Violence

Le collège Barbey d'Aurevilly
Vous avez remarqué la spontanéité joyeuse de ces adorables collégiens qui marchent dans la rue, courbés sous le poids de leur cartable ? On a moins envie de voir leur agressivité, leur dureté, leur façon de s'exclure les uns les autres. On oublie vite cette violence physique et verbale qui éclate en nous à l'aube de l'adolescence, avant de disparaître progressivement, comme un caillou coulant vers le fond d'un puits, lorsque les premières soirées, les premiers scooters, les premières lectures passionnées, les premiers joints, les premières histoires d'amour et les premiers contraceptifs ne viennent enfin calmer le jeu et mettre comme un semblant d'ordre dans cette explosion d'idiotie et de bestialité.
Car en plus de ressentir un certain trouble vis à vis de mon corps en mutation, usine à sébum, jardin de boutons et de poils naissants, chaque jour plus étranger en certains endroits, je comprends que les autres garçons, avec leur sébum et leurs poils naissants à eux, pourraient devenir méchants et s'en prendre à moi. Et que si je ne me défends pas comme il faut, je serai rejeté et méprisé.

C'est quand même quelque chose de nouveau. Dans la cour de l'école primaire, l'année d'avant, j'ai pris des coups bien sûr, mais je venais aussi les chercher un peu : j'asticotais parfois les filles, et je me souviens encore de la sensation douloureuse de leurs chaussures pointues dans les tibias, lorsqu'elles décidaient de se défendre parce que je leur avais pincé les fesses alors qu'elles jouaient à l'élastique. Mais dans l'ensemble, à l'école primaire, on m'a laissé tranquille.
Au collège, malheureusement, les événements prennent vite un autre tour.

Photo de classe de 6ème au collège Barbey d'Aurevilly
Photo de classe de 6ème (indice : je porte un pull à trèfles verts et j'ai un air bête). Au premier rang, notre prof d'anglais
Dès le premier cours de sport, en septembre, la prof organise un match de foot, un peu pour faire plaisir aux garçons qui le réclament à grands cris, match que j'essaye d'abord d'éviter, et au cours duquel, contraint de participer, je me ridiculise rapidement, ignorant jusqu'aux règles du jeu. A la suite de ça, Pierre, un redoublant, commence à me titiller dans les couloirs. La manière maladroite dont j'esquive ses coups, ma tendance à me rapprocher du bureau des surveillants à la moindre menace, ma démarche un peu raide, les accents geignards de ma voix, feront le reste : pour lui, et pour plusieurs garçons de la classe qui trouvent ces moqueries amusantes et sans conséquence, je serai dorénavant la tapette.
La quoi ?
Voilà, en plus du sens des mots bander, branler, et de l'expression sortir avec une fille, je viens d'apprendre celui du mot tapette, du mot pédé, et de sa variante pédale.
A mes propres yeux pourtant, je n'ai rien d'efféminé. Je n'ai aucun désir d'être une fille, aucun souhait d'afficher un quelconque attribut féminin, et je ne comprends pas cette fixation que l'on fait sur mon apparence. C'est la stupéfaction.
Le sentiment d'humiliation que j'éprouve est d'autant plus grand que personne ne semble trouver à redire à ces brimades, et que toute la classe prend l'habitude de me voir régulièrement tourné en dérision.

La contradiction apparente qu'il y a entre cette étiquette d'inverti et la lettre d'amour qu'en cours d'année je me risque à envoyer à Sylvie, lettre vite rendue publique, et source de nouveaux lazzi, ne semble pas, du reste, étonner outre mesure.

Je comprends que ma réputation a même dépassé le périmètre de ma classe, lorsque j'entends un jour dans la cour deux parfaits inconnus me crier :
« Hé, regarde, c'est la tapette ! Eh michou, tu prends combien ? T'as pas ton petit sac avec toi ? »
Car dans la mythologie des turpitudes sexuelles – je l'apprends à cette époque – la tapette a partie liée avec la pute, l'homophobie allant de pair avec la misogynie, comme chacun sait.
Détail psychanalytique amusant, si je puis dire, l'une des occupations favorites de mes bourreaux consiste à me poursuivre dans la cour, à m'attraper, à m'immobiliser, et à me « castrer », généralement à l'aide d'un coup de genoux dans les parties sensibles. Tel est donc l'enjeu symbolique : « On va te castrer... »

Mais au-delà de ces explications psychanalytiques, il y a aussi un hiatus socioculturel. Toutes ces moqueries prennent manifestement pour référence des personnages de travestis tirés de films populaires, comme la Cage aux folles, comédies qui n'ont jamais eu droit de cité dans ma famille, et que je connais à peine de nom. Peut-être aussi que ces quolibets expriment une homophobie présente dans le milieu même où mes camarades de classe ont grandi, et à laquelle j'ai personnellement échappé.
Pour autant, je ne me sens pas victime d'homophobie, vu que je suis encore loin de me considérer comme homosexuel, et encore loin de vivre la moindre expérience sexuelle avec quiconque de toute façon. Mais je perçois déjà dans ces moments de haine l'expression de la méchanceté et de la bêtise universelle des hommes (aujourd'hui, j'y décèle aussi un certain discours du corps social : tu es pédé, alors tu te soumets et tu te tais).

Le collège Barbey d'Aurevilly, Rouen
Le collège Barbey d'Aurevilly
En tout cas, cela me semble durer un temps interminable, au moins deux ans. L'année de cinquième se révélera pire encore que la précédente, avec l'arrivée dans notre classe d'une poignée d'individus médiocres et mal intentionnés. Ils n'y resteront qu'un an heureusement. Mais le dernier trimestre de l'année 1986 est un véritable calvaire pour moi. Chaque journée passée au collège est l'occasion d'éprouver une nouvelle humiliation : un crachat au visage, un coup de pied sans raison, une claque inopinée, de la mie de pain mâchée puis glissée de force dans le cou, les miettes de la bannette de pain renversées dans les cheveux à la cantine, le cartable piétiné en public dans la cour, les épluchures de crayon vidées dans ma trousse, un chewing-gum qu'on colle sous mes fesses, ou un simple « Casse-toi pédale » en fin de journée.

L'un des mes tortionnaires les plus virulents s'appelle Sylvain, et je dois constamment m'arranger pour l'éviter, dans les couloirs ou dans la cour. Il est capable, en sortant des toilettes, de marcher dans ma direction d'un air martial, et de se précipiter soudain sur moi pour essuyer ses mains sur mon visage, ses mains qu'il affirme ne pas s'être lavées et qui « sentent la moule », pour reprendre son expression. Il arrive parfois qu'un prof, assistant à une dérouillée qu'il m'inflige, s'interpose et le gronde. Il n'en devient malheureusement que plus violent avec moi dans les heures qui suivent. La prof principale condamne un jour formellement son comportement devant toute la classe, sans préciser exactement ce dont elle l'accuse. Se défendant, il exige des explications et se pose en victime, comme à chaque fois qu'il se fait pincer en train de m'enquiquiner. « Tu sais très bien » lui répond la prof.
(j'apprendrai des années plus tard que ce type s'est suicidé ; il dégageait une telle violence, me tenait des discours si affreux et m'empoisonna tellement l'existence, qu'il me fut difficile de ne pas ressentir une sorte de soulagement à l'annonce de sa mort).

Progressivement, en tout cas, j'intériorise la raison principale de cette mise au ban, et je quitterai le collège en ayant barricadé tous mes gestes, toutes mes manières, et même ma voix, derrière un mur épais et silencieux. Il me faudra plusieurs années avant de comprendre qu'on ne me frapperait plus, que l'on ne me poursuivrait plus dans la rue avec des « Michoubidoouu... ! »