Mutisme
Elle interprétait la moindre remarque de ma part, même anodine, comme une attaque personnelle (« Encore
à faire du mauvais esprit ! »
me lançait-elle d'une voix méchante), et j'avoue que je n'étais guère d'humeur conciliante.
Ce climat de discorde devint tel qu'en 1988, je pris la décision de ne plus rien dire à mes parents. Par plus rien dire, j'entends, ne plus m'ouvrir à eux, ne plus en faire mes
confidents, ne plus leur raconter le contenu de mes journées, ne plus leur déballer ce qui me passait par la tête, comme je l'avais toujours fait
sans honte auparavant. C'était un choix conscient, délibéré, catégorique, motivé autant par une volonté de représailles que par un
réflexe d'autoprotection.
« Je dis très peu de choses à mes parents parce que j'estime qu'il y a des choses qu'ils ne peuvent plus comprendre » écrivais-je
dans une lettre à Laurence en 1989 (une ancienne camarade de l'école primaire qui venait de reprendre contact avec moi).
A partir de ce jour là, j'ai lu le journal pendant les repas, ne prêtant plus qu'une oreille distraite à ce qui se disait à table. Une personne
extérieure, invitée à déjeuner chez nous, aurait peut-être été choquée par mon attitude, d'autant plus que ma mère est une hôtesse agréable et attentionnée,
mais sur ces questions familiales et domestiques, il ne faut pas porter de jugement trop hâtif. La famille est une structure, où chacun adopte un comportement qu'il est
impossible de dissocier de celui des autres.
Il est possible que ma mère n'ait pas supporté de me voir changer dans une telle mesure. Quelle différence, quel abîme, entre le petit garçon charmant,
vif et gai dont elle s'était occupée quelques années auparavant, qu'elle avait tant aimé, et dont elle avait été si fière dans les
réunions de famille, et l'espèce de grand nigaud péremptoire et maladroit, plein de morgue, d'acrimonie et de sébum, qui lui faisait la tronche
à table, et dont elle devait continuer à laver les slips et les chaussettes !
Inconsciemment, le sentiment qu'elle éprouva à mon égard fut peut-être aussi amplifié par l'espèce de répugnance ambiguë que les individus
du sexe masculin lui ont toujours inspirée (et qu'elle m'a plus ou moins laissé en héritage, soit dit en passant). Car je ne me contentais pas de grandir,
je me changeais manifestement en homme, avec un corps d'homme. Un duvet de poils s'était invité au dessus de mes lèvres, et je me plaignais
de ce que les sous-vêtements qu'elle m'achetait au supermarché étaient toujours trop petits.
Je ne sais pas si cela m'aurait épargné celle que j'ai tenté de mener longtemps plus tard, mais son attitude aurait peut-être été moins
ambivalente vis à vis de nous, ses enfants ; si elle nous avait davantage fait confiance, au lieu de nous infantiliser, et si elle avait
mieux pris conscience des rênes
invisibles avec lesquelles elle nous retenait à la maison, dans cette maison si douce et si tranquille, à l'abri des haines, des laideurs et
des vicissitudes extérieures,
j'aurais peut-être plus vite intégré l'idée que je n'étais pas sur cette Terre pour la contenter et la conforter, et j'aurais peut-être mieux assumé
mes transformations pubertaires et mes désirs adultes, lesquels n'étaient, et ne sont là, en aucune manière, pour lui faire plaisir.
Je ne charge pas ma mère en tant que telle (quoi de plus facile que d'accuser ses parents) : je veux pointer du doigt sa névrose, sa névrose
particulière dont je porte maintenant la marque, et qui accorde une telle place à la
culpabilité qu'elle en fait presque une monnaie d'échange dans les rapports avec ceux que nous aimons : je te rends coupable de ça, tu me rends coupable de ça...
Et mon père alors ? Lui, c'est une autre histoire. Le mutique, c'est lui justement, et c'est un peu lui que j'imite. C'est lui qui fait le dos rond,
qui se cache, qui louvoie, et
c'est qui lui répond à ma mère, au travers de son silence et de sa placidité : cause toujours. C'est encore lui que j'imite quand,
dans ma vie de tous les jours, je m'abstiens de m'exprimer ouvertement, afin d'éviter d'entrer en conflit avec quelqu'un, une attitude
soumise et pleutre qui ne fait parfois qu'entraîner un conflit larvé à la place. Se taire, c'est se protéger... jusqu'à un certain point.