Rêves d'évasion
Puisque ma vie à l'école est grise, sans joie, pleine de devoirs ennuyeux, de professeurs indifférents, et de camarades de classe stupides et violents, je remplis le reste de mon existence d'occupations passionnées, solitaires et rêveuses.
Depuis quelque temps déjà, j'ai ressorti d'un carton mon vieux train miniature Hornby, avec ses wagons en plastique, ses rails, ses aiguillages, sa commande électrique... Je me fais ensuite offrir de nouvelles locomotives, et des maquettes à monter soi-même. Avec les quelques sous que ma mère peut me donner, je m'achète des planches de contreplaqué, un cutter, des pinces, de la colle, des petits pots de peinture, de la poudre colorée...
Je me fournis dans un magasin spécialisé de la rue Jeanne d'Arc, "Minitrain", qui a pris pour moi des allures de palais des merveilles.
Le modélisme ferroviaire est devenue ma passion.
Je passe aussi beaucoup de temps à compulser les livres et les revues spécialisés, dont j'admire les photos de réseaux miniatures professionnels. Comme je ne dispose que de peu de moyens, la contemplation du travail des autres me permet aussi de voyager. Du reste, ce n'est pas tant pour jouer au train que je cloue, visse, colle, peins, floque, mais plutôt pour essayer de reproduire avec soin des petites scènes de gare bucoliques, pour me plonger tout entier dans un autre univers, pour oublier le reste de ma vie.
Dans les magazines spécialisés que je fais acheter à mon père, il est souvent question de "modélisme d'atmosphère", une tendance qui consiste à soigner d'une façon hyperréaliste et poétique le décor de ses réseaux. Loin des vicissitudes du collège, je me trouve ainsi transporté dans un monde impressionniste de gares abandonnées, de terrains vagues, de voies en friche, de postes d'aiguillage noircis par la fumée des locomotives, si bien que quand je fais entrer ma motrice CC72000 dans la gare de campagne de mon réseau, tractant derrière elle ses trois petites voitures Corail, c'est tout juste si je ne sens pas une véritable odeur de diesel se répandre dans ma chambre, comme celle qu'on respire pour de vrai en gare de Rouen.
Car la seconde de mes grandes occupations consiste à aller traîner du côté de la gare SNCF, la vraie.
J'ai treize ans.
J'attends sur les quais, que n'entrent dans un grand fracas les express en provenance de Paris ou du Havre, les TER à destination de Dieppe ou d'Elbeuf-Saint-Aubin. Je ressens un étrange plaisir à l'arrivée de ses monstres rugissants, qui surgissent de leur tunnel en faisant trembler la terre, avant de s'immobiliser le long d'un quai dans de grands crissements de frein.
Certains samedis après-midi, qu'il fait gris et maussade sur Rouen, j'attends sur un quai l'arrivée d'un convoi rempli de voyageurs anonymes, à la foule desquels je me mêle ensuite dans les escaliers mécaniques, avant de déboucher avec eux dans le hall de la gare, comme si je revenais d'un long voyage.
La gare de Rouen doit subir de gros travaux de rénovation en 1987 et 1988.
Il est vrai qu'elle est assez vieillotte, et ses toilettes, vraiment poisseuses et hors d'âge. Quand je ne sais pas quoi faire, entre l'arrivée de deux
trains, il m'arrive d'aller y faire un petit pipi. Ce sont des toilettes publiques à l'ancienne, en libre accès.
Trop naïf peut-être, je n'y ai jamais rien aperçu de suspect.
Mais c'est là que je commence à pressentir, en moi même, et non sans un étrange malaise, qu'il pourrait s'y
tramer des choses à peine nommables.
Un samedi midi, alors que les derniers voyageurs viennent de descendre d'un Corail en provenance de Paris (ça se passe pendant les grandes grèves de janvier 1987), un chef de gare s'approche tout à coup de moi, et me demande sèchement :
« — Qu'est-ce que vous faîtes là ? Vous avez un train à prendre ?
— Euh, non, je regarde...
— Alors foutez le camp ! »
Le ton est si tranchant, le regard si dur, les mots si inattendus,
que je tourne sur moi-même, comme si l'on m'avait asséné une claque, et je disparais aussitôt de la gare,
furieux et profondément mortifié.
Pendant quelque temps ensuite, je n'oserai plus remettre les pieds à la gare.
Mes parents, à qui j'ai raconté l'aventure, sont scandalisés.
A force de bricoler des automatismes électriques pour mon train miniature, j'en viens à m'intéresser à l'électronique.
Dans un premier temps, j'ai bon espoir d'appliquer ma nouvelle connaissance des condensateurs et des
transistors à l'amélioration du fonctionnement des signaux électriques et des
aiguillages de mon petit réseau ferroviaire. Comme celui-ci reste de toute façon toujours
aussi étique, et que, pour un électronicien, je suis bien médiocrement équipé, les
résultats ne sont pas à la hauteur de mes espérances : sous la planche
en contreplaqué de mon réseau, c'est un salmigondis de fils électriques
multicolores, de jeux d'interrupteurs et de potentiomètres maladroitement reliés les uns
aux autres, qui provoquent de sempiternels faux-contacts.
Ma mère a le bonheur, un jour, de tomber nez à nez avec
une bassine remplie de perchlorure de fer, gisant au fond de la baignoire. Je
viens en effet de m'essayer à la gravure d'un circuit intégré, sur les bons
conseils d'un livre édifiant : « L'électronique au service du train miniature »
Je m'équipe chez « Electro 76 », un magasin
d'électronique mal éclairé, mal fichu, aux murs couverts d'armoires remplies de
composants aux noms mystérieux (thyristors, redresseurs, condensateurs tantales...), fréquenté par le même genre de quinquagénaires
moustachus que je vois en photo dans « Loco Revue », lorsqu'ils
posent fièrement à côté de leur réseau miniature.
Plus geek tu meurs.
Au collège, ma passion pour les trains n'a pas échappé à certains de mes camarades.
« Tchou tchou ! » s'esclaffe Nicolas B. lorsqu'il me voit.