1986

Berk !
On se moque de moi ? Attention, moi aussi je peux être facétieux.

Je fais des petites blagues impertinentes, comme cette photo "améliorée" par mes soins, une photo que je prends un soir qu'Evelyne et Dodo, des amis de mes parents, sont invités à dîner à la maison, et sur laquelle, une fois développée, je colle une bulle adhésive offerte par le labo photo.
A mon grand bonheur, ma création fait bien rire les intéressés, lorsque je la leur présente par surprise, mais lorsque j'ajoute avoir l'intention d'appliquer le même traitement à toutes les autres photos de la série, je provoque un cri d'indignation et le refus formel de ma mère, en vertu du principe, pas encore complètement assimilé chez moi, que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.

Vous ressemblez à Oscar Wilde, se permet de déclarer ma grand-mère à mon père au cours d'un repas dominical, mon père dont l'allure et la coiffure, ce jour-là, pourraient en effet vaguement rappeler certains portraits du célèbre écrivain. (non ?)
Je le prends comme un compliment, répond mon père sans se laisser démonter. Mais je n'en ai pas les mœurs, s'empresse-t-il d'ajouter en rigolant.
(Ma grand-mère, grande lectrice, aimait les écrivains. Elle devait également déclarer un jour à mon cousin Stéphane, qui se laissait alors pousser la barbichette, qu'il ressemblait à Alfred de Musset, une comparaison dont l'intéressé, alors plus versé en bouddhisme tibétain qu'attiré par les poètes romantiques, et si bien éduqué qu'il fût, eut du mal à cacher le dédain qu'elle lui inspira.)

A première vue, ce cliché montre seulement ma sœur en train de mâcher quelque aliment (j'ai profité d'un moment d'inattention de sa part pour la prendre en photo, ce qu'elle déteste, et dans une situation peu flatteuse de surcroît, ce qui constitue un double succès). Mais on remarquera aussi, à l'arrière-plan, dans l'ombre de la cuisine, la présence de ma mère, en robe de chambre bleue, en train de se préparer son petit déjeuner, sous le regard d'un monsieur moustachu et un peu ventripotent. Il s'agit de François M., un vieil ami de mes parents, qui a la particularité de débarquer chez nous à l'improviste, y compris le dimanche matin. Selon son humeur du jour, ma mère apprécie diversement ces intrusions inopinées, et d'autant moins que mon père est parti jouer au tennis au même moment, comme c'est généralement le cas le dimanche matin, ce qui l'oblige à faire la conversation toute seule.

Mon appareil photo, un Pocket Instamatic que mes grands-parents m'avaient cédé quelques années plus tôt, vient de lâcher. Pour mon anniversaire, on m'en offre un autre, un petit truc à disque, d'un design plus moderne que le précédent, mais qui produit des clichés d'une qualité épouvantable (je continuerai donc à chiper le reflex Nikon de mon père de temps à autre, non sans angoisse de sa part d'ailleurs, car je ne suis pas toujours très soigneux).

A Gruchy : un ami de mes parents (surnommé "Dodo") et son marmot
Cet été 1986, un couple d'amis de mes parents, les D., viennent passer quelques jours avec nous dans "notre" gîte rural du Cotentin. Les D. ont deux filles, Delphine et Laetitia, plus grandes que moi, ainsi qu'un petit garçon, Anaël, qui est la source de toutes les attentions. Les D. possèdent aussi une Renault R25 avec un ordinateur de bord intégré, dont la voix synthétique s'élève parfois dans l'habitacle pour annoncer "Porte arrière gauche mal fermée !", au moment où la voiture commence à rouler, un gadget qui me fascine tout particulièrement. Ce n'est pas dans la vieille Austin Mini toute rouillée de maman qu'un prodige pareil se produirait.

Sarah et Stéphanie
Depuis quelques années, ma sœur S. a une copine dans le village, une fille d'agriculteurs assez timide prénommée Stéphanie. Quoique plus âgé qu'elles, et guère invité à partager leur amitié de petites filles, il m'arrive parfois de les rejoindre, dans un coin du hameau, ou sur le bord de la plage.
D'année en année, les parents de Stéphanie et les nôtres apprennent à se connaître et à s'apprécier mutuellement. C'est la rencontre un peu inattendue des gens de la ville avec les gens de la campagne, et l'amitié (qui s'avérera fidèle) entre ma sœur et Stéphanie témoigne de la possibilité d'une complicité, par delà de grandes différences d'habitudes de vie.

Puigcerdà, plaça Ajuntament, 1986
Restaurant Kennedy, carrer d'Espanya, Puigcerdà
Casteil, restaurant Le Catalan, 1986

Comme chaque été, ma sœur et moi rejoignons nos grands-parents à Vernet-les-Bains, dans les Pyrénées. Au cours de notre séjour, nous faisons une excursion à Puigcerda, à la frontière espagnole, où nous déjeunons au restaurant Kennedy.
J'ai douze ans : j'ai dorénavant autant de force dans les jambes que dans celles de mon grand-père, que je puis suivre sans difficulté sur n'importe quel sentier de montagne. (Rapidement, cependant, le rapport tournera à son désavantage, et trois ou quatre ans plus tard, il renoncera à m'accompagner dans le massif du Canigou, lassé de marcher dans mes pas en suant à grosses gouttes, pendant que je caracole en tête comme un cabri.)

Ces grandes vacances sont un vrai répit.
Car le mois de septembre approche, et, avec lui, le retour au collège.
J'espère que ma classe sera moins ennuyeuse que l'année précédente, et qu'on se moquera moins souvent de moi. (Et si j'ai mis mes parents au courant des mauvais traitements dont je suis victime, à cause de certaines affaires qui ont été abimées par des "camarades" de classe, comme mon cartable par exemple, dont une lanière a été arrachée en cours d'année, il est impensable que je leur révèle la nature exacte des injures que j'essuie.)
Mais je fais ma rentrée en 5ème, et, malheureusement, il s'avère que non seulement rien n'a changé, mais que les choses se passent encore plus mal qu'avant, avec l'arrivée dans notre classe d'une poignée de jeunes branleurs particulièrement peu amènes. Je deviens le souffre-douleur de l'un d'eux, un blondinet prénommé Sylvain. Je l'évite autant que possible dans les couloirs, et je dois m'arranger pour rester constamment à proximité d'un prof ou d'un surveillant pour éviter ses coups et ses crachats. Comme il est demi-pensionnaire comme moi, je me précipite au CDI chaque midi, juste après le repas, pour ne pas me retrouver face à lui dans la cour (la responsable, Mme Tassot, l'a exclu du CDI).

Mon père et son whisky du soir
Mais l'autre événement marquant de cet été, c'est le dépôt de bilan de l'entreprise familiale que dirige mon père. Depuis plusieurs mois déjà, ma mère attire notre attention, à ma sœur et à moi, sur les problèmes d'argent que nous rencontrons, et sur la nécessité de limiter nos dépenses.
Un peu naïvement peut-être, j'espère que cette faillite signera la fin des tracas que mon père rencontre dans son travail de patron, le début d'un renouveau, mais évidemment il n'en sera rien. Cet événement inaugure au contraire une période de difficultés financières qui durera presque 10 ans, et qui nous affectera beaucoup.