Musicologie
Je passe mon temps à ouvrir et à fermer des portes, à tamponner des formulaires, à compter des copies d'examen, à fumer dans les couloirs.
Martine, la secrétaire du département, est bien gentille avec moi.
Les enseignants, eux, forment une clique à part. Copinés, pistonnés, ils ne s'intéressent qu'à leur spécialité et à leurs papiers, tandis que le reste du monde peut croûler.
Mais j'essaie de faire bon visage.
J'arrive le matin vers 9h30, je quitte vers 17h30. Personne ne me surveille, et je leur en sais gré.
Le mardi soir, je vais donner de la voix à la Chorale Universitaire de Rouen. L'ambiance de cette chorale me plaît bien, tout comme le sentiment de plénitude harmonique qui se dégage du chœur lorsque nous chantons.
Qu'on lise cette lettre que j'écris à L. à ce sujet...
A la maison, chez mes parents, je compose des chansons naïves, que j'arrange fébrilement sur mon nouveau clavier, des nuits durant. J'ébauche ainsi un nombre incalculable de petites compositions qui s'accumulent, inachevées, sur des disquettes. Je m'accorde des pauses cigarette, à la fenêtre de ma chambre.
Juillet 1997, je bénéficie de quelques jours de repos, et je passe un week-end à Londres avec Caro et une amie
(Londres où Tony Blair vient de chasser John Major de Downing Street... tandis qu'en France, c'est Jacques Chirac qui invite Lionel Jospin à Matignon, souvenez-vous).
Cette permission est la bienvenue, car la fac de lettres désamiante ses toits et ses plafonds, d'où tombe une inquiétante poussière grise
qui vole dans les couloirs et vient recouvrir tables et chaises.

Puis je m'enfuis à Vernet, où une rage de dents me saisit au bout de quelques jours et m'oblige à rentrer précipitamment en Normandie pour me faire arracher une molaire.
Succombant à une violente crise de narcissisme, je m'accorde cette petite série d'autoportraits.
A l'automne 1997, l'Université décide de me muter dans un nouveau service, un département de recherche en Histoire dirigé par une
espèce de dragon à la réputation castratrice.
Je refuse. C'est le bras de fer avec l'administration, une plongée dans le Prozac et les arrêts-maladie.
J'entame l'hiver dans un état second,
avec la musique givrée de Gus Gus et de 22 Pistepirkko en fond sonore, entre dépression et délire nordique (je me mets au norvégien).
Aujourd'hui encore, cette période me laisse songeur.
Finalement, en janvier 1998, je suis réformé. J'ai gagné, mais je suis désespéré.
En plus de participer maintenant à l'incontournable ensemble vocal des étudiants
de musicologie, conduit de main de fer par M. (on travaille un motet de Brahms),
en plus de préparer quelques chansons inédites de la Renaissance avec de sages étudiants de musico, je prends des leçons particulières avec Marie-Ange Cousin,
une prof un peu babos qui tente péniblement de désengorger ma pauvre voix coincée au creux de ses angoisses,
et je me suis même inscrit à l'école de jazz de Mont-Saint-Aignan, où tous les mercredi soir j'apprends consciencieusement un nouveau standard.
Je me cultive, je vais aux concerts de l'Opéra de Rouen, je m'ennuie avec Donizetti, je découvre Janácek.
A mes heures perdues, je m'occupe aussi de préparer la bande-son d'une pièce de théâtre écrite par Vincent Delerm (alors étudiant anonyme), qui s'appelle... Enfin toujours est-il que voilà.
Si j'ai renoncé à monter sur les planches moi-même (après une première expérience en 1997 avec Christelle, dans une pièce minuscule intitulée Le Gora), je continue à fréquenter les gens du café-théâtre, et à assister aux spectacles de la troupe La Réplique, dans l'amphi III (l'amphi Axelrad, pour les connaisseurs).
A la maison, la vie suit son cours, comme un fleuve suit son lit, l'été s'installe, et les beaux jours sont de retour. Comme chaque année, depuis toujours.
Mais je ne peux plus vivre à Rouen : malgré mes efforts pour m'activer, pour m'amuser, malgré les nouveaux amis, malgré les concerts, les spectacles et la musique, quelque chose dans mon existence demeure immobile.
Des transports que d'autres, sûrement, connaissent...
En avril 1998, mes grands-parents vendent l'appartement mythique de Vernet-les-Bains : je les aide à faire les cartons, je vois les pièces se vider une à une, les meubles disparaître dans le camion du déménageur. J'en suis malade.
Je passe un entretien à l'université de Brest, avec l'espoir d'intégrer une licence-maîtrise de technique audiovisuelle, mais ma candidature n'est pas retenue.
Je me dispute avec Franck. On ne se parle plus du tout, et je ne comprends pas bien pourquoi. Caro et Valérie jouent les intermédiaires. L'atmosphère est triste, maintenant, aux Emmurés.
Je tente un concours du prestigieux Conservatoire Supérieur de Musique de Paris – la formation d'ingénieur du son. Je réussis les épreuves écrites de physique, d'électronique, de solfège, d'analyse cinématographique... mais je suis recalé à l'oral.
C'en est trop.