(Re)formation

Six mois de cours. Deux mois de stage en entreprise. Tel est le programme censé me mettre le pied à l'étrier et m'aider à démarrer dans la vraie vie.

Nous sommes une vingtaine de personnes dans ma promotion : d'ex-étudiants scientifiques en déroute, comme moi, qui tentent le rattrapage, ou bien des informaticiens de métier, qui veulent se remettre au goût du jour.

En classe, on travaille en binôme, et il faut partager l'écran et le clavier. J'hérite d'une petite blonde d'une quarantaine d'années, Martine, déjà programmeuse, en rupture de carrière. Elle n'est pas très marrante. Elle parle de ses embouteillages le matin (elle doit faire un long trajet en voiture) et des langages informatiques de son ancien temps. Elle pousse des toussotements, réguliers et très forts – dont je ne sais s'ils sont la conséquence d'une toux ou d'un trouble obsessionnel compulsif – qui me vrillent les tympans.

Les locaux ne sont situés qu'à une trentaine de minutes de marche de la maison de mes parents, où j'habite encore. Par la fenêtre de la salle de classe, j'aperçois la forêt où, tout petit, j'allais faire du vélo.
Le midi, je m'achète un sandwich à la boulangerie du Golf, à un kilomètre de là. Et le soir, dès 18h, je suis de retour à la maison, à pianoter sur mon clavier, quand je ne suis pas dans la salle d'attente de mon psy, à méditer l'informulable.
Il faut dire qu'en dehors du garçon bigot (voir épisode précédent), que j'ai rencontré via un site Internet, je ne vois pas grand-monde. La plupart de mes anciens amis ont en effet déjà quitté Rouen. Ma vie s'organise donc entièrement autour de cette formation en informatique, une situation d'appauvrissement que je ne supporte, psychologiquement, que parce que je sais qu'elle est temporaire.

Le centre forme aussi de futurs ingénieurs, de jeunes coqs sortis de classe prépa, qui sont là pour 3 ans et qui nous snobent royalement. A la pause de 10 heures, on les voit se précipiter dans la salle Internet pour vérifier le cours de leurs actions : ils boursicotent, et s'en glorifient.
Car c'est bientôt l'an 2000. Même si Google ou Amazon sont des noms encore inconnus du grand public, le secteur des nouvelles technologies est agité par une espèce de fièvre, de transe, qui fait croire à certains que le paradis sur Terre est à portée de main.

Qu'est-ce qu'il fout là, lui ??
Vers le mois de janvier, le bug de l'an 2000 passé, je commence à chercher une entreprise où faire mon stage. Rien ne nous interdit de postuler ailleurs qu'en Normandie, et je ne vais pas me gêner.
Je me rends aux salons de recrutement du CNIT, à la Défense, où, cravaté et rasé de frais, mal à l'aise, je déambule entre les stands d'entreprises en quête de nouveaux « talents ». Je tente ma chance, au petit bonheur, je me lance dans cet exercice de style qui consiste à se vendre, CV à la main, à jouer la séduction, à se prostituer au grand capital informatique. On m'écoute poliment, mais, vulgaire "Bac+2" que je suis, je n'intéresse guère les recruteurs, qui préfèrent les profils d'ingénieur.
Je repars de ces salons avec des tas de prospectus sous les bras, des plaquettes remplies d'un discours corporatif bidon, en version cybermarketing, que je lis distraitement dans le train qui me ramène sur Rouen, et dont la vanité me file la nausée.