Antoine

Il est l'un de mes premiers amis garçon.

Bien que nous soyons dans la même classe depuis la maternelle, nous ne devenons vraiment copains qu'à partir du CP, en 1979. En fait, c'est lui qui surgit un jour dans le jardin, chez mes parents, accompagné d'un de ses frères. Comme ils habitent à une maison d'intervalle de la mienne, ils n'ont eu qu'à traverser le jardin intermédiaire pour arriver sans crier gare.
J'avais bien remarqué qu'il n'habitait pas loin. Mais jamais je n'aurais osé traverser la propriété de Mme Gouet pour me rendre chez lui sans prévenir !
Du jour où il s'invite ainsi, nous devenons très amis. Le mercredi matin, dès 9 heures, c'est moi qui déboule maintenant dans son jardin et qui l'appelle : « Antoine !!! »
Il apparaît sur le perron de sa maison, une tartine à la main, suivi de la voix de sa mère qui lui demande de revenir immédiatement, de terminer son petit déjeuner et de s'habiller s'il veut sortir jouer avec moi.
En attendant qu'il se prépare, je fais de la balançoire dans son jardin.

Antoine aime grimper aux arbres, sur ces arbres humides qui laissent des traces vertes sur les vêtements. Plus téméraire que moi (on l'a compris), il parvient à se hisser sur des branches toujours plus élevées, d'où il m'invite à le rejoindre. Depuis notre perchoir, nous observons la grande et mystérieuse maison voisine, d'où jamais personne n'entre ni ne sort, mais aux fenêtres de laquelle de la lumière apparaît à la tombée de la nuit, et que nous suspectons d'être hantée.

Parfois nous faisons des séances de dessin. Antoine dessine clairement mieux que moi, moi qui ne sais que tracer des plans et des cartes, et griffonner des paysages bucoliques mal proportionnés. Lui, il est capable de dessiner des Mickeys, sans même s'aider d'un modèle.

A l'arrière de sa maison, il y a une sorte de terrain vague, un dense et sombre maquis de friches, de ronces et d'arbustes, que nous avons baptisé « la forêt vierge ». Le père d'Antoine nous interdit formellement d'y pénétrer, et ce n'est pas l'envie qui nous manque pourtant, car cette jungle ferait une splendide source de cachettes et de cabanes secrètes.

Au second plan, l'ancienne maison d'Antoine
J'aime bien chez Antoine, car on peut faire le tour de sa maison – ce qui n'est pas possible chez moi – et le concept de circulation (le répéterai-je assez ici ?) est un grand sujet de préoccupation pour le petit garçon obsessionnel que je suis. Dans mon esprit, d'ailleurs, le jardin d'Antoine est cartographié tout comme un territoire : la rue, derrière la grille, c'est la mer, les allées de gravier qui descendent vers le trottoir, ce sont des plages de sable, et la brusque déclivité entre le jardin et la rue, c'est une falaise. Autant de lieux inventés, transfigurés, autant de rivages des Syrtes où se dissimuler et se retrouver, autant de prétextes à des aventures passionnantes que nous menons ensemble, jusqu'à la tombée de la nuit.

Et puis la balançoire, qu'est-ce que c'est rigolo ! Tantôt vaisseau spatial, tantôt navire sur des mers déchaînées, elle nous nous fait traverser la galaxie, et découvrir des continents inconnus.
Inutile de préciser que je tanne beaucoup mes parents pour que nous ayons une balançoire nous aussi. Bien que réfractaires à l'idée d'enlaidir notre jardin avec un portique en métal grinçant, ils se résolvent un jour à en acheter une, mais qu'ils ne monteront malheureusement jamais, car l'endroit où ils ont envisagé de la reléguer, une sombre plateforme à l'abri des regards, derrière la citerne de fioul, n'est pas assez grande pour l'accueillir.

Chez Antoine, il y a un magnétoscope, un objet tout à fait extraordinaire (alors que mes parents viennent à peine d'avoir la télé) sur lequel nous passons des cassettes de Zorro – une série qu'Antoine apprécie particulièrement –, des films de cow-boy, et les voyages de Gulliver en dessin animé.
Chez Antoine, il y a aussi un passe-plat entre la cuisine et la salle à manger. Je trouve le principe tout à fait génial, et je suggère à mes parents que nous ayons nous aussi un passe-plat, une idée fort saugrenue quand on sait la configuration de notre maison, où cuisine et salle à manger sont à peine séparés.
Chez Antoine, il y a une buanderie, une sombre petite pièce à l'écart de la maison, où nous farfouillons à loisir (sur ce dernier point, ma mère tombe d'accord avec moi : pourquoi n'y a-t-il pas de buanderie chez nous ?).

D'ailleurs ma mère, qui ne peut pas se permettre de s'accroupir sous les haies mitoyennes pour traverser le jardin de notre voisine commune comme nous le faisons, est obligée de passer par la rue et de sonner à la grille pour me récupérer, lorsque le mercredi vers midi trente, mon déjeuner m'attend.
La mère d'Antoine est moins autoritaire que la mienne. Parfois, elle le met en garde : « Papa ne va pas être content », une phrase qui n'aurait aucun sens, ni aucun effet chez moi.
A force, nos parents finissent par se connaître et par se faire confiance. Un samedi après-midi, la mère d'Antoine m'emmène avec ses trois fistons au cirque, place Saint-Marc. Je garderai peu de souvenirs du spectacle, à part l'horreur à constater qu'une petite fille assise au rang derrière nous s'est mise à vomir.

Dans la cour de l'école, je n'apprécie pas toujours la présence des autres garçons qui veulent jouer avec Antoine. Il semble bien s'entendre avec un certain Xavier en particulier, un enfant imprévisible et passablement brutal dont je me méfie. Alors qu'Antoine est une bonne pâte : souriant et blagueur, il peut jouer avec n'importe qui, et il n'est jamais agressif. Pour moi qui suis d'une nature plus fragile et vulnérable, et qui, d'ordinaire, ne m'entends surtout qu'avec les filles, cette amitié avec Antoine est donc originale et précieuse.

Un mercredi midi, alors que nous faisons du toboggan sur les petits parapets en béton de l'entrée de sa maison, toutes les sirènes de l'agglomération rouennaise se mettent à retentir, comme elles le font chaque mercredi à cette heure là. Nous comptons le nombre de sonneries. Antoine, qui raconte un peu n'importe quoi parfois, déclare qu'au bout de huit sonneries, cela signifie que c'est la guerre, et que si dix sonneries se font entendre, alors c'est la fin du monde.
La fin du monde...
Et notre fin à nous, quelle sera-t-elle ?

Du haut du muret qui sépare l'arrière-cour de sa maison avec notre « forêt vierge », j'aime bien m'élancer et atterrir dans le bac à sable en contrebas. Un jour, je répète ce mouvement frénétiquement, sans discontinuer, au risque de me fouler la cheville, avec l'intense et sincère désir de m'envoler comme un oiseau. J'imagine que ce n'est qu'une question de concentration et de volonté, et que je finirai bien par prendre mon envol. Antoine m'imite dans ce mouvement désespéré, puis se lasse et s'en retourne faire de la balançoire.
Car nous sommes en juin 1982, et je sais déjà qu'il va déménager. Il va partir d'ici. Savoir voler m'aurait permis de le retrouver dans sa nouvelle maison pour pouvoir continuer à jouer avec lui.
La triste réalité va cependant s'imposer à nous. Dès le début de l'été 1982, Antoine a déménagé. Il habite à Rouen maintenant, et on l'a déjà inscrit dans une autre école primaire.

Peu après leur emménagement, je suis invité dans leur nouvelle maison. Leur jardin me semble immense, tout comme leur maison, où il y a une salle de jeu, plusieurs escaliers, et de grandes chambres pour lui et chacun de ses frères. Il faut dire que leur papa est architecte, alors évidemment, ils ne vivent pas dans un taudis...

Le soir, de retour dans ma maison à moi, je retrouve le même sentiment d'absence. Nos parents nous disent que nous nous reverrons un jour, au collège peut-être, mais ça ne me console pas vraiment.
L'ancienne maison d'Antoine, que je peux continuer à voir depuis la terrasse, m'est maintenant inaccessible, et mon partenaire de jeu me manque. L'image de son ancienne maison, c'est d'ailleurs tout ce qui reste de notre amitié : une coquille, un spectre, une trace... Une nouvelle famille s'y est déjà installée, avec un petit garçon de mon âge, Julien, qui se trouve justement inscrit dans ma classe. Aussi, quelques jours après la rentrée, je l'aborde, et je m'empresse de lui dire que je connais bien sa maison, pour m'y être souvent invité du temps de ses locataires précédents, et j'ajoute que je peux même accéder à son jardin sans passer par la rue.
– Alors là, t'as pas intérêt ! me répond froidement Julien.

Les mois passent, et je commence à oublier Antoine. Enfant, nous passons vite à autre chose de toute façon, et dès l'année suivante, en CE2, je me suis fait d'autres copains, comme Patrick, qui possède plein de jouets fantastiques (des boîtes de Lego Technic), ou comme Franck, qui n'a pas beaucoup de jouets, mais qui est très sympa, et avec qui je ferai beaucoup de vélo dans le quartier.

Si bien qu'au moment d'entrer au collège, le nom d'Antoine ne m'évoque déjà plus qu'une plage lointaine de mon enfance, un souvenir fraternel, mais ancestral, archaïque, infantile, sans rapport avec le petit homme que les professeurs du collège, avec leur manière de me vouvoyer et de me bassiner avec le baccalauréat et mon « orientation », m'invitent déjà à devenir.

Et puis les quatre années du collège passent. J'en ressors métamorphosé, laminé, ratatiné, une transformation que les pages consacrées à mon adolescence tentent de décrire et d'expliquer dans ce présent site internet.
Aussi, en ce mois de septembre 1989, je suis très perturbé lorsque mon père – qui croise de temps en temps celui d'Antoine, car ils travaillent dans le même quartier maintenant – m'apprend que mon ancien copain souhaiterait me revoir, vu qu'il a atterri dans le même lycée que moi. Qui ça ? Antoine S. ? Je fais la moue. Surpris par ma réaction, mon père déclare que je suis un ingrat.
Et puis un mardi, juste avant un cours de français, Pierre, un garçon de ma classe, se dirige vers moi et me demande si je n'aurais pas connu autrefois un certain Antoine S.
Oui, pourquoi ?
– Il était dans ma classe au collège Fontenelle, et je crois qu'il aimerait bien te revoir...

Les raisons pour lesquelles je n'ai pas répondu à ces sollicitations répétées me semblent un peu obscures aujourd'hui, d'autant que je ne connaissais presque personne en arrivant au lycée, et cela aurait été l'occasion de me refaire un ami. Mais je crois que j'avais honte de l'adolescent coincé, recroquevillé et étriqué que j'étais devenu, et puis surtout j'avais peur des garçons, à cause de ce qu'ils m'avaient fait au collège, d'une part, et à cause de ce que je sentais que je pouvais être amené à éprouver pour eux, d'autre part. J'avais peur d'être démasqué par eux, peur d'être mis à nu, moqué, humilié, et je cachais ces peurs et mes blessures secrètes derrière de l'isolement et de l'arrogance. J'avais peur de l'inconnu aussi, et Antoine était devenu un inconnu, il était l'inconnu même : j'avais tout oublié de lui. Son visage, sa personnalité, nos jeux d'enfant, absolument tout.

Un an plus tard, sur des inscriptions griffonnées sur un tableau d'information à côté du bureau du principal, je vis son nom associé à la 1ère S7 : il était collé, lui ainsi que d'autres élèves de sa classe, à cause d'un chahut qu'ils avaient fait dans le cours de M. Debarge, un prof d'histoire-géo qui – selon la réputation sulfureuse qui l'entourait – portait bien son nom. Bref, il était en 1ère S7, et je notai ce fait sans y prêter une grande importance sur le moment. Mais lorsqu'un après-midi de décembre, juste avant un cours de mathématiques, alors que j'attendais avec ma classe que ne sortent de la salle les élèves de la classe qui nous précédait, que je savais être la 1ère S7, je l'aperçus. J'avais oublié tous les traits de sa physionomie, et pourtant je sus immédiatement que c'était lui, tant je fus bouleversé à la vue de son visage.

Les mois, les années qui suivirent, je vécus obsédé par Antoine. Chaque fois que je l'apercevais, je ressentais une sorte de choc, de coup au cœur. Mon trouble était si intense et si profond que je me crus amoureux de lui. En philo, lorsqu'il me fallut disserter sur « la passion », c'était à lui que je pensais. Lorsque plus tard j'eus mon permis de conduire en poche, je rentrais de soirée en voiture en faisant un détour par le quartier où il vivait. C'était complètement fou. Il avait suffi que je le revois, et toute ma vie intérieure était transformée, au point que ma timidité et mon dédain refluèrent, et que je commençai à socialiser avec ma classe.
Evidemment, je ne pouvais éprouver de l'amour pour l'être réel qu'il était, puisque je ne le connaissais plus, et que nous avions tous les deux beaucoup changé...

Car pour changer, nous avions changé...
Il fréquentait les salles de jeu autour du lycée, alors que je détestais le baby-foot. Il venait au lycée chaque jour en vespa, alors que je n'étais jamais monté sur un solex. Il fréquentait le « Château », un grand bar blanc, neutre et soigné de la place de l'Hôtel de Ville, alors que je m'enfermais à la « Lycorne », un petit bar pouilleux et enfumé de la rue Louis Ricard. Ses amis étaient majoritairement des garçons, mes amies étaient surtout des filles. Ses parents étaient riches, mes parents étaient devenus pauvres.
Et puis c'était un mec, quoi. Un mec mec. Un ado mutique et lointain, presque ténébreux, qui se tenait à chaque interclasse près de sa vespa, son casque en main, au côté d'autres types à l'allure désinvolte, leur sac à dos mollement accroché à une épaule. Un cancre indolent, placide et gâté qui ne réussissait pas en classe, et qui devait repiquer sa première.
Et moi, qu'étais-je devenu ? Qu'étais-je devenu à ses yeux ?
Le petit garçon joueur et spontané qu'Antoine avait autrefois connu s'était mué en un maigre nigaud, binoclard et boutonneux, aux bras de singe et aux épaules tombantes, à la voix niaise et à la démarche ridicule, une pauvre taupe secrètement obsédée par ses résultats scolaires qui se cachait derrière un masque d'indifférence calculée, bref, un adolescent ennuyeux, impersonnel et sans relief, comme toutes les classes scientifiques du lycée Corneille en étaient pleines, voilà ce que j'étais devenu.

La salle de jeu qu'il fréquentait s'est transformée en agence de courtage... Ô tempora ! ô mores !
Peut-être est-ce à cause de ce décalage que le contact fut immédiatement froid et déplaisant, lorsque je pris mon courage à deux mains pour aller le saluer, un après-midi dans la cour du lycée. J'avais beau tenter de dissimuler l'émotion trouble que me causait la vue de son visage derrière des intonations de voix blasées et me donner une constance avec ma cigarette, nous étions manifestement tous deux assez mal à l'aise. D'abord, il ne me reconnut pas, et je dus lui dire qui j'étais. Après m'être présenté, le garçon avec qui il discutait s'est éloigné, comme quand on veut laisser tranquille deux personnes qui vont avoir une discussion très personnelle. Mais nous ne nous sommes rien dit de très personnel. Nous avons juste échangé des banalités pendant une minute, avant de nous esquiver lorsque retentit la sonnerie de l'interclasse. Il a eu le temps de me demander si j'avais des nouvelles de Xavier, le petit garçon brutal et agité de l'école primaire que je n'aimais pas beaucoup...

Les mois suivants, nous nous serrions furtivement la main lorsque le hasard faisait nous croiser dans un couloir, un geste auquel il semblait se soumettre par pure politesse. Nous ne savions pas quoi nous dire, et mes sentiments m'empêchaient d'être naturel. Je le repérais immédiatement : dans les escaliers, dans la cour, dans les salles de classe, dans la rue. Il ne me voyait pas toujours, mais lorsqu'il me voyait, il me voyait l'observant. Avait-il deviné ce que je ressentais ?

Le stade Saint-Exupéry
Au second semestre, nous avions cours de sport ensemble à Saint-Exupéry. Saint-Exupéry, c'était un vieux hangar reconverti en centre sportif, entouré de pelouses et de terrains de jeu, à quelques encablures du lycée. J'avais "sport co" à "Saint-Ex", comme on disait.
Avec toute la poésie d'une midinette, voici ce que je raconte dans mon journal à l'époque :

Mercredi 22 mai 1991

(...)
Tu es revenu alors que je me trouvais absorbé par une partie de basket-ball. Tu as voulu jouer avec nous. J'ai dit :
– Antoine, t'es avec nous ?
Tu as répondu par l'affirmative.
Nous nous sommes assis sur un banc l'un à côté de l'autre, une fois le cours de sport fini, tous deux en nage et assoiffés. Nous avons échangé quelques banalités pendant une trentaine de secondes, mais cela m'a semblé une très longue discussion.
J'ai observé ton visage, tes yeux, tes cheveux fumants... Ton nez en petit pâté, ta peau un peu mate, tes tous petits boutons épars, ta mèche de cheveux noirs en épi au dessus de ton front, ton sourire simple et naturel... m'ont fait oublier un instant les poutrelles métalliques de cette ancienne gare désaffectée. Ton bas de survêtement rose et ton tee-shirt bleu ont rompu pour un moment la grise monotonie du revêtement du sol. Tes yeux noirs et étincelants m'ont violemment absorbé, et le cours de sport s'est volatilisé. J'écoutais ta voix, dont j'avais l'impression de connaître le timbre par cœur, et le brouhaha environnant s'est éteint.
J'étais heureux. Je t'aimais si fort que ma sueur a disparu, comme évaporée par je ne sais quelle chaleur intérieure.
Et puis nous nous sommes levés, nous sommes partis nous changer, je me suis réveillé, et le rêve s'est arrêté.

Je souffrais beaucoup de notre difficulté à communiquer, et ma souffrance était d'autant plus grande que j'étais parfaitement conscient de la nature abstraite, vaine et chimérique des sentiments que j'éprouvais pour lui. Pourquoi de tels sentiments ?
« Pour arrêter le temps » écrivais-je plus loin dans mon journal.

Combien de temps passé à regarder la ville depuis ma chambre, en écoutant de la musique et en pensant à lui ?
De son côté, il ne devait pas davantage comprendre pourquoi je venais à lui maintenant, et, bien qu'il ne se départît jamais de sa convenable courtoisie, il ne me témoigna aucune chaleur sincère, et ne me manifesta aucune curiosité, aucun signe d'intérêt particulier. Pourquoi était-il si distant ? Etait-il vexé que je n'aie pas donné suite à ces premières invitations, l'année précédente ? Lui avait-on dit, depuis, du mal de moi ? Avait-il estimé, en me revoyant, que nous avions trop changé pour que nous puissions nous entendre encore ? Ou avait-il fini par deviner que c'était une motivation trouble et sans lendemain qui me poussait à aller vers lui maintenant ?

Sa perplexité fut certainement plus grande encore lorsqu'il reçut une lettre signée de ma main, juste avant les grandes vacances de l'été 1991, une lettre de cinq pages dans laquelle je lui parlais de tout sauf de ce que je ressentais vraiment. Il me répondit deux mois plus tard, juste avant la rentrée, et le contenu poli et retenu de sa lettre me fit l'effet du tennisman qui retourne une balle à son adversaire.

Mercredi 18 septembre 1991

Je suis arrivé en avance au lycée ce matin vers 9h45. J'ai dit bonjour à Solange, ainsi qu'à quelques personnes de ma classe qui se trouvaient là, dans la cour encore quasi déserte. Et puis A., sa vespa et un de ses copains sont arrivés. J'ai été le saluer.
En me voyant, il a feint de me manifester une attitude bonhomme et heureuse, une sorte de moue étonnée et joyeuse, quoique aujourd'hui moins forcée que les autres fois. Nous avons un peu discuté de notre classe, des profs, rapidement. Et puis évidemment il s'est dirigé vers un de ses copains qui se tenait à quelques mètres de là, en marmonnant un semblant d'excuse, sans doute trop content de me quitter.
Non, je ne crois pas me tromper en pensant que je l'ennuie. Je le sens dans l'air lorsque je lui dis bonjour : une sorte de « zut », « le voilà lui ». Une déception à découvrir ma présence, à être troublé par l'importun. bref, une gêne.
Pourtant la lettre qu'il m'a envoyée [sa réponse] n'est pas du tout désagréable.
Je commence à en avoir assez de toutes mes questions, de mes doutes, de mes rêves. Combien de temps cette mascarade va-t-elle encore durer ?

Les mois passèrent. En terminale, je tombai subitement « amoureux » d'un garçon de ma classe, Florian, d'une manière tout aussi hystérique et désespérée, un garçon qui n'avait pourtant jamais été un ami d'enfance, ce qui montre bien que ces états passionnels auxquels je succombais ne concernaient pas spécifiquement mon histoire avec Antoine, et s'inscrivaient dans une problématique psychologique plus générale.

Après le lycée, nous avons continué à nous croiser. Nous avions une poignée d'amis indirects en commun, et il n'en faut guère plus, dans une ville de province, pour se rencontrer au hasard d'une soirée.
J'appris qu'il avait une copine, et qu'il était même devenu papa. Qu'il glandait un peu.
Sa vue me causait toujours un choc, mais son image et son nom m'obsédaient moins qu'avant. Comme je sentais que mon attitude vis-à-vis de lui, au lycée, avait été ambiguë et de nature à lui faire éprouver des soupçons, je lui disais bonjour avec un savant mélange de détachement et de feinte surprise.

C'est ainsi qu'un soir, en 1996, sur la piste de danse à demi vide d'une soirée, dans un sombre brouhaha de musique, nous nous sommes croisés de nouveau. Et une fois de plus, nous n'allions rien nous dire. Une fois de plus, nous allions faire semblant. Je lui ai tendu la main, comme d'habitude, il l'a prise, mais, à ma grande surprise, il l'a gardé dans la sienne. Puis il s'est saisi de mon autre main. Et tandis que nos mains ainsi jointes s'élevaient en l'air, comme avant un combat au corps à corps, comme avant une lutte sans merci, il m'a regardé fixement, d'un air de défi, sans une parole. J'étais stupéfait. Quels qu'aient été sa véritable intention et ses vrais sentiments à ce moment là, je sais maintenant que j'aurais dû l'embrasser, lui faire un petit bisou furtif sur la bouche, pour plaisanter, pour casser cette posture guerrière incongrue qui ne nous correspondait ni à l'un ni à l'autre... mais à l'époque, je n'assumais pas mon homosexualité, et j'étais incapable d'avoir un geste explicite qui eût pu la révéler, même sous le couvert de la plaisanterie ou de la provocation.
Je n'ai donc rien trouvé de mieux à faire que de lui souffler la fumée de ma cigarette à la figure, tout en continuant à lui sourire avec impertinence, et ce fut notre dernier contact. Nos mains se sont libérées, nous nous sommes séparés, nos sourires se sont évanouis, et nous avons rejoint sans un mot nos amis respectifs.

Je me suis rappelé cette scène non sans une certaine gêne, lorsque, l'autre jour, je me suis décidé à lui envoyer un message sur Facebook pour lui proposer de prendre un verre. Pourquoi n'avions-nous jamais tenté de prendre un verre ensemble ? Pourquoi n'avions pas commencé par là ? Par prendre un verre, tout simplement ?
Hélas, à jamais fidèle à son attitude indifférente et lointaine, il ne m'a pas répondu immédiatement, et les quelques messages électroniques que nous avons fini par échanger, en ce mois de février 2011, se sont perdus dans un silence définitif de sa part.

33 rue Ernest Lesueur
C'est peut-être mieux ainsi.
Car même si j'avais réussi à lui déballer tout ce que je raconte ici, en quoi est-il concerné, finalement ? Tout n'est qu'illusion d'amour de ma part autour d'une amitié passée, défunte, quelque chose qui ne sera jamais plus. L'amitié naît du hasard, elle ne se force pas.

Ce que je pris pour de l'amour, au lycée, n'était que l'écho de sentiments francs, entiers et fraternels que j'avais eu pour lui autrefois. Il représentait l'ami perdu – une thématique récurrente dans ma vie –, mais l'ami perdu que l'on a retrouvé. Le fantasme de la retrouvaille, en quelque sorte. Au lycée, il était devenu grand, beau et impénétrable à la fois : tous les éléments étaient réunis pour que je puisse en faire un idéal d'amitié, dont il se retrouvait paradoxalement exclu.
Et pour moi qui, adolescent, de façon plus ou moins consciente, de façon plus ou moins assumée, n'envisageais plus les garçons que comme des partenaires sexuels inatteignables (ou comme des non-partenaires sexuels atteignables), l'idéal qu'Antoine représentait à mes yeux était bien commode : alors que quelque chose en moi désapprouvait cette manière de sexualiser mon rapport aux hommes, cette passion soudaine pour un ancien ami d'enfance, avec les nobles sentiments auxquels il me renvoyait, me mettait – le croyais-je – en accord avec mon idéal, tout en me détournant de plus viles conquêtes, que j'étais alors trop immature et trop terrifié pour mener.
Oui, tout comme la correspondance riche et assidue que j'eus avec Laurence au lycée (une autre amie d'enfance, perdue puis retrouvée), cette fixation passionnelle et aliénante eut probablement pour effet de retarder tout comportement de ma part qui serait allé dans le sens de la réalisation de désirs plus profonds, qu'il me restait à découvrir et à vivre.
Mes regards étaient braqués vers une amitié authentique et disparue, vers un paradis perdu et sacré, d'avant la sexualisation de mon univers.