Le portail de mon lycée
En arrivant en seconde au lycée, je me retrouve d'abord assez seul. Il faut dire que je ne m'entends pas très bien avec les élèves de ma classe.
Je sympathise avec un élève qui fait de la musique – de l'orgue et du synthé – mais la découverte de la bibliothèque style rustique de ses parents,
ainsi que ses propos hilares sur l'excitation que lui cause telle ou telle fille de la classe, me refroidissent légèrement.
Ma correspondance avec mon amie d'enfance Laurence, en revanche, ne tarit pas.
De Rennes, où elle vit avec ses parents et son frère depuis une dizaine d'années, elle m'envoie des lettres très personnelles et pleines
de sensibilité que j'attends
avec impatience.
Nous nous envoyons aussi de la musique, sous forme de cassettes audio, et Laurence, des dessins.
Mon père et moi (derrière mes hublots), l'été 1990
Au début, nous discutons des gens de notre classe, de nos parents, de notre avenir, de la société, de l'évolution du monde.
Je tente de lui faire partager mon enthousiasme pour l'informatique ou l'astronomie,
je fustige sans nuance la bêtise des programmes télé et des hommes politiques,
j'exprime mon agnosticisme, mon anticléricalisme, je théorise maladroitement sur le libre-arbitre et le sens de la vie –
le tout dans un style catégorique, cartésien et raisonneur qui ne vise qu'à dissimuler mes incertitudes et mon ignorance –, avant
de me lancer dans le récit d'une promenade contemplative que j'ai faite au cours de mes dernières vacances.
Laurence, moins péremptoire, plus mesurée, mais non moins prolixe – d'une prolixité de philosophe en herbe –, plus mûre aussi certainement,
exprime davantage de finesse
et de sensibilité littéraire, cite Hardellet, Tardieu, Blake ou Baudelaire, me fait part de son engouement pour le théâtre et la poésie.
Avec le temps, nos discussions se font plus personnelles encore, pour aborder des sujets comme l'amour, la sexualité, ou de douloureux secrets
de famille.
C'est à Laurence à qui, pour la première fois, je confesse mon attirance pour les mecs, à demi-mot d'abord, honteusement, puis d'une façon un peu plus
tonitruante et provocante.
Elle, elle m'écrit depuis un bout de pelouse de son lycée de Rennes,
depuis un cabanon à Dinard, en buvant du café, en écoutant William Sheller, depuis un quai de gare en Allemagne, une brasserie parisienne,
une tente en Ecosse. Toujours entourée, toujours en partance, toujours
prête à foncer – mais avec la tête sur les épaules – elle exprime un état d'esprit très
différent du mien, et j'aimerais bien troquer ma vieille peau d'adolescent psycho-complexé, pour son être vaillant, naturel et optimiste.
Moi, Laurence et ma petite soeur Zoé, à Gruchy en 1991
Quoique assez inquiet à l'idée que Laurence ne découvre dans quelle sorte de détresse intérieure je vis alors, et qu'elle ne mesure tout le
décalage qui existe
entre ma personnalité épistolaire loquace et l'adolescent taciturne et torturé que je suis en réalité, je me décide à l'inviter à passer quelques
jours avec ma famille dans ce gîte rural que mes parents louent chaque été,
au fin fond d'un hameau agricole de la Hague. Peu avant son
arrivée en gare de Cherbourg, ma mère fait une sorte d'allusion quant à savoir si nous allons dormir
dans le même lit ou non, allusion qui me parait totalement stupide, et à laquelle je ne réponds même pas.
Des lettres de Laurence
Après ces vacances, nous continuerons à nous écrire des années durant (lire
cet extrait). Avec le
temps, je crois que mes lettres expriment toujours plus d'interrogations
quant à mon destin, quant à mes capacités, quant à mon désir, quant à la sexualité qui tarde à enter dans ma vie, de sorte que si la vie de
Laurence est devenue une succession colorée d'initiatives, de voyages et de rencontres variées, la mienne au contraire, oisive et mélancolique,
semble se fossiliser dans une gangue grise et répétitive d'espoirs déçus, de ruminations stériles et d'aventures avortées.
Lorsque Laurence obtiendra un poste d'assistante de français dans un lycée allemand du fin fond de la Thuringe, quelques années plus tard,
ce sera pour faire l'expérience, selon son propre mot, de l'exil. Mais c'est finalement là-bas, en Allemagne, qu'elle rencontrera son
compagnon Dirk, avec lequel elle reviendra ensuite s'installer en France, au moment même où je quitterai Rouen pour venir vivre à Paris. Notre
correspondance s'essoufflera alors,
avant de s'interrompre totalement, dix ans après nos toutes premières lettres. Parfois je me dis
que cette intense relation épistolaire, en me permettant d'exister aux yeux de quelqu'un,
m'aura sauvé d'un abîme. Mais parfois je me dis aussi qu'elle aura contribué à m'éloigner un peu de la réalité de mon désir, surtout dans les dernières
années. D'une certaine façon, je viens m'y cacher, comme un petit garçon apeuré.
Mais revenons au lycée : en classe de première – j'ai donc seize ans –, je redeviens un peu plus sociable,
et je commence à me faire des amis dans ma classe.
En classe de première...
Des ami-es d'ailleurs, essentiellement.
Bien qu'encore incapable de leur avouer – puisque cela prend la forme d'un aveu dans ma tête – que mon désir se tourne
vers les garçons, je suis terriblement heureux de pouvoir fréquenter avec elles les bars et enchaîner les
soirées, de pouvoir partager leurs histoires de mecs, leurs aventures, leurs espoirs, leurs manques, leurs
quêtes à elles.
L'alcool m'aide beaucoup à me détendre durant toute cette
période, où la découverte effrénée des bars de Rouen, la découverte des boîtes
de nuit, des soirées universitaires, pleines d'inconnus parlant guitare,
fumette, snowboard et petit boulot, pleines de dragueuses professionnelles
et de minettes indécises, la découverte d'une autre vie, différente du quotidien routinier et studieux du lycée,
s'accompagnent chez moi d'abîmes d'incertitude, d'où je me demande avec tristesse,
entre deux cuites, pourquoi je continue à me sentir seul.
1991. Voilà que Delphine organise une soirée chez ses parents, à la campagne, où je débarque,
intimidé et maladroit, et où – surmontant encore un vague, un archaïque écœurement
pour l'alcool – je me mets à boire, à boire, incapable de me contrôler, étonné
par la sensation de légèreté et par la gaieté qui se sont emparés de moi, étonné
d'apercevoir les autres si vifs, si spontanés et si détendus, étonné que l'on puisse me trouver un peu d'humour,
étonné que l'on puisse s'intéresser à moi, étonné que des inconnus m'adressent
la parole et m'écoutent sans se moquer.
Je découvre ainsi, en soirée, une autre façon d'être, une autre façon de se conduire avec les autres, une autre forme de société, bien frivole
et légère, certes,
mais bien plus fraternelle et respectueuse que le système tribal agressif et exclusif dont j'ai tant souffert au collège,
au point que l'on peut dire que de cette époque date ma réconciliation avec les autres.
Je crois même que ces courts moments de fête avec mes amis, durant la décennie 1990, compteront parmi les plus beaux de ma vie,
même si je ne suis pas encore sorti du placard, et que subsistent encore entre eux et moi un certain nombre de non-dits,
même si je me sens très seul au fond de moi.
En classe de terminale...
Car je n'ai alors que mon journal intime pour décrire les états étouffants dans lesquels je vis, pour délirer sur la
fusion spirituelle des êtres, pour déclamer ma flamme pour un adolescent qui ne me regarde même pas, pour déchaîner mon lyrisme et ma poétique
amoureuse,
je n'ai que mon journal pour exprimer à quel point je me sens submergé par mes émotions et mes sentiments, et
combien la vie me parait confuse, insaisissable et vide à la fois.
Le stade Saint-Exupéry, où j'ai parfois cours de sport
Je deviens follement "passionné" de types que je connais à peine et que je n'arrive pas à
approcher. Je les idéalise, je pense à eux en permanence, j'en oublie de faire mes exercices de math.
Et dans mon journal, comme j'hésite encore à préciser qu'il s'agissait de garçons, j'en parle à la seconde personne du singulier :
« Tu m'as dit bonjour ce matin, en cours de sport, dans ton petit jogging bleu. »
« Aujourd'hui, tu as franchi le portail du lycée sur ta vespa, et tu as fait semblant de ne pas me voir... »
En 1991, je m'interroge enfin sur le sens de la vie...
Et en effet le garçon en question ne me manifestera jamais le moindre intérêt, on se contentera de se dire
bonjour, ce qui ne m'empêchera pas d'en faire le héros de passions et de rêveries narcissiques,
sans autre réalité que le profond émoi intérieur qu'elles me causent à chaque
fois. Cette vie comme un théâtre, je l'ai bien créée enfin, elle s'étale sur des kilomètres de prose dans
mon journal, à louer le paradis de l'enfance, à maudire le temps qui passe, à vouloir te connaître toi, toi
qui ne t'intéresse pas à moi, toi que j'aime plus que tout, mais qui m'ignore superbement, bref, une vie
comme un théâtre où il ne se passe pas grand chose...
Une rue que je prends chaque jour pour me rendre au lycée
... sauf lorsque je craque et que je veux subitement déclarer ma flamme, de vive voix. Alors, le cœur
battant, la gorge nouée, je demande à ce garçon de ma classe, Florian, de m'attendre à la sortie du lycée, tout à
l'heure, parce que « j'aurai quelque chose d'important à te dire ».
Et le moment venu,
tandis que lui et moi marchons enfin côte à côte dans les rues de Rouen balayées
par le vent d'hiver, je me prends un râteau, tranquillement, doucement, posément.
Je rentre ensuite chez mes parents, effondré, incapable d'accepter ce qui vient de se produire.
On a cours de quoi, déjà ?
Ce pauvre garçon de terminale que je pourchasserai ainsi (une seule veste ne m'ayant pas suffi) se montrera d'ailleurs
remarquablement patient avec moi. Je veux absolument croire qu'il
est amoureux de moi comme je le suis de lui, et j'élabore de subtiles théories comportementales pour expliquer ses refus et ses détours,
que je consigne dans mon journal sous la forme de dithyrambes lancinantes et réprobatrices, à la limite du délire.
Comme si j'avais entrepris de lutter contre le destin lui-même, dans un domaine – les sentiments et les inclinations de l'autre –
où l'on ne peut pas toujours intervenir avec succès.
La rue du Gros-Horloge
Mon entêtement est d'autant plus extraordinaire que j'en ai une conscience aigue :
Dimanche 2 février 1992 :
Ma passion consacre bel et bien l'ambiguïté, l'agacement et la solitude de l'adolescence. Et consacre le caractère
illusoire que je me fais des rapports humains. Consacre la difficulté à sortir de l'enfance et le refus
de l'avenir. Consacre la douloureuse apparition du désir et de l'aspiration aux plaisirs adultes. Consacre la
lutte entre l'imagination infantile et la réalité naissante. Consacre la recherche
éperdue d'amour face à l'égoïsme de l'univers lycéen. Consacre l'indécision de mon esprit qui croit trouver
en l'amour l'occasion d'un arrêt, d'un repos, face à l'intransigeance d'un monde qui me
dicte sa loi, et où je découvre ma faiblesse.
Rouen, depuis ma chambre
Pour oublier mes échecs et ma solitude intérieure, je m'isole donc dans ma chambre, je me visse un casque hi-fi sur les oreilles, j'allume
une cigarette, et j'écoute Charlotte sometimes des Cure, en regardant la nuit tomber.
L'honorable lycée Corneille
Au travers d'amis communs, je rencontre Alix, un petit bout de fille peu ordinaire,
avec qui je me sens en confiance, et à qui je m'ouvre
peu à peu, moi si réservé d'habitude : je la trouve sensible, humaine, intelligente, drôle
et culottée à la fois, cela me plait. Mais elle est également très différente des autres, inqualifiable, originale jusqu'à l'insupportable,
et tellement instable elle aussi, en raison d'une conjoncture
personnelle liée à sa famille, je crois. Comme nous rivalisons d'amour-propre et de susceptibilité, nos relations
se feront parfois ombrageuses, et nous devrons traverser quelques crises un peu pénibles par la suite.
Elle est toujours à la limite de se mettre
en danger, elle se place toujours exprès sur un terrain où l'on ne sait
jamais ce qui va lui arriver, suscitant la curiosité voire l'inquiétude autour d'elle, et attirant inévitablement l'attention sur sa personne,
ce qui est sans doute le but qu'elle recherche inconsciemment. On sent en elle la présence d'une continuelle
ambivalence, d'une contradiction constante entre un esprit pétri de rigueur formelle et de logique algébrique,
et un impérissable grain de folie, ce grain de folie qui,
lui seul, arrive à nous rendre la vie supportable, ce grain de folie que nous
avons en commun, et grâce auquel, la nuit tombée, les bouteilles de vin débouchées et
les verres remplis, nous donnons enfin libre cours à notre absurdité et à notre fantaisie.
Parfois, nous n'avons aucune soirée où nous incruster, et
nous errons ensemble, la nuit, dans les rues désertes de Rouen,
sans but précis, un peu dégrisés, un peu paumés, mais jamais vraiment
pessimistes. On s'assoit sur un banc ou dans un café, on parle de nos parents, d'amis communs, ou de ce que l'on aimerait faire plus tard.
Après le bac, elle intégrera une Math Sup, et moi une prépa HEC.
Alix et Franck jouant au tarot, à la “Lycorne”
Mais ni l'un ni l'autre ne sommes faits pour ces programmes stakhanovistes, fondés sur la compétition et le bachotage. Ni l'un ni l'autre
ne recelons assez de confiance en nous pour croire aux études, pour croire aux
belles carrières et à la société marchande, si bien que nous nous retrouvons
régulièrement à la Lycorne, un bar à deux pas du lycée, à
potasser paresseusement nos cours d'algèbre linéaire, dans la fumée bleue des
cigarettes, en écoutant Léonard Cohen, les Stones ou Jacques Brel – dont les
gémissements sortaient en grésillant d'un vieux juke-box.
L'année suivante, évidemment, nous nous réorienterons tous deux en fac de Sciences.
En terminale, quelques amis à la “Lycorne”...
Comme ma chambre d'enfant quelques années auparavant, ce bar La Lycorne
constitue dorénavant un refuge, un lieu où je peux venir quand bon me semble, où l'on me
fiche la paix, où je peux retrouver mes amis, lire, écrire, ou jouer au
tarot, rêvasser en regardant les voitures descendre et remonter inlassablement la rue Louis Ricard,
me perdre en conjectures sur les improbables sentiments amoureux
qu'untel ou untel me porte peut-être, avant de réaliser en catastrophe que j'ai une colle à réviser.
En quittant le lycée, quelque chose de mon adolescence commence
à céder enfin. Non que j'aie soudain gagné en maturité, ni que je sois
pleinement paré pour affronter le monde des adultes, mais je me sens un peu moins vulnérable, et un peu plus confiant en moi.
J'ai eu mon bac. Super. Et après ?
Si la société des hommes ne m'apparait guère plus limpide qu'auparavant, et si mon avenir avec elle me semble toujours aussi
désespérément obscur, ces sentiments d'oppression, de honte, et de vide sous mes pieds commencent à s'évanouir enfin.
Les métamorphoses de mon corps ont enfin cessé.
J'ai retrouvé des amis, des gens qui m'acceptent, et qui me font confiance.
J'assimile lentement l'idée que je suis attiré par les mecs, sans pour
autant parvenir à me libérer de l'angoisse que m'inspire la perspective du passage à l'acte.
Sur le lit de mes 18 ans, je rêvasseMon discours devenait plus construit, plus nuancé, se teintait d'empathie.
Et de cette espèce de brouhaha nerveux de pensées honteuses et d'émois incontrôlables, de cette cacophonie
d'inquiétudes, de susceptibilités et d'excitations incohérentes qui ont fait le lit de mon adolescence, surgit un
sol, une surface à peu près stable et droite*, sur laquelle je peux commencer à avancer, timidement,
un peu comme si je refaisais mes premiers pas.