
Paris, le 23 septembre 1998, sur une feuille volante :
Période de transition ces temps-ci.
Période de
bouleversements intérieurs, de désillusions.
Soudain je découvre ce qu'est la vie : un ensemble d'obligations,
de contraintes, et c'est tout.
Oui, c'est tout.
Cela signifie que la vie d'un
homme, de cet homme en particulier, là, lui qui semblait éternellement jeune,
lui qui allait faire quelque chose de sa vie, il n'en fera rien du tout,
rien, les évènements viendront à lui, chaque jour, avec leurs lots de
contraintes et de gâchis, jusqu'à la fin. Et à la fin, ce sera comme s'il avait
encore vingt ans, sauf qu'entre-temps beaucoup de choses futiles et ennuyeuses
l'auront occupé, c'est à peine s'il s'en sera rendu compte. A la fin, il ne s'apercevra
même plus qu'il aura changé, perdu de sa vivacité, de sa précieuse lucidité. A la
fin, il se dira qu'il aurait bien tout essayé, même qu'il recommencerait bien
autre chose, comme s'il tenait encore entre ses mains tous les possibles de
l'adolescence, mais voilà, il y a la fatigue maintenant, le corps a beaucoup
donné, maintenant il se laisse aller.
Je n'ai plus envie de travailler. Les métiers sont tous les mêmes, les gens sont tous les mêmes, les occupations, les gestes du quotidien, tous les mêmes, et pour tout le monde. Et tout le monde fait semblant de se donner à sa tâche, comme si elle résultait d'un grand choix existentiel, comme si nous étions là pour elle, pour cette tâche précisément. Mais nous ne choisissons finalement pas grand chose dans cette vie, quand, de tout façon, quoi que nous fassions de notre liberté, nous finirons toujours par trouver aux choses la même saveur.
Voici la révélation de Paris, en ce début d'automne.

Quelques jours plus tard, dans une lettre à Laurence :
Ici, à mon bureau, en fin d'après-midi, je viens prendre
le soleil. Belle exposition, le soleil donne.
Vue sur une cour grisâtre, la façade
arrière d'autres immeubles. Comme tu dis : « Ici, au moins, on peut s'isoler de
la crasse, de la laideur parisienne. »
Il y a quelques géraniums dans des bacs. C'est fou comme
ils ont l'air vivants, à se tendre ainsi vers le ciel, fou comme ils sont beaux
avec leurs couleurs naturelles, comme ça me fait du bien de les regarder.
Et là on prend conscience de la tristesse de tous ces
murs, de ces façades, de ces cours, de ces rues interminables. Ces géraniums,
qu'est-ce qu'ils fichent là d'abord, ces malheureux géraniums ? Ils se tendent
vers le ciel, parce que c'est la seule chose regardable ici, et tout ce qu'ils souhaitent,
c'est s'échapper de leur bac en plastique.
(…)
Je t'écris maintenant depuis mon boulot, à Sida Info Service.
Il est 9h30, je suis le premier arrivé à l'étage.
On entend le ballet de l'ascenseur, ses grincements, sa
sonnerie électronique. On l'entend se promener entre tous les étages, sauf le
quatrième, le mien. Il y a la climatisation qui ronronne aussi, et les voitures
qui passent sur le boulevard de Charonne.

Ce matin, en me levant, je me suis dit : « Je me sens bien, mais tout va mal. »
Puis, l'instant d'après : « Je me sens mal, mais tout va bien. »
Je n'ai pas envie continuer ma licence de musicologie, je n'ai pas envie
de travailler non plus, je ne sais plus où donner de
la tête, les gens autour de moi m'attristent et me désolent, et j'ai envie de
voir des jardins, de l'herbe verte, et de grands arbres sous le ciel bleu.
Je n'ai même pas envie de tout lâcher... De toute façon, ça
voudrait dire quoi, pour moi, tout lâcher ?
Bon, assez, allumons l'ordinateur, et allons jouer avec ma base de données de contacts, histoire d'éviter de penser.
(…)
Mais quand même, ça me fait très peur. Peur de réaliser soudain que derrière ces visages de quarante, cinquante ans, que je croise dans le métro, dans les commerces ou dans l'ascenseur, que derrière ces mines fatiguées et désabusées se cachent des êtres de vingt ans, ou des êtres qui s'imaginent être restés des gens de vingt ans, et qui n'acceptent leur condition d'adulte qu'à condition que cela signifie qu'ils soient devenus plus intelligents. Plus raisonnables, donc plus mûrs.
Mais ils ne sont absolument pas plus intelligents qu'à vingt ans, et s'ils se posent moins de questions sur eux, sur le monde et le reste, ce n'est pas parce qu'ils détiennent les réponses, maintenant que leur peau se ride, c'est parce qu'à un moment donné, ils ont baissé les bras, et se sont dits : allez, fini de rire, à mon tour d'assumer. Alors ils ont pris travail, femme ou mari, de l'avancement, un prêt pour acheter une maison, fait des enfants. Etc.
« Bin faut bien gagner sa croûte ! »
... phrase qu'on me jette à la figure, contre des rêves
vagues, des espoirs flous, des images assez jolies en tout cas, celles qui
trottaient en moi, le matin, sur le chemin de l'école.
Alors, peut-être qu'un jour je pourrai avoir la vie que
mène Véro, toucher 15000 F par mois dans une FNAC sur Paris. Avec de la
chance, de la volonté, du courage...
Mais tout bien réfléchi, ça ne m'intéresse pas du tout,
la vie aisée de Véro, son travail accaparant, ses amis avec qui elle discute
espièglement le soir venu, au téléphone, comme une collégienne, ses week-ends à
la campagne, ses ateliers d'écriture, et que sais-je encore, toutes ces choses
qui prouvent qu'on ne végète pas, du moins l'espère-t-on bien fort.
Qu'a-t-on besoin de faire des choses pour se prouver qu'on vit ?

Paris, le 13 octobre 1998, sur une feuille volante :
Que me manque-t-il, ici, dans cette immense cité où l'on ne manque de rien, où l'on a tout sous la main ?
Ici, il y a tant de gens qui passent dans tant de rues, que je ne peux que me dire qu'ici, forcément, il est des gens merveilleux qu'il serait merveilleux de rencontrer. Peut-être sont-ils précisément ceux qui me manquent, quand, seul, debout devant les grandes baies vitrées de ma chambre, je les regarde, ces hommes et ces femmes qui rentrent chez eux à la nuit tombée, qui retrouvent un chez-soi que toujours j'imagine plus doux et plus vrai que le mien.
Car je ne puis m'empêcher de considérer ma situation actuelle comme provisoire, simplement et strictement provisoire, je ne puis m'empêcher d'envisager ma vie que comme un grand et monumental chantier, dont, du reste, je ne vois pour le moment pas grand-chose s'élever. J'accumule les matériaux, les tentatives, j'accumule savoirs et expériences, mais si hétéroclites, si différents les uns des autres, que je ne sais comment les assembler.

Si l'on ajoute à tout cela mes rêves, ces rêves, ces improbables espoirs qui ne m'ont toujours pas quitté depuis mon départ de Rouen, l'ensemble tient du casse-tête.
Mes espoirs ?
M'en sortir par la musique – ma musique – me tirer d'une vie triste parmi les vies tristes grâce à elle. Parvenir à extérioriser mes émotions et mes angoisses, celles liées à la vie et à la mort, parvenir à faire de mes peurs et de mes fantasmes un tout cohérent, brut, préhensible.
Mes espoirs ?
Croire en des ailleurs. Croire qu'ailleurs, en Scandinavie par exemple, je pourrais découvrir un autre, et un autre chose, capable de me donner envie de vivre, capable de nourrir mon imaginaire, capable de satisfaire mon besoin d'étrangeté. Dans l'étrangeté, il y a l'étranger, et le mystère, mêlés l'un à l'autre. Et l'étranger, peut-être que je le rencontrerai au delà des frontières de mon propre pays.

Que me manque-t-il alors ? Il me manque aussi cet homme,
cet être si adorable que je n'ai pas encore rencontré, et à qui je manque aussi.
C'est peut-être lui, l'étranger.
Ici, à Paris, dans ces quartiers où je peux supposer qu'il
est des gens merveilleux, peut-être suis-je enfin parvenu au terme d'une quête,
d'un voyage.
Ou peut-être suis-je tout simplement en train de m'illusionner,
une fois de plus.
Peut-être n'y a-t-il rien du tout, dans le cœur de la
capitale, rien d'autre que pénombres et solitudes, et tout un lot de
mesquineries ajoutées les unes aux autres avec une incroyable laideur.
Que me manque-t-il donc encore ? Je ne suis pas sûr d'éviter le ridicule en disant que j'ai besoin de vrai et de profond, et que ce quelque chose règne dans la Nature, au creux des forêts, le long des champs et des jardins, le long des grèves et des bordures de rivières. La nature me manque ici, à Paris, et sa soudaine absence me révèle son importance pour mon équilibre. Je vis dans une tension sourde et continue sans elle, et ces jours-ci, apercevoir le ramage des arbres verts ou le tendre tapis des grandes pelouses, me cause un bonheur et une ivresse que je n'aurais guère soupçonné possible auparavant.
En flânant sur les trottoirs de Paris, ou plus exactement,
en courant pour attraper un métro, en revenant chez moi les bras chargés de
sacs en plastique Franprix, en filant à la boulangerie ou à un rendez-vous, je
me pose la question : comment pourrais-je vivre ailleurs, ailleurs que dans
cette fichue cité dont la constante agitation est si rassurante, quelque part ?
Je viens de la province, j'ai connu la quiétude des
banlieues sans histoire, et déjà, pourtant, je m'interroge : arriverais-je à supporter
de nouveau la placidité et l'ennui que je crois discerner sur les visages, dans
ces villes plus petites ?
Paris est rempli de leurres, de trompe-l'œil, de
futilités, comme toutes les grandes capitales sans doute.
Je suis frappé de voir combien les gens semblent s'illusionner sur leur bonheur ici, ils
s'imaginent qu'ils vivent là où l'on ne peut pas s'ennuyer, mais où – tout bien
réfléchi – les choses finissent par se ressembler tellement, qu'elles
se fondent irrémédiablement les unes dans les autres, comme les pièces d'un
puzzle dans un grand mur tout gris.