Garderies

Assez vite, je fréquente les halte-garderies, comme celle de la rue de l'Hôpital, à Rouen, ou celle du centre culturel Marc Sangnier, à Mont-Saint-Aignan.

En 2006, à l'occasion de la démolition du siège du quotidien "Paris-Normandie", une partie du jardin de mon ancienne garderie (à gauche) se trouve dévoilée
La garderie de la rue de l'Hôpital est aménagée dans un vieil hôtel particulier du centre de Rouen, à deux pas de la mairie. Derrière sa vénérable façade en pierre de taille, à l'abri des regards, coincé entre des immeubles anciens à colombages et les bâtiments de l'imprimerie du quotidien régional « Paris Normandie », se cache un petit jardin, où la garderie se délocalise à la belle saison lorsqu'il fait beau. J'aime beaucoup cette enclave de verdure, qui prend, dans mon regard d'enfant, des allures de parc, et dont le chemin en boucle donne libre cours à mes désirs de mouvement, de trajectoires et de déplacement dans l'espace.
Cette garderie, avec son environnement de vieux immeubles, tortueux et anarchiques, avec ses escaliers, ses corridors, son porche et son petit jardin secret, participe aussi à ma perception fantasmée de la ville. Tout comme la maison de mes grands-parents à Sotteville, et tout comme le muséum d'Histoire Naturelle de Rouen, un ancien couvent du XVIIème siècle où ma mère m'emmène de temps à autre et dont les sombres couloirs boisés aux vitrines peuplées d'animaux empaillés me fascinent, la garderie de la rue de l'Hôpital incarne à mes yeux la ville, la ville organique, avec ses boyaux, ses entrailles et ses organes cachés, pour moi qui habite, le reste du temps, une maison individuelle d'un quartier périurbain.

Cette garderie est aussi associée à un souvenir passablement traumatique. Un après-midi, alors que nous sommes tous, tous les enfants, confinés dans la salle de jeu, un effroyable raffut de machines se fait entendre, et voilà que de l'eau se met à dégouliner le long des vitres de la pièce, dont les fenêtres se sont trouvées mystérieusement obscurcies. Il n'en faut guère plus pour m'épouvanter, et on ne sait comment me calmer, malgré les explications confuses que tentent de me fournir les animatrices, au sujet de cet immeuble dont on est en train de ravaler la façade.

La garderie, c'est toujours le même scénario. D'abord, je n'ai pas tellement envie d'y aller. Une fois sur place, accueilli par des éducatrices un peu niaises dont je me moque pas mal, je vois maman s'en aller et disparaître – c'est aussi triste qu'un feu de cheminée qui s'éteint –, et je me retrouve tout seul, debout dans la pièce principale, encore en bon ordre parce que c'est le début de l'après-midi. Petit à petit, d'autres bambins arrivent, plus ou moins connus, plus ou moins sympathiques.
Vers 16h30, on me donne mon goûter. Déjà l'ambiance s'améliore.
Et puis je commence à jouer aux Playmobils, les Playmobils cowboys, qui sont mes préférés. Finalement, c'est ça qui est bien à la garderie : tous ces jouets qu'il n'y a pas à la maison... enfin, lorsqu'ils ne sont pas monopolisés par les autres enfants. A mesure que les heures passent et que ces derniers sont récupérés par leurs mères, j'attrape un personnage, un cheval, puis deux, puis trois. Avec les enclos d'équitation, qui se clipsent et se déclipsent facilement, je leur construis des circuits, des labyrinthes compliqués. Il n'y a pas à dire, les Playmobils cow-boys, c'est vraiment ce qu'il y a de mieux à la garderie de la rue de l'Hôpital !

La rue de l'hôpital
Et puis, alors même qu'un spectacle tragique se déroule sous mes yeux – une scène épique qui voit s'opposer la tribu des Peaux-Rouges, menés par un chef à la fois juste et impitoyable, et le shérif du village, acculé, aux abois, menacé d'être précipité du haut d'un radiateur –, j'entends une voix douce s'élever dans le lointain, par-delà les tippies et les canyons :
– Baptiste...

Quoi ? Déjà ? Maintenant ? Alors que le shérif est en grand danger ??
– Allez... Range les Playmobils dans leur boîte, et viens mettre ton manteau. Il y a ta maman qui t'attend.

Je soupçonne ma mère de ne m'avoir jamais offert de Playmobils pour pouvoir me traîner à la garderie plus facilement...

En attendant de pouvoir entrer à l'école publique Berthelot, qui n'accepte pas les enfants avant qu'ils n'aient atteint leur troisième année, je me rends à l'école primaire Saint-André chaque matin. C'est une toute petite école privée du quartier, située derrière l'église.
J'y suis accueilli par Mademoiselle Poirel, que j'appelle Mazelle Poirel, qui nous fait chanter et danser en nous accompagnant avec sa guitare.
L'après-midi, je fais la sieste à la maison, si maman ne travaille pas. Autrement, je vais à la garderie, ou bien à Sotteville, chez papi et mamie.

Je dois signaler, au passage, que la dernière fois que je ferai pipi au lit, ce sera durant l'une de ces siestes domestiques, alors que je croyais être affranchi de ce problème. Ne plus porter de couches, aller à l'école, on me félicite en m'expliquant que ça veut dire que je suis déjà grand. Mais parfois, ce statut de « grand » est difficile à assumer, d'où peut-être ces petits accidents passagers universels, dont les deux conséquences bien connues restent la sensation du vêtement humide qui colle contre la cuisse au réveil, et le visage ennuyé de maman lorsqu'on lui annonce la chose, alors qu'elle est en train de lire tranquillement son journal.

La garderie du centre Marc Sangnier
Au 1er étage de la garderie du centre Marc Sangnier, il y a un dortoir. Un jour d'hiver, allongé sur un lit, j'aperçois par la fenêtre un coin de ciel d'un bleu profond et ténébreux, dont les étoiles se superposent et se confondent dans mon esprit avec les décorations de Noël collées aux vitres. Je me sens seul devant ce paysage stellaire, à demi hallucinatoire, figé par une sorte d'angoisse métaphysique.
On oublie que les inquiétudes existentielles commencent tôt dans la vie, et qu'un certain nombre d'entre elles ne sont probablement que des échos de celles éprouvées durant notre préhistoire enfantine, quand notre esprit divaguait sur notre père, sur notre mère, et sur le monde qu'il y avait autour d'eux, et de nous, et comment tout cela arrivait à fonctionner ensemble.
Que de mystères, éprouvés dans la solitude.
La garderie, ce sont les autres, la société, mais aussi, paradoxalement, la solitude.