E.T.
Je sais bien qu'aujourd'hui son nom n'évoque plus qu'une superproduction un peu niaise du début des années 80. Avec la rapidité avec laquelle, en tant qu'enfant, on passe d'une lubie à une autre, j'avoue d'ailleurs l'avoir assez vite oublié. Même la petite figurine en plastique du fameux extraterrestre qui me fut offerte, en ce Noël 1982, peu de temps après la sortie du film, disparut rapidement de la circulation – perdue dans le jardin, dans la cave, chez un de mes camarades de classe, ou dans la cour de l'école, que sais-je.
Pourtant, passé le premier mouvement de recul devant la mise en scène, assez éloignée du souvenir poétique que
j'avais conservé du film, et devant ce pantin de papier mâché, qui fait pâle figure à côté des personnages virtuels que les ordinateurs
peuvent synthétiser aujourd'hui, je me suis laissé de nouveau entraîné par l'histoire de ce petit garçon et de son improbable
rencontre du troisième type.
Le film s'est terminé, et je suis resté interdit, seul sur mon canapé, dans le silence de mon appartement, comme un pauvre célibataire de 35 ans.
Et puis j'ai fondu en larmes.
Du haut de mes 8 ans, je fus bouleversé. Ma mère m'a dit que j'ai tant ri et pleuré, durant la projection, qu'elle
en fut presque embarassée pour nos voisins. Pendant plusieurs semaines, je vécus obsédé par le récit de cette aventure extraordinaire.
Dans l'entourage de mes parents, on se moqua un peu de mon "E.T. mania", mais je m'en fichais bien. Lorsque nous traversions une forêt, en voiture,
j'imaginais que derrière les grands arbres sombres qui défilaient, se cachait peut-être un extraterrestre abandonné n'attendant que mon secours. Mon désir de rencontrer à mon tour
une semblable créature fut si intense que je me demande s'il n'y a pas, dans l'attrait qu'exercent aujourd'hui les Etats-Unis sur moi,
comme un vestige ancestral et inconscient de ce film, dont l'action se déroule en Californie, et où je supposai donc – ou feignis de supposer – que
pouvaient atterrir des engins spatiaux embarquant des E.T.
Ce film me renvoyait à des choses profondes que je ressentais alors confusément – à commencer par une certaine forme de solitude. J'avais certes des amis,
d'excellents même (j'étais plus sociable que je ne le suis maintenant), mais je me sentais déjà un peu différent. Pas seulement parce que je ne jouais
pas au football. Par exemple, lorsque je prenais des crayons, c'était toujours pour tracer des plans, des routes, des labyrinthes, des
réseaux. Je rêvais d'horizons lointains – ma tante Dominique, qui travaillait dans une agence de voyages, évoqua d'ailleurs un moment l'idée de m'emmener avec elle
en Afrique –, tant, que mes excursions étaient cartographiées avant même d'être réalisées. J'organisais mentalement l'espace, je le structurais.
Sans être autiste, je nourrissais donc déjà une certaine propension à la rêverie et aux jeux solitaires (propension dont ce présent site internet n'est bien sûr qu'un
avatar d'adulte) et l'identification au petit Eliott n'en fut probablement que plus grande.
E.T., téléphone maison.
Je savais bien que des papas et des mamans pouvaient divorcer. J'en avais entendu parler. Mais je ne pensais pas que cela pourrait arriver à mes
propres parents.
En dépit de la proximité affective et identificatoire que j'avais avec ma mère, je ne suis pas sûr d'avoir fait le choix de considérer que mon
père fût fautif, même s'il avait une liaison extraconjugale, même si ma mère n'était probablement guère disposée à dire du bien de lui, même s'il
s'exprimait peu sur ce qu'il ressentait en général.
Lorsque vous aimez vos parents, et qu'ils se disputent plus ou moins en permanence, vous faîtes face à une situation terrible :
intrinsèquement partagé, vous vous disputez au fond de vous-même.
Finalement, à mon grand soulagement, mes parents ne divorcèrent pas. Nous sommes tous revenus à la maison au bout de quelques semaines (comme E.T. regagna sa planète),
et il faut croire qu'on se rabibocha progressivement. Une seconde petite sœur naquit même cinq ans plus tard. Mais dans l'histoire, ce sont
mes deux parents qui me déçurent. Cette désillusion s'étendit au monde des adultes en général, et l'idée même de couple fut à jamais ternie pour moi,
rendue fragile, incertaine et imprévisible, à jamais associée au doute, à la confrontation, et toujours soumise au risque de la rupture.
Bien sûr, l'émotion que je ressentis en découvrant le film de Spielberg n'est que partiellement associée à ces aléas conjugaux. Mais je suppose que l'identification avec Elliott, là aussi, n'en fut que plus forte. Peut-être aussi que l'absence du père, dans le film, l'effacement relatif de la mère, et l'aspect asexué de cet extraterrestre aux grands yeux bleus tombé des étoiles, constituèrent une échappatoire anti-œdipienne assez idéale pour le petit garçon un peu trop sensible que j'étais...
Il est, au passage, fascinant de constater que ce désir naturel et
probablement universel d'une rencontre avec un Autre si aimable, empathique et compréhensif – désir qui fut tellement intense chez moi, après avoir vu ce film –
n'arrive à s'accomplir, dans l'imaginaire, qu'au travers de la représentation d'un être qui n'est pas humain. Je crois que c'est pour ça que je fus si touché en
revoyant ce film, parce qu'il avait extériorisé d'une façon très claire ce que j'avais ressenti à l'époque, à savoir que cet être gentil, complice, fragile,
sensible, intelligent, si proche de nous et si différent à la fois, qui nous comprend, qui nous console, qu'on aime et qui nous aime –
toutes qualités tellement évidentes pourtant – n'existe pas, sinon dans nos rêves.
C'est une déception fondamentale, qui m'accompagna et continuera de m'accompagner durant toute mon existence.