Assommé par la grippe. Assommé par les médicaments. Assommé
par la déprime, la fatigue, l'angoisse, les questions sans réponse.
Tellement malade que j'en avais des hallucinations hier matin : ayant réussi à me
traîner de mon lit jusqu'à ma chaise de bureau, j'y suis resté affaissé sans plus pouvoir faire un geste,
comme un noyé échoué sur la plage, le regard vague et fixe, et je m'imaginais me transformant en règle à mesurer, en équerre, ou en une figure
géométrique quelconque. En robinet peut-être, je ne sais plus.
Et cette nuit, dans mon lit, c'était étrange, je me sentais parfois bien,
tant physiquement que mentalement – je voyais clair, je voyais net, mon esprit et mes sens
étaient lucides, rassemblés, concentrés.
Et puis soudain tout se cassait la figure, un vrai bazar, un
vrai vacarme, ça partait dans tous les sens dans mon crâne, et mon cœur de se
mettre à battre la chamade, et moi de me retourner comme une broche dans un
grill, effrayé.
Ah, la grippe, on oublie si vite ce que c'est.
A part ça, la soirée du nouvel an fut ratée. Les Trois Mecs (ainsi que nous les appelons, Claire, Christelle et moi) ne
sont décidément que trois bourgeois insipides et prétentieux, un ramassis de manières et de vanité.
Christelle a eu la mauvaise idée de sortir avec Frédéric, et
aujourd'hui elle m'a dit qu'elle a dû se le coltiner au téléphone, dans une interminable
conversation où il l'a bassinée avec sa chaîne hi-fi à 10000 francs, ses
petites combines pour tout payer moins cher, sa télé, son téléphone, ses pompes
de marque, ses marques, ses marques, ses marques, etc.
Mais c'est inouï, c'est presque de la caricature, de la connerie de petit-bourgeois pareille !
Lundi 8 janvier 1996
Sur le trajet qui me mène à la fac
Suis monté à la fac, avec l'intention de ne pas y suivre un
cours. Aperçu Visage-Parfait ce midi. Mitterrand est mort. Je trouvais amusante et triste à la
fois son image d'écrivain raté.
J'ai refait ce rêve de montagnes sauvages et grises à la
fois qui s'élèvent horriblement jusqu'au ciel ; ce n'est pas exactement un
cauchemar, mais le climat y est oppressant, avec cette violence, cette solitude
et cette sensation de fin du monde, de catastrophe, dans ces rochers lacérés
qui montent sans arrêt vers le ciel, ce ciel sans couleur et sans lumière.
Cette image de mort et de néant qui semble se cacher derrière ces rêves de montagne
est vraiment horrible.
Samedi 13 janvier 1996
Mercredi soir, soirée chez Hervé, un type assez mignon que
Christelle et Claire avaient rencontré quelques jours auparavant. Il avait invité
des gens de son école, l'ESIGELEC, des types pas très futés. Assis dans mon fauteuil, je me
suis fait taper sur les doigts par Claire et Maïté pour avoir arrêté ma licence de math. « Ca
va pas la tête !! Tu es un garçon intelligent, tu
termines ton année tranquillement, tu peux encore l'avoir ta licence ! »
La mort dans l'âme, je suis remonté dès le lendemain à un TD
de math, donné dans un petit amphi sombre et tout dégoûtant, rempli même pas au
dixième d'étudiants fats et miteux. N'ai rien compris, et ne cherchais pas
vraiment à comprendre ce qui se tramait sur le tableau noir. De toute façon, j'ai
pris trop de retard maintenant. Il pleuvait, il ventait dehors, et mon parapluie s'est
cassé quand j'ai voulu l'ouvrir, en sortant de cours. Finie pour moi, la
licence.
Pourtant quelle épouvantable semaine de doute,
d'interrogations, de peurs quant à mon avenir, quant à ma valeur, je me voyais
déjà SDF, en tout cas je voyais déjà ma vie toute bousillée.
Donc, mon programme : je vais avancer mon service
militaire à l'année prochaine, tout en suivant un DEUG de musicologie par
correspondance.
Ce qui me fait peur, c'est de vieillir.
Mercredi après-midi, je suis resté pétrifié sur ma chaise, au beau milieu de la bibliothèque de
Lettres, incapable de faire un geste, plongé dans une torpeur affreuse, et une
mauvaise conscience sans limite, à regarder les autres étudiants travailler. Et
à me dire, aussi, que je ne serai jamais aimé.
Hier, vendredi, il a fait beau, malgré des petits nuages
mauves, ici ou là. Ce fut une journée… silencieuse. Pourtant, j'ai parlé – pensez ! – j'ai
visité un psy.
Une femme incroyablement froide et distante, exhalant un parfum et une sévérité
bourgeoise à dix lieues à la ronde. Et c'était presque… angoissant, le silence
qui régnait dans son petit bureau, elle, enfoncée, impassible dans son siège, à
me fixer, et ce divan tout noir et vide, sur lequel j'avais plié et posé mon
grand manteau, et toutes ces petites maisons tranquilles que j'apercevais par
la fenêtre, sous la douce lumière d'hiver. Et moi, au milieu de tout ça, je
parlais, de ma douleur et de ma vie. Je me disais, avant d'entrer dans son bureau, que j'allais
peut-être passer des antibiotiques aux antidépresseurs, mais elle ne m'a rien
prescrit, et ce n'est sans doute pas plus mal.
Hier soir, avec Claire, son Sébastien, et Hervé. Il est
particulièrement gentil et attachant, cet Hervé.
Avons pas mal discuté tous les deux, de choses et d'autres.
C'est quelqu'un qui a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, qui ne tient pas en
place, et rêve d'avoir plusieurs vies pour visiter la Terre entière. Mais c'est
également un grand gaillard (longiligne, j'entends) qui se passionne à bricoler
des voitures américaines, et à faire du surf, sur la neige ou sur les vagues,
c'est à dire des activités qui ne m'intéressent que modérément. Il n'empêche que j'aime son calme, sa sensibilité voilée,
son absence de vulgarité masculine, sa simplicité, sa gentillesse et ce côté
« sérieux », retenu, qui fait peur à Claire. Je ne parviens pas à cerner ce que je ressens pour lui, ce
n'est ni du désir, ni de l'amour à proprement parler, ni vraiment de l'amitié,
c'est un sentiment tout simple, ténu, discret, peu encombrant, mais un
sentiment quand même, doux et agréable à porter.
Mardi 16 janvier 1996
Une rue de Mont-Saint-AignanJ'ai mis maman au courant de mon abandon. Ça lui a fait un
choc – et j'imagine qu'elle se désole en silence – ce qui prouve bien qu'elle
ne me connaît en rien. Je lui ai expliqué, entre autres choses, que la fac m'avait
beaucoup déprimé. Elle a avoué ensuite à
Sarah que ma décision la déprimait, elle. En somme, elle a trouvé le
moyen de faire de mon malheur son malheur à elle, et, plutôt que de s'informer
de mon état, elle n'a fait que tirer la couverture à elle, une fois de plus,
ramener la chose à la fatalité de son existence, comme une brique
supplémentaire posée sur ses épaules, comme une marque de plus de son infortune,
de l'ingratitude du sort, de l'ingratitude des autres. Voilà, son regard ne va
plus loin, et c'est en particulier pour cela que nous sommes brouillés, elle et
moi.
Terminé une petite composition polyphonique
(Seuil du Lauragais). Ça ressemble à une musique de documentaire.
Voilà qui est encourageant : je peux au moins faire ça.
Ce soir, je donne une représentation de théâtre. Christelle craint le
regard des autres. C'est curieux, moi il ne m'impressionne pas tant que ça,
finalement. Je crois qu'à partir du moment où je parviens à garder un minimum
de confiance en moi, j'arrive à m'exposer en pleine lumière sans trop
d'angoisses. Le manque de confiance, voilà bien mon boulet. Sarah et moi avons
convenu (car S. manque d'assurance également) qu'il faut y voir là l'éducation de
maman.
Dimanche 21 janvier 1996
Je me sens mieux depuis que ma décision est officielle et
définitive. Et je sais que j'ai fait le bon choix.
Mercredi, je suis monté à Bois-Guillaume donner un cours de
math à une collégienne. Il y avait un grand brouillard flottant sur la campagne – même les
couleurs les plus vives tournaient au gris – et je n'ai pas sombré dans la
mélancolie, comme au temps du lycée, quand la brume s'abattait sur
l'agglomération et que je me sentais si petit, si insignifiant, si seul, dans
mes vains espoirs. Non, mercredi, j'ai marché dans le brouillard, fort, et plus
sûr de moi. Gagnerais-je enfin une nouvelle personnalité, après
l'adolescence ?
Vendredi, j'ai couru après les métros et les bus, et Ingrid,
la pipelette du théâtre, est satisfaite de nos progrès, à Christelle et moi.
Une rue de Rouen, près de l'archevêché
Vendredi, avec Christelle, nous avons erré dans les rues
glaciales de Rouen : quel désespoir, nous n'avions rien de prévu, aucune
soirée étudiante stupide à nous mettre sous la dent, et personne à visiter. Avons
fini au Yellow Cab, assis autour d'une table basse, dans de grands
fauteuils moelleux, au fond du bar, sous la lumière d'un abat-jour suspendu qui
descendait presque jusqu'à toucher la surface de la table : raconter des
histoires et des potins stupides dans un cadre si intimiste, devant une bière,
en fumant des cigarettes, sur du rock stéréotypé, on aurait pu être à Paris, à
Londres, ou à New York – à vrai dire, j'avais oublié tout le reste du monde.
Aujourd'hui, Louis est passé à la maison, et je lui ai joué
mes chansons, tout excité et amusé. Il m'a remonté le moral. Il s'estime
incapable de jouer avec moi : « C'est trop difficile. ». Je ne
le pense sincèrement pas, et je le lui ai expliqué, mais bon, en tout cas, ma
prestation semble l'avoir bluffé. Il pense même que j'ai de l'avenir !
Jeudi 25 janvier 1996
Je me suis inscrit à la bibliothèque municipale, et à la
discothèque St-Sever. Le Traité d'Analyse Harmonique de Jacques
Chailley est plein de bonnes choses – quelle richesse, quelle rigueur - même si
sa théorie pêche un peu sur certains points à mon avis (je trouve que l'assimilation des
accords de septième et de neuvième n'est pas comparable à celle des accords parfaits).
Chailley aurait dû revoir sa théorie à la
lumière des récentes découvertes de l'électroacoustique, et nul doute qu'il
l'eût fait, s'il avait eu trente années de moins lorsqu'il avait rédigé son
traité : c'est affreux de vieillir – le répétera-t-on assez ? – car
ou bien l'on perd ses facultés, ou bien l'on reste sur ses acquis et l'on se
ferme à tout ce qui serait susceptible de venir les bouleverser.
Mercredi, j'ai trottiné entre cours à donner, et divers
rendez-vous. La mère de Philippine (à qui je donne des cours de math, donc) est
décidément pleine de chichis, quoique très obligeante. Il y a un autocollant de
la Vierge Marie sur le tableau de bord de sa voiture, des livres de Jean-Paul
II et de Monseigneur Lustiger qui dépassent de sa bibliothèque, et vraiment sa
moquette est impeccable. Elle me parle de ses années passées à Cherbourg :
« Ah, la Hague, c'est mâââââgnifique… ! ». Ou de Paris, en
extase : « Ah, notre belle capitale… ! »
Evidemment, elle me met assez mal à l'aise, et elle incarne
des tas de choses que je n'aime pas, mais face à elle, je ne puis m'empêcher
d'être courtois au possible, presque mielleux, et quand elle me donne mes 70 F
pour le cours de math donné à sa fille, je range son argent dans mon
portefeuille sans y porter un regard, comme si elle me donnait une babiole à jeter
à la poubelle. Et puis, parfois, derrière son fatras de simagrées, je la sens
presque naturelle, j'arrive à percevoir une sensibilité, une simplicité de
cœur, quelque chose de presque humain.
Aujourd'hui : ce matin, comme tous les jours
d'ailleurs, j'ai travaillé mon chant trois heures d'affilée ! Puis j'ai grelotté
dans le froid à attendre un bus en retard.
Katia, à la bibliothèque, avait les cheveux dans tous les
sens et le visage déconfit. « Des problèmes sentimentaux » a-t-elle
murmuré.
Le mari de Mimine, H., a un cancer avancé. C'est affreux, il
a tardé à se faire radiographier, et les pneumologues, de toute façon, n'ont
rien vu au début et ont fait traîné les choses. Quand il perdu la voix,
plusieurs kilos et qu'il a commencé à se déplacer avec peine, il était trop
tard. Les médecins n'osent pas lui dire l'état d'avancement de son cancer, et
il y en a même un qui a dit à Mimine, en aparté, qu'il vaudrait mieux pour lui
qu'une aorte crève dans son sommeil, il éviterait des souffrances qui iront
croissantes.
Samedi 27 janvier 1996
Hier, il a fait beau. Et je suis allé voir mon psy pour la seconde fois, qui
m'a demandé de m'installer, dès que nous sommes entrés dans son cabinet (plein de parfum Chanel). Elle s'est assise
dans son fauteuil en cuir, m'a regardé en croisant les doigts, et n'a plus
prononcé un mot.
Puis, répétition de théâtre, avec Ingrid et Olivier, qui
nous ont dirigé à la baguette, Christelle et moi. Je ne parviens pas à exagérer
comme il le faudrait mes expressions. Ingrid dit que cela peut nous paraître
irréaliste, mais le public s'attend à ça. Quant à Olivier, il se sent peut-être
à l'aise, il a peut-être fait le Conservatoire, et il est peut-être le
président de la troupe de la Réplique, je n'en trouve pas moins son jeu
parfaitement inconsistant. Cela dit, il est sympathique. Quand nous sommes arrivés dans le grand amphi, on répétait
déjà une autre pièce, passablement dramatique, qu'un étudiant dirigeait avec
sérieux et des petites lunettes vissées sur le nez, et il n'avait pas peur de
jouer au professionnel (sans doute croyait-il monter du Brecht pour la Comédie Française)
Hier soir, avec Christelle. Et de vagues connaissances
aussi, les jumeaux Phil et Fred, ainsi que des amis à eux : un sosie de
Morissey (qui aime les Smiths justement, et qui m'a regardé, un peu interdit,
quand je lui ai fait la remarque) et un mec horriblement lourd qui se la joue
décoincé et qui sautille sur la musique en croyant bien danser. Parce qu'après
avoir pris une bière au bar de l'Orbe, où se
trouvaient également Sarah et Juliette, Juliette qui avait mal au ventre
d'avoir trop bu, pleurait pour une histoire de mecs, et à cause d'une rivale
(un « thon au ciré jaune ») et Sarah qui la calmait, habituée à ce
cinéma, et avinée, molle, elle aussi) Donc, en sortant du bar de l'Orbe – il neigeait
misérablement – nous avons pris la direction de la Luna. Là j'ai rencontré un grand
type, avec un petit bouc, quelques tâches de rousseur, des lunettes et les yeux marrons, qui s'est
d'abord avancé vers moi pour me susurrer à l'oreille que je ressemblais... à
un clerc de notaire. Il m'a amusé, et nous avons commencé à papoter, lui me
parlant de ses crises d'angoisse de l'été dernier (alors qu'il se considérait
comme parfaitement équilibré, heureux et sain d'esprit), moi l'entretenant
de musique. Il me donnait des conseils (rencontre des gens, arrête
totalement tes études, fonce…). Il fait du design à Paris. Au début, il
m'attirait, et puis j'ai un peu déchanté, bizarrement, avant de ressentir alors
ce que j'ai ressenti pour Hervé : de l'affection, un mélange doux, mais
sincère, d'amitié et d'attirance – pas vraiment physique d'ailleurs - quelque
chose d'assez léger, sans violence, et d'attristant, quand nous nous sommes
quittés. J'ai pensé à lui, aujourd'hui, et je me suis remémoré cette subite
complicité, ce soudain intérêt réciproque, et j'ai senti remuer en moi – un peu
douloureusement, puisque nous ne nous reverrons jamais – mon affection pour
lui.
Dimanche 4 février 1996
Semaine peu productive, sur tous les plans.
Hier, suis allé dénicher un 4-pistes à Paris (on m'avait dit
que c'était moins cher là-bas : tu parles, c'est moins cher, oui, pour
ceux qui ont de l'argent !) ; j'ai tourné nerveusement des heures
dans Pigalle, à la recherche d'une place de parking. Et puis tous ces magasins
de bimbeloterie musicale, cet espèce d'engouement pour la perfection absolue du
son, pour les machines sophistiquées, les trucs gadgétisés, quelle futilité. Je
suis rentré dans un de ces troquets parisiens, glacial. Ça ne vaut pas les
cafés de Rouen. Est-ce que je ne détesterais pas Paris ?
Aujourd'hui, déjeuner chez les grands-parents, où étaient
aussi présents D., A.-C., J. et S. Gr. D. :
gros bonhomme placide, rougeaud, simple, mais architecte rouennais en vue, donc
cachant dans sa poche intérieure deux énormes cigares, qu'il sort fièrement au
café, et un téléphone portable. Les pires, ce sont J. et S. : d'insupportables
bourgeois (ils habitent le château d'Arques-la-Bataille), chichiteux, précieux,
qui passent leur temps à enquiquiner la mairie communiste d'Arques, à fulminer
contre les grévistes de la SNCF, à faire des dîners hors de prix tout en
parlant Château-Yquem, dont Jacques dit qu'on hésiterait presque à en boire,
car « oui, c'est côté en bourse après tout ». Comment le frère de
mamie peut-il être aussi con ?
Mercredi 14 février 1996
Samedi, vu Odile, Sophie, Stéphanie et Benoît, au Bar du
Palais, où les bouteilles s'entassaient, s'entassaient sur notre table. Il y a
chez Benoît un mélange de sensibilité et de futilité, un côté masculin débile,
et un visage très pur, très amène, un mélange de finesse et d'ignorance, en un
mot, un truc pas net. En tout cas, Odile lui a fait des papouilles toute la
soirée. Dimanche, j'ai griffonné un poème complètement incohérent et
faible sur la fin du monde. Lundi soir, mangé chez Alex et Aurélie. Avec Christelle et
Ingrid. Sophie joue le rôle d'un travesti dans une petite pièce de Foissy.
Clichés à souhait. Mardi, il a plu, venté. Mardi soir, j'ai été écouter Roger
Muraro à la fac. Concert très huppé, tout le gratin mélomane de la
région semblait s'y être donné rendez-vous. Chopin (fastidieux), Albéniz
(beaucoup aimé) et Messiaen (un peu grinçant parfois, mais chatoyant) Mais
j'arrête de me prendre au sérieux, et reconnaissons que mon jeu au piano est parfaitement
inexistant comparé aux virtuoses. Ce n'est même pas comparable.
Aujourd'hui, d'ailleurs, j'ai rencontré un type, la
trentaine, qui projette de monter un studio d'enregistrement à Rouen. Avons
parlé deux ou trois heures, ou plutôt, il a parlé, car c'est un
authentique moulin à paroles. Je me suis senti tout niais, tout merdeux à côté
de lui, lui qui dissertait sur son expérience parisienne en « 24 pistes », ses cours de gestion, son attirail sonore, ses associés en
informatique acoustique, sa licence de tourisme, et je ne sais quoi d'autre.
J'avais apporté quelques enregistrements de mes morceaux, mais c'est à peine
s'il les a écoutés, de toute façon son bavardage couvrait tout. Au
moment de partir, il m'a mis entre les mains une
partition de John Lewis à travailler pour la prochaine fois. Je m'y
suis un peu essayé, je suis déprimé.
Jeudi 22 février 1996
Il neige depuis plusieurs jours. Les deux petits sapins du
jardin qui se détachent sur le ciel bleu, les pieds dans la neige, c'est
magnifique. Mais mardi j'ai trotté dans Rouen de long en large,
d'administrations en magasins, en marchant dans la bouillasse.
Mercredi, suis revenu chez Patrick-37-ans. Un véritable
papier-tue-mouches quand il vous parle, m'a mis en retard de deux heures au
rendez-vous que j'avais après avec Christelle.
Henri est mort : tout a été si vite, entre ses
premières extinctions de voix (qu'il avait pris pour une toux) et son
décès : quatre, cinq mois peut-être. Je signale ce détail morbide parce
que le fait d'y songer me met totalement mal à l'aise.
Hier soir, avec Katia et Christelle, au P'tit Bar, puis au
Baroque. Katia et ses histoires de mecs, une vraie comédie, mais
jamais achevée : toujours des garçons qu'elle croise dans la rue, dont
elle tombe amoureuse, et qu'elle n'ose approcher, mais qui la regardent
eux-aussi, du moins le croit-elle. Ainsi, voilà plusieurs mois qu'elle n'a de
cesse de croiser un type, à la pause de 10 heures à la fac de Lettres, dans le bus,
à l'Intermarché, dans les bars. Ils se regardent tous les deux sans mot dire,
chaque fois interloqués de se retrouver si souvent nez à nez . Hier,
j'ai fini par demander à Katia de me le
décrire (elle est folle de lui – « j'en rêve la nuit ») :
grand, blond, plutôt bien – oh oui – avec des pattes, il plisse les yeux de
temps en temps, porte souvent des cols roulés bleu marines, parfois accompagné
« d'une petite pétasse blonde », étudiant en histoire, fait du
secrétariat au bureau de LEA… Plus elle me le décrivait, et plus je
pâlissais : sa description correspond point par point avec cet inconnu que
je croise aussi parfois, et que j'appelle Visage-Parfait.
Lorsqu'elle s'est rendue au secrétariat de LEA l'autre jour,
il était assis tranquillement derrière son bureau. Elle lui a demandé, toute
troublée, sa copie de partiel, et s'est écriée, cachant mal sa
nervosité : « Mais c'est ma copie, là ! », pointant du doigt le sommet d'un tas de feuilles posées
sur le bureau, s'en est emparée, et, privée de tous ses moyens devant son
idole, a quitté le secrétariat sous pouvoir ouvrir la bouche et lui dire au
revoir ou merci. En quittant le secrétariat, elle a coincé sa copie dans la
porte, et s'est mise à tirer dessus comme une folle pour la libérer. Parfois, toute
déglinguée de l'avoir aperçu par hasard à la
pause de dix heures, elle pense à lui tout le reste de la journée, tellement, que l'autre
soir, assise sur la banquette arrière d'une voiture, elle s'est mise à faire
toc-toc du bout du doigt contre la vitre, sans raison aucune, rendue
complètement maboule par le souvenir de sa vision fugitive du matin. Elle m'a appris
qu'il a une copine depuis quelques mois.
« Mais ça y est, je crois qu'ils ont rompu maintenant ! »
s'écrit Katia, toute joyeuse de me raconter ses péripéties. Moi, naturellement,
la mention de sa copine, ça m'a un peu refroidi.
Dimanche 25 février 1996
Maintenant qu'il ne neige plus, il pleut. Vendredi, j'ai été avec Christelle et les jumeaux Phil et
Fred, à une soirée drôlement pomme – une dépendaison de crémaillère d'un élève
de l'ESIGELEC, autant dire, un truc sans intérêt, rempli de gens niaiseux.
Sommes passés ensuite dix minutes au Kiosque, et décidément je n'aime pas cette
boîte (des petits bourgeois qui dansent sur Ophélie Winter !). Claire tourne mal, trop long à expliquer.
Samedi, suis passé à l'Adèle prendre un café, où j'ai
rencontré Vincent, qui m'a invité chez lui. Avons joué ensemble du caca
expérimental, à grands renforts de boîte à delay, de distorsion de voix, sur
mes arpèges très mièvres au synthé. C'est décidément le problème de Vincent : plus un truc
lui semble incongru, plus il s'emballe (ses créations bruitistes, sa passion
pour Steeple Remove – groupe ennuyeux de Rouen dont il n'a pas presque
pas cessé de nous passer des cassettes) . A part ça, il est gentil,
Vincent, et pas du genre à se prendre au sérieux, ni pour le nombril du monde,
non, il écoute même des musiques variées, et c'est un garçon sensible. Mais je
trouve dommage ses tendances underground à tout va, ses baratins tirés tout
droit de bouquins de philo, alors qu'il n'arrive pas à distinguer la création
du phénomène de mode, et qu'il ne semble pas voir que c'est l'émotion qui
sous-tend la perception de la musique, et que la réflexion sur l'art, à la
Boulez ou à la Xénakis, c'est que de la connerie.
La brasserie Leffe
Et puis j'ai vu Louis au Leffe, Louis qui n'aime pas
Vincent, évidemment. Il a peut-être plus de recul, Louis, et une vision des
choses plus larges et plus sûre. Mais il est trop méprisant, trop vindicatif,
trop ironique et bien trop confiant dans ses opinions (et puis il y a sa
fascination d'intellectuel « subversif » comme il dit, pour
l'esthétique kitsch et rose bonbon de la musique pop des années 80… mon Dieu…)
Mardi 27 février 1996
Signaler qu'hier je me suis rendu chez Patrick-37-ans, avec
Christelle et mon synthé. J'ai fait ma petite prestation.
Ils se sont accordés à
trouver que ma voix ne passait pas la rampe, mais il faut dire que je chantais
contre un mur, et Patrick faisait exprès de monter le volume de la musique.
Alors, il m'a tout expliqué, ce cher monsieur :
- Aujourd'hui, un chanteur doit avoir « du coffre » sinon rien.
- Des relations sinon rien.
- Du matériel sophistiqué, sinon rien.
- Disposer de musiciens irréprochables techniquement, sinon rien.
- Un projet clair et bien défini, sinon rien.
- De la prestance sur scène, sinon rien, etc.
Son baratin ne souffre aucune exception. Un batteur par exemple répète aujourd'hui de concert avec
une boîte à rythme, un casque vissé sur les oreilles ! Comment ? Il y a vingt ans ? le batteur des Doors,
des Stones ? Savaient pas jouer, tout simplement… Un clavier qui n'est pas MIDI ?
Peuh, un jouet, un bibelot.
Je lui explique que je vais peut-être m'acheter sous peu une
boîte à delay, et le fait qu'elle ne soit pas MIDI ne me semble pourtant
pas dramatique. Il me regarde avec un léger sourire aux lèvres, l'air de
penser : « Mon pauvre ami… » C'est que Patrick-37-ans est au courant des choses,
croyez-en ses vingt ans d'expérience en studio à Paris. Je lui sous-entends
que je trouve ses critères plutôt formels – le « son », la « technique »,
le « feeling », le matériel « pro », le jeu « pro »,
les « relations »…
Il me tends son C.V. : le monsieur, il a donc fait musicologie, chanté dans la chorale
du Conservatoire de Rouen, fait le Conservatoire Russe à Paris (si si), pris
des cours avec le fondateur d'Ars Nova en personne. Et il prévient :
attention, des gammes, des accords, il en existe des milliers, et je les répète
tous les jours, ah ça oui, mon petit bonhomme.
Moi, assis bêtement sur mon tabouret, je le regardais en souriant,
prenais un air béat, feignais d'être conquis. Parfois j'émettais des doutes : « ne
crois-tu pas que… » « à tout prendre, je préfère encore… » - et il
me répondait tranquillement, me rabattait gentiment mon caquet, puis me
regardait, amusé : « Sceptique ? »
Si encore je m'étais seulement contrefichu de lui, de son
bazar électronique, de ses enregistrements 24-pistes, de ses cassettes de
copains entonant des compositions sérieuses et bien léchées, qu'il nous fit ensuite
écouter religieusement, et de ses 7000 accords de guitare qu'il répète inlassablement, ça
aurait pu être amusant.
Mais je me rendais parfaitement compte que je ne vaux pas un
clou, comparé à ses impros de jazz, comparé aux musiciens rodés qu'il a côtoyé
sur Paris, comparé à ses arrangements sophistiqués sur ordinateur, séquenceur,
expandeur, échantillonneur, mixeur, mélangeur, equalizer, analyseur, -eur,
-eur, -eur.
Que je ne sais pas suivre un malheureux blues, que mes
gammes en fa dièse majeur, c'est de la bouillie, que ma voix, c'est du
miaulement de chat, que ma main gauche sur un clavier, c'est comme s'il n'y en
avait pas, bref que je ne sais rien, ou si peu, que je peux tout laisser
tomber, et me faire une verveine.
Dans le même temps, une chose est sûre : je ne ferai
jamais rien de bon si je ne me suis pas un peu confiant en moi, si je suis
contraint d'une manière ou d'une autre, tenu à produire une certaine qualité ,
tenu à répondre aux exigences de quelqu'un de sérieux et d'expérimenté, et
surtout si je suis déprimé.
Et en sortant de son appartement hier soir, accompagné de
Christelle (qui s'était ennuyée ferme, n'ayant compris goutte à nos
discussions), je ne sautillais pas de joie.
Donc Patrick-37-ans et sa prise MIDI, il peut se la mettre, hein…
Samedi 2 mars 1996
Les premiers crocus sont sortis.
Vendredi 28 mars 1996
Mercredi soir, avons regardé tous ensemble la vidéo tirée de
la répétition générale des pièces de café-théâtre. Et puis picole chez Renaud.
Mais pourquoi diable est-ce que je me sens si
coincé dès que nous sommes tous en
groupe ? Pourtant ils sont gentils, ouverts. Peut-être est-ce que je
n'arrive pas à me séparer de l'image qu'on a d'eux quand ils sont sur scène.
Vincent (Delerm) a chanté des chansons à lui, en s'accompagnant au
synthé, des mélanges de bal-musette, sur des paroles douce-amères, ironiques,
sur la vie d'une petite Lulu. J'ai ensuite essayé de sortir des trucs à
moi : une catastrophe (malgré les applaudissements). Impossible de jouer
correctement, impossible de me souvenir de mes textes.
Hier soir, vu
Still Kidding dans l'amphi III : des effets de mise en scène inspirés
de la vidéo très réussis (arrêts sur image, ralentis, retours arrière…). Des
jeux de scène intelligents sur les corps, des prouesses techniques. Ne pourrai
JAMAIS faire ça. Mercredi et jeudi, me suis retrouvé dans le hall de la fac
de Lettres à part ça, dans l'espoir d'y apercevoir ce cher Benjamin siroter un café.
Vœu exaucé, mais qui m'a fait perdre tous mes autres espoirs : il se soucie de ma présence comme d'une guigne.
Mardi 12 mars 1996
Ce week-end, me suis ennuyé ferme. Engueulade avec maman,
encore saoule, qui voulait « que je lui parle », a supposé « que
j'étais malheureux » d'un air attristé, et puis soudain s'est mise à
parler fric, pâteusement, pour finalement déclarer que j'étais sans doute un
« mec à argent », ce qui m'a fait monter la moutarde au nez, et je
suis parti me coucher, amer et agacé.
Les gens du théâtre sont gentils un jour, indifférents le lendemain.
J'ai dans l'idée qu'Ingrid n'aime pas mon jeu.
Une fille m'a dit aujourd'hui que sur scène j'avais ressemblé à Thierry Lhermitte (comme on m'a dit aussi, un jour, que j'avais la
voix de Dominique A)
Aperçu Benjamin cet après-midi à la fac, ce qui m'a mis dans un état pas
possible – je suis allé me cacher à la bibliothèque, complètement énervé. Ah,
je n'arrive pas à savoir ce qui se cache derrière sa tête (nota : il a une
voix grave), rien sans doute, il s'en fout royalement de moi, c'est évident.
Dimanche 7 avril 1996
Il a une copine de toute façon, et jamais il n'ira imaginer
que Katia et moi sommes amoureux de lui.
Hier, Claire m'a laissé lire une lettre de Delphine dans
laquelle elle raconte qu'une nuit récemment en Allemagne, assommée par le shit
et l'alcool, elle a pris une quatre-voix
à sens contraire sur plusieurs centaines de mètres, dans une voiture qui
n'était même pas la sienne. Elle s'est arrêtée sur le bas-côté, en réalisant
son erreur, mais des automobilistes témoins de sa gaffe se sont aussi arrêtés,
et l'ont amenée, à son insu, à la police. Du Delphine tout craché.
Aujourd'hui, repas chez les grands-parents, avec des amis à eux.
J'ai passé mon temps à examiner l'avancement de leurs rides. A part ça, je continue à chanter chaque matin, environ une
heure et demie, de plus en plus fort. L'exercice devient physiquement fatigant.
Hier soir, The Voyage de Philip Glass était
retransmis sur France-Musique. Grosse déception : c'était insupportable.
Il faut dire que depuis plusieurs semaines je charme mes oreilles des sonorités
subtiles et délicates de John Adams. Ses opéras regorgent de ce chant braillard
du Conservatoire, mais il est infiniment plus talentueux que P. Glass en ce qui
concerne l'orchestration. Ma culture symphonique est une honte, mais je tiens
Adams pour génial sur ce plan là. Quant à mes chansons, elles avancent à très petit pas.
Vendredi 29 mars 1996
Dimanche, déjeuner avec les grands-parents à l'Ecaille,
restaurant chic et guindé (quand la patronne est venue saluer mes
grands-parents – ils sont bons clients – elle s'est avancée pour nous faire la
bise à chacun, bruyamment, et ça sonnait comme : « oui, nous sommes
ici dans un endroit huppé, mais soyons sans façon... »). Le repas s'est éternisé jusqu'à trois heures de
l'après-midi.
Je n'ai pas croisé Benjamin cette semaine. A croire qu'il
fait exprès de ne pas descendre dans le hall pour ne pas m'y croiser.
Mardi soir, chez Katia, avec qui nous avons encore parlé de
lui, mais en rond, nos discussions tournent en rond. C'est étrange : le
fait de nous être ainsi avoués nos sentiments respectifs pour la même personne,
B., sans que nous ne le connaissions, ni elle, ni moi, nous a brutalement
rapprochés (au point de devoir subir de sa part la question : « mais
aimes-tu quand même les filles, Baptiste ? ») Surtout, je crois Katia assez seule.
Je ne me sens pas toujours à mon aise avec elle ; elle
est très nerveuse, et parfois étrangement égocentrique (ainsi, mardi dernier,
était-elle allé jusqu'à supposer que B. et sa copine s'étaient disputés à cause de nous !)
En parlant d'égocentrisme, Alix est passée mardi après-midi.
Un moment, j'ai commencé à évoquer avec elle mes projets.
J'ai prononcé deux ou trois phrases, mais elle s'est brutalement levée, sans un
mot, pour aller téléphoner et prendre un rendez-vous chez le dentiste ;
elle s'est rassise et m'a entretenu de son mal de dent en râlant. Elle aurait
pu parler à une potiche, ça ne l'aurait pas dérangé. Moi
je répondais par monosyllabes : Oui. Mmm... Ah ? Comme
je n'avais rien de plus à ajouter sur les abcès dentaires, elle a
ouvert un magazine posé sur la table, et en a commencé la
lecture, en me faisant part de ses commentaires.
Hier, j'ai joué avec la troupe du café-théâtre dans un
centre de rééducation fonctionnelle, complètement aseptisé, plein de fauteuils
roulants partout. Ça m'a filé le bourdon. Puis nous avons terminé la soirée au Bateau Ivre, où je me
suis ennuyé à mourir. Et triste, ce que j'étais triste, déprimé. Je n'arrivais
pas à leur parler, et eux ne me remarquaient même pas, sauf peut-être
Emmanuelle. Je me sentais seul, et je n'avais pas le cœur à rire.
Mardi 16 avril 1996
Mon incorporation militaire ne pourra avoir lieu avant
septembre, malgré ma demande d'avancement. Si je tiens au poste d'objecteur à
la fac, il me faudra travailler bénévolement là-bas les quatre mois précédents.
Passe mon temps dans les cafés, à ne rien faire. A l'Adèle,
par exemple (où se désoeuvrent chaque après-midi les membres d'un groupe de rock rouennais d'une rare
niaiserie, « Tahiti 80 » - déjà rien que le nom... A quatre heures de
l'après-midi, ils s'en vont tous s'acheter des puddings à la boulangerie
du coin) Parfois je pense à Benjamin, je me demande ce qu'il fait.
Je me sens dans une période flasque, improductive, sans haut
ni bas, une de ces périodes où tout vous semble malappétissant,
inintéressant, et où le futur vous laisse froid et indifférent. Je manque de force, et j'attends une lettre de Laurence qui
ne vient pas.
Vendredi 19 avril 1996
Mercredi, pris un café avec Louis au Son du Cor. Oh, il
n'était pas seul : il y avait aussi Ismaël, et une certaine Ingrid, je
crois, deux new-wave gothiques patentés, qui impressionnaient un petit garçon,
assis avec ses parents à la table d'à-côté.
Mais écoutez-les un peu parler, et pfout, tout
s'écroule : du toc, de la poudre aux yeux, leurs fringues noires, leurs
bracelets hérissés de pointes en fer, leurs bagues grosses comme des pruneaux,
leur maquillage charbonneux sous les yeux. Ecoutez-les parler : Ismaël
raconte des histoires drôles, imite des accents, joue à l'humoriste. Quant à
elle (qui a le visage enfariné comme une sorcière, et les cheveux bleus), elle
nous apprend de sa voix fluette que dans le couscous, elle n'aime que la
semoule, et que l'autre jour, elle s'est exposée au soleil, un livre ouvert
posé sur le visage pour ne pas prendre des couleurs (quand même le comble pour
une new-wave gothique). Du reste, ils sont très gentils.
A sa demande, j'avais apporté une cassette pour Louis (pour
qu'il puisse l'écouter immédiatement avec son walkman) sur laquelle j'avais
enregistré quelques esquisses d'arrangements autour de vagues mélodies, de
vagues rythmes qu'il m'avait procurés. Ils ont tous trois bien aimé le morceau
sombre et « néo-romantique » comme disait Ismaël, où je vocalise
tristement. Mais il ne s'agit que d'ébauches.
Mardi 23 avril 1996
Aux beaux jours, Rouen se remplit de touristes aux moeurs ridiculesSamedi, pris un café sur une terrasse de Rouen, sous la
douce lumière d'avril. Il y avait des touristes à une table voisine, qui filmaient
béatement les maisons à colombages ; je les entendais qui
s'interrogeaient : mais quelle ville ce quartier de Rouen nous
rappelle-t-il donc ? Dinan, ont-ils avancé. Puis Rennes. J'essayais de me
mettre à leur place, n'avoir jamais vécu à Rouen, et visiter cette ville pour
la première fois, au cours d'une promenade de printemps. Curieusement, j'y
arrivais, et me mis à trouver un certain charme à ma cité natale.
Alexis (L.) a soudain surgi, m'interrompant dans des
exercices d'équations différentielles que je préparais pour une de mes élèves,
il s'est installé à ma table (à ma légère surprise, car nous nous connaissons
peu) et nous avons commencé à parler voyages. M'a entretenu d'une excursion en
Chine qu'il a réalisée l'an dernier, ce qui m'a fait rêvé un peu.
Aujourd'hui, j'ai enfin pu rencontrer ce M. Couturier – le
directeur de musicologie – avec lequel nous avons convenu que je ne
travaillerai de mai à septembre prochain qu'aux moments où l'on aura besoin de
moi. Ne serai pas payé (mon incorporation à l'armée n'ayant lieu qu'en
septembre) mais serai ainsi assuré d'avoir le poste.
Hier, dans un couloir de la fac, j'entends une petite voix
qui m'appelle : c'était Katia, toute souriante et énervée comme à son habitude,
qui me raconte en éclatant de rire qu'elle fait des crises d'angoisse et
qu'elle prend des médicaments.
Soudain Be., d'un pas nonchalant et
flegmatique (il avance avec une telle élasticité, on jurerait que ses pieds ne
touchent pas le sol) est passé derrière nous, dans une chemise noire.
Il est beau, c'est indubitable.
Ce matin, à mon lever, le soleil illuminait largement l'appartement. J'ai expédié le petit
déjeuner, avant de me précipiter sur le balcon, pour m'étendre sur un pliable
et prendre un bain de lumière. J'étais tellement aveuglé que j'en pleurais, tout en lisant
pour la forme un recueil de Verlaine trouvé dans la bibliothèque. Avec ce
soleil si puissant de la Catalogne, j'avais l'impression d'arriver ici pour la seconde fois,
comme si ces quatre derniers jours à Vernet sous le mauvais temps avaient été passés autre part.
Cet après-midi, j'ai traversé le jardin d'hiver et je suis
monté jusqu'au Belvédère. Là, je me suis allongé de tout mon long sur un banc
public, et j'ai regardé le ciel qui se rechargeait déjà de nuages, et sur
lequel se détachaient les branches d'un sapin. J'ai regardé la montagne :
elle était dure, grise, infertile, et semblait conclure des pactes avec les
nuages noirs qui peu à peu la recouvraient. J'ai ramassé de la terre et des cailloux, que j'ai frottés
entre mes mains. J'étais seul, avec le village quelques mètres plus bas, des
forêts de pins et des blocs de roches au dessus, dans le chant lointain du
torrent. La terre est si vierge ici.
Vierge, ce n'est pas le cas de Fassbinder en tout cas. Il y
avait « Querelle » qui passait à la télévision hier soir. Evidemment,
ça m'a mis dans tous mes états, et j'ai continué d'en rêver pendant la nuit.
C'est un film presque affreux, parsemé ça et là de choses très belles, comme
des perles dispersées dans un tas d'ordures. Ainsi le symbole du marin, sa
beauté, sa quête purificatrice d'amitié, et enfin son abandon à l'amour du
commandant. Tout le reste, naturellement, est assez sordide, désespéré, à tel
point que je me demandais pourquoi j'étais touché par ce film, alors que je me
retrouvais si peu dans ces caractères, et que je rêve d'une homosexualité si
différente de celle dépeinte par Genêt.
Jeudi 16 mai 1996
Récapitulons. Samedi : plié bagage avec les craintes
idiotes habituelles : je vais rater mon train, je vais oublier de couper
l'électricité, l'eau, et le joint sous l'évier va claquer juste après mon départ, provoquer une fuite,
etc.
Globalement, il n'a pas fait très beau à Vernet...
Quand j'ai franchi le seuil du Lauragais, dans mon train qui
filait à plus de cent à l'heure, il pleuvait des cordes.
Comme au moment de mon arrivée en gare de Toulouse
d'ailleurs, où Maud m'attendait, pas très à l'aise (il faut reconnaître que je
venais vraiment m'incruster chez elle)
C'est une fille un peu coincée, qui se prend pour l'Etranger
d'Albert Camus, prétend ne rien dévoiler de ce qu'elle est, mais au bout de
deux heures, elle parle déjà quatre fois plus que moi. Elle n'a rien de
transcendant (surtout quand elle se pique de jouer aux critiques littéraires)
mais elle a bon goût musicalement.
Avons déambulé dans Toulouse toute la journée de dimanche.
Toulouse, c'est une ville rieuse, même sous un ciel gris,
une ville dans laquelle marcher ne signifie pas serpenter entre des passants
pressés, une sorte de village aquitain qui aurait enflé – une ville
chaleureuse, voilà tout – et ça ne me dérangerait pas d'y vivre.
Lundi matin, Maud a pris le chemin de son école de chimie, et moi celui de la
gare. Au moment de nous séparer, alors qu'elle s'apprêtait à redémarrer, elle
me lança un :
« Le train ? Oh ça va, ce n'est pas si chiant... »
Et moi, voulant acquiescer, lui dire qu'en effet je
préférais ça à ses cours de chimie, j'ai répondu : « Oui,
moins que toi ! »
J'aurais dû me retourner vers elle tout de suite, la
rappeler, pour corriger cette formule terriblement maladroite, mais voilà, j'ai
continué mon chemin, bizarrement, et nous nous sommes quittés sur ces
charmantes paroles. Moi et mes ellipses verbales !
Trajet en train interminable. M'amusais à penser avec
l'accent du sud (« Ah, ce traing ! »)
Confondais toujours le mot « tortillard » avec
celui de « corbillard ».
A Paris, de plus en plus de clochards. Certains sont bien
habillés et prononcent de beaux discours dans les rames du métro, en vous
toisant dédaigneusement.
Depuis que je suis rentré, j'ai l'impression de ne plus
avoir une minute à moi, mais j'ai passé aussi une bonne partie de mon temps
derrière mon synthé.
Mardi soir, chez Eddie (on s'était incrusté avec une
bouteille de mousseux sans prévenir, Claire, Christelle et moi, comme au bon
vieux temps) Il avait invité un copain, plutôt pas mal.
Sont tous deux en musicologie. Et c'était amusant de voir
Eddie – lui si Sonic Youth, Velvet Underground, etc. – nous
passer en jubilant des sonates de Chopin, un joint dans une main, un verre dans
l'autre. Il a même voulu chanter du Gounod.
Hier soir, encore chez lui, et puis chez d'autres gens
aussi, et pour finir en boîte. Avec les jumeaux Phil et Fred (oserais-je dire
ce qui m'est passé par la tête à propos de Phil ?)
Trop bu, et je ne suis même pas sûr de m'être follement amusé.
Ce matin, en laçant mes chaussures, avant d'aller déjeuner
chez mes grands-parents (mon Dieu !), je me suis dit :
« J'en ai assez de sortir ainsi le soir, m'encrasser de
toxines, rencontrer toujours le même genre de gens, attendre le grand amour qui
ne vient pas, gaspiller de l'argent, pour me réveiller ensuite le lendemain
matin tout vaseux, pour me réveiller en forme de bouteille de
bière ! »
Mercredi 22 mai 1996
La fac de lettres
Commencé à travailler au département de musicologie de la
fac. La secrétaire, Martine R., très gentille, est aux petits soins avec
moi, et m'a tout de suite mis au parfum des potins qui circulent à l'Institut.
Par exemple, sur le côté bien peu administratif du
directeur, M. Couturier (personnage bonhomme, froid, mais pas trop antipathique
au premier abord) qui a tendance à délaisser ses tâches de directeur. Faisant
donc déborder de travail Mme R. Attention aux prochaines élections,
m'a-t-elle confié.
Hier j'ai pataugé tout l'après-midi sur un traitement de
texte. L'objecteur que je remplace, quant à lui, prend les choses
comme elles viennent, et profite des jours d'absence du directeur pour
transformer son bureau en local d'association, d'où il téléphone et dactylographie
à son compte. Le questionnant sur la musique contemporaine, il m'a appris qu'à
la fac, les compositeurs de la Nouvelle Tonalité sont autant
considérés et étudiés que les atonaux. Mais qu'à l'IRCAM à Paris, en revanche,
ils seraient parfaitement méprisés.
Mardi 28 mai 1996
Poursuite de mes incursions à l'Institut de musicologie. Je
besogne dur pour faire bonne impression, et j'avoue être plein d'entrain –
enfin du nouveau !
Il y a tout plein de combines dont profiter là bas, comme la
possibilité d'obtenir un passe pour le prochain festival Octobre en Normandie au tarif réservé aux
musicologues (le prof qui me parlait de ça – le genre moche casse-pied –
s'est subitement interrompu pour m'interroger sur l'origine de mon curieux cartable, à
l'effigie de l'entreprise Glaxo. J'ai bredouillé je ne sais quoi – que c'était
ma mère qui me l'avait refilé – lorsque j'ai réalisé que j'étais justement en
train de piétiner son cartable en cuir à lui, laissé à terre. Je me suis excusé, en me retenant
de pouffer de rire)
Ce midi, j'ai reconnu Benjamin de profil, mais je n'ai pas
pu le regarder. Croisé Louis en fin de journée, et nous sommes redescendus de
la fac en bus ensemble. Lamentations sur la vie excitante du rond-de-cuir, la
flemmardise des secrétaires du service public, l'inefficacité des
administrations. Louis, comme d'habitude, exagère tout, et se prend très au
sérieux (ainsi, quand il s'imagine avoir remis à sa place le vieux garçon
maniaque de la Compta de l'Université, ou quand il affirme faire peur au patron
facho du bar L'Adèle… A la terrasse du Bretagne, un certain Guillaume, le chanteur
du groupe de Louis, s'est installé avec nous (coiffure affreuse). Discussion
sur l'avenir du rock en général.
A part ça, mercredi dernier : avec Christelle et Katia
(chez qui nous avons dîné, le nez collé à la fenêtre, car la soirée était
animée chez les voisins d'en face), ainsi qu'avec le dernier copain de
Christelle, Fred.
Puis au bar de l'Orbe (odeur infecte), chez les jumeaux Phil
et Fred, et enfin au Bateau Ivre, où des professionnels du blues (des musiciens
de studio sans doute) m'ont cassé les oreilles, et agacé avec leur étalage de
virtuosité (un vieux type, assis à ma gauche, complètement gaga devant les
solos du guitariste, n'arrêtait pas de me donner des petits coups de coude pour
me dire « Ecoute ça, là, c'est vraiment bon », l'air ahuri, béat )
Légère bastonnade à la sortie, entre le patron et un client
(le genre de situations qui me donne toujours envie de prendre les jambes à mon
cou – j'ai décidément une horreur viscérale de la violence)
Ce week-end, j'ai travaillé une composition niaiseuse
(« Le fugueur » - une cochonnerie « néo-romantique » comme
on dit)
Hier, chez Louis, en compagnie de Myriam, une new-wave
gothique un peu cloche, qui a un gosse, et qui chipe des robes dans les
magasins de fringues. Il est prévu qu'on forme un groupe tous les trois, mais
comme il s'agit d'un projet de Louis, je sais déjà que cela ne se fera pas.
Rencontré Vincent L. qui a « changé de
vie » : ne fume plus, fait du sport, ne traîne plus dans les bars le
soir, et s'extasiait avec moi sur la programmation du festival Octobre.
Cherche comme moi des cours de chant, et veut commencer la flûte à bec. Lui, le
bassiste brouillon et flemmard qui hurle dans le premier micro qui lui tombe
sous la main ? Quel drôle de type !
Lundi 10 juin 1996
Baisse de pression, fatigue, motivation décroissante,
tristesse latente. Ainsi samedi, j'ai été acheté un pull marin (pareil à celui
de Benjamin, et c'est un bonheur que de le porter) avec Sarah, qui ensuite,
devant un café, m'a raconté qu'elle venait de se disputer assez sérieusement
avec Juliette, et donc ni elle ni moi n'avions une mine épatante.
Dimanche, sous un beau soleil, j'étais installé avec Louis,
qui décidément est insupportable dans son jugement sur les gens. Je devrais le
lui faire remarquer, mais autant vouloir faire parler une vache, il n'en
démordra jamais. Parfois son opinion est curieusement complaisante. A propos de
ce Samir par exemple, qui s'est incrusté avec nous, un individu arriéré, mauvais,
d'une sottise invraisemblable (ainsi il me demande si je veux jouer à la
pétanque avec lui, je lui réponds que non, merci, ce n'est pas mon truc, et il
me répond : « Tu as tort, car ça t'évoluerait ton équilibre… ».
Ou encore, le voilà qui revient de sa pétanque et qui nous demande si c'est
bien Lacan qui a écrit un livre intitulé « Cas par cas », Lacan qu'il
prononçait Lassan). Je ne peux même pas avoir de pitié pour ce genre de débile,
car je le sais capable de violence (sur Juliette par exemple, qu'il déteste)
et son regard n'a rien d'amène. Eh bien, dès qu'il est s'éloigné (avec bonheur)
pour aller jouer aux boules, Louis s'est penché vers moi, et m'a demandé ce que
j'en pensais. Devant ma moue dubitative, Louis a levé le sourcil, et ajouté –
comme si cela pouvait être une excuse : « Oh, beaucoup de gens ne
l'aiment pas… »
Aujourd'hui, j'ai apporté un peu de mon aide au secrétariat
de musicologie, où Martine croulait sous la paperasserie. J'ai marché sans
faire exprès sur le sac en cuir de M. Couturier cette fois-ci. La fac est
presque déserte à présent. J'ai cru apercevoir Benjamin assis sur un banc du
hall, et cela m'a pris cinq bonnes minutes pour m'en remettre. Du reste, ce
n'était sans doute même pas lui.
Samedi 15 juin 1996
Mardi, petite promenade à Paris avec Christelle (en fait,
j'accompagnais en voiture Sarah et Juliette au terminal de leur car pour
l'Angleterre). Temps splendide. Concert dans une petite cave (une cuve, un
véritable sauna). « Louise Attaque », ou quelque chose d'approchant. C'était
pas trop mal, mais je suis sorti au bout d'une heure – la chaleur m'écrasait
les tempes et les poumons, et j'en avais assez de recevoir sur mon bras les
perles de sueur tombant des cheveux de mon voisin). Laissant Christelle dans sa
cave, je me suis promené seul quelques instants dans les rues rougeoyantes et
poussiéreuses de la capitale, en constatant mélancoliquement que je n'avais
toujours pas de vie amoureuse, que le temps passait inexorablement, et que me
vie risquait d'être une catastrophe. Sommes rentrés dans la nuit, fatigués, la
poussière de Paris collée à la peau, et le mot « catastrophe » en
écho au fond de ma tête.
Le lendemain, mercredi, j'ai erré dans Rouen avec l'espoir
de croiser B. Peine perdue. Je suis passé prendre Christelle chez Fred, et nous avons
filé à l'Exo 7, pour un concert à 18h.
Ça a commencé par des groupes brouillons et fades de la
région rouennaise. Au bout d'un moment, j'ai aperçu B., subitement, qui se
tenait debout à trois mètres de moi. Il était accompagné de sa copine, et de
Colas. Un moment, ils ont rigolé ensemble – j'ai cru qu'ils se
payaient ma tête. Mais j'étais tellement heureux de le voir – j'aurais aimé
pouvoir le contempler ainsi une éternité. Plus tard, j'ai dit bonjour à Colas – qui me parut souriant
et agréable. B. s'est approché, et constatant que je discutais avec mon cousin,
s'est éloigné subitement. Le concert une fois terminé (Mojave 3, suivi de Divine
Comedy : très très bien), Christelle et moi avons visité plusieurs
bars dans le but de les y retrouver, mais ils n'étaient nulle part.
Le lendemain, jeudi, j'ai travaillé un morceau de musique
pendant quelques heures, après avoir fait mes vocalises quotidiennes ; et
le soir, j'ai bu, pour me calmer de mon désespoir grandissant, avec Ch., Fred,
Alix, Rico… Hier, j'ai pris le téléphone et j'ai appelé l'Université, en
me faisant passer pour un représentant du M.O.C. (le mouvement des objecteurs
de conscience) et j'ai demandé des renseignements sur B. J'ai appris qu'il
était en train de déménager, de Rouen peut-être, et que ses parents vivaient au
Havre. J'ai téléphoné à Katia, avant d'accourir chez elle, pour
tout lui déballer de ce que je venais d'apprendre, et lui avouer l'étendue de
mon désespoir. Nous sommes sortis prendre une bière, en échafaudant supposition
sur supposition. Va-t-il rentrer au Havre ? S'installera-t-il avec sa
copine ? Arrêtera-t-il ses études ? K., de son côté,
semble avoir quelque difficulté à
s'imaginer qu'il puisse se ficher d'elle comme d'une guigne.
En revenant vers l'appartement, nous l'avons soudain reconnu
au loin, qui marchait côte à côte avec un ami ; nous avons couru, faits
les sots, gloussé, hors de nous ; puis nous l'avons dépassé (il s'était
arrêté pour discuter avec quelqu'un). A notre passage, il a très légèrement, et
mystérieusement, tourné la tête sur la droite dans notre direction, avant de
détourner immédiatement le regard.
Jeudi 20 juin 1996
Je me sens un peu mieux. Longtemps que je ne m'étais pas
senti aussi découragé, ce que j'expliquais tout à l'heure dans une lettre à
Laurence. Ma souffrance se trouve accrue, à constater à quel point B. semble me
correspondre, à quel point ce que j'imagine être sa réserve, sa droiture, sa
timidité, sa sentimentalité, son flegme, me plaisent et me conviennent. Je ne
parviens pas à lui donner de défaut, et - avec une candeur un peu amère - je
l'auréole d'une perfection absolue, tant physique qu'intellectuelle. Ai-je déjà
ressenti un tel sentiment de perfection, de pureté, d'adéquation avec moi
même ?
Dimanche, j'ai voulu lui écrire une chanson.
Lundi, j'ai essayé de me ressaisir.
Mardi, je l'ai aperçu au bout d'un couloir de la fac, le
cœur battant. Mardi soir, dîné au Concombre Masqué, avec deux amis de
Christelle, un couple un peu terne de jeunes parisiens au portefeuille garni,
qui s'aventurent en Province. Elle : fait tout le temps des grimaces.
Lui : je le soupçonne d'avoir voté Chirac.
(et puis lundi aussi, vu le Conte d'Eté de Rohmer. La
scène se passe à Dinard, et je reconnaissais telle maison, tel banc sur le
sentiers des douaniers, le centre de Thalasso et les rochers sur la plage, et
je m'attendais à voir Laurence surgir à l'écran, avec des sandales et un sac de
plage) La rue de VincentHier soir, au P'tit bar, chez les jumeaux, dans une
pizzeria, au Baroque. J'ai bu, bu, pour oublier, et à la fin mon imagination
galopait : déjà je sentais les bras de B. qui m'enlaçaient.
Aujourd'hui je me suis gavé d'aspirine, et Vincent Delerm (du théâtre) est passé ici, à la maison, pour jouer quelques morceaux à la guitare.
Il est vraiment très gentil. Son chant est un peu exagéré cela dit, et pas très
juste. Demain, je dois l'accompagner au synthé, lui et son groupe, dans la rue (place de la Rougemare), pour la fête de la musique.
Mardi 25 juin 1996
Dimanche, le temps s'est fait brumeux.
Je me suis rendu au Théâtre des Arts écouter le Miserere
d'Arvo Pärt – suivi du Requiem de Fauré. Je ne connaissais pas le Miserere
et j'avoue avoir été un peu déçu, malgré de très beaux passages. Ceci dit, je
ne suis pas certain que cette pièce profitait du cadre idéal pour y être
interprétée, ce théâtre prétentieux plein de réactionnaires. Et puis les
toussotements du public par dessus les silences et les pauses si
caractéristiques du style d'Arvo Pärt, c'est agaçant. Quant au Requiem,
je le trouve toujours aussi beau, et j'en avais le visage tout déconfit.
Ce concert m'a donné l'occasion d'expérimenter cette
curiosité liée à la perception du temps dans certaines musiques : le Miserere
a duré 35 minutes, et j'ai cru qu'une heure s'était écoulée ; la seconde
pièce en revanche a duré une quarantaine de minutes, et il m'a semblé finir au
bout de vingt. Le temps scientifique, « exact », dans lequel une
seconde plus une seconde font deux secondes, ne correspond au fond à aucune
réalité humaine, à pas grand-chose en tout cas, et la musique du XXe siècle
joue beaucoup là dessus, par ailleurs : quel rapport entre la perception
du temps dans la musique répétitive ou dans la techno, et dans celle de
Mozart ? Pas grand, pas grand rapport.
Panorama depuis le belvédère de l'université
Hier, travaillé à la fac. Le soir, vu Comment je me suis
disputé (ma vie sexuelle) de Desplechin. Pas mal, une œuvre personnelle,
but atteint. Ch. et Cécile étaient plus partagées.
Aujourd'hui, rien d'extraordinaire. Je suis descendu à
Rouen, après avoir expédié quelques menues bricoles en musicologie en début
d'après-midi.
Me suis installé à une terrasse de café. J'ai regardé les
types qui passaient devant moi, dans la rue. Certains étaient plutôt agréables
à voir, et parfois ils me regardaient et ça durait une seconde. Comme ce garçon
qui s'est installé à une table à côté de la mienne avec un vieux, son père
peut-être, et qui avait l'air gentil et simple : il avait les cheveux très
noirs et des yeux bleus profonds, un visage assez mince, et parfois il posait
le regard sur moi. Mais le temps passait, et j'en avais assez de prêter
l'oreille à leur discussion qui me saoulait et je suis parti me promener dans
les rues. Je me suis senti bien, heureux, presque joyeux : j'avais oublié
B., enfin.
Demain, la fac, encore, et ensuite je dois ensuite rendre
visite à un musicien tout boutonneux qui cherche un chanteur pour son groupe.
Son bassiste, rencontré lundi soir, est d'une connerie effarante. Suis
fatigué de rencontré des musiciens qui sont des
crétins, ou des beaux parleurs. Bah, en classe de musicologie, l'année
prochaine, peut-être tomberai-je sur des gens biens ? Mais je ne suis pas
sûr de parvenir à collaborer avec eux – moi si individualiste, avec une
approche si personnelle de la musique. D'un autre côté, je piétine un peu, dans
ma solitude.
Ah, vivement que ma vie soit toute remuée !
Vendredi 28 juin 1996
J'ai donc été à Notre-Dame-de-Bondeville mercredi
après-midi, je devais rendre visite à Alexandre, le musicien pas beau, et comme
je n'arrivais pas à trouver sa rue (j'y mettais aussi un peu de mauvaise
volonté), j'ai aussitôt pris le premier bus pour revenir sur Rouen (bus qui
traverse Déville, une ville saucisson – je veux dire, en forme de S –
absolument triste et désespérante. Ce détail n'a pas grand intérêt à être
rapporté, sinon pour signaler que les vieilles banlieues industrielles du XIXe
siècle, toute en briques, aux routes à
la chaussée défoncée, et aux bistrots poisseux pleins de vieux cirrhosés, me
filent le bourdon jusqu'à l'angoisse. Surtout ces temps ci, où je ne rêve que
de choses raffinées, et de gens élégants).
Il a rappelé ici, et le soir même, après une bière en
compagnie de Fred et Christelle, j'ai fini par me rendre chez lui. Je n'aime
pas tellement son groupe, « Périodes », qui n'occupe d'ailleurs
qu'une partie de son travail créatif, et dont il ne veut faire qu'un
gagne-pain ; mais ses pièces au piano impressionnistes, à la Ravel, et un
peu brillantes, me plaisent beaucoup. Il a une perception de la musique assez
semblable à la mienne (et une pédanterie sans doute comparable) mais il est beaucoup
plus doué. Et moins beau.
Je fais cette constatation sur le ton de la plaisanterie
bien sûr (il a des problèmes de santé assez sérieux) mais s'il avait été beau,
enfin, s'il m'avait plu physiquement, serais-je déjà transi d'amour ? Son
physique ne devrait moralement pas me déranger… Alors c'est peut-être
plutôt que je sens qu'il est très imbu de lui même, et puis je le trouve trop
constipé, pas assez désinvolte, si bien que – en dépit d'une discussion
intéressante, personnelle et cultivée sur la musique – eh bien il me met mal à
l'aise, voilà.
Sur la route de Bolbec : l'interminable traversée d'YvetotHier, soirée près de Bolbec, à soixante bornes d'ici, avec
Christelle, Jérôme, Rico, et Cécile. Dans une belle propriété de campagne,
entourée de grands prés du pays Cauchois, à la Maupassant. Les gens :
bourgeois, communs, pas méchants. Comme on s'ennuyait un peu, on s'est rabattu
– conformément à l'habitude – sur l'alcool, et j'avoue avoir abusé (mais j'ai
eu des cuites tellement atroces, ces deux dernières années, que j'essaye
maintenant de faire un peu plus attention).
Suis sorti avec Cécile, dans l'herbe et les chardons d'un
champ ; je sentais depuis plusieurs jours qu'elle le désirait, et hier
soir tout s'enchaînait entre elle et moi d'une façon si limpide, si mécanique,
que j'étais tenu de me conduire de la manière attendue. J'ai dû pourtant faire
comprendre à C. qu'il faudrait nous arrêter en cours de route.
« Tu ne me mépriseras pas ? » lui ai-je demandé, sans la regarder, dans la
nuit, sous le berceau des étoiles.
« Tu sais ce que c'est qu'être une fille,
Baptiste ? » m'a-t-elle répondu, de sa voix douce, en me serrant
contre elle.
« Oh je ne veux pas tomber amoureuse… » a-t-elle soupiré.
Il y avait dans nos paroles, dans cette soudaine immense franchise,
dans cette tendresse, une gravité, une profondeur, quelque chose de très
humain, d'infranchissable, d'extrêmement triste et de magnifique à la fois.
Enfin, ça a duré quand même un certain temps cette histoire là, et j'avoue que
je recherchais le contact de ses mains, de ses lèvres. De toute façon, je n'ai
pas été lâche, ça a même confirmé mon homosexualité avec beaucoup de prégnance,
et tout est à mettre sur le compte de mon inévitable saoulerie. Qui reprendra
ce soir d'ailleurs, chez Christelle, qui fait une soirée.
Aujourd'hui, à la fac, assisté à une réunion administrative
avec les enseignants de musicologie, en préparation de la rentrée. On y rencontre
décidément de vieux cons, toujours prêts à ronchonner contre la
« passoire » pas assez sélective à leur goût, que constitue le DEUG.
Et puis aussi des profs marrants, comme ce Noisette de Crauzat, personnage à la
grande culture, allant sur sa retraite, et qui a toujours des anecdotes
amusantes à raconter, sur un ton narquois ou malicieux.
A mes côtés, deux profs : à gauche, M. Charles, la
trentaine, cheveux courts, svelte, dans une grande chemise blanche ; pas
vraiment beau, mais il aurait pu l'être ; un excellent pianiste, à ce
qu'on dit ; il gardait le silence, et doit être assez nerveux (il
pianotait sans arrêt sur la table, d'une façon telle que l'on reconnaît le pianiste) ;
intuitivement, je l'ai soupçonné d'être homosexuel. Si tel est le cas, je mets
sa nervosité sur le compte de ma présence, parce qu'il m'aura, bien sûr,
repéré. Il ne m'attire pas du tout. Et à ma droite, M. Dambricourt, le même
âge, mais avec moins de finesse (physiquement j'entends). Curieusement, bien
qu'il fasse finalement plus âgé (mais quel est son âge exactement ?) et bien
qu'on ne lût point sur son visage ces traits d'adolescence, d'innocence, de
grâce et de féminité, que j'aime retrouver chez un garçon, eh bien, quand je le
regardais de profil s'exprimer, je le trouvais irrésistible, craquant (il est
un peu timide, plutôt gentil, maladroit) – je ne suis sans doute pas habitué à
apprécier la beauté des gens déjà un peu mûrs… Enfin, voilà tout ce que j'ai retenu de cette réunion
pédagogique. Le reste du temps, je l'ai passé à flotter dans l'air de la salle,
en pleine léthargie.
Dimanche 30 juin 1996
Claire, Christelle et moi
Vendredi soir, comme prévu, soirée chez Christelle.
A peine je viens de terminer d'écrire ce mot dans ce
journal, « Christelle », que celle-ci appelle au téléphone :
Alix est coincée chez elle avec un gros orteil cassé – un accident de voiture
paraît-il. Je dois donc me rendre jusqu'à Sotteville pour la ramener
chez elle ; elle ne l'a pas fait exprès, évidemment, mais c'est inouï de
constater à quel point Alix peut être régulièrement emmerdante. Bon, allons-y.
De retour trois heures plus tard. Alix n'a pas eu d'accident
de voiture, mais elle a donné des coups de pied dans un mur.
On se connaît si bien elle et moi. Et pourtant nous avons
changé. En tout cas moi, c'est indubitable, et je ne suis pas sûr qu'elle
réalise à quel point.
Toujours est-il que vendredi soir, j'étais chez Christelle.
Plein de monde dans sa petite maison – les gens habituels.
Cécile est arrivée, accompagnée d'un de ses cousins, de passage à
Rouen : un grand gaillard, gros bras et compagnie, que j'ai questionné (il
s'ennuyait tout seul), qui m'a appris qu'il travaillait comme menuisier aux
Compagnons du Devoir. Il n'était pas très malin, et puis il avait une drôle de
trombine mais – Dieu sait pourquoi – je me suis mis à trouver très excitante
l'idée qu'après être sorti avec Cécile, je pourrais sortir avec son cousin.
Maintenant, à jeun, et sans la griserie de la soirée, je trouve ça un peu
navrant – surtout vis à vis de Cécile qui, dit-on, traverse une période
difficile ces temps-ci.
Enfin bref, la bière m'est montée à la tête en grande
quantité, et mes regards sur lui se sont faits insistants, et j'ai même eu
l'immense idiotie d'effleurer son derrière avec ma main quand il est passé
devant moi dans l'escalier, et je prie pour que Katia, avec qui je discutais à
ce moment là, n'ait rien aperçu. J'ai même légèrement interrogé Cécile sur son
compte, Cécile qui m'a deviné et qui m'a prévenu tout de suite qu'il préférait
certainement les filles. Bref, je fus d'une maladresse incommensurable,
d'autant que le fait de m'être ainsi fixé sur ce garçon m'a un peu bouffé la
soirée.
Hier soir, me suis promené au festival Viva Cité un
moment avec Christelle et Claire – un festival des Arts de la rue - festival
rempli de ploucs, de fritures et de Kronembourg, Je m'y rends chaque année, et
chaque année je le regrette. Chez Christelle ensuite, où traînaient des amis de
ses sœurs, de vieux punks trentenaires, qui écoutent encore Iggie Pop ou les Sex
Pistols, et dont je n'ai pas supporté la vulgarité plus de dix minutes.
Aujourd'hui j'ai flâné sur mon clavier, sur des harmonies
très aériennes, minimalistes, à la Arvo Pärt – un truc complètement décousu et futile.
Arriverai-je à décrire les impressions qui m'habitent
actuellement ? La sensation d'avoir déraillé du quotidien bien sûr, la
sensation de toucher – c'était surtout très net vendredi – quelque chose de
profond dans l'existence, un sentiment nocturne et grave – semblable à celui
que nous regardions dans l'herbe, Cécile et moi. Pas de sensation d'avenir, pas
de sensation du passé, mais une perception de l'existence toute entière,
solennelle et froide, silencieuse, immanente. Et le tout dans un climat de
vide, de néant, de noir, d'espace sans fin et sans vie.
Voilà pour le lyrisme !
Samedi 6 juillet 1996
J'écris depuis le Bistrot Parisien, les pensées embrumées,
avec un très léger mal de tête. Hier soir, chez Claire, où pas mal de monde
était venu. Mais au fond la soirée ne fut pas si extraordinaire – la chienne de
Claire était mourante, Xavier s'est étendu sur un lit un long moment (sa
grand-mère était mourante aussi), Katia et moi étions « comme chien et
chat » - selon son expression - Fred s'est moqué de mon sweat-shirt. Et
puis Benoît – sur qui je m'étais concentré – est reparti vers deux heures
(j'espère n'avoir pas trop éveillé ses soupçons, j'insistais à outrance pour
qu'il reste, et je lui ai dit au revoir en secouant sa main comme un shaker, et
en m'esclaffant niaisement).
Calypso effrayée
Dispute avec Fred V. (des Trois Mecs) : méprisable
petit bourgeois, cynique et hautain, qui avance qu'aujourd'hui les Français
dépensent plus en loisirs qu'en nourriture, et qu'ils vont sur la Côté d'Azur
grâce aux Allocations Familiales.
Hier après-midi, suis allé chez Vincent (le breton). Avons
fait un peu de musique (j'apprends à jouer avec d'autres gens, j'aime ça, même
si j'ai du mal à suivre dès que l'on quitte le schéma harmonique de base) Il a une vision décidément trop intellectuelle de la
création artistique, qu'il semble trop dissocier, à mon goût, de la notion
d'appréciation personnelle, de plaisir, de mode. La création pure et
indépendante, reflet de notre essence propre, moi j'ai du mal à y croire. En tout cas, l'évolution sidérante de la personnalité de V.
semble se confirmer : ne fume plus, commence la flûte traversière, fait du
sport, du zen, etc.
Lui ai fait écouter quelques passages
de ma musique : il a apprécié certains morceaux, et il m'a dit, avec
sérieux : « C'est bien, continue dans cette voix là. »
Avant d'ajouter : « Ah, ça fait plaisir de
rencontrer des gens qui sont capables de produire quelque chose… »
Personnellement, je commence (il me semble) à entrevoir quel
genre de musique il me plaît vraiment de faire. Mes deux ou trois derniers
petits morceaux – s'ils me laissent un arrière-goût d'indécision et d'inégalité
– me donnent des idées, m'éclairent.
Lundi 8 juillet 1996
Samedi soir, chez Fred et Jérôme (Fred qui, ce soir là,
travaillait chez son traiteur de luxe), avec Jérôme, donc, Christelle et Rico.
Alix et Marco ont dîné avec nous, puis sont rentrés juste après.
Avions préparé un poulet basquaise, et bu du vin blanc, le
tout dans un état calme, naturel. En tout cas, c'est ainsi que je le
ressentais : une parfaite quiétude, l'impression que chacun était à sa
place et y restait, un repas sans scrupule, sans complainte, sans gêne mutuelle,
sans orateur, sans bouffonnerie, sans lourdeur, mais sans ennui non plus.
Finalement, ce genre de situation n'est pas si fréquente !
Puis, juste après, à l'école d'Archi, soirée
espagnole : deux groupes de musique traditionnelle inspirés du flamenco,
très agréables. Chipions dans les verres, papotions de-ci de-là, avec tel ou
tel inconnu, comme avec la chanteuse après le concert par exemple, qui ne parlait
pas un traître mot de français, zozotait, que je ne comprenais pas, et à qui
j'ai tenté d'expliquer que, des deux formations qui avaient joué, la sienne
était la plus pure, et là son visage s'est agrandi et elle m'a embrassé, la
main sur le cœur.
A un moment, en m'approchant du bar, entre trois canettes de
bière, et sous la sono qui s'était mise en route, j'ai vu Antoine S., qui
attendait d'être servi. Lui ai tapoté sur l'épaule, il s'est retourné, il a fait
semblant d'être étonné (il m'avait pourtant repéré, c'est sûr) mais il n'était
vraiment pas bavard, le bonhomme, presque importuné, et cela m'amusa presque. Constatons
qu'il me laisse tout à fait indifférent à présent, et d'ailleurs je me souviens
à peine de ce qu'il m'a dit.
Lundi 15 juillet 1996
Mon Dieu, récapituler la semaine qui vient de
s'écouler ?
Mardi, alors que je méditais tout seul à une table de la terrasse
du Bistrot Parisien (le beau temps est revenu), Benjamin et sa copine sont
passés dans la rue, passés juste à côté de moi, ça m'a fait un choc.
Jeudi soir, chez Alex (celui qui a un bandeau constamment
noué autour de la tête à cause de ses migraines et qui n'est pas beau) et à qui
j'ai joué quelques morceaux au piano, puis passé une cassette.
Son père (qui nous écoutait, car il semble suivre avec
attention ce que fait son fils en musique) a estimé que j'avais une belle voix,
et que l'anglais se prêtait très bien à mon chant. Puis Alex m'a fait écouter
des compositions à lui, des trucs au piano, assez impressionnistes,
debussystes, qui me plaisent beaucoup, et un adagio pour cordes (arrangé sur
synthé), pathétique, qui me rappelait B. Hermann, ou Prokofiev.
On projette de monter un duo piano-chant sur les poèmes prétentieux d'un
jeune auteur rouennais qu'il a mis en musique. L'idée me tente, mais sans plus. Suis
censé travailler deux chansons dans le mois qui vient.
Quoique le personnage ne dégage aucun charme, aucune
sympathie et aucune maturité, sa musique est très développée, très riche
harmoniquement, les thèmes s'y enchaînent et s'entremêlent avec une fluidité
comparable à celle de vrais compositeurs romantiques. Et en plus, l'émotion y
est constamment présente. Il veut exprimer dans sa musique ses propres
sensations (ses « images »), sa douleur, son mal-être (du moins,
est-ce ainsi que je l'ai ressenti) et il y parvient parfaitement.
Vendredi en fin d'après-midi, Laurence D. et Véronique – une
amie à elle – sont arrivées à Rouen (pour passer la nuit ici, avant de
continuer leur périple jusqu'en Ecosse, où elles vont camper). Maman, saoule et
molle et mielleuse, insupportable.
Le soir, avons mangé dans une crêperie avec elles,
Christelle, Fred, Katia, Jérôme et moi. Je ne sais pas ce que Laurence a pensé
de mes amis rouennais. Il fut un temps en tout cas, où j'aurai redouté qu'elle
rencontre de mes fréquentations – j'aurais craint qu'elle ne les trouve
ennuyeuses ou futiles, si bien que j'avais toujours évité que cette situation
se produise. Mais Fred, Jérôme, Katia et Christelle, bien qu'étant des amis
finalement relativement récents, sont des personnes que j'apprécie sincèrement
et sans arrières-pensées, et donc je n'étais pas plus inquiet que cela.
Elle, Laurence, en revanche, semble s'être un peu éloignée
de moi. Depuis un an déjà, elle m'écrit moins souvent, et je remarque qu'elle a
préféré l'Ecosse, plutôt que de m'accompagner dans les Pyrénées (car je pars
demain soir). Il y a quelques mois, elle m'avait confirmé mes scrupules,
expliquant qu'elle m'appréhendait plus difficilement. Mais la lecture de mon
journal, l'été dernier, lui avait « redonné le contact », et nous
espérions alors tous les deux qu'un mauvais passage seulement était passé. Mais
cette année, ses lettres d'Allemagne sont redevenues moins fréquentes,
semblaient rédigées à la hâte, avec moins d'ardeur. Je ne retrouvais plus la
vitalité, l'intimité, la profondeur, l'application à communiquer avec moi,
comme dans ses lettres d'antan. Elle s'excusait de ses retards, et récemment encore, dans sa dernière
lettre, elle me rappelle son attachement à moi, mais je n'ai pu m'empêcher de
sentir toute la place que j'avais perdu dans sa vie en trois ans, et j'en souffrais.
Du coup, je suis vexé, et, à mon tour, je tiens moins à lui
écrire, et je veux m'efforcer de l'oublier, pour le moment du moins.
Dans la crêperie, l'atmosphère était étrange : je devisais
avec Katia au sujet de Be., tandis que Laurence parlait à sa copine, avec
une forte voix, de gens ou de situations que personne à table ne pouvait
connaître.
Samedi après-midi, déjeuner avec les grands-parents à la
Chaîne d'Or, restaurant chic des Andelys, avec une vue sur la Seine genre
Claude Monet. Le soir, chez Alix, avec la troupe habituelle. Puis à la
Luna. Soirée classique, éthylique, bruyante. Tous ont montré beaucoup de bonne
humeur et d'attention à me souhaiter un bon anniversaire, et j'en étais très
touché. Eu une discussion franche avec Alix au sujet de sa liaison avec Marco,
qui montre des signes d'essoufflement et d'exaspération, et j'apprécie mille
fois Alix lorsqu'elle s'exprime avec sincérité.
Le lendemain, dimanche, je suis parti pour Paris avec Claire
et Sébastien. Le matin, nous avons d'abord erré dans les puces de Saint-Ouen
(pas si extraordinaires que ça pour les vêtements, et pas moins chères
qu'ailleurs). Puis, barbecue chez la cousine de Claire, en Seine-et-Marne.
Comme la fatigue me submerge et que la journée de demain s'annonce chargée (je
descends à Vernet), je raconterai cet étrange barbecue la prochaine fois.
Mardi 16 juillet 1996
Gare d'AusterlitzJ'écris
depuis un train de nuit pour Toulouse (j'aime
beaucoup cette ambiance de voyage nocturne, où la nuit a quelque chose de si
intemporel, et où vous n'êtes nulle part vraiment). Je disais donc hier que
Claire, son copain et moi nous sommes rendus en région parisienne. Me sentais
dans un état un peu second, à cause du peu de sommeil des nuits précédentes, de
l'alcool ingéré presque sous perfusion. Sur la douzaine de personnes présentes
à ce barbecue (majoritairement des amis de la cousine de Claire, qui, comme
elle, avaient vécu ou vivent encore à Londres, et que je ne connaissais pas du
tout) sur les convives, donc, environ cinq lesbiennes et deux homosexuels
affirmés. Parmi eux, un anglais, kenyan de naissance, un peu trop efféminé et
princier dans son genre, qui ne me regardait jamais, mais que j'ai fini par
trouver gentil et attachant à force de l'écouter.
Il était accompagné d'un ami anglais à lui, David, tout à
fait hétéro ai-je appris par la suite ; nous avons discuté ensemble en
anglais, sur les villes britanniques, le voyage, les études, la piano (il m'a
joué un peu de piano, des impros sentimentales et fades, que j'écoutais quand
même en groupie béat). Il était très gentil, et un peu timide, et bien que
physiquement il n'eût rien de spécialement attachant (il était même un peu
rondelet), je me suis mis à ressentir pour lui une affection énorme, pour sa
gentillesse et son accent anglais très doux, qui coulaient en moi et me
submergeaient de tendresse. Hélas, il fallût qu'il soit « straight »,
et il est vrai qu'il ne ressentait sans doute qu'un simple intérêt amical pour
moi, si bien que je contenais mes regards dans sa direction lorsqu'il parlait à
d'autres gens, je ne voulais pas l'importuner, même avec les yeux. Le dépit
amoureux, quand vous êtes plein d'affection et de sentiments si purs, est bien
le plus cruel qui soit. Petit à petit les gens sont partis, et le soir ne restaient
plus que Claire, ses deux cousines, Sébastien et moi. Avons été boire un verre
dans un horrible bar tout lumineux et aseptisé de cette ville de banlieue
bourgeoise (Le Perreux). Sommes rentrés dans la nuit à Rouen.
Jeudi 18 juillet 1996 (Vernet)
Cet après-midi chez la cousine de Claire – je reviens dessus
un peu – avait goût très étrange pour moi dans la mesure où jamais je ne
m'étais senti aussi proche de ce que je désirais. L'homosexualité, j'ai beau en
avoir souvent entendu parler, en avoir déjà discuté, avoir déjà eu des soupçons
sur untel ou unetelle, tant qu'on n'a pas côtoyé, rencontré et communiqué avec
des gens qui sont bien placés pour la connaître, on se sent toujours unique au
monde, désespérément solitaire. C'est bête à dire, mais cet après-midi là, je
me suis senti, en mon for intérieur, moins seul.
Vers neuf heures du soir, deux types – dont Afiz, le grand
Kenyan - sont partis en boîte, et la cousine de Claire, Marianne, a soupiré
ironiquement : « j'espère qu'il ne me ramènera pas cette nuit à la
maison quatre ou cinq types… » Mais les boîtes homos ne m'attirent pas, elles m'angoissent
même un peu.
Marianne, quant à elle, était amoureuse d'une fille
rencontrée depuis peu, et qu'elle avait invitée à son barbecue. L'attraction ne semblait pas réciproque,
puisque cette fille est repartie rapidement, un peu à la sauvette. Nous avons
donc ensuite essayé de remonter le moral de Marianne, laquelle, d'ailleurs,
alors que nous n'étions plus que tous les deux, m'a posé la question fatidique.
Apprenant mon penchant comme avec ravissement, elle m'a alors invité à Londres,
m'a promis qu'elle me ferait découvrir les bons endroits ; c'eût été avec
plaisir, mais nous nous sommes quittés sans échanger nos coordonnées, et j'ai
bien peur qu'elle n'ait voulu être que charitable. Pourtant l'idée me plaît beaucoup. Elle m'a dit que j'étais
mignon, que j'aurais quinze milles garçons à me tourner autour, dans n'importe
quelle boîte un peu spécialisée.
Le village de Vernet, vu du balcon
En tout cas, pour le moment, je prends du repos. Hier, à
Toulouse, par trente degrés, j'ai déjeuné avec Daniel, Stéphanie, Stéphane,
Sophie, etc. Avant d'aller leur rendre visite, j'avais été prendre un café et
un croissant sur la place du Capitole, qui s'animait petit à petit ; j'ai
ensuite déambulé dans les rues, passablement hagard, et je me demandais – tout
heureux que j'étais à retrouver le charme de Toulouse – si je me sentais plutôt
latin, ou plutôt nordique, ou plutôt anglo-saxon. Je crois que je resterai
toujours comme écartelé entre ces cultures. En revanche, je crois que je me
sens a priori plus attiré par un anglais, que par un
catalan ou un marseillais.
Samedi 20 juillet 1996
Dans la cuisine de l'appartement de Vernet (1997)
Temps radieux, et Vernet sous le grand soleil d'été reste
décidément un lieu merveilleux.
Hier, je me suis promené sur la crête de Fuilla, où l'on
dirait trente-six milles radiateurs en marche ; la chaleur s'y promène par
vagues brûlantes, et je n'en étais nullement incommodé, trop heureux de pouvoir
contempler le ciel si grand et si bleu. J'arrivais de Rouen avec un rhume et
une toux, l'intérieur du corps comme sali par trop de fêtes, et je m'ingéniais
à m'imaginer m'ouvrant à la Nature, à l'été, à la lumière, naïvement je me
comparais à l'Immoraliste de Gide, tout en gravissant un sentier balayé par les
senteurs enivrantes du sud.
Le midi, avant de déjeuner, je sirote du muscat en
grignotant des cacahuètes, et je suis parvenu à ne plus fumer le matin. Je me
sens merveilleusement bien, si je fais abstraction de ma solitude.
Samedi 27 juillet 1996
Hier, suis rentré à Rouen.
Villefranche-Perpignan d'abord (un monde épouvantable sur le
quai) puis Perpignan-Paris Austerlitz. Me suis installé par hasard à côté d'un
jeune type, avec lequel j'ai commencé à bavarder. Un Québécois, consultant en informatique, ancien musicien,
la trentaine je pense, pas mal fichu. Gentil, discret (bien qu'il fût
manifestement ravi de parler avec quelqu'un, il avait voyagé seul plusieurs
semaines en Espagne et au Portugal, et remontait sur Paris pour y prendre son
avion du retour), pas envahissant donc, intéressant, posé (mais aussi un peu nerveux :
je voyais son genoux sautiller de temps en temps).
Pendant dix heures, de Perpignan à Paris, je l'ai eu à côté
de moi, et même si nous n'avons pas discuté tout ce temps là, nous avons quand
même été jusqu'à évoquer des sujets personnels, ou d'opinions. Le courant
passait très bien – et je ne réalisais pas sur le coup à quel point. Arrivés à
Paris, il m'a laissé ses coordonnées à Québec, lui ai laissé les miennes, et ô
combien je maudissais de ne pas avoir d'appartement à moi, je l'aurais volontiers
hébergé (me faisais-je des idées à son sujet ? Assez peu en fait, même
s'il m'attirait. S'il en était, rien ne le trahissait en tout cas)
Une fois que nous nous sommes séparés, sur le quai, que je
me suis retrouvé seul dans les couloirs visqueux du métro parisien, que j'ai
gagné mon train pour Rouen, bruyant et plein de militaires stupides, comme j'ai
eu envie de le revoir, comme je m'attristais à l'idée que nous allions nous
oublier, et que nous vivions sur deux continents distincts. Sa gentillesse m'a désarmé
je crois.
Ces personnes si humaines et réservées à la fois, comme lui
(il s'appelle Luc) ou comme David (l'anglais) me font soupirer à l'excès.
Essentiellement à cause de leur générosité, de cette tendresse qu'il semble y
avoir en eux, et qui fond sur mon cœur comme une vague.
Aujourd'hui, j'ai à peine eu le temps de défaire mon sac à
dos, que je suis reparti pour la Hague, avec la famille cette fois. Je n'y
resterai sans doute pas très longtemps, et je rentrerai bientôt sur Rouen,
avant les autres, où j'aurai la maison pour moi tout seul, ce qui me ravit.
Lundi 29 juillet 1996 (Gruchy)
Petit déjeuner au gîte
Le temps est au gris ici, et les petites averses
s'enchaînent aux éclaircies.
J'aime la Hague, mais je succombe toujours à
l'ennui, dans ce gîte de location (où un placard regorge de vieux Figaro
Magazine, que je feuillette avec dégoût et consternation).
Hier, lecture sur la plage de Vauville, dans le vent, le
sable, et devant la mer grise.
Cette nuit, beaucoup de rêves. Dans l'un d'eux, je me trouvais subitement
projeté en compagnie de Luc ; il se tenait derrière moi et m'embrassait
lentement dans le cou. Je crois que j'en pleurais de plaisir et de bonheur, et
je me mis en tête de lui procurer la même chose ; il semblait un peu gêné
mais se laissa faire, jusqu'à ce que tout ne se conclue très brusquement.
Jamais la frontière entre l'amitié et l'amour n'est aussi
ténue chez moi que face à ce genre de bonhomme. Dans ce que je ressens pour
Luc, les deux s'additionnent et se renforcent mutuellement, avec en plus cette
part d'illusion, d'extrapolation inhérente à mon tempérament personnel.
Mercredi 31 juillet 1996
Déjeuner au restaurant de Goury, petit bout du monde fouetté
par les rafales et les embruns.
Puis, sur la plage, avec la famille, comme d'habitude.
Le temps était maussade, la mer basse, et quand je l'ai
atteinte après plusieurs minutes de marche, que je me suis retrouvé devant les
vaguelettes et ces aplats de couleur – gris, bleu, vert, mauve – tartinés sur
le ciel et l'océan, j'ai trouvé ça très mélancolique. L'immensité de la plage
déserte quand la mer s'est retirée, un gros monsieur au loin qui fait danser un
cerf-volant, les falaises qui entourent la baie, plongées dans la brume, etc,
etc. Impossible de ne pas penser à Luc, et les seuls moments de paix, d'oubli
de sa personne, je les trouve dans un roman de Paul Auster.
Pourquoi sans cesse revenir à lui ? C'est idiot,
inutile, et absurde. Tomber amoureux transi d'un inconnu rencontré dans le train,
qui vit à des milliers de kilomètres de moi, que je ne reverrai jamais et qui
m'a déjà oublié, il faut évidemment que cela m'arrive, et que cela me
poursuive, alors que je suis tout seul en vacances sur une plage grise. Et, les
cheveux dans le sable et dans le vent, étendu sur la dune et entre les oyats,
il faut que je trouve le tableau « mélancolique ».
Le phare de Goury
Cette nuit, vers quatre heures, je me suis réveillé et son visage m'est
distinctement revenu en mémoire. Je le sentais comme tout près de moi –
j'enserrais le traversin, croyant que c'était lui – et si parfois je prenais
soudainement conscience de ma folie, parfois je le sentais, là, à mes côtés,
comme dans le train pour Paris. Je crois que j'espère encore, alors que la
netteté du souvenir de notre rencontre, de notre intimité de quelques heures,
décroît dans son esprit comme dans le mien, au fur et à mesure que s'égrènent
les jours. Bientôt Luc m'aura tout à fait oublié, sans doute.
Je lui écrirai un petit mot, sans espoir.
Lundi 5 août 1996
Suis rentré à Rouen, trop heureux à l'idée de regagner la
solitude, et du temps à moi, et du calme pour travailler ma musique. Je
n'aurais pas supporté bien longtemps la promiscuité avec mes parents dans
ce gîte aux murs insonores comme des feuilles de papier, plein de vieux
souvenirs et d'atmosphères d'antan – celles d'une adolescence repliée sur
elle-même, et que je veux oublier. J'aurais pu aller me promener tout seul,
mais je ne pensais plus qu'à une seule chose : rentrer. Et organiser mes
journées à ma façon, selon mon humeur. Donc, voilà deux semaines de sérénité en perspective.
Samedi 17 août 1996
Sarah a vu un fantôme cette nuit dans sa chambre, un
monsieur d'apparence très correcte – un cadre peut-être – qui lui faisait
coucou de la main.
Lundi 19 août 1996
Samedi soir, me suis rendu (très en retard) chez Alexandre-le-Pianiste.
On a commencé à répéter dans sa cave – moi debout devant un
micro, lui assis derrière un piano numérique – une chanson de son cru. Le texte
– assez tarte, faussement surréaliste – est d'un auteur rouennais. Quand nous
serons au point, il veut qu'on se donne en spectacle dans un petit
« cercle » d'artistes, et au Bateau Ivre, le piano-bar de
Rouen. Tout ça m'est complètement égal, ne m'emballe ni ne me rebute, je le
fais parce que chanter ailleurs que dans la solitude de ma chambre me semble
une expérience enrichissante. Alexandre, quant à lui, a tendance à m'agacer,
avec sa réserve, sa fausse pudeur, son orgueil qu'il tente de camoufler, mais
qui se répand malgré tout autour de sa personne. Quel comique, quand même,
quand il se met à jouer les maestro, les chefs d'orchestre, et qu'il se
met à me crier la nuance - « Larghetto !
Larghetto ! ». Ou bien quand il lui prend de chanter ses propres mélodies
(il a une voix épouvantable, qu'il pousse à l'excès, et fait craquer, grincer,
racler…). Certes il est agile et sensible face à son piano, et sa musique est
très fluide et très riche, mais elle dégage quelque chose de systématiquement
daté. Son « adagio pour cordes », s'il me plaît par certains côtés,
reste bien larmoyant, et beaucoup trop, beaucoup trop conventionnel.
Voilà ce qui me déplaît au fond dans ce qu'il fait :
certes il y met du sien (de ses émotions) mais son esthétique est d'un bout à
l'autre empruntée aux compositeurs qu'il admire – Schubert, Janacek, Debussy ou
Prokofiev – et tourne désespérément en rond. Même quand il exploite les sonorités synthétiques de son
clavier, avec un jeu de percussions modernes, il trouve le moyen – malgré des
enchaînements naturels et bien agencés, malgré des associations sonores
harmonieuses – il trouve le moyen de faire sonner ça d'une façon guindée et
poussiéreuse. Voilà, la musique d'Alexandre sent le renfermé.
Ce qui me frustre d'ailleurs d'autant plus que je ne possède
absolument pas sa virtuosité, sa technique, son aisance, tant au niveau de la
pratique qu'en ce qui concerne la composition. A bien des égards, ce que
j'entreprends en musique est maladroit, et jamais très abouti par manque de
souplesse et de technique.
Vendredi 6 septembre 1996
Le week-end dernier, soirée chez Stéphane et Arnaud
(Stéphane a changé depuis le lycée – il est devenu comme plus… humain ? un
peu comme moi, finalement, et du même coup, je pense que nous nous apprécions
maintenant) (je pensais à cette bande de marginaux du lycée, soudés au
chalumeau, qui passaient leur temps à ingérer de la bière et à fumer du shit en
écoutant les Pixies : Stéphane, Alexandre, Karim, Fabrice, etc.)
Lundi, je suis remonté à la fac pour y faire du secrétariat,
ainsi que tous les jours suivants, le matin seulement.
Divers soucis sans intérêt : les travaux de réfection
et l'amiante qui vole, l'affaire des téléphones dérobés cet été, la cartouche
d'encre qui manque à cause de ces crétins de la libraire Colbert, l'électricité qu'on nous coupe
intempestivement, et M. Couturier qui nous prend un peu, Martine et moi, pour
ses bons à tout faire, et qui m'interrompt alors que je dactylographiais une
petit note, qui me tend un papier et un stylo, et qui me dit :
« Tenez, je vais vous dicter le résumé de ce que vous avez à faire les
jours prochains…. »
Martine me racontait qu'hier, alors qu'elle se démenait,
accroupie sous une table, avec une fiche de téléphone qu'elle n'arrivait pas à
enlever de sa prise, lui restait debout, immobile comme un roc en
répétant : « Mais allez, tirez, tirez fort !! »
A noter : mon physique semble faire l'unanimité, et
Sarah me confirme que j'ai des admiratrices (elle-même m'avouait que, je n'eus
point été son frère, elle aurait déjà craqué pour moi, l'autre soir, lorsque
j'ai pénétré dans le Baroque avec mon pull marin et ma veste en daim). La
question est : à quand les admirateurs ?
Samedi soir dernier, Christelle m'a traîné au Velvet (une
boîte idiote) après la soirée chez S. pour y retrouver un copain de Fred, et,
alors que je m'étais mis un peu l'écart, un type s'est agglutiné près de moi.
J'aurais été tout à fait seul, je crois que… Puis Christelle a quitté la boîte,
je me suis empressé de perdre Etienne (ce n'était pas très charitable de ma
part, mais lui-même semblait totalement ailleurs). J'ai attendu dans un coin,
et puis j'ai commencé à me sentir de plus en plus malade, me suis dit que la
partie de chasse était remise, et suis sorti du vacarme étouffant d'un pas mal
assuré. J'ai dû arrêter la voiture sur le bas-côté plusieurs minutes, au
retour, tant je me trouvais mal, avec le regret en écho d'avoir raté une
occasion.
Le lendemain restait encore en moi un reste de griserie, un
marc de saoulerie, et donc, vague mélancolie existentielle, baignée d'espoirs
et de visions extralucides (mon Dieu !!)
Mercredi 11 septembre 1996
Alexandre a rencontré un professeur du Conservatoire
National de Paris, pour savoir si ça valait la peine qu'il tente le concours
d'entrée. Bien entendu, le-dit professeur a parfaitement humilié le pauvre
Alexandre. Entre autres (gros) morceaux, il joue la Pathétique de
Beethoven. « Ça ne va pas du tout » déclare le Maître.
« Ainsi, dans votre chromatique, groupez vos notes par
trois, et attribuez une dynamique différente à chaque groupement. »
Il s'installe au piano, et s'illustre, en jouant encore plus
vite que lui. Après quelques vexations de ce genre, Alexandre interprète
des compositions de son cru. Le jugement tombe : « Vous avez de
bonnes idées, ce qui est étonnant, étant donné une si misérable
technique... » Depuis, Alexandre a oublié le Conservatoire de Paris, et
envisage plus modestement un Régional. Quant aux cours particuliers avec un de
ces charmants grands Maîtres, comptez cinq à six cents francs par heure, voire
plus, ce qui n'est pas très raisonnable. Que l'un d'eux condescende à rencontrer
gratis une demi-heure ce petit amateur normand témoignait déjà d'une grand
charité, m'a-t-il dit.
Pour ma part, plus humblement, je me suis présenté au
Conservatoire de Rouen, pour y rencontrer un professeur de chant, avec l'idée
d'intégrer une classe de débutant. Hélas, seuls sept ou huit élèves peuvent
espérer entrer dans cette illustre institution, et ce ne sont généralement pas des
débutants. La personne qui auditionnait juste avant moi chantait déjà comme une
Castaphiore, elle était même déjà professeur de musique, et elle se tenait droit comme un i,
saucissonnée dans un tailleurs gris souris.
Alors évidemment, moi qui débarque juste après en annonçant
n'avoir jamais pris de leçons de musique de ma vie, je jurais un peu (j'ai
toujours l'impression de jurer dès que je mets les pieds dans ce Conservatoire)
Bilan : je n'ai aucune chance.
Mais l'expérience était amusante : j'ai chanté quelques
vocalises simples, accompagné au piano par une petite bonne femme à lunettes
rigolote, et jugé par un gros bonhomme, assez caricatural dans son rôle de
professeur de chant lyrique. Il m'a annoncé à la fin que j'avais la
« matière » pour chanter, mais qu'il me restait maintenant à faire un
travail de fond en écoutant beaucoup de musique vocale, et à essayer de me
trouver un style, une voix (et une voie) qui me soient propres.
Je dois normalement le revoir mardi prochain, mais je ne me
présenterai sans doute pas au jury, d'autant plus que je viens de m'inscrire à
l'école de jazz de Mont-Saint-Aignan, où l'atmosphère semble nettement plus
détendue. Il ne me reste plus qu'à trouver une chorale qui voudra bien s'égayer
de ma voix de baryton (« Votre tessiture devrait intéresser un chef de
chœur » a déclaré M. le professeur) et je serai pleinement lancé dans
l'univers épanouissant du chant.
Lundi 29 septembre 1996
Récapitulons : mercredi, j'ai profité de l'absence de
Martine pour appeler Sarah, qui est maintenant jeune fille au pair en
Angleterre, et qui doit s'occuper d'un gosse très névrotique qui la fait
presque pleurer. Puis j'appelé Paris, la Sorbonne, pour régler des problèmes
liés à mon inscription universitaire là-bas, puis Katia, avec qui j'ai échangé
de menus potins. C'est merveilleux, de disposer ainsi du téléphone. Puis, chez
le coiffeur. Puis, mon cours de chant. Alors là, ça devient intéressant, parce
que parmi la douzaine de personnes qui constituent le groupe de chant, -
majoritairement des filles bavardes et un peu cul cul la praline – il se trouve
un type (évidemment) assez réservé et pas très sûr de lui, et qui me regarde de
temps en temps avec de grands yeux bleus. Au début je n'y prêtais pas beaucoup
d'attention, et puis, à constater sa timidité, et une forme de finesse et à
force de sentir son regard se poser parfois sur moi, j'ai fait un pas dans sa
direction. Attendons mercredi prochain avant d'en dire plus.
Un couloir de la facVendredi, dans la fac, un des objecteurs de conscience (je
n'en connaissais pour le moment aucun) m'a accosté, ayant remarqué ma présence
régulière dans les couloirs depuis deux semaines (un type légèrement efféminé,
avec une voix aiguë. C'est louche ! Mais il est gentil et souriant) (il
connaît Benjamin d'ailleurs). Il m'a présenté à d'autres objecteurs.
Samedi soir, chez Alix, avec Delphine et Vincent (Vincent,
son copain, qui débarque d'Alès ; ah, comme j'aimais entendre son accent
du midi résonner dans la pièce… ça me calme, me grise presque)
Dimanche midi, chez les grands-parents. Parmi les convives,
Françoise – la mère de Colas – qui m'entretient de la façon dont s'est déroulée
l'objection de conscience de son fils à la fac de Lettres, avant d'évoquer un
ami à lui, « un grand, blond, tu
le connais peut-être ? Il s'appelle Benjamin. Un garçon très calme, posé,
presque lymphatique…. ». Je n'en revenais pas : qu'est-ce qui diable
a bien pu pousser Françoise à me parler soudain de lui ? Hasard ou
manigance ? J'ai quitté rapidement le pensum familial, pour un concert
de musique gagaku au Théâtre des Deux Rives. Des atmosphères lentes,
contemplatives comme j'aime, des mélodies minimales et une harmonie très pure,
aux résonances profondes et mystiques, aux harmoniques variés, obtenus avec ce
curieux orgue à bouche, qui contrastaient avec la quasi immobilité de la
fondamentale. Puis j'ai hésité à me rendre à un concert de l'Ensemble
Inter-contemporain, dirigé par Boulez, mais je me suis dit que j'allais
certainement m'y ennuyer à mourir, et que je n'allais sûrement pas honorer de
ma présence un concert de Boulez. Je ne cautionne pas la vanité et la futilité
atonales !! Enfin, une promenade en forêt avec Alix, Marco, Fred et Christelle,
à l'origine pour y ramasser des champignons (hallu), ce dont je me moquais tout
à fait, mais j'y mettais une bonne humeur. N'avons rien cueilli, ou si peu.
Puis une pizza, chez Fred.
Aujourd'hui, à la fac, tout allait bien jusqu'à ce qu'un
prof ne vienne chambouler son emploi du temps, et donc par ricochet l'ensemble
du planning de musicologie de l'année que j'avais minutieusement mis au point.
Désespéré, je me suis enfui du secrétariat et je me suis assis dans le hall, où
des étudiants embauchés par des compagnies d'assurances-mutuelles faisaient de
la publicité. L'un d'eux s'est mis à me fixer, de ses yeux pétillants. Mais il
ne me plaisait pas. Je me suis mis à trouver ma vie lourde, si lourde… Et puis
le ciel restait désespérément gris cet après-midi. Au moment où j'écrasais ma cigarette dans un cendrier et que
je m'apprêtais à regagner mon bureau, Benjamin a surgi, tout de noir vêtu, tout
sourire, avec sa copine, et ça m'a achevé, de la voir débarquer ainsi si
nonchalamment, et je suis parti à toute vitesse, aigre et amère à la fois.
Jeudi 3 octobre 1996
Mardi, alors que je prenais paisiblement un café en fin
d'après-midi au Bistrot Parisien, et que je me débattais dans de la
paperasserie, Colas est arrivé par hasard, s'est installé à ma table, et nous
avons commencé à discuter. Il est un peu nerveux, je le voyais bien à sa façon
de triturer sa cigarette autour du cendrier, mais pas désagréable. Un ami à lui
est entré dans le bar, et il s'est dépêché de terminer son verre :
« Bon, Ben' doit nous attendre…. » Ils se sont levés tous les deux peu de temps après, pour
aller « faire un basket ».
« Ben' », toujours lui.
A part ça, le type qui chante avec moi à l'école de jazz,
bof. Il a l'air peut-être un peu timide, mais quand nous nous sommes retrouvés
tous les deux pendant la pause, et que nous avons commencé à parler musique,
pfou, quel moulin… Impossible d'en placer une.
Ce soir, j'ai assisté (toujours dans le cadre du festival
Octobre) à l'un des plus fantastiques spectacles qui m'ait été donné de voir.
Une collaboration entre une compagnie danoise (Hotel Pro Forma), une compagnie
japonaise (Dumb Type) et des architectes-plasticiens New-Yorkais.
Trois chanteurs, toujours au devant de la scène : une
geisha, un marin, et un cow-boy. Au dessus d'eux, quatre écrans vidéo remplis
d'images de synthèse, ou d'images filmées en direct, prises depuis le dessus de
la scène. Derrière les chanteurs, une dizaine de danseurs et de
comédiens. Une musique pré-enregistrée, amplifiée, très synthétique, très
rythmée. Une gestuelle et une chorégraphie un peu rudimentaires, mais
minutieuses. Une foule d'effets techniques pour travailler la représentation de
l'espace. Une atmosphère assez onirique. Et le tout sur un thème très
sombre : l'omniprésence de l'argent, l'évanescence des flux monétaires, la
mort, le jugement dernier. Tous les sens étaient constamment maintenus en éveil.
Beaucoup d'effets de symétrie et de rythme que j'adore, avec des passages très
hypnotiques, étourdissants. Et bien sûr je ne pouvais rester insensible à cette
esthétique minimaliste, épurée, éthérée, basée sur la simultanéité, la
démultiplication d'événements, gestuels ou sonores, très simples. Et ce
perpétuel contraste entre une atmosphère froide et désespérée, et une jeunesse,
une énergie, une certaine sensualité. Ce mélange que j'aime tant, de tristesse,
de solitude, et de rythme, de vie, de couleur, de lumière.
Dimanche 6 octobre 1996
Alors vendredi, il y avait encore du Benjamin dans les
couloirs de la fac. Cette fois-ci, il était penché avec moi sur me comptoir du
service culturel, à regarder une pile de livres qu'on venait d'y poser. Il
disait au gars du service culturel qu'il y avait dans ce tas de bouquins
« pas mal de merde ». Mais pourquoi est-ce que je parle encore dans
ce cahier de ce petit prétentieux ?
Vendredi soir, j'ai pris la voiture et filé jusqu'au Havre,
pour y écouter le Te Deum d'Arvo Pärt. C'était pas mal, mais
décidément, cette musique convient mieux aux églises qu'aux grandes salles
chauffées tapissées de moquette. Et puis une partie du chœur a eu la mauvaise
idée d'aller s'installer tout en haut, dans le fond de la salle, si bien qu'ils
partaient parfois un peu faux, s'entendant sans doute assez mal chanter les uns
les autres. Mais public conquis. Pour le rappel, quelqu'un s'est mis au
piano, le chef d'orchestre a pris un violon, et ils ont joué « Spiegel und
Spiegel ». Pièce archi répétitive, j'ai eu peur que les gens ne
s'impatientent dans la salle, et ne se mettent à faire du bruit, mais pas du
tout, silence total, recueillement complet, et la musique d'Arvo Pärt a pu se
dérouler à la perfection. >En première partie, il y avait eu du Mozart et du Bruckner,
et je me suis avoué avec horreur : la symphonie classique m'emmerde, ce
qui, pour quelqu'un qui entame des études de musicologie, est de mauvais
augure. En tout cas, Le Havre un soir d'octobre est une ville
affreusement lugubre, je l'ai constaté en luttant contre le vent marin pour
regagner la voiture.
Hier, j'ai été écouté le Quatuor Kronos. J'y allais surtout pour Different
Trains de Steve Reich, et je ne fus pas déçu. Ils ont un de ces look,
dans ce quatuor, pantalons en cuir, chemises bariolées, c'en est presque
ostentatoire. A part ça, ils ont joué du Harry Partch – bêtement atonal,
des bips, des pouets et des prouts, des miaulements de chat, des hi-hans assez
rigolos, mais qui venaient constamment buter sur la laideur du poncif atonal. Et puis Black Angels de G. Crumb, pièce inspirée
de la guerre du Viêt-Nam, très « seventies », avec des gongs, des
cris, des verres d'eau, des amplis, et un message politique. C'était agressif, grinçant, mais pour une fois
l'inharmonieux de cette musique s'avère efficace : lorsqu'il s'agit de
guerres, d'atrocités, de peur, de tortures, la musique atonale est forcément
efficace (ce que j'avais déjà compris en écoutant Un survivant à
Varsovie de Schoenberg)
Sinon, dans un tout autre domaine, reçu une longue lettre de
Laurence, de Leipzig, dans laquelle elle me relate ses péripéties, sa vie
trépidante, ses trente-six milles amis, ses trente-six mille rendez-vous, et
son aisance à vivre n'importe où, de n'importe quoi. Ah, la bohème de Laurence
dans les pays de l'Est… C'est fascinant – et je trouve qu'elle a changé, mûri –
mais je me demande aussi si elle ne m'a pas un peu abandonné, avec ses vieux
rêves d'adolescente, dans un carton, dans un coin de sa chambre à Rennes.
Samedi 12 octobre 1996
Une semaine fatigante, là-haut, à la fac. Quantité d'allées
et venues, et puis Martine, qui est bien gentille, mais qui se plaint tout le
temps. Dans le secrétariat parfois débarque un étudiant que je remarque et qui
me plaît. Je me pose des questions : en est-il ? En est-il pas ?
Mercredi, concert au Conservatoire : rien que des
compositeurs japonais contemporains (le matin même, j'avais assisté à une
conférence sur Takemitsu, qui m'avait intéressé)
Insupportable : deux heures de musique atonale,
prétentieuse, snob, vaniteuse, et creuse surtout, incommensurablement creuse.
L'inhumanité totale. Ah, les pizzicati, les glissandos effrénés et grinçants du
quatuor Arditti, mon Dieu, je m'en souviendrai ! J'ai passé mon temps à
dévisager l'altiste, qui avait une tête d'anglais marrante, et à espérer qu'une
panne de courant survienne, ou qu'un spot, un micro, un haut-parleur, n'importe
quoi, ne vienne soudain s'écraser sur la scène et faire un bruit d'enfer.
Jeudi, j'ai croisé Marie D. par hasard à la terrasse de
l'Adèle, qui prend toujours les choses du bon côté, et c'est tellement
agréable.
Vendredi, j'ai été voir la comédie de Découflé, Dora.
Rigolo, chatoyant, plein de grands décors changés à toute allure, d'images
projetées sur des rideaux, et une acrobate qui faisait des contorsions, juchée
tout en haut d'une corde, et qui me donnait des sueurs froides. Mais :
- Il y avait des longueurs
- La musique était quelconque
Je préfère les esthétiques plus austères, comme celle d'Hotel Pro Forma, et redoute le côté guignol, tape-à-l'œil, propre aux Français en
général. Je dois être un nordique dans l'âme, et le resterai !
Puis j'ai filé à toute vitesse au théâtre St-Sever voir les
derviches tourneurs, garantis made in Damas.
Délicieusement étourdissant, et très beau, visuellement, symboliquement.
Mais, tenaillé que j'étais par la fatigue, j'avoue avoir
trouvé ça un peu soporifique. Fus frappé par l'extrême musicalité de la voix du
chanteur principal – un grand prêtre, ou quelque chose d'approchant – et par la
perfection absolue des intervalles mélodiques qu'il produisait, et en même
temps, par sa nonchalance – il donnait l'air de s'ennuyer et de se foutre
éperdument du spectacle.
Aujourd'hui, j'ai repris et improvisé sur une chanson de
Philip Glass, pendant l'éclipse de soleil.
Puis j'ai été voir Song Books de John Cage, truc
loufoque et très sérieux à la fois. J'ai aimé cette omniprésence du Temps,
comme entité en soi, grave et précieuse, et cette façon de n'aller nulle-part,
comme le répétait l'un des comédiens. Dommage pour la partition, un peu trop
souvent criarde. Mais « l'esprit » de John Cage était là : quand
quelqu'un du public toussait, ou qu'un strapontin grinçait, cela ne me gênait
pas, comme cela me gêne d'habitude : ces bruits, fruits du hasard,
imprévus du temps, s'intégraient parfaitement au spectacle, et à son
exploitation du hasard..
Vendredi 18 octobre 1996
Les jours se suivent et se ressemblent à la fac.
Je m'occupe maintenant aussi de la petite bibliothèque de
musicologie, avec Claire, une étudiante sensible et maligne, aux gestes doux.
Nous trions tous les deux les documents préhistoriques et poussiéreux venus du
fin fond de la bibliothèque, en passant des disques de Steve Reich.
Suis constamment occupé à présent, que ce soit à
l'Université ou à l'extérieur, et cela me plaît. Je ne regrette qu'une
chose : ne plus pouvoir vocaliser aussi souvent qu'avant.
Mais récapitulons cette fébrile semaine culturelle : Lundi,
expo nocturne de Modigliani, au musée des Beaux-Arts.
Essentiellement des dessins, que j'ai trouvés un peu plats, blafards, trop
géométriques à mon goût.
Mardi soir, le quatuor Arditti, complété de deux cordes en sextuor, pour donner le Ricercare de Bach (très
bien), une symphonie de Brahms (bon, pourquoi pas) et entre les deux, du
Xénakis.
Comme toujours avec ce genre de crème atonale contemporaine, je m'ennuyais à mourir, jusqu'à ce que mon oreille
soit attirée par une sonorité étrange que j'attribuais de prime abord à la
musique. Puis j'ai réalisé qu'il s'agissait du « areuh-areuh » d'un
bébé dans la salle – on pouvait confondre en effet – et qui jugeait sans doute
opportun de compenser l'horreur des sonorités atonales par de guillerettes
petites onomatopées.
Un vilain monsieur a finalement fait résonner sa grosse voix
dans la salle : « Bon, madame, avez-vous l'intention de gêner le
concert jusqu'à la fin avec votre enfant ? »
Silence soudain.
Mais au bout de deux minutes, on pouvait de nouveau entendre
de sympathiques « Areuh ? », en contrepoint avec le quatuor
Arditti, et je me réjouissais déjà qu'il se prépare un incident, tellement je
m'ennuyais. On dût faire une remarque supplémentaire aux importuns, puisque
brutalement, avec fracas, quittèrent de la salle une femme, un nourrisson dans
les bras, suivie de son mari, qui lança à pleins poumons : « Eh bien
nous nous en allons, puisque nous sommes indésirables ! ». Le quatuor
fut obligé de s'interrompre, et du public montèrent un tas de petits
toussotements de gêne.
Mercredi, colloque sur Marco Stroppa, jeune compositeur
italien, bavard, pédagogue, narcissique, qui expliquait les subtiles constructions de sa musique avec
entrain et des schémas projetés sur écran. Il illustrait son propos d'extraits
de ses compositions, qu'il jouait et rejouait, qu'il disséquait comme un
ingénieur du son, ou comme un médecin légiste, si bien qu'à la fin je me demandais
sincèrement en quoi son travail était plus musical que
scientifique. Parce qu'il aurait été vêtu d'une blouse blanche, un fer à souder
à la main, c'aurait été pareil.
Puis le soir même, concert au Théâtre de la Ville : des
œuvres de Stroppa justement, et de Webern, jouées par le quatuor Arditti
encore, qui décidément se complaît dans les horreurs.
Aujourd'hui je suis descendu à la bibliothèque St Sever en
compagnie de Franck – un objecteur de la fac – avec qui j'ai discuté ensuite
une heure durant, devant une bière. Garçon parfaitement inoffensif, très gentil
et pas bête du tout. Et dans le même temps, il laisse une incroyable sensation
d'instabilité et de fragilité.
Et ce soir, je viens de voir « Karas », une
compagnie de danse japonaise, avant que je ne file écouter trois groupes de
musique folklorique autrichienne – pure souche – avec des tronches et des
costumes qui ne trompent pas, et une atmosphère très détendue sur la fin, mais
sur la fin seulement, car il s'agit toujours d'un concert du festival
« Octobre », et le festival « Octobre », attention, c'est
archi-élitiste, archi-propre, archi-sérieux, avec des mines toujours un peu
constipées.
Mercredi 30 octobre 1996
La maison des parents de Delphine
Samedi soir, chez Delphine, à Cottévrard, avec Alix, Marco
et Vincent. Comme celles de l'amabassadeur, les soirées dans cette maison, dans ce petit hameau perdu du
pays de Caux, à trente bornes de Rouen, sont toujours réussies.
J'aime cet ancien presbytère, aux murs épais, aux poutres
vénérables, à la tomette couleur de terre, à l'escalier invraisemblablement
tortueux, au jardin parsemé d'herbes folles et de pommiers.
Et puis Delphine est sympa, même s'il a toujours subsisté
entre elle et moi une sorte de distance respectueuse un peu agaçante, et
même si nous ne partageons peut-être pas beaucoup d'intérêts communs,
j'apprécie tellement sa tranquillité, sa simplicité. L'imaginer simulant, ou se
mettant ostensiblement en valeur n'est pas pensable ; elle est honnête et
humble.
Isabelle, Nénène (la marraine de maman) et moi, chez papi et mamieQu'est-ce que je me fais chier !
Dimanche midi, repas chez les grands-parents. Séance
radotage, séance de manières sans manières, séance vins capiteux et pâtisseries
lourdes, la même séance depuis des lustres.
Puis j'ai été écouté plusieurs pièces de Janacek en l'église
de la Madeleine, affreux bâtiment néo-classique du XVIIIe, un ancien hôpital
d'une froideur cadavérique.
J'ai reçu mes cours de solfège à part ça, et je m'échine à
faire des exercices d'intonation, de rythme. Je redoute le désastre à l'examen
de solfège de fin d'année.
Mardi soir, chorale (c'était la première fois). Cela faisait
plusieurs mois que j'avais l'occasion d'entendre des chœurs, pendant mes
concerts, des chœurs que j'écoutais et regardais avec envie, et ce soir enfin je me
retrouvais, une partition dans la main, à suivre la battue du chef, entouré,
baigné, plongé dans la polyphonie. J'ai adoré cet instant.
Samedi 2 novembre 1996
Ecrasé par la fatigue.
Jeudi soir, je suis rentré tôt, après avoir été prendre une
bière dans un pub miteux et lugubre, derrière les Gaumont, avec Christelle,
Fred et Rico – qui me tapaient sur le système.
Il pleuvait, on entendait au loin les échos de la foire St Romain, les gens s'étaient déguisés pour la Halloween, poudrés, avec des dents
de vampire, et je m'en fichais complètement, j'étais fatigué, et j'avais envie
que quelqu'un me serre dans ses bras. Hier soir, avec Phil, Alix, Marco, Delphine et Vincent,
avons pris un verre en ville, puis regagné l'appartement d'Alix, en travaux,
une véritable écurie, et nous avons joué à la belote coinchée jusqu'à cinq
heures du matin.
Aujourd'hui, levé à midi. Gymnastique et assouplissements
quotidiens. Puis vocalises. Un peu de solfège. Un café en fin d'après-midi avec
Katia et Thomas.
Au salon...Je me sens un peu las, un peu déprimé ces temps-ci. Hier soir par exemple, lorsque nous étions tous les six
attablés, à bavasser et à rire en
sirotant des bières, je me suis imaginé un instant qu'au lieu d'Alix, de
Vincent, de Delphine, etc, je me trouvais en présence d' amis-amants, avec
lesquels je riais aussi, avec lesquels je me sentais bien, quand, dehors, les
camions et les voitures passaient sur le boulevard dans l'indifférence. Bon,
c'est clair que ce n'était pas le cas. J'étais avec Alix, Delphine, Alix qui
sort avec Marco, Delphine qui sort avec Vincent, etc., et je n'avais pas de
copain pour me tapoter sur l'épaule et me serrer discrètement contre lui. Et
pourtant rien que l'idée de m'imaginer dans cette situation me procurait
du plaisir, j'arrivais à me leurrer, à faire abstraction pendant quelques
secondes, de cette réalité qui m'entourait. Est-ce la proximité d'un nouvel état, d'un supposé bonheur à
venir, qui cause cette petite lumière, qui me permet de tenir ? Je crois que j'ai confiance.
Inouï en fait, à quel point mon histoire est caricaturale et
ridicule : je me sens seul, dans mon homosexualité frustrée. Et en même
temps, comme je vis cette situation avec gravité ! Comme ce problème peut
peser sur toute mon existence ! A la limite, il n'y a rien de plus grave pour moi. Evidemment, une fois
que j'aurai franchi la barrière, une fois qu'on m'aura bien tripoté de partout,
mon point de vue sera plus léger et désabusé, mais pour le moment, je me débats
dans de grandes sensations existentielles…
Et à part ça, je ne sais toujours pas comment m'y prendre. Pour franchir le pas.
Dimanche 24 novembre 1996
Lundi et mardi, je les ai passés à dactylographier un texte
de Couturier consacré aux « nouvelles lutheries » comme il dit – un
texte pour son bouquin, un texte idiot, pourri de jargon, de ces barbarismes
que les musicologues se permettent parce qu'ils sont chez eux, et qu'il disent
ce qu'ils veulent du moment que ça fait chic (tu parles : un
« claviériste » qui touche un synthé aux sonorités « timbriques »).
Bref, du verbiage, encore et toujours, et en plus Couturier ne cesse d'y citer
ses petits copains, d'illustres inconnus à la crème atonale, Louvier, Lévinas,
ou son petit chéri, Dufourt, sur lequel il pond une page entière dans un
bouquin consacré à l'Orchestre, autant que ce qui est consacré à Beethoven. Mon
pauvre Couturier, brave Couturier, flasque et maladroit personnage, à l'allure
néanmoins sérieuse, avec ton ventre qui s'en va bedonnant, t'es vraiment qu'une
nouille. Enfin, c'est gentil, tu m'as donné mon mercredi matin, pour
me remercier de mon travail de copiste, et j'ai dormi jusqu'à midi.
Vendredi, j'ai raconté à Franck, en des termes brefs, mon
« histoire » avec Benjamin – ils se connaissent. Il m'a confirmé que
Katia et moi on s'est fait un film, quoique B. soit une personne ouverte
et sans préjugé, puisque Franck a pu lui avouer « certaines choses »,
sans que cela n'ait en rien changé leur relation. Façon déguisée de
la part de Franck d'évoquer sa propre homosexualité d'ailleurs.
Samedi, j'ai emmené Alix en voiture jusqu'à un centre
commercial de Grand-Quevilly, pour qu'elle y achète deux sacs d'enduit pour les
murs de son appart et une bouteille de gaz. Ah, la casse-pied. Samedi soir, chez les Tourtel,
qui nous invitaient pour nous entretenir de leur projet de nouvel an : un
truc costumé à thème, avec de la déco et je ne sais plus quoi d'autre. Mon
Dieu, comment vais-je faire pour y échapper ?
Samedi 30 novembre 1996
Une semaine marquée par la pluie, donc une semaine agaçante
et démoralisante. Mon nouveau parapluie est déjà en miettes avec tout ce vent
qui a soufflé ces derniers jours. Mercredi, Michèle Laval, ma prof de chant, et Edith, son
accompagnatrice, m'ont dit que j'avais une voix très juste. Merci, merci !
Jeudi soir, concert lamentable au Trianon Transatlantique.
Un jeune groupe de musique électroacoustique, multimédia, sur une projection de
films expérimentaux (genre la bobine de film grattée, triturée, tâchée,
lue à l'envers, à l'endroit, recolorée, etc.)
Sur scène, un percussionniste au jeu décousu, horripilant,
un guitariste lançant ses petites notes au hasard, gling-gling, un type emberlificoté
dans des fils reliés à un ordinateur, et qui, au moindre geste de
ses mains ou de ses pieds, faisait émettre des sortes de gros prouts. Un
chanteur avec un micro transformant le son de la voix, qui hurlait, ou râlait,
ou éternuait. Un bricoleur penché sur des magnétophones, des vieux postes de
radio, occupé à produire des sifflements et des chuintements. Tout le monde
faisait n'importe quoi, improvisait n'importe quoi dans son coin, et il en
ressortait une pâte sonore d'une laideur innommable.
Sur la fin, tout le monde s'est mis à faire le plus de bruit
possible, tout ça parce que sur l'écran on venait d'apercevoir voir une silhouette qui
avait brisé un bidet, ou un lavabo, si bien que j'ai cru que j'allais devenir
sourd, et que je suis sorti précipitamment de la salle, dans un incroyable
raffut de hurlements et de craquements, qu'on continuait même à entendre depuis
la rue.
On peut faire de la bonne musique électroacoustique – même
atonale – le groupe Karas, en octobre, me l'a démontré. Mais il est aisé,
surtout aisé, de faire du caca.
Samedi 28 décembre 1996
Passons en revue la semaine : lundi, je suis retourné à
la fac, déserte évidemment – les vacances avaient commencé vendredi dernier –
déserte, si l'on fait exception des femmes de ménage, badines et vulgaires, qui
vaquent à leurs occupations. Et exception faite des quelques objecteurs de
conscience comme moi, qui traînons nos savates entre nos bureaux et les machines à café.
Pris un café avec Franck, qui m'a entretenu de ses origines
sociales, très modestes. Il ne doit sa culture – essentiellement littéraire –
qu'à lui-même, ce qui m'a impressionné, moi qui, paresseusement, tiens tant de
choses de mes parents.
Je ne me sens pas toujours très à l'aise avec lui, finalement. Non que nous ne soyons pas en phase – bien au contraire – mais j'ai
parfois l'impression de le déranger, ou de passer pour quelqu'un d'un peu
faible, de fade, d'insuffisamment mature, ou de pas très marrant, je ne sais
pas. J'ai le même genre de scrupules avec Laurence.
Mardi : première journée de congé. Mercredi : réveillon de Noël, passé ici à Rouen, avec
les grands-parents, qui n'en finissent pas de radoter, de patiner, de faire du
sur-place. C'est la vie. Le lendemain, à St-Adresse, chez les Ducrocq. Sarah et moi n'étions pas guillerets, un peu
absents, comme nos parents, on doit tenir ça d'eux. Avec quelques cousins, on
s'est installés sur la véranda, d'où l'on a cette large vue sur l'estuaire et
la cité havraise.
Un temps splendide.
Maman, Alain et papiAnnick, mamie et papa La famille ? Bah, comme je le disais
à Franck lundi, des « bourgeois éclairés ». Intellectuels, esthètes,
de gauche, mais des billets dans les poches. Sauf mes parents, qui n'ont rien
dans les poches.
Et donc j'ai bu, j'ai bu. Et observé Stéphane du coin de
l'œil : incroyable ce qu'il peut dégager comme paix intérieure, comme
bonne humeur, et en même temps, comme savoir et comme intelligence raffinée.
Sur la route, en rentrant sur Rouen, au milieu de la
campagne glacée, je sommeillais, en songeant à lui, qui doit avoir plein de
petits copains, et à moi, qui me gâche jour après jour.
Vendredi, pris un café avec Sarah. A la table voisine, un
autre couple, un garçon, une fille. Le mec avait un visage indéfinissable,
tout dépendait du profil et de l'expression de ses yeux bleus. A un moment,
j'ai cru qu'il allait pleurer. Puis j'ai cru que c'était sa compagne qui allait
craquer (que pouvaient-ils bien se dire ?). Puis j'ai cru que j'allais
tomber, quand il m'a regardé, de ses yeux bleus, de ses beaux bleus inquisiteurs.
Hier, vu Alix, Delphine et les sœurs Tourtel, et je n'avais
rien à leur dire.
Aujourd'hui, j'ai filé sur Paris, entre des campagnes
enneigées et sous un ciel dégagé, pur et lumineux, pour aller acheter un
nouveau bazar musical, un clavier ultra-sophistiqué, un véritable vaisseau spatial.
Tourné en rond des heures durant pour me garer – craignais les
contractuels, la fourrière, les cars, les taxis, les piétons indifférents, la
jauge à essence, les grandes avenues pleines de feux tricolores, le boulevard
périphérique et ses priorités à droite, je craignais tout.
Je devais ensuite rejoindre Laurence, mais pour des raisons
complexes, elle est restée à Rennes, si bien qu'aussitôt mon achat réalisé, j'ai quitté
cette capitale infernale et j'ai pris la route de Rouen, qui menaçait de verglacer
avec l'arrivée de la nuit. Mon Dieu, Paris.
Samedi 11 janvier 1997
Repris mes activités à la fac. Et j'apprends jour après jour
à me servir de mon nouveau synthé (épatant : je devrais pouvoir en tirer
de bonnes choses). Pendant ce temps, mes cours du CNED prennent du retard, les
devoirs non faits s'accumulent, et je voudrais pouvoir me passer de sommeil,
pour disposer de la nuit pour travailler le solfège, l'écriture et l'histoire
de la musique.
Jeudi soir, vu Oh les beaux jours, de Beckett,
au Théâtre des Arts. Beaucoup aimé : aimé la lenteur, la stasis du climat de la pièce, les répétitions
d'expressions ou de mots. Cette sensation de partir de nulle part pour aller
nulle part – j'ai fait immédiatement la comparaison avec mes goûts musicaux. Je
me souviens aussi de cette impression curieuse qui m'a surpris au beau milieu
de la pièce, assis sur mon siège : la soudaine sensation d'être libre,
libre de ma vie, de ce que j'en fais, libre, absolument libre, et que si je
butais sur quelque chose, cela n'avait pas d'importance, que je pouvais
toujours tout envoyer promener si je le désirais, l'essentiel restant
l'intégrité de ma liberté.
Les contraintes de mon travail à l'université, du cours de
musique à étudier et les angoisses de la dictée de notes m'ont bien sûr assailli
dès le lendemain, mais je veux garder cette sensation d'absolue liberté au fond
de moi, et secrètement me moquer, mépriser tout ce qui m'encercle, si tout ce
qui m'encercle me rejette.
Mardi 28 janvier 1997
De la routine, bien sûr.
Quand je veux m'enfuir de mon secrétariat, je m'en vais
souvent retrouver Franck, dans sa petite bibliothèque de Lettres Modernes, sa
« cage à lapin » comme il l'appelle. Sa sensibilité, sa
bienveillance, et son sens de la psychologie humaine me désarment.
Une rue de l'est de Rouen
Jeudi soir, avec Stéphanie, Sophie, Loïc, Bastien – quelques
amis à eux sans intérêt, et enfin avec Claire, Delphine, Christelle et Fred.
Avons pris l'apéro tous ensemble, puis dîné dans un restaurant africain de la
Croix de Pierre – quartier d'arabes et d'étudiants peu fortunés, très agréable,
plus humain que les rues froides et austères du centre ville. Puis, à
l'ESIGELEC, l'école d'ingénieur des Tourtel, à une soirée incroyablement
stupide, pleine de gens incroyablement stupides. Bastien, qui sort toujours
avec Sophie. Mais Bastien qui me regarde souvent, avec ses cheveux blonds et
ses yeux bleus, et qui annonce, un peu coquin, en arrivant au restaurant :
« Tiens, je vais m'asseoir à côté de Baptiste. »
Il me touche soudain le bras en parlant.
Je parlais justement de lui à Franck, le lendemain en fin
d'après-midi, dans la bibliothèque (la fenêtre était ouverte, je fumais une
cigarette en regardant le ciel tout bleu, qui commençait à s'éteindre).
« Ce genre de types est assez répandu… » m'a-t-il dit.
« Et il n'y a rien à faire, rien à espérer avec eux… »
« Et si tu souffres par leur faute, tu sais quelle
conduite adopter, Baptiste ? »
« - Oui, l'indifférence. » ai-je répondu tristement .
Hier soir, Emmanuelle et moi avons filé sur Louviers, à la
salle des fêtes, écouter Vincent D., qui interprétait ses chansons seul au
piano, en première partie de Jean Sommer, chanteur parisien sans intérêt,
malgré son charisme, ses jeux de scène, et son contact facile et vulgaire avec
le public. Quant à Vincent, il écrit décidément des textes personnels, simples
et remplis de poésie, mais il a une drôle de façon de chanter. A la fin, on en
vient à se demander s'il y a une mélodie, ou si ce n'est pas toujours la même.
Aujourd'hui, j'ai esquissé ce qui sera sans doute la musique
d'accompagnement d'un CD-ROM pour le CRDP – c'est tout à fait par hasard que
j'avais rencontré l'étudiante qui dirige le projet, et qui m'avait fait cette
proposition, d'un court accompagnement non rémunéré.
Samedi 15 février 1997
Un mot laissé par Franck (que je publie sans son autorisation, qu'il me pardonne...)
J'ai essayé de faire comprendre aujourd'hui à Franck, que
j'ai beaucoup changé en quelques années, que je ne vis plus dans l'idéal de
pureté, dans l'idéal de l'enfance, dans l'idéal de la passion, ou dans
n'importe quel autre idéal, et que je commençais à venir à la réalité, mais il
est resté suspicieux. Il m'a dit qu'inconsciemment je faisais peut-être exprès
de toujours tomber sur des hétéros. J'ai protesté, en répondant que j'étais
simplement difficile, timide, et que je n'ai pas eu l'occasion de fréquenter
les bonnes personnes. Que je suis maintenant en attente. Mais son hypothèse me
poursuit : et si c'était vrai ? Non, non…
Je me sens comme sur la corde raide, je redoute les jours à
venir, et j'ai peur de ne plus trouver assez de force pour supporter une
frustration et une tristesse incommensurables.
Je vais d'ailleurs probablement arrêter ce journal, pour la seconde fois
depuis les sept années que je le tiens. Il me m'apporte plus rien, et m'enferme
dans un personnage que je ne veux plus incarner. Ou que je ne suis déjà plus...
Ces crises de soudaine exaspération, de tension intérieure,
sans raison apparente, qui m'ont surpris ces jours derniers à la fac, sont les
stigmates, sans doute, d'un malaise, le vague malaise lié à la prescience de ce
qui pourrait survenir. Le fait d'en avoir parlé à Franck ne m'en a fait que
plus clairement prendre conscience.