2002
1er de l'an. N., G. et moi débarquons avec fracas dans un loft de la rue Sedaine, où deux tatas flétries, deux vagues relations de N., espéraient festoyer tranquillement à la lueur des bougies. Nous jouons les pique-assiettes, fourrons notre nez dans les livres et dans les disques, y allons de nos commentaires impertinents. Juste après minuit, G., encore peu habitué à la vie parisienne turbulente de son nouveau compagnon, insiste pour rentrer (il s'y fera vite). Peu après, N. et moi laissons nos deux tatas écouter Etienne Daho, et nous gagnons un bar gay-friendly du quartier, le Basfroi, à l'angle de la rue du même nom et de la rue de la Roquette. Là, je m'entiche d'un Italo, qui sirote seul au comptoir, un certain Manuel, mais nous ne concluons pas.
C'est donc une nouvelle existence qui commence pour lui.
Je découvre Grenoble, ville que je trouve un peu triste, toute grise dans sa cuvette, sous son couvercle de nuages blancs. Je préfère les paysages montagnards du Vercors, où nous allons nous promener le dimanche, juste avant mon retour sur Paris.
Startup née au milieu des années 90, Préférences s'est développée lentement, mais sûrement, en fidélisant des clients prestigieux du secteur institutionnel et culturel.
Elle occupe le 1er et le 4ème étage d'un immeuble modeste du dixième arrondissement, et emploie, à mon arrivée, une douzaine de personnes.
Sur le plateau du 1er étage, où, le premier jour, on me fait une petite place entre deux tables,
s'activent graphistes, intégrateurs HTML et développeurs web. La direction et les chefs de projet ont leur bureau au cinquième (c'est "l'étage MEDEF", selon l'expression de l'un d'entre eux).
Ces derniers descendent nous rendre visite de temps en temps, avec des documents de conception dans une main, et une tasse de café dans l'autre.
A Préférences, ce sont les graphistes qui font la loi : deux designers – un Italien et un Argentin –, bien conscients de leur talent,
férus de couleurs contemporaines, de typos avant-gardistes, et forcément soucieux de user experience,
qui ne jurent que par les produits Apple, qui méprisent tout le reste, et que l'on consulte au moindre problème, comme des pythies ou des messagers des Dieux.
Depuis leur bureau aux murs tapissés de posters et de nuanciers, ils ambiancent la factory avec leur playlist quotidienne : Pink Martini, Gonzales, Air, Brigitte Bardot, Felix Da Housecat, Patrick Juvet,
et cette chanson paillarde – "Les nuits d'une demoiselle" – dont ils raffolent.
Morris, l'Italien, a la critique facile, et le verbe haut – on l'entend jurer tout seul devant son Power Mac à chaque email qu'il reçoit : « Coglione » « Va fanculo » « Dio porco »...
Et si Pablo, l'Argentin, est de tempérament plus complaisant, il s'offusque tout aussi facilement : « Mé c'est oun délire ! »
Quand ils éclatent de rire, on se demande toujours de qui ils sont en train de se payer la tronche. Connus et appréciés des clients,
ils sont évidemment bichonnés par le patron.
Les développeurs, eux, travaillent dans des pièces adjacentes au bureau des graphistes. La plupart ont fait une IUT en province, habitent en banlieue, et Préférences n'est souvent que leur première
ou seconde expérience.
Vincent est leur chefaillon, et donc le mien par la même occasion. C'est dans le bureau de Vincent que se tient la stand-up meeting matinale (brève réunion durant laquelle chaque développeur fait
le point sur ses travaux en cours)(réunion que j'abhorre). Vincent habite au fin fond de la Seine-et-Marne, et quitte donc assez tôt les bureaux : à 18h il enfile sa tenue de moto, avant de nous gratifier d'un bref "Salut".
D'abord séduit par son apparence calme et son visage agréable, je me heurte rapidement
à sa gaucherie, à sa sècheresse, à son absence de compassion, et à ses emails remplis de fautes d'orthographe.
Sans vouloir les dédaigner, je n'arrive pas à m'intégrer au groupe des développeurs, malgré la présence de trois filles dans le lot – une présence de nature à contrebalancer
l'inévitable lourdeur masculine propre aux milieux techniques.
Quand, à midi trente, la voix de V. lance à la cantonade « – Balbuzard ? », du nom d'un restaurant du quartier où ils ont l'habitude d'aller déjeuner, je décline l'invitation.
Ils ont vite compris, de toute façon, que je suis, disons... "pas comme les autres".
Au début, l'ambiance de travail à Préférences me ravit : les heures supp sont comptabilisées et donnent droit à des jours de récup,
et les capsules Nespresso sont payées par la boîte. Champagne !
A 18h30, tout le monde a quitté les locaux, ou bien se déconnecte pour jouer en réseau. Qu'il est loin, l'esprit "premier de la classe" de Magnitude, où,
à 19h, dans le silence de l'open-space, chacun turbine encore, et guette du coin de l'œil le premier qui aura l'audace de se lever de son siège pour rentrer chez lui.
Une chose est sûre en tout cas : c'est cool de bosser dans son quartier !
Je découvre le plaisir d'avoir du temps libre le soir après le boulot, de pouvoir déjeuner à la maison le midi,
la chance de pouvoir se lever plus tard que les autres, et de ne plus être au bout du rouleau en fin de semaine.
(Un an plus tard, j'apprendrai par hasard que ma précédente boîte, Magnitude, a été placée en redressement judiciaire, plombée par un projet
catastrophique, et par un contexte post "bulle Internet" peu favorable aux investissements technologiques. Les premiers de la classe se retrouvent donc punis,
tandis que la chance sourit aux outsiders : Préférence remporte en effet un gros contrat, la refonte du portail Internet d'une chaîne de télévision –
de quoi nous occuper un certain temps...)
Mais trêve de considérations professionnelles.
8 mai 2002 : long week-end de l'Ascension dans le sud avec N. et G.
Descendus en train, nous sommes récupérés à la gare de Nîmes, en début d'après-midi, par le père de G. Mission : récupérer la vieille Twingo que G. avait laissé chez ses parents
avant son emménagement sur Paris, faire le plein, et mettre le cap sur Barcelone. Les retrouvailles seront donc brèves. A peine avons-nous fini la tasse de café que les parents de G. nous ont offert, que
nous voici déjà sur la route, avec des cassettes de musique et des paquets de chips.
Le lendemain, quelques timides rayons de soleil se reflètent sur la chaussée humide des rues. Après une courte escapade en montagne, à la tour de Goa, et après une côte de bœuf au restaurant "Le Cortal",
chez Chantal et Jean-Claude, où je traîne N. et G., dans un accès de mélancolie,
nous prenons la route de Barcelone. Je quitte Vernet un peu à regret, mais mes compagnons de voyage n'ont aucune envie de moisir dans ce trou perdu. Mes marottes ascensionnelles, ça va cinq minutes.
En route, je reçois avec surprise un texto de Yannick. Tiens, il se souvient de moi, ce petit monstre ?
Dimanche matin, nous plions bagage et retrouvons la voiture là où nous l'avions garée, ouf. N. a laissé à la tenancière de notre pension un "cadeau" à retardement
que la décence m'interdit de décrire ici.
Avant de nous engager pour plusieurs heures sur l'autoroute, nous faisons un court arrêt au Park Güell,
histoire de contempler une dernière fois les formes volutées de Gaudi. C'est le moment que choisit le soleil pour se montrer enfin, après plusieurs jours de grisaille.
Il est une heure du matin lorsque nous arrivons sur Paris.
Désargentés, nous dormons tous les trois dans la même chambre, dans une pension modeste du Bairro Alto. En manque de sommeil à cause des ronflements de Pierre,
qui m'empêchent de fermer l'œil de toute la nuit, je me traîne comme un zombie dans la journée.
Septembre.
Pierre organise un week-end dans la maison de son père, en Auvergne. On y débarque avec N., G., Dominch, Hélène, et quelques bouteilles. Il y a aussi Philippe, le dernier boyfriend de P.
Je tiens compagnie à Béhémoth, à l'arrière de la voiture de N. et G.
La météo est automnale, mais qu'importe, nous sommes entre amis, nous respirons de l'air pur, et nous mangeons de l'aligot, que demander de plus ?
Je retrouve cette grande maison austère, découverte deux ans plus tôt alors que je sortais avec P. Je me remémore cette époque, le bonheur que c'était d'avoir
un copain, de pouvoir partager l'intimité de quelqu'un d'autre, de n'être pas abandonné à soi-même,
mais aussi la gêne physique que j'éprouvais alors de devoir partager le même lit – rapport au bruit et au manque d'espace –,
ainsi que la puérile inquiétude de ne pouvoir savoir, à chaque instant, ce que l'autre ressentait, s'il était malheureux ou insincère,
et s'il allait me quitter bientôt.
Sur la route du retour, vers minuit, alors que le ciel rougeoie des premières lueurs de l'agglomération parisienne, dont nous approchons, retentit dans l'habitacle ce grand classique de nos road-trips : Unfinished Sympathy, de Massive Attack
Oui, nous sommes peut-être complètement fous.
♪♬ Toute première fois, ♫ tou-toute première fois, ♫ tou-toute première fois...
Sortir seul, c'est comme d'aller à la piscine en hiver, il faut une certaine motivation, mais une fois qu'on y est, sur le dance-floor, on se sent tout de suite mieux.
Le fait que je travaille maintenant en centre ville et que je sois moins fatigué quand arrive le week-end, ne sont pas étrangers à cette nouvelle habitude.
Je précise que ces sorties en boîte ne sont pas toujours couronnées de succès, loin de là. Quand toutes mes œillades et toutes mes tentatives d'approche ont
lamentablement échoué, et que je rentre seul,
vers quatre heures du matin, avec les jambes en coton d'être resté
trop longtemps debout et avec un arrière goût de vodka dans la bouche, je suis dans un état d'esprit inqualifiable, partagé entre
le désespoir le plus complet – personne ne m'aime –, et la satisfaction d'avoir au moins essayé. Si vous avez au moins essayé, dans la vie, vous n'avez rien à regretter.