La SHUR
2ème partie : un territoire de jeu
« Bon, je vais à la SHUR. Qui m'accompagne ? »
Selon qu'elle s'y rendait pour monter Ilius, ou simplement pour le brosser et lui apporter du pain dur, je disposais de plus ou moins de temps pour
aller gambader dans le centre équestre.
Encore que gambader, c'était vite dit... Un centre équestre est plein d'interdits pour les enfants, dont celui de courir à proximité des chevaux, car cela leur fait peur. Interdit de les contourner de trop près, car ils peuvent ruer, interdit de rôder le long de leurs boxes, car cela les stresse, interdit aussi d'aller se promener derrière le manège, car le terrain y est fangeux et qu'on en revient tout crotté.
L'un de mes jeux préférés était cependant des plus calmes puisqu'il consistait à forer des tunnels et à dessiner des petites routes dans un
monticule de terre le long du parking.
Lorsque la carrière était inondée d'eau, après plusieurs jours de mauvais temps (impraticable, donc, pour les chevaux), ériger des canaux et des
bassins de rétention m'absorbait aussi des heures durant... activité qui n'était pas forcément du goût de ma mère lorsqu'elle me voyait ensuite
rentré trempé comme une soupe.
Escalader les ballots de paille entreposés dans la grange constituait également une occupation très amusante, tout comme piétiner les hautes
herbes qui poussaient à l'extrémité du terrain d'obstacles, en été, pour en faire des labyrinthes où je faisais semblant de me perdre ensuite.
A l'arrière du centre partait un chemin de terre qu'empruntaient les cavaliers pour se rendre en forêt ; un tunnel leur permettait
de franchir en toute sécurité la quatre-voix qui descend vers Maromme, et de rejoindre ainsi le Centre des Loisirs, puis le golf
de Mont-Saint-Aignan, d'où il leur était ensuite facile d'accéder à la Forêt Verte. Même si maman n'appréciait pas beaucoup ça, j'aimais
gambader à proximité de ce tunnel et de la
quatre-voix : j'imaginais ainsi que je conduisais une voiture, et que les abords de la quatre-voix étaient une aire de repos d'autoroute.
Trente ans plus tard, j'ai gardé un souvenir très précis de la configuration étagée de ces lieux, propice à toutes sortes de cavalcades et de
distractions d'enfant.
On se rendait à la cabane en suivant un sentier qui partait du centre équestre, au niveau du manège, et qui serpentait sous les châtaigniers et
les marronniers sur une centaine de mètres.
A la cabane, nous nous inventions toutes sortes de scénarios : on faisait semblant d'y dormir, d'y préparer
le repas, d'y faire le ménage, d'y arriver avec les courses, bref, on faisait semblant d'y mener une vie d'adulte, le sentier constituant la
route sur laquelle je m'imaginais conduire une voiture.
Expression habituelle des enfants : « on dirait que... » On dirait que ça c'est la mer, on dirait qu'ici c'est la salle de bain, on dirait
qu'on part en vacances, on dirait que là c'est l'école, etc.
Un jour, nous découvrîmes avec émerveillement la présence, contre le tronc de notre arbre fétiche et magique, d'une véritable cabane,
faite de branches d'arbres et surmontée d'un toit de fougères. Elle tint quelques mois, puis disparut progressivement, ruinée par les intempéries
et les vandalismes passagers.
Qui l'avait fabriquée ? Encore ces visiteurs du mercredi après-midi que nous n'étions jamais là pour démasquer ?
Un jour de printemps, pourtant, alors que je m'étais arrêté, seul, au bord du petit sentier qui menait à la cabane, j'ai senti comme une présence,
quelque chose d'étranger et d'inhabituel tout près de moi.
J'ai baissé les yeux et j'ai distingué, à seulement un mètre de mes pieds, sur un tapis d'herbes, de mousses et de jacinthes violettes,
la silhouette d'une personne allongée.
Je suis resté interloqué pendant quelques secondes, avant de renoncer à me rendre à la cabane, et de faire demi-tour. En
chemin, je me suis demandé ce que diable faisait cet individu ainsi étendu seul dans le bois. Est-ce qu'il se reposait ? Pourquoi
ici ? Il avait les yeux ouverts en tout cas, et avait fait mine de m'ignorer.
Je fus non moins surpris de constater que ma mère, comme je lui racontai ma découverte, prit l'affaire au sérieux. Fronçant les sourcils, elle
déclara qu'elle n'aimait pas beaucoup ça. Si on te faisait des misères, Baptiste, tu appellerais au secours, hein ? Tu ne te laisserais pas
faire, n'est-ce pas ?
Avec son regard de grande personne et de parent responsable, ma mère avait donc entrevu la menace d'une agression, peut-être sexuelle, alors que, pour ma part, j'avais trouvé cette découverte déplaisante parce qu'elle m'avait surpris, pris de court dans mon élan imaginaire, et puis parce qu'une personne étrangère – un jeune adulte de surcroît – avait pénétré dans mon domaine de jeu, dont je m'apprêtais à profiter. Il est vrai que, dans un sens, les deux interprétations se rejoignent, ou, tout du moins, présentent une forme d'analogie.
J'ai gardé le souvenir d'un autre événement, un jour que je me trouvais seul à la cabane. C'était une fin d'après-midi d'automne, d'hiver peut-être déjà. Il ne faisait pas très beau. Comme la chèvre de monsieur Seguin dans sa montagne, je n'avais pas remarqué que le jour avait commencé à décliner et que les ombres s'épaississaient autour de moi. Quittant mes distractions imaginaires autour de la cabane et mes jeux de domesticité, pleins de paroles, d'aventures et d'histoires captivantes, j'ai subitement pris conscience de la froide inertie des choses. Je suis resté immobile pendant quelques secondes à observer les masses grises qui m'entouraient, et à écouter le silence. L'obscurité derrières les arbres. Le terrain d'obstacle abandonné. Une résidence pavillonnaire toute proche, sans âme qui vive. La route de Maromme, au loin, où ne passait aucune voiture. Le ciel blafard, que les ténèbres gagnaient lentement, et qu'aucun vol d'oiseau n'animait. Soudain je n'ai plus eu très envie de jouer. J'ai quitté la cabane pour m'engager sur le petit sentier en direction du centre équestre. Bien que je n'en fusse séparé que d'une centaine de mètres, une terreur insensée s'est alors emparée de moi. Je me suis mis à courir comme un fou, frissonnant de la tête aux pieds, sous le ramage décharné des arbres, sur le tapis de feuilles mortes qui recouvrait le chemin, entre des buissons d'orties et de houx qui semblaient me regarder. Je ne pus me calmer que lorsque je franchis l'une des portes du centre équestre, et que je retrouvai la vague tiédeur des écuries, ainsi que la présence familière, rassurante des chevaux. Dans les allées, les ampoules étaient déjà allumées.
J'ai oublié quelle était exactement l'origine de cette frayeur soudaine. C'était une peur d'enfant et une peur ancestrale à la fois, la peur de la nuit qui tombe, la peur de la forêt. Il s'était mis à faire si sombre, et le monde était devenu si silencieux, si immobile. Toute vie avait disparu, l'enchantement de la cabane avec. En un instant, je m'étais retrouvé face au réel. Ejecté de ma « maison », de ma « cabane », déserté des personnages que mon imagination d'enfant élaborait ordinairement et que je m'amusais à faire parler, je m'étais retrouvé seul à l'orée d'un bois humide, sans bruit et sans vie, dans un paysage hivernal et crépusculaire. C'était donc aussi l'expression d'une peur existentielle : la peur de la solitude, la peur de l'abandon, la peur de la mort, de laquelle nous rapproche tout retour brutal à la réalité.
Difficulté à assumer la part d'animalité qui est en moi ? Expression de mon horreur de la génitalité féminine ? Simple marque de ma
couardise et de mon tempérament impressionnable ? Angoisse universelle face à nos origines, devant ce qui nous attend ?
Les lisières boisées de la SHUR représentaient en tout cas les frontières d'un domaine familier et rassurant, qu'avait totalement investi et remodelé mon imagination d'enfant. Au delà, c'était l'inconnu.