1988

1988
Depuis quelques mois, je suis en classe de quatrième, la 4ème 3.
L'atmosphère a changé d'un coup dans ma classe.
Les élèves qui m'avaient harcelé l'année précédente n'en font plus partie. Certains profs, qui nous avaient suivi en 6ème et en 5ème, des enseignants maniaques et méthodiques, ont été remplacés par d'autres, plus spontanés et partisans de l'improvisation (« Il faut que vous appreniez à prendre des notes ! » s'énerve Mme Lefèvre, notre prof d'histoire-géo, lorsqu'on lui demande de ralentir son débit et d'écrire certaines choses au tableau), ou plus absentéistes (surtout Mme B., notre prof de math, qui, non contente de se faire régulièrement porter pâle, perd nos copies d'examen à plusieurs reprises, ce qui met toute la classe en émoi).
Paradoxalement, je me sens d'humeur plus sombre qu'avant, alors même qu'on commence à me ficher la paix.
C'est que je ne me contente pas de changer physiquement, d'avoir de l'acné et des jambes longues comme des pattes d'araignée. Ma perception des autres aussi est en train d'évoluer : alors qu'auparavant, mes semblables se divisaient, grosso modo, en 3 catégories, les gentils, les méchants, et ceux qui me laissaient indifférents, je commence à comprendre que certaines personnes ont en elles quelque chose qui me manque, que je désire, qui pourrait me combler, et – pessimisme ? fatalisme ? lâcheté ? – je me mets à redouter, non sans mélancolie, qu'il ne me soit jamais donné l'opportunité de voir ce manque satisfait. L'idée ne se présente pas à moi explicitement de cette façon, mais c'est à peu près ainsi que je l'éprouve. Je découvre en quelque sorte la dépendance sexuelle aux autres, et, simultanément, le rejet de ma personne. La lettre d'amour enflammée que j'ai envoyée à Sylvie l'année dernière, tentative fort peu concluante pour nouer un lien avec elle, et répondre aux sentiments qui s'étaient emparés de moi, en est un exemple. De même l'impossibilité de satisfaire les désirs que la vue du visage, ou du corps, de certains garçons du collège provoquent en moi (on commence enfin à moins me traiter de tapette, je ne vais certainement pas prendre le risque de faire renaître ces scènes d'humiliation publiques).

Quant à mes rapports avec ma mère, ils sont toujours aussi mauvais, et, comme je l'expliquais tout à l'heure, je décide, à la maison, de me murer dans le silence. Un mutisme qui passe relativement inaperçu d'ailleurs, car la présence de ma nouvelle sœur, Zoé, a bouleversé notre quotidien (biberons, siestes, toilette, présentation à la famille, etc.)

En début d'année, je m'achète une petite chaîne hi-fi. J'accède à l'indépendance musicale ! Tout en continuant de m'occuper de mon réseau ferroviaire miniature, ou tout en dessinant des plans de jardins (une autre lubie qui m'amuse un moment), je peux maintenant écouter à loisir les tubes du Top 50 (dont je ne rate évidemment pas la diffusion de l'émission sur Canal+ chaque soir), des morceaux de house music, comme ceux qui passent à la radio locale le samedi soir, ou bien des 33 tours d'Henry Purcell, que je chipe à mon père dans le salon. Parfois aussi, en cachette, le casque sur les oreilles, j'écoute Sans contrefaçon de Mylène Farmer, ou Into my secret land, un tube un peu mélancolique de Sandra, ou bien encore True Blue de Madonna, dont j'ai acheté la cassette du dernier album. C'est mon côté midinette qui, sous la forme d'une ritournelle faussement naïve, « sans contrefaçon, je suis un garçon », surgit en moi, moi dont la moustache commence à pousser et la voix à muer.

Opale et Plume
Depuis l'automne dernier, nous avons deux chatons à la maison, Opale, qui a le poil roux, et Plume, qui a le poil tacheté comme des écailles de tortue. Je m'attache vite à Plume, qui s'avère particulièrement affectueuse avec moi. Malheureusement, en février, une voiture la percute sur une avenue, derrière la maison, à peine six mois après son arrivée chez nous. Le retentissement de sa disparition en moi est terrible, et m'affectera longtemps.

Plume, dans ma chambre
C'est que j'ai les nerfs à vif, et les coups du sort, comme les paroles trop brutales, me blessent aussi facilement que la lame d'un couteau pénètre dans l'eau.

La photo de sa classe
Au printemps, je tombe amoureux d'un garçon. Il s'appelle Damien, c'est un élève de 4ème 2. Il est blond comme les blés, il est mignon, il a l'air intelligent lorsqu'il porte ses lunettes. Je ne suis manifestement pas le seul à lui trouver du charme, car il y a toujours deux ou trois filles à lui graviter autour, comme des satellites, durant les pauses. Je n'ose pas aller lui parler, et je n'ai aucune raison de le faire.
Alors, chaque soir, mélancolique, je repense à lui en écoutant une chanson niaise qui passe à la radio, et dont le refrain fait :
« Ne dis pas les mots du jour, je préfère de loin les mots de la nuit, ceux qu'on dit, les yeux mi-clos, pupille agrandie. C'est bleu comme le bleu des nuits. ».

Un jour, en rentrant du collège, il me suit sur quelques centaines de mètres (il habite en effet un immeuble placé sur ma route). Je suis tellement affolé par sa présence, mon cœur bat si fort, que je crois mourir sur place. Evidemment, je ne réussis pas à me retourner et à lui adresser la parole, et au lieu de ça, j'accélère le pas (comme Andy dans la chanson des Rita Mitsouko, Andy qui se hâte, se méfie, qui rentre chez lui, et qui a toujours évité les ennuis).

A force de le regarder, je crois qu'il a fini par se douter de quelque chose... Sa classe et la mienne sont parfois réunies pour un cours de sport en commun, et une fois, au cours d'un footing, le voilà qui pose soudain sa main sur mon épaule pendant un bref instant. Ma surprise et mon embarras sont tels qu'au lieu d'en profiter pour engager la conversation avec lui, ou au moins de lui sourire, je me raidis comme un bout de bois, et je continue à courir en regardant droit devant moi, sans lui dire un mot, complètement traumatisé.

Je ne suis pas prêt de sortir du placard.

En revanche, je me lie d'amitié avec un certain Frédéric, un nouveau camarade de classe. C'est un grand échalas (il fait du volley) à l'esprit pétri de logique et de rigueur scientifique (il est inscrit à un club d'échecs), avec qui je partage un intérêt croissant pour les ordinateurs... C'est aussi un adolescent fier et moqueur, friand de provocations en tout genre : il a ainsi fini par être souffleté par une surveillante, une étudiante de fac un peu hargneuse prénommée Cathy, dont il se moque régulièrement en salle d'étude. Il finira aussi par recevoir une claque d'une prostituée habitant les abords du collège, qu'il a titillée un matin en passant devant sa fenêtre ouverte. Bref, un garçon taquin.

Avec une machine à écrire (1988)
Nous allons parfois à la FNAC tous les deux, après les cours. Sur les ordinateurs laissés allumés, dans les rayons, nous tapons des ébauches de programmes en jubilant. Nous finissons chacun par acquérir un « Amstrad CPC », un ordinateur à la mode avec lequel nous rivaliserons d'ingéniosité dans la conception de programmes d'arithmétique ou de dessin – l'une de nos lubies favorites restant certainement le calcul du plus grand nombre de décimales du chiffre pi.
De vrais geeks avant l'heure !

Vous avez dit geek ?
Il y a chez ce garçon, Frédéric, quelque chose qui me ressemble un peu, en tout cas, un truc que j'apprécie, peut-être dans la logique, dans le goût des choses abstraites, ainsi que dans la discrétion et la tempérance. De plus, tout sarcastique qu'il soit, jamais je n'ai été l'objet de la moindre moquerie de sa part (pas que je sache en tout cas).

A côté de ma "machine" (1992)
En même temps, bizarrement, en sa compagnie, j'ai l'impression d'être un original – ce garçon me semble parfois encore plus raide et coincé que je ne le suis. Cette sensation s'accentuera lorsque je me piquerai d'écrire des « programmes musicaux », des programmes informatiques exploitant les sonorités froides et synthétiques de mon ordinateur. Oh, il ne s'agit que de boucles monotones répétées à satiété, des ritournelles sur trois notes, criardes et ennuyeuses. Je leur donne un titre humoristique et absurde, quoique souvent en vague rapport avec une préoccupation intérieure, un souci ou un état mental que je vis à l'époque, et je les fais écouter ensuite à Frédéric, qui rigole devant cette cacophonie de bips et de prouts, devant cet étalage d'absurdité électronique et d'ignorance musicale (il prend quant à lui des cours de clarinette depuis plusieurs années).

(On écoutera avec intérêt quelques extraits de ces créations musicales dans la boîte à secrets)

Une rue de Rouen
Une rue de Rouen, à proximité du collège
Il habite chez ses parents une maison étroite avec jardinet, dans l'ouest de Rouen, un quartier qui me fiche un peu le bourdon, où il m'invitera à plusieurs reprises.

Petite parenthèse narquoise : bien des années plus tard, je retourne une fois chez Frédéric, pour imprimer un rapport. Nos relations se sont depuis longtemps distendues, nous avons eu des fréquentations et des parcours fort différents, mais nous nous sommes par hasard retrouvés en fac de Sciences.
Je pénètre de nouveau dans cette sombre et étroite maison, tapissée de couleurs marronnasses, où tout me semble figé comme les statues dans les chapelles des églises. Alors que nous discutons dans la cuisine autour d'un café, sa mère surgit soudain, revenant de courses. Elle nous pose quelques questions sur nos études, d'un ton affable, avec une curiosité un peu exagérée. Quand il annonce mollement qu'il a eu un 20/20 en informatique, quoiqu'elle le sache déjà excellent dans cette matière, elle pousse un cri hystérique en levant presque les bras au ciel : « Mais c'est merveilleux, c'est extraordinaire, il faut que je t'embrasse, mon fils chéri !! »
Et je la vois se précipiter sur son grand garçon à lunettes de vingt ans, son fils chéri, sans doute affreusement gêné à cause de ma présence, pour lui faire un gros bisou sur la joue.

En 1989, avec ma mère bourrée
Je raconte cette anecdote car je trouve qu'elle résume bien ce mélange de maladresse, de fragilité et d'orgueil qui caractérisent la posture adolescente, surtout chez les garçons je pense, et dont la relation parentale fait parfois les frais.
Ma propre mère, elle, balançait entre la violence et l'amour : l'expression de son agressivité à mon égard, physique et verbale, me heurtait profondément, et ses quelques tentatives maladroites pour exprimer son amour, ensuite, sous l'influence de l'alcool, ne m'embarrassaient que davantage, calmaient à peine les blessures et les hontes que je portais en moi, et ne pouvaient m'aider à réaliser ce que j'étais seul à pouvoir faire : m'accepter.