Sports d'hiver

Les Arcs
J'ai sept ans quand je pars aux sports d'hiver pour la première fois, en février 1982.

Je pars sans mes parents, sans ma sœur, avec des gens que je ne connais pas, les Hauguel. Nous les avons rencontré par hasard lors de la traditionnelle réunion familiale du nouvel an, chez mon grand-père paternel à Roumare. Voyant que je m'entends bien avec leur fils, Ludovic, un petit garçon d'environ mon âge, avec qui j'ai joué dans le jardin, ils ont proposé de m'emmener avec eux aux sports d'hiver.

Une carte postale envoyée à mes parents
Et ils ont donc loué un appartement à la station des Arcs 1600, durant cette semaine du 13 au 20 février 1982.

Nous descendons en voiture tous les quatre.
Rouen, Paris, l'Autoroute du Soleil, Lyon, Chambéry... Je vomis aux premiers virages de la vallée de la Tarentaise, sans prévenir. On doit s'arrêter, me nettoyer. C'est mon ours en peluche Christopher qui a tout pris, et dont on me prive ensuite pendant tout le séjour, vu son état. Il sentira longtemps bizarre, même après l'avoir nettoyé.
Arrivés à la station de ski, nous garons la voiture dans un parking bondé, en contrebas des immeubles, et nous gagnons la résidence à pied. Il ne fait pas très beau, et je suis immédiatement saisi par le froid.
Je me souviendrai toujours du spectacle fantastique de ce grand plan incliné surplombant la station, couvert de neige, encerclé de sapins, envahi de skieurs aux trajectoires désordonnées et néanmoins maîtrisées, dans un éclairage blafard de fin de journée.
L'enfer blanc.

Avec ma tante Danièle
Les parents de ce garçon usent parfois de mots qui ne sont pas à mon vocabulaire. Le premier matin, le père jure dans la salle de bain : « Bordel, elle est où ma mousse à raser ? »
Une voix féminine s'élève dans l'appartement pour lui répondre qu'elle se trouve normalement rangée dans sa trousse de toilette.
Comme je n'ai, à l'époque déjà, guère la mémoire des prénoms, et que je ne suis pas encore parvenu à imprimer ceux de mes hôtes, je déduis de cet échange domestique que la mère de Ludovic s'appelait Bordelle (un prénom qui me paraît aussi naturel et vraisemblable que Christelle, Emmanuelle ou Isabelle, quoique un peu plus exotique).
Quand peu après je demande confirmation à l'une de mes tantes – mes tantes Dominique et Danièle nous accompagnent, quoique ne voyageant et ne logeant pas avec nous – que la maman de Ludovic s'appelait bien Bordelle, je comprends, en voyant l'expression de surprise et d'épouvante s'imprimer sur le visage de ma tante, que je viens de dire une chose à ne pas répéter.

Je prends des cours de ski le matin. Ludovic ayant déjà quelques étoiles à son palmarès, il n'a pas besoin de leçon, et skie avec ses parents toute la journée.
J'avoue que je ne suis pas très dégourdi. Me voilà éjecté du téléski des débutants, à mi-parcours, projeté dans le décor, juste après m'être moqué d'une petite fille à qui il venait d'arriver semblable mésaventure. Me voilà à la traîne du groupe, alors que nous redescendons vers la station, me voilà figé par la peur, hélé par le moniteur excédé. Et me voilà filant comme un bolide entre les sapins et les skieurs, incapable de m'arrêter, me demandant comment tout cela va finir.
Mes bâtons de ski, lorsque je les ramène au magasin de location à la fin de la semaine, sont tous tordus à force de m'en être servi pour freiner.
On me remet quand même un Flocon, une petite broche métallique que j'exhibe crâneusement à mes camarades de classe, sitôt rentré à Rouen, en passant évidemment sous silence mes diverses déconvenues.

Je n'en pouvais plus, de cette balade
L'après-midi, j'accompagne mes tantes en promenade, avec mes grosses lunettes qui me donnent l'air d'une mouche, chaussé de mes après-skis en poil de bique.
J'aime aussi jouer dans un monticule de neige, au pied de la résidence où nous logeons. J'en garderai l'un de mes meilleurs souvenirs : tas de sable, tas de terre, tas de neige, du moment que je peux tracer des routes et creuser des tunnels pour y faire circuler mes petites voitures, je suis heureux.

Quoique l'éloignement de mes parents, la médiocrité de mes prouesses en ski, et la rudesse du climat montagnard me semblent un peu difficiles à supporter, je suis frappé par la beauté grandiose et hiératique de ces sommets alpins enneigés. C'est un autre univers, où les adultes eux-mêmes semblent différents, mûs par des pulsions hédonistes, sportives et ludiques, d'autant plus surprenantes que ces espiègles citadins en Gore-Tex brillant et chatoyant, le reste de l'année, se couvrent de vêtements gris et chichiteux, se confinent à la première fraîcheur de l'air, contournent soigneusement les flaques d'eau, et ne font jamais la moindre galipette dans l'herbe.

Il n'est pas impossible qu'une partie de ma fascination pour le massif pyrénéen du Canigou, que plus tard je sillonnerai souvent à pied, se trouve en partie associée aux émotions éprouvées durant cette semaine aux Arcs. La montagne, c'est un sentiment de tension et de dynamique perpétuelle : la pente omniprésente vous déséquilibre et vous tire à chaque instant vers le bas, tandis que la vision des horizons, immenses et prometteurs, vous pousse au contraire à vous élever, plein de vie et d'euphorie.