Chapeau melon et bottes de cuir

Ma sœur en compétition (observée par ma mère, qu'on aperçoit à gauche parmi les spectateurs)
Malgré la relative rigueur de cet hiver 1983-1984, ma sœur et moi continuons à nous rendre à nos leçons d'équitation du mercredi matin, au club hippique de la SHUR. Notre mère vient nous récupérer vers midi, après son travail.
Une fois, à cause d'une chute que je fais, et surtout à cause de la vive morsure infligée par le froid à mes petits doigts délicats, mal protégés par de mauvais gants en laine, je décide de quitter la leçon au bout d'une trentaine de minutes. Une heure plus tard, pour les mêmes raisons, ma sœur abandonne aussi son propre cours. A l'annonce de cette double défection, dans la voiture sur le chemin du retour, notre mère se met en colère, invoque le prix élevé des leçons d'équitation, et nous traite de « femmelettes » d'un ton cinglant. Je bougonne : « Oh la la, tu es de mauvaise humeur ». Ma mère entend : « Tu es une mauvaise mère » et, comme une furie, m'ordonne de descendre de la voiture et de continuer à pied. Resté sur le trottoir, je vois l'Austin Mini s'éloigner et disparaître à l'horizon. Le malentendu ne sera dissipé qu'à mon retour, à la table du déjeuner, que je rejoins alors qu'ils en sont déjà au dessert (je n'ai même pas le souvenir que ma mère se soit excusée, bien que je la sente gênée au moment où elle comprend sa méprise).

Ma mère montant Ilius
Cet accrochage, loin d'être anecdotique, est le signe avant-coureur d'une longue et douloureuse période de mésentente avec ma mère, qui culminera trois ans plus tard lorsque je subirai les quolibets de mes camarades de collège, qui me trouvent efféminé, et ne commencera à s'estomper qu'au moment de quitter le lycée. Plusieurs complexes psychologiques s'y trouvent condensés : mon apparente « féminité » et cette grande ressemblance que j'ai alors avec ma mère (au point qu'on me confond toujours avec elle lorsque je réponds au téléphone), le sentiment de culpabilité pathologique de ma mère (suis-je une bonne mère ?), l'assujettissement à son désir (l'équitation est le désir de ma mère, ce n'est le mien que par identification), la victimisation mutuelle (je t'aime, moi non plus), le rapport à l'argent (qui commence à manquer à la maison), mon complexe d'infériorité, la difficulté à terminer certaines choses que j'entame, la peur de l'abandon...

Mes délicates mitaines d'adulte
Vécue comme une castration symbolique, cette altercation me traumatise d'une façon durable et inconsciente.
Un an plus tard, dans la cour de l'école, durant les matchs de football auxquels j'assiste passivement, je suis profondément troublé à la vue de ces gants de protection épais en matière synthétique que les gardiens de but portent pour bloquer la balle. C'est mon premier émoi érotique prépubertaire, suffisamment intense pour que je vole un gant à un pauvre élève de CM1.
Je pense aujourd'hui que ces gants de football représentent la masculinité et la virilité – certains parleraient sans doute de phallus – qui me font défaut lorsque je décide, dans la honte et le déshonneur, d'abandonner une leçon d'équitation parce que j'ai trop froid aux mains.
Seules les femmelettes abandonnent, et j'en suis une.
L'Austin Mini de ma mère
Je n'ai fait le rapprochement entre cette dispute ridicule avec ma mère au sujet d'un cours d'équitation interrompu à cause du froid, et ce fétichisme étrange – matrice d'autres fétichismes vestimentaires ultérieurs – que tout récemment, signe du refoulé qui entoure cette histoire. Par ailleurs, je sens remuer, derrière cette dégradation symbolique que je me vis infliger par ma mère, et qui se conclua par mon abandon sur le bord de la route, une angoisse infantile plus ancienne, qui donne à ma mère un rôle, ou un caractère, ambigu et violent.

To be continued ?