Échappée

Col de Mantet
Mon grand-père, ma sœur et moi, dans le massif du Canigou (1987)
Durant ces années un peu ingrates, la possibilité de revenir régulièrement dans certains lieux, comme à Vernet-les-Bains ou à Gruchy, me procure un grand soulagement. Si tout en moi se modifie à vue d'œil, comme les nuages se métamorphosent dans le ciel par un jour de grand vent, ces lieux synonymes de liberté, de beauté et de tranquillité sont toujours là, identiques à eux-mêmes, et ils m'accueillent avec la même égalité d'âme et la même patience, d'année en année.

Or il se trouve qu'en ces vacances de Pâques 1987, peut-être dans le but de nous épargner pour quelque temps le climat morose qui règne à la maison, nos grands-parents nous emmènent, ma sœur et moi, passer une semaine avec eux et notre tante Isabelle à Vernet, dans cette petite station thermale des Pyrénées-Orientales où ils possèdent un appartement. C'est assez exceptionnel, car d'ordinaire, nous n'y allons qu'aux mois d'été.

Observation de la montagne depuis le balcon de l'appartement (on notera mon élégance vestimentaire habituelle)
L'annonce de ce projet par ma mère, quelques semaines avant notre départ, me comble de joie. D'abord parce que Vernet représente déjà un lieu magique pour moi (je disserte assez sur cette marotte dans le présent site internet). Ensuite parce que ce séjour inattendu va me soulager pour un moment des moqueries et des vexations qui font alors le lit de mes journées au collège, en plus de me permettre d'échapper à l'humeur soucieuse de mes parents impécunieux. Enfin parce que nous descendrons en voiture, et que mon grand-père envisage de passer par le centre de la France via la route nationale, plutôt que par l'autoroute du Soleil : nous traverserons donc des régions nouvelles, une perspective forcément enchanteresse pour le garçon épris de géographie et de topographie que j'ai toujours été.

A l'époque, une partie de mon argent de poche passe encore en sucreries. Quelques jours avant le départ, je me prépare donc une feuille de route sur laquelle je note les différentes villes que nous serons amenés à traverser, avec le nombre de bonbons que je m'autoriserai à manger à chaque fois. Deux bonbons à Blois, un bonbon à Argenton-sur-Creuse, deux à Châteauroux, etc. Je n'avais que douze ans : on me pardonnera donc cette petite fantaisie comptable et obsessionnelle, dont je me libère d'ailleurs de la rigueur à mesure que nous progressons dans notre périple : en début d'après-midi, je ne prête déjà plus une grande attention à ma feuille de route, et je m'octroie une fraise Tagada ou un morceau de Tubble Gum quand bon me semble.

La Beauce, entre Châteaudun et Blois
Ah, je voulais voir du paysage ? En voilà ! Châteaudun, et les monotones étendues agricoles de la Beauce. Blois et les berges de la Loire, sablonneuses et mélancoliques. La Sologne, et ses forêts romantiques. Châteauroux, sa caserne militaire et ses petites avenues bordées de marronniers.
Nous déjeunons à Argenton-sur-Creuse, dans un restaurant choisi au hasard à la sortie de la ville ; la lumière nous aveugle lorsque nous le quittons une heure plus tard.
Puis arrive le Limousin, avec ses paysages tièdes et vallonnés. Les vieilles pierres d'Uzerche, humides et pittoresques. Brive-la-Gaillarde, et ses maisons de parpaings un peu austères. A Cahors, où, sur les collines crayeuses qui entourent la ville, une végétation méridionale a surgi, nous faisons le plein d'essence. La lavande et le thym s'invitent le long des pelouses desséchées. Sur les toits des maisons, la tuile rouge a remplacé l'ardoise : les couleurs et les parfums du sud sont enfin là.

Rocade de contournement de Cahors, en fin d'après-midi
Il est 18h lorsque nous approchons de Montauban. Nous longeons un axe ferroviaire important sur plusieurs kilomètres. Le passionné de chemins de fer que je suis tente de reconnaître les sémaphores et les pancartes répartis le long de la voie ferrée.
Le soleil se couche, et tout se pare de couleurs orangées sur la campagne.
Quelques dizaines de kilomètres après Toulouse, dont nous avons contourné la métropole en suivant un maillage compliqué de rocades et d'échangeurs, la silhouette sombre de contreforts montagneux se dessine devant nous dans la nuit bleue, premiers témoins de la présence des Pyrénées, une vision solennelle qui me subjugue et me fait oublier pour un moment l'engourdissement et la fatigue accumulés du voyage. Un peu plus tard, la cité médiévale de Carcassonne, fantomatique, émerge pendant quelques secondes du crépuscule.
Il fait complètement nuit lorsque nous quittons l'autoroute des Deux Mers, et que nous nous engageons sur l'A9, la Languedocienne. Un panneau d'information touristique annonce la proximité du Canigou, la montagne sacrée des Catalans, mais nous ne pouvons rien en distinguer dans la nuit noire. Comme un spectacle de remplacement, le petit château de Salses, aux remparts tout illuminés, surgit sur notre gauche.

Silhouette nocturne du Canigou
La silhouette caractéristique du massif du Canigou, aux abords de Perpignan
A Perpignan, nous quittons l'autoroute, pour nous engager sur la route nationale en direction d'Andorre et de Font-Romeu. Nous traversons les petits patelins du Roussillon dont j'ai l'impression de connaître les noms depuis toujours, et qu'à l'époque aucune voie rapide ne permet encore de contourner : Sant Feliu, Millas, Ille sur Têt, Marquixanes... Dans ces villages déjà endormis, les rues portent toutes le même nom : boulevard du Canigou, rue du Roussillon, rue Gambetta, avenue de Força Real...
Peu avant Prades, l'église illuminée d'Eus, gardienne des plaines occidentales du Conflent, nous apparaît, perchée sur sa colline. Nous longeons les remparts de Villefranche-de-Conflent, forteresse trapue, petite citadelle de Vauban encaissée dans la vallée de la Têt, et voici déjà qu'apparaissent sur le bord de la route les panneaux publicitaires pour les Grottes des Canalettes, mystérieux appels à visiter les entrailles de la montagne. Quelques instants plus tard, nous traversons le petit village de Corneilla, plongé dans le silence.
Et lorsque notre voiture s'immobilise enfin au pied de l'immeuble de mes grands-parents, peu après 22h, nous sommes accueillis par la fraîcheur cristalline et minérale de l'air des montagnes, invisibles dans la nuit mais omniprésentes, ainsi que par le ronronnement apaisant du Cady, le torrent qui traverse le village. La silhouette familière de l'église illuminée de Vernet-les-Bains se détache, comme une éternelle évidence, derrière le feuillage des tilleuls et les branches des épicéas. C'est le terme de notre voyage. Nous voici au paradis, dans le « Paradis des Pyrénées », comme cette station de vacances s'autoproclamait fièrement à la belle époque, lorsque ses thermes de standing et ses hôtels de luxe tenaient encore debout, et que sa réputation, paraît-il, dépassait les frontières (c'était avant la grande inondation de 1940 – l'Aiguat, comme ils l'appellent en catalan –, qui emporta tout sur son passage, et détruisit 50 ans de villégiature pour la bonne société européenne...)

Sur le balcon de l'appartement (1988)
Les trajets entre Rouen et Vernet que j'effectuerai ainsi au cours des années suivantes incluront généralement au moins un parcours en voiture, l'autre étant effectué en train avec ma sœur.
Je crois d'ailleurs que ces traversées de la France avec mes grands-parents comptent parmi les plus beaux moments de ma vie, quoique un peu longs et fatigants sur le coup.

Mon état d'esprit n'est évidemment pas le même au retour de vacances. A contrecœur nous avons passé le balai dans nos chambres, descendu des valises remplies de vêtements et de linges froissés. Il est temps de dire au revoir à l'appartement, au Cady, au village – qui se prépare pour une nouvelle journée, semblable à toutes les autres – et au pic du Canigou, cette noble et majestueuse montagne qui, dans la lumière éclatante du matin, sous un ciel bleu prometteur, regarde imperturbablement notre voiture filer déjà vers la vallée, avec nous assis dedans, silencieux, résignés, dégrisés comme après un plantureux déjeuner, mais finalement pas mécontents de rentrer à la maison.

Autoroute A9
Sur l'A9
Tout en regardant par la vitre les lauriers roses et les pins parasols défiler le long de la route, je songe aux différentes activités qui m'attendent à Rouen : une nouvelle maquette en modèle réduit à réaliser, un programme informatique à améliorer, une lettre à terminer, des cours à réviser pour la rentrée, un réagencement du mobilier de ma chambre à expérimenter...
A Perpignan, nous nous glissons dans le dense trafic de l'autoroute, entre de gros camions espagnols et des semi-remorques hollandais. Je reconnais au loin un de ces nombreux panneaux publicitaires pour la réserve africaine de Sigean, illustrés par la figure d'un zèbre placide ou par celle d'un lion très fier.
Après le relief erratique des collines des Corbières, dont la roche grise et sèche affleure comme une croûte, après les cabanons roussis perdus au milieu des champs, et les cyprès solitaires cramponnés piteusement à leurs monticules de terre, viennent les plaines du Lauraguais, généreusement irriguées, les champs de soleils éblouissants, les plans de vigne vert tendre et les placides cultures de blé, sur fond de vallonnements bleuâtres et contemplatifs.

Puigcerdà, 1987
Mes grands-parents, ma sœur et moi, photographiés par Isabelle
Les paysages que nous traversons se transforment imperceptiblement à mesure que nous avançons – herbages, vallons, forêts, bocages –, mais dans l'habitacle de la voiture aussi, le climat est changeant. Tiède et somnolente dans les premières heures de la journée, l'ambiance devient studieuse et concentrée en fin de matinée, avant de se charger d'impatience vers 13h, lorsque la faim commence à tirailler les estomacs. Après le déjeuner, la chaleur et la digestion nous écrasent. Ma vigilance est alors trompée, et je sombre dans le sommeil. Mais vers 17h, la perspective de nous arrêter « prendre un rafraîchissement » selon l'expression de ma grand-mère, nous fait dresser les oreilles sur la tête comme un chat réveillé par le bruit de son écuelle. C'est ainsi que je revois encore cette terrasse d'un café de Valençay, dans l'Indre, où, ahuris et les membres engourdis, nous débarquons tous les cinq : ma grand-mère, avec sa démarche légèrement chancelante, son sac coincé sous le bras, mon grand-père, de son pas plus lourd et plus serein, sa casquette marron vissée sur le crâne, ma tante Isabelle, indolent petit cachalot qui se balance entre les deux, et ma sœur et moi, à mi-chemin entre l'enfance et l'adolescence, indécis, sages, passifs.
Pique-nique sur la crête de Fuilla, Vernet-les-Bains (1988)
Ma sœur, Isabelle et moi
Enfin, « sages », en apparence, car lorsque nous reprenons la route une demi-heure plus tard, nous avons du mal à rester en place. Et quand la tendre campagne normande se montre enfin, après Evreux, nous nous mettons à ricaner, à glousser, à nous tortiller comme des asticots ; nous taquinons un peu Isabelle, qui, sage et muette, n'en est pas moins là, posée avec nous sur la banquette, qu'elle écrase de ses 100 kilos. Heureusement que papi et mamie, à l'avant, dans le vacarme du moteur, avec leur audition déficiente de vieilles personnes, ne peuvent pas entendre nos sottises et nos sarcasmes. Je croise parfois le regard de papi dans le rétroviseur, mais je n'arrive pas à savoir si c'est moi qu'il observe, ou la voiture qui nous suit.
Avec la nuit tombante, nous nous calmons de nouveau, et nous avons presque une impression de silence lorsque tout a plongé dans les ténèbres, bien que le féroce rugissement du moteur n'ait pas cessé pour autant.

La maison de Madeleine Gros, à Lascabanes
La maison de Madeleine, à Lascabanes
En 1988 et en 1990, alors que nous remontons ainsi de Vernet à Rouen, nous faisons une escale à Lascabanes, un petit village d'une centaine d'âmes, dans le Lot, où une amie de mes grands-parents, Madeleine, possède une grande maison. Une grande maison dont toutes les pièces ne sont pas habitables – certaines ne sont que des grottes obscures, poussiéreuses et sans électricité – si bien que Sarah doit aller dormir dans un bâtiment annexe, celui-là même qu'occupent déjà l'un des fils de Madeleine avec sa femme et ses enfants.
Les petits-enfants de Madeleine et ma sœur
Après le dîner, je vais me dégourdir les jambes autour de la maison en compagnie de ma sœur et d'une des petites-filles de Madeleine, d'environ notre âge. Tous les trois, nous parlons du collège, de nos derniers voyages scolaires. Nous comparons nos professeurs et nos camarades de classe. Nous tombons d'accord sur le fait que les autres élèves sont toujours un peu trop immatures pour nous. Je me donne de l'importance en déclarant que je fais du latin depuis un an, et que j'ai commencé l'apprentissage d'une seconde langue vivante. Là-dessus, je sors une cigarette de ma poche, chipée au salon juste avant de passer à table, que je tente d'allumer sous le regard agrandi et passablement scandalisé de mes deux compagnes.

Sarah et Isaboule à Vernet en 1988
Ma sœur et moi avons eu l'air de tellement nous y ennuyer qu'on nous dispense de ce pensum l'année suivante ; nous restons donc à l'appartement et nous en profitons pour faire quelques bêtises sous le regard bienveillant d'Isabelle
Déjeuner chez des amis de nos grands-parents, à Saint-Estève dans la banlieue de Perpignan, en 1987 : pas la folle ambiance... Bon, quand est-ce qu'on rentre à Vernet ?
Il faut dire que ces voyages à Vernet-les-Bains sont aussi l'occasion de mesurer ce qui me sépare des autres adolescents. Je peux les voir, à la piscine, sauter du plongeoir, je peux les voir errer dans les ruelles des villages avec assurance et désinvolture. J'ai l'impression qu'ils sont libres et épanouis, tandis que moi, j'ai toujours mes grands-parents aux fesses, tandis que moi, je suis toujours tout seul.
A la piscine de Vernet, j'ai bien remarqué la présence d'autres ados. A force de les observer, il y en a un qui a fini par me plaire. Il se tient à distance des autres, il nage bien, il a l'air de rêver, il est sûrement sensible et intelligent. Alors il me plaît, oui, mais la seule idée de lui adresser la parole me terrorise. Après le déjeuner, assoupi sur mon lit, écrasé par la chaleur de l'après-midi, j'ai l'esprit traversé par des fantasmes : j'imagine que je me rends chez lui, quelque part dans le village, pour « faire l'amour ». Comme ça, en plein jour. Ça me paraît tellement osé, tellement dévergondé comme idée, faire l'amour avec un inconnu à Vernet en plein jour ! Ça ne se produira évidemment jamais.

Ce plongeon de ma sœur, en 1988, n'est bien sûr qu'un habile prétexte pour photographier mon bien-aimé (assis sur une chaise, près du toboggan bleu, détournant la tête)
En 1990, nous faisons un nouvel arrêt à Lascabanes. Le fils de Madeleine n'est pas là cette fois-ci, le bâtiment annexe est donc fermé, et ma sœur et moi nous devons dormir dans la même chambre. Lorsque nous constatons que allons partager un lit d'une place, à peine Madeleine et nos grands-parents ont-ils le dos tourné, que nous nous mettons à bougonner comme des comtesses à qui on aurait manqué de respect. « Un lit une place ! Pour nous deux ! Non mais c'est dingue... »
Nous dormons tête-bêche, et fort mal. Si bien que lorsque je constate qu'il est neuf heures du matin – enfin ! –, c'est avec soulagement que je me lève du lit, que je pose mes pieds sur la tomette fraîche et irrégulière du sol, pour aller ouvrir les volets de bois. A ma grande surprise, toute la campagne est encore plongée dans la nuit. C'est que ma montre est une montre Swatch, un de ces modèles transparent, dépourvu de chiffre, très à la mode chez les ados à cette époque, et bien sûr il n'est pas neuf heures, mais trois heures trente du matin. J'ai lu ma montre à l'envers.

20h, l'heure du dîner
Cet été 1991 – les dernières vacances que je passe avec mes grands-parents (il faut dire que je vais avoir 18 ans) –, alors que nous venons de sortir de table, la tranquillité de l'appartement de Vernet-les-Bains est rompue par la sonnerie du téléphone. Mon grand-père se lève pour aller répondre, en faisant traîner paresseusement ses sandales sur le marbre. Baptiste, c'est pour toi. Au bout du combiné, une voix de jeune fille. C'est Stéphanie C., avec sa sœur. Je leur avais effectivement donné le nom de mon village de vacances, juste avant de partir. Elles ont donc réussi à convaincre leurs parents de quitter leur camping de Gruissan, sur les bords poisseux et populeux de la méditerranée où ils s'étaient d'abord installés, pour venir s'aventurer jusque dans mon repère montagneux des Pyrénées. Les sœurs C., ce sont deux jeunes filles gaies de mon lycée, qui font partie de ce réseau d'amis que je fréquente depuis plusieurs mois. Je vais les rejoindre au camping « L'Eau Vive », au bout du chemin de Saint-Saturnin. Ensemble, nous faisons des parties de tarot sur une table pliable qu'ils ont montée devant leur caravane, dans la chaleur lénifiante de l'été, dans le bourdonnement des mouches. C'est bizarre : avec cette intrusion inattendue de mes amies rouennaises à Vernet, ma perception du village est complètement transformée : soudain, j'ai l'impression de me retrouver dans un autre lieu. Un peu moins beau, un peu moins poétique peut-être. Mais un peu plus réel sans doute aussi.

Rituel, rituel, que ces vacances solaires à Vernet, au creux d'une cellule familiale sécurisante et familière ! Rituel que ces vacances protégées, encadrées, ordonnées, reflets des mécanismes psychologiques qui me cadrent tout au long de l'année, moi adolescent, et dont je rêve parfois, en regardant l'horizon depuis le balcon de l'appartement, de m'affranchir.