'apercevoir voir une silhouette qui avait brisé un bidet, ou un lavabo, si bien que j'ai cru que j'allais devenir sourd, et que je suis sorti précipitamment de la salle, dans un incroyable raffut de hurlements et de craquements, qu'on continuait même à entendre depuis la rue.
On peut faire de la bonne musique électroacoustique – même atonale – le groupe Karas, en octobre, me l'a démontré. Mais il est aisé, surtout aisé, de faire du caca.

Samedi 28 décembre 1996

Passons en revue la semaine : lundi, je suis retourné à la fac, déserte évidemment – les vacances avaient commencé vendredi dernier – déserte, si l'on fait exception des femmes de ménage, badines et vulgaires, qui vaquent à leurs occupations. Et exception faite des quelques objecteurs de conscience comme moi, qui traînons nos savates entre nos bureaux et les machines à café.
Pris un café avec Franck, qui m'a entretenu de ses origines sociales, très modestes. Il ne doit sa culture – essentiellement littéraire – qu'à lui-même, ce qui m'a impressionné, moi qui, paresseusement, tiens tant de choses de mes parents.
Je ne me sens pas toujours très à l'aise avec lui, finalement. Non que nous ne soyons pas en phase – bien au contraire – mais j'ai parfois l'impression de le déranger, ou de passer pour quelqu'un d'un peu faible, de fade, d'insuffisamment mature, ou de pas très marrant, je ne sais pas. J'ai le même genre de scrupules avec Laurence.

Mardi : première journée de congé.
Mercredi : réveillon de Noël, passé ici à Rouen, avec les grands-parents, qui n'en finissent pas de radoter, de patiner, de faire du sur-place. C'est la vie.
Le lendemain, à St-Adresse, chez les Ducrocq.  Sarah et moi n'étions pas guillerets, un peu absents, comme nos parents, on doit tenir ça d'eux. Avec quelques cousins, on s'est installés sur la véranda, d'où l'on a cette large vue sur l'estuaire et la cité havraise.
Un temps splendide.

Maman, Alain et papi
Annick, mamie et papa

La famille ? Bah, comme je le disais à Franck lundi, des « bourgeois éclairés ». Intellectuels, esthètes, de gauche, mais des billets dans les poches. Sauf mes parents, qui n'ont rien dans les poches.

Et donc j'ai bu, j'ai bu. Et observé Stéphane du coin de l'œil : incroyable ce qu'il peut dégager comme paix intérieure, comme bonne humeur, et en même temps, comme savoir et comme intelligence raffinée.
Sur la route, en rentrant sur Rouen, au milieu de la campagne glacée, je sommeillais, en songeant à lui, qui doit avoir plein de petits copains, et à moi, qui me gâche jour après jour.

Vendredi, pris un café avec Sarah. A la table voisine, un autre couple, un garçon, une fille. Le mec avait un visage indéfinissable, tout dépendait du profil et de l'expression de ses yeux bleus. A un moment, j'ai cru qu'il allait pleurer. Puis j'ai cru que c'était sa compagne qui allait craquer (que pouvaient-ils bien se dire ?). Puis j'ai cru que j'allais tomber, quand il m'a regardé, de ses yeux bleus, de ses beaux bleus inquisiteurs.

Hier, vu Alix, Delphine et les sœurs Tourtel, et je n'avais rien à leur dire.

Aujourd'hui, j'ai filé sur Paris, entre des campagnes enneigées et sous un ciel dégagé, pur et lumineux, pour aller acheter un nouveau bazar musical, un clavier ultra-sophistiqué, un véritable vaisseau spatial.
Tourné en rond des heures durant pour me garer – craignais les contractuels, la fourrière, les cars, les taxis, les piétons indifférents, la jauge à essence, les grandes avenues pleines de feux tricolores, le boulevard périphérique et ses priorités à droite, je craignais tout.
Je devais ensuite rejoindre Laurence, mais pour des raisons complexes, elle est restée à Rennes, si bien qu'aussitôt mon achat réalisé, j'ai quitté cette capitale infernale et j'ai pris la route de Rouen, qui menaçait de verglacer avec l'arrivée de la nuit.
Mon Dieu, Paris.

Samedi 11 janvier 1997

Repris mes activités à la fac. Et j'apprends jour après jour à me servir de mon nouveau synthé (épatant : je devrais pouvoir en tirer de bonnes choses). Pendant ce temps, mes cours du CNED prennent du retard, les devoirs non faits s'accumulent, et je voudrais pouvoir me passer de sommeil, pour disposer de la nuit pour travailler le solfège, l'écriture et l'histoire de la musique.

Jeudi soir, vu Oh les beaux jours, de Beckett, au Théâtre des Arts. Beaucoup aimé : aimé la lenteur, la stasis  du climat de la pièce, les répétitions d'expressions ou de mots. Cette sensation de partir de nulle part pour aller nulle part – j'ai fait immédiatement la comparaison avec mes goûts musicaux. Je me souviens aussi de cette impression curieuse qui m'a surpris au beau milieu de la pièce, assis sur mon siège : la soudaine sensation d'être libre, libre de ma vie, de ce que j'en fais, libre, absolument libre, et que si je butais sur quelque chose, cela n'avait pas d'importance, que je pouvais toujours tout envoyer promener si je le désirais, l'essentiel restant l'intégrité de ma liberté.
Les contraintes de mon travail à l'université, du cours de musique à étudier et les angoisses de la dictée de notes m'ont bien sûr assailli dès le lendemain, mais je veux garder cette sensation d'absolue liberté au fond de moi, et secrètement me moquer, mépriser tout ce qui m'encercle, si tout ce qui m'encercle me rejette.

Mardi 28 janvier 1997

De la routine, bien sûr.
Quand je veux m'enfuir de mon secrétariat, je m'en vais souvent retrouver Franck, dans sa petite bibliothèque de Lettres Modernes, sa « cage à lapin » comme il l'appelle. Sa sensibilité, sa bienveillance, et son sens de la psychologie humaine me désarment.

Une rue de l'est de Rouen

Jeudi soir, avec Stéphanie, Sophie, Loïc, Bastien – quelques amis à eux sans intérêt, et enfin avec Claire, Delphine, Christelle et Fred. Avons pris l'apéro tous ensemble, puis dîné dans un restaurant africain de la Croix de Pierre – quartier d'arabes et d'étudiants peu fortunés, très agréable, plus humain que les rues froides et austères du centre ville.
Puis, à l'ESIGELEC, l'école d'ingénieur des Tourtel, à une soirée incroyablement stupide, pleine de gens incroyablement stupides. Bastien, qui sort toujours avec Sophie. Mais Bastien qui me regarde souvent, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, et qui annonce, un peu coquin, en arrivant au restaurant :
« Tiens, je vais m'asseoir à côté de Baptiste. »
Il me touche soudain le bras en parlant.

Je parlais justement de lui à Franck, le lendemain en fin d'après-midi, dans la bibliothèque (la fenêtre était ouverte, je fumais une cigarette en regardant le ciel tout bleu, qui commençait à s'éteindre).
« Ce genre de types est assez répandu… » m'a-t-il dit. « Et il n'y a rien à faire, rien à espérer avec eux… »
« Et si tu souffres par leur faute, tu sais quelle conduite adopter, Baptiste ? »
«  - Oui, l'indifférence. » ai-je répondu tristement .

Hier soir, Emmanuelle et moi avons filé sur Louviers, à la salle des fêtes, écouter Vincent D., qui interprétait ses chansons seul au piano, en première partie de Jean Sommer, chanteur parisien sans intérêt, malgré son charisme, ses jeux de scène, et son contact facile et vulgaire avec le public. Quant à Vincent, il écrit décidément des textes personnels, simples et remplis de poésie, mais il a une drôle de façon de chanter. A la fin, on en vient à se demander s'il y a une mélodie, ou si ce n'est pas toujours la même.
Aujourd'hui, j'ai esquissé ce qui sera sans doute la musique d'accompagnement d'un CD-ROM pour le CRDP – c'est tout à fait par hasard que j'avais rencontré l'étudiante qui dirige le projet, et qui m'avait fait cette proposition, d'un court accompagnement non rémunéré.

Samedi 15 février 1997

Un mot laissé par Franck (que je publie sans son autorisation, qu'il me pardonne...)
J'ai essayé de faire comprendre aujourd'hui à Franck, que j'ai beaucoup changé en quelques années, que je ne vis plus dans l'idéal de pureté, dans l'idéal de l'enfance, dans l'idéal de la passion, ou dans n'importe quel autre idéal, et que je commençais à venir à la réalité, mais il est resté suspicieux. Il m'a dit qu'inconsciemment je faisais peut-être exprès de toujours tomber sur des hétéros. J'ai protesté, en répondant que j'étais simplement difficile, timide, et que je n'ai pas eu l'occasion de fréquenter les bonnes personnes. Que je suis maintenant en attente.
Mais son hypothèse me poursuit : et si c'était vrai ? Non, non…

Je me sens comme sur la corde raide, je redoute les jours à venir, et j'ai peur de ne plus trouver assez de force pour supporter une frustration et une tristesse incommensurables.

Je vais d'ailleurs probablement arrêter ce journal, pour la seconde fois depuis les sept années que je le tiens. Il me m'apporte plus rien, et m'enferme dans un personnage que je ne veux plus incarner. Ou que je ne suis déjà plus...
Ces crises de soudaine exaspération, de tension intérieure, sans raison apparente, qui m'ont surpris ces jours derniers à la fac, sont les stigmates, sans doute, d'un malaise, le vague malaise lié à la prescience de ce qui pourrait survenir. Le fait d'en avoir parlé à Franck ne m'en a fait que plus clairement prendre conscience.

Je me souhaite tout le bonheur possible alors !