Garderies
Assez vite, je fréquente les halte-garderies, comme celle de la rue de l'Hôpital, à Rouen, ou celle du centre culturel Marc Sangnier, à Mont-Saint-Aignan.
Cette garderie, avec son environnement d'immeubles anciens, tortueux et anarchiques, avec ses escaliers, ses corridors, son porche et son petit
jardin secret, participe aussi à ma perception fantasmée de la ville.
Tout comme la maison de mes grands-parents à Sotteville, et tout comme le muséum d'Histoire Naturelle de Rouen, un ancien couvent du XVIIème siècle
où
ma mère m'emmène de temps à autre et dont les sombres couloirs boisés aux vitrines peuplées d'animaux empaillés me fascinent, la garderie de la rue de
l'Hôpital incarne la ville,
la ville organique, avec ses boyaux, ses entrailles et ses
organes cachés,
pour moi qui habite, le reste du temps, une maison individuelle d'un quartier périurbain.
En passant, cette garderie se trouve pour moi associée à un souvenir un peu traumatique. Un après-midi, alors que nous sommes tous confinés dans la
salle de jeu, un effroyable raffut de machines invisibles se fait entendre, et je vois soudain de l'eau s'écouler le long des vitres de la pièce,
dont les fenêtres se trouvent mystérieusement obscurcies. Il n'en faut guère plus pour
m'épouvanter et on ne sait comment me calmer, malgré les
explications confuses que tentent de me fournir les animatrices au sujet de cet immeuble dont on est en train de ravaler la façade.
Vers 16h30, on me donne mon goûter. Déjà l'ambiance s'améliore.
Et puis je commence à jouer aux Playmobil cowboys, qui sont mes préférés. Finalement, c'est ça qui est bien à la garderie : tous ces jouets
qu'il n'y a pas à la maison... enfin, lorsqu'ils ne sont pas monopolisés par les autres enfants. A mesure que les heures passent et que ces derniers
sont récupérés par leurs mères, j'attrape un personnage, un cheval, puis deux, puis trois. Avec les enclos d'équitation, qui
se clipsent et se déclipsent facilement, je leur construis des circuits, des labyrinthes compliqués. Il n'y a pas à dire, les Playmobils cow-boys, c'est
vraiment ce qu'il y a de mieux à la garderie de la rue de l'Hôpital !
– Baptiste...
Quoi ? Déjà ? Maintenant ? Alors que le shérif est en grand danger ??
– Allez... Range les Playmobils dans leur boîte, et viens mettre ton manteau. Il y a ta maman qui t'attend.
Je soupçonne ma mère de ne m'avoir jamais offert de Playmobils pour pouvoir me traîner à la garderie plus facilement...
En attendant de pouvoir entrer à l'école publique Berthelot, qui n'accepte pas les enfants avant qu'ils n'aient
atteint leur troisième année, je me rends à
l'école primaire Saint-André chaque matin. C'est une toute petite école privée du quartier, située derrière l'église.
J'y suis accueilli par Mademoiselle Poirel, que j'appelle Mazelle Poirel, qui nous fait chanter et danser en nous accompagnant avec sa guitare.
L'après-midi, je fais la sieste à la maison, si maman ne travaille pas. Autrement, je vais à la garderie, ou bien à Sotteville,
chez papi et mamie.
Je dois signaler, au passage, que la dernière fois que je ferai pipi au lit, ce sera durant l'une de ces siestes domestiques, alors que je croyais être affranchi de ce problème. Ne plus porter de couches, aller à l'école, on me félicite en m'expliquant que ça veut dire que je suis déjà grand. Mais parfois, ce statut de « grand » est difficile à assumer, d'où peut-être ces petits accidents passagers universels, dont les deux conséquences bien connues restent la sensation du vêtement humide qui colle contre la cuisse au réveil, et le visage ennuyé de maman lorsqu'on lui annonce la chose, alors qu'elle est en train de lire tranquillement son journal.
On oublie que les inquiétudes existentielles
commencent tôt dans la vie, et qu'un certain nombre d'entre elles ne sont probablement que des échos de celles éprouvées durant notre
préhistoire enfantine, quand notre esprit divaguait sur notre père, sur notre mère, et sur le monde qu'il y avait autour d'eux, et de nous, et comment
tout cela arrivait à fonctionner ensemble.
Que de mystères, éprouvés dans la solitude.
La garderie, ce sont les autres, la société, mais aussi, paradoxalement, la solitude.