Je fais des petites blagues impertinentes, comme cette photo "améliorée" par mes soins, une photo que je prends un soir qu'Evelyne et Dodo,
des amis de mes parents, sont invités à dîner à la maison, et sur laquelle, une fois développée, je colle une bulle adhésive offerte par le labo photo.
A mon grand bonheur, ma création fait bien rire les intéressés, lorsque je la leur présente par surprise,
mais lorsque j'ajoute avoir l'intention d'appliquer le même traitement à toutes les autres photos de la série,
je provoque un cri d'indignation et le refus formel de ma mère,
en vertu du principe, pas encore complètement assimilé chez moi, que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.
Je le prends comme un compliment, répond mon père sans se laisser démonter. Mais je n'en ai pas les mœurs, s'empresse-t-il d'ajouter en
rigolant.
(Ma grand-mère, grande lectrice, aimait les écrivains. Elle devait également déclarer un jour à mon cousin Stéphane, qui se laissait alors pousser
la barbichette, qu'il ressemblait à Alfred de Musset, une comparaison dont l'intéressé, alors plus versé en bouddhisme tibétain qu'attiré
par les poètes romantiques, et si bien éduqué qu'il fût, eut du mal à cacher le dédain qu'elle lui inspira.)
Mon appareil photo, un Pocket Instamatic que mes grands-parents m'avaient cédé quelques années plus tôt, vient de lâcher. Pour mon anniversaire, on m'en offre un autre, un petit truc à disque, d'un design plus moderne que le précédent, mais qui produit des clichés d'une qualité épouvantable (je continuerai donc à chiper le reflex Nikon de mon père de temps à autre, non sans angoisse de sa part d'ailleurs, car je ne suis pas toujours très soigneux).
D'année en année, les parents de Stéphanie et les nôtres apprennent à se connaître et à s'apprécier mutuellement.
C'est la rencontre un peu inattendue des gens de la ville avec les gens de la campagne, et l'amitié (qui s'avérera fidèle) entre ma sœur et Stéphanie
témoigne de la possibilité d'une complicité, par delà de grandes différences d'habitudes de vie.
J'ai douze ans : j'ai dorénavant autant de force dans les jambes que dans celles de mon grand-père, que je puis suivre sans difficulté
sur n'importe quel sentier de montagne. (Rapidement, cependant, le rapport tournera à son désavantage, et trois ou quatre ans plus tard,
il renoncera à m'accompagner dans le massif du Canigou, lassé de marcher dans mes pas en suant à grosses gouttes, pendant que je caracole en tête
comme un cabri.)
Ces grandes vacances sont un vrai répit.
Car le mois de septembre approche, et, avec lui, le retour au collège.
J'espère que ma classe sera moins ennuyeuse que l'année précédente, et qu'on se moquera moins souvent de moi.
(Et si j'ai mis mes parents au courant des mauvais traitements dont je suis victime, à cause de certaines affaires qui ont été abimées par des
"camarades" de classe, comme mon cartable par exemple, dont une lanière a été arrachée en cours d'année, il est impensable que je leur révèle la
nature exacte des injures que j'essuie.)
Mais je fais ma rentrée en 5ème, et, malheureusement, il s'avère que non seulement rien n'a changé, mais que les choses se passent encore plus mal
qu'avant, avec l'arrivée dans notre classe d'une poignée de jeunes branleurs particulièrement peu amènes. Je deviens le souffre-douleur de l'un d'eux,
un blondinet prénommé Sylvain. Je l'évite autant que possible dans les couloirs, et je dois m'arranger pour rester constamment à proximité d'un prof ou
d'un surveillant pour éviter ses coups et ses crachats. Comme il est demi-pensionnaire comme moi, je me précipite au CDI chaque midi, juste
après le repas, pour ne pas me retrouver face à lui dans la cour (la responsable, Mme Tassot, l'a exclu du CDI).
Un peu naïvement peut-être, j'espère que cette faillite signera la fin des tracas que mon père rencontre dans son travail de patron, le début d'un
renouveau, mais évidemment il n'en sera rien. Cet événement inaugure au contraire une période de difficultés financières qui durera presque 10 ans, et qui nous affectera beaucoup.