Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire de faillite en 1986 ? Là, excusez-moi, mais je dois faire une petite digression :
Ma grand-mère, une inconnue, mon grand-père, mon père et mon arrière-grand-père, à Roumare en 1973, devant la maison que vient d'acheter mon grand-père
Revenons en arrière. Mon père soutient sa maîtrise de droit vers le milieu des années 60, avant de s'acquitter de son service militaire comme gratte-papier dans
la bureaucratie d'un ministère parisien. De retour à la vie civile, plutôt que d'embrasser une carrière juridique, il décide de rejoindre
l'entreprise familiale
que dirige alors son propre père, une entreprise de négoce en fruits et légumes établie sur le "MIN" de Rouen, le
Rungis rouennais.
D'abord directeur adjoint, mon père prend les rênes de cette petite société
vers la fin des années 70, au départ en retraite de mon grand-père.
Les établissements , c'était un de
ces grands hangars de tôle et de béton, près du port, coincé entre une autoroute et un faisceau de voies ferrées. J'y ai accompagné mon père parfois le dimanche, quand
tout était désert. Il s'y
entassait des centaines de cageots de primeurs venus des quatre coins de la méditerranée ou des tropiques, chaque jour déchargés par
palettes des semi-remorques de la société, pour être redistribués aux commerçants et aux restaurateurs de la région. Au fond du hangar,
une chambre froide conservait les produits les plus périssables. J'étais toujours saisi par l'odeur qui régnait dans cet entrepôt, un intense parfum
d'agrumes et de légumineux, une odeur d'outremer, suave et sucrée, à jamais associée pour moi au souvenir de ce lieu.
A l'étage, auquel on accédait par un escalier métallique en colimaçon, se trouvaient les bureaux, celui de la secrétaire, et celui de la direction.
Le MIN de rouen
L'entreprise a commencé à connaître ses premières difficultés financières au début des années 80, dans un contexte alors assez difficile pour le
commerce de gros, fortement concurrencé par les centrales d'achat et les grands groupes de distribution – que mon père avait en
détestation –, des difficultés qui sont allées croissantes jusqu'à entraîner le dépôt de bilan de la société en 1986.
J'avais douze ans.
Les petits tampons encreur au nom de l'entreprise, les dateurs, le papier à entête, les liasses de factures périmées, toute cette papeterie
que mon père me ramenait parfois du travail, et avec laquelle je m'amusais à jouer au secrétaire dans ma chambre... c'était fini.
Et de la paperasserieAu nom du père, du fils...
Les mois précédant la faillite furent très durs pour mes parents. A chaque repas, je les entendais parler de trésorerie, de
licenciements économiques, de liquidation judiciaire, de tribunal de commerce, de ces choses abstraites et impénétrables dont la gravité ne
m'était révélée que par les expressions inquiètes et consternées que prenaient leurs visages lorsqu'ils évoquaient ces sujets.
Mon père racontait ainsi qu'il avait constaté la disparition de cageots de l'entrepôt, des vols qu'il imputait à un employé de
l'entreprise qui se savait licencié. Régulièrement aussi il parlait du « fisc », qui lui causait bien du tracas, ce fisc dont j'avais d'abord
pensé qu'il s'agissait d'un être humain, et que je m'étais représenté sous les traits d'un homme méchant et procédurier, vêtu d'un imperméable gris
et d'une mallette remplie de règlements, qui venait rendre visite à mon père sur son lieu de travail pour l'enquiquiner.
D'après l'administrateur judiciaire, ce serait l'informatisation trop tardive de la société, ainsi que le peu d'empressement
à licencier du personnel dans un contexte de crise, qui auraient précipité sa fin.
Lorsque tout fut liquidé, vers la fin de l'année 1986, il s'est retrouvé sans emploi, sans indemnité, sans aide ni allocation d'aucune sorte.
Il était complètement fauché. Pire, ses tentatives pour retrouver du travail restaient vaines. Il faut dire, qui voulait d'un ancien chef d'entreprise
familiale de 44 ans sur le carreau, titulaire d'une maîtrise en droit du cinéma, mais avec une expérience en vendeur de fruits et légumes ?
Aucun dirigeant ne semblait prêt à s'associer avec cet amateur d'art plein de finesse, avec cet homme cultivé, intègre et mesuré,
qui n'avait manifestement ni le sens de la stratégie, ni le goût de la technologie, ni l'ambition des jeunes loups. Et les CV qu'il envoyait
aux entreprises de la région normande lui revenaient avec le
commentaire que son profil était « surévalué » pour les petits postes qu'il s'était résigné à briguer.
Une photo de la série “oiseaux” prise par mon père, alors au chômage
Le matin, au petit déjeuner, au lieu de le trouver en costume cravate, sentant le frais et l'eau de toilette, prêt à partir travailler comme avant, je le découvrais assis devant sa tasse de Nescafé, vêtu de son peignoir, pas rasé, un peu voûté,
le visage fermé. Il s'habillait au dernier moment pour nous descendre en voiture au collège, ma sœur et moi. Il ne parlait plus de la société .
C'était l'hiver 1987, un des hivers « les plus froids depuis la guerre » pouvait-on lire dans les journaux,
au point que le fioul se mit à geler dans la citerne du jardin.
En février, désœuvré, seul à la maison, il a fait toute une série de photographies d'oiseaux – des rouges-gorges et des moineaux frigorifiés qui venaient
picorer le pain qu'on leur jetait –, une série à jamais pour moi associée au drame qu'il vivait.
Car je suppose qu'à ce moment-là, livré à lui-même, il a traversé une sorte de crise intérieure. Il n'était pas seulement rejeté par la société,
il ne se retrouvait pas seulement au chômage avec une femme et deux enfants sur les bras, il avait été le fossoyeur d'une entreprise familiale.
Il avait échoué, il avait raté sa carrière, on l'avait tenu pour responsable de tout, et personne ne voulait de lui.
La naissance de ma seconde sœur Zoé, neuf mois plus tard, s'inscrivit dans ce contexte familial et personnel pour le moins morose, dont
j'étais loin, à l'époque, de prendre la mesure. Je pensais qu'il suffirait que mon père retrouve du travail, qu'il rebondisse, et tout irait
aussitôt pour le mieux.
Mon père avec ma sœur, en 1987
Un négociant en meubles de bureau consentit finalement à l'embaucher comme "attaché commercial", pour reprendre l'expression que nous
avions eu pour consigne d'utiliser, ma sœur et moi, au moment de remplir les sempiternelles fiches
de renseignement demandées en début d'année par les professeurs du collège, à la rubrique "profession du père". Son nouveau métier
consistait à prospecter
les entreprises de la région normande pour leur vendre des chaises de secrétaire, des tables de travail, des buffets et
des luminaires contemporains. L'intérêt de mon père pour le design et l'architecture atténuait peut-être un peu l'ingratitude de ce nouveau statut de
VRP. Pendant une douzaine d'années ensuite, il a fait ce travail pénible et guère rémunérateur pour le compte de
différentes sociétés, entouré de collègues pas toujours bienveillants ni très scrupuleux.
Mais celle que j'entendis le plus se plaindre de cette nouvelle situation, finalement, ce fut surtout ma mère, qui, en plus de vivre très mal
ce qu'elle percevait comme une forme de déchéance sociale, dut assumer financièrement la subsistance de la famille et l'entretien de toute la maison. Enseignante d'anglais pour des organismes privés,
comme la Chambre de Commerce et d'Industrie de Rouen, ou pour des instituts de formation après Bac, elle connaissait pourtant la précarité du professeur de langues vacataire,
qui est aussi mal payé que son homologue du public, mais sans avoir l'assurance que son contrat de travail serait renouvelé l'année suivante.
Les piles de cours d'anglais de ma mère
A la fin des années 80, totalement ruinés, mes parents ont dû se résoudre à emprunter de l'argent auprès d'amis et de membres de la famille.
Ils avaient connu le confort, ils connaissaient maintenant la vie de pauvres. Une vraie vie de pauvres, dure et honteuse, bien plus misérable que celle
de ces bourgeois éplorés qui se voient contraints de ralentir leur train de vie à cause de la crise économique. Lorsqu'elle était frappée
d'interdit bancaire, ma mère déclarait – avec une pointe de défi dans la voix si mon père était présent – qu'il nous faudrait nous contenter « d'œufs et de patates » au repas. Profondément humiliée par ce
déclassement (son alcoolisme date d'ailleurs de cette époque), elle parlait d'aller se ravitailler aux Restos du Cœur, et se déclarait rassurée du fait
qu'en partant en vacances avec nos grands-parents, ou en allant manger à la cantine,
ma sœur et moi avions au moins la garantie d'être nourris normalement. Mes
chaussures n'étaient remplacées que lorsque les précédentes étaient devenues hors d'usage. Toutes les affaires que je portais, depuis le pantalon
jusqu'au cartable, en passant par la trousse et le blouson, étaient des premiers prix du supermarché.
Nous nous chauffions au minimum. J'apportais le chèque de la cantine à la comptable du collège
avec plusieurs semaines de retard.
Les factures impayées s'accumulaient sur les commodes : fioul, électricité, assurances. Le moindre
pépin mécanique qui survenait sur l'Austin Mini complètement rouillée de ma mère, ou sur la Peugeot 505 en fin de vie de mon père, était un drame. La
moindre dépense était réfléchie, et tout revenu
complémentaire bon à prendre, par exemple en vendant de vieux habits sur les vide-greniers du dimanche.
Mon père se sépara des quelques peintures et jouets anciens de sa collection qui avaient un peu de valeur, et
ma mère donna des cours particuliers, en plus de ses cours habituels.
Une section de mon réseau ferroviaire
Si les histoires d'argent restaient pour mes parents un sujet de préoccupation continuel, pour ma sœur et moi je crois
que c'était
surtout l'angoisse intérieure, froide et obsessionnelle, dans laquelle ils se démenaient qui nous effrayait, plus encore que ces soucis pécuniaires en
tant que tels, qui n'avaient pas pour nous la même portée qu'ils avaient pour eux : sans manquer de rien, ma sœur et moi n'avions jamais été, auparavant,
gâtés plus que de raison. Et puis exhiber des vêtements de supermarché m'était, en soi, bien égal – ceux qui me connaissent savent que je n'ai jamais eu le goût ni de le sens de l'élégance
vestimentaire. Et même si j'avais honte du regard silencieusement condescendant
des élèves de ma classe, au collège, lorsque pour une raison ou pour une autre, ma pauvreté se trouvait publiquement révélée (condescendance qui se
transformait d'ailleurs en incompréhension lorsqu'ils apprenaient que j'habitais encore un quartier résidentiel huppé de la banlieue rouennaise),
à dire vrai, la seule
chose pour laquelle j'aurais voulu posséder un petit peu d'argent, c'était pour mes maquettes et mon outillage de modélisme ferroviaire.
Dans cette petite bulle adolescente où je m'étais réfugié, voilà bien tout ce qui importait pour moi.
Merle, 1987
Et puis en 1990, comme si ce n'était pas suffisant, la famille de mon père émit le souhait de vendre la maison où nous vivions. Cette habitation, que
mes parents louaient jusque-là pour une somme dérisoire, faisait en effet partie d'une société immobilière patrimoniale. Malgré des palabres aux accents
shakespeariens
(comme lorsque ma mère, en pleurs au téléphone, tenta de convaincre une dernière fois son beau-père de renoncer à son
projet), la maison fut vendue à une agence immobilière en 1991, laquelle consentit ensuite à nous la louer, mais au prix du marché.
Mes parents ne pouvant se résoudre à déménager, ils préférèrent se serrer encore davantage la ceinture, plutôt que de quitter
cette maison et ce quartier paisible qu'ils aimaient tant.
Ma mère dans le jardin, en 1986
Après cette dernière calamité, ma mère décida de rompre avec sa belle-famille, dont je n'ai quasiment revu aucun membre
depuis 1990. Mon père dut se rendre seul chez son père.
La galette des rois de début d'année, dans la belle propriété normande de mon grand-père, à Roumare, c'était fini.
Finalement, vers le milieu des années 90, avec l'aide de mes grands-parents maternels, et grâce à une relative amélioration de leur situation professionnelle, mes parents
ont eu la possibilité de devenir propriétaires de leur maison, cette fameuse maison qu'ils n'avaient pas voulu quitter. Elle n'est plus en très bon état,
mais on peut dire qu'ils reviennent de loin.
Je pense que mon abandon de la prépa HEC en 1993, mes atermoiements universitaires, ainsi que mon peu d'empressement à intégrer le monde du travail en général,
ne sont pas étrangers à cette histoire. Avant d'être témoin de la faillite
de l'entreprise de mon père, et d'en subir les conséquences,
mon avenir professionnel ne me semblait pas aussi inquiétant.
Mais voir mes propres parents s'endetter, se précariser, devenir malheureux dans leur métier,
m'a donné du monde du travail une image dangereuse et menaçante. Car, enfant, vous ne doutez
pas de la capacité de vos parents. Vous n'avez aucune raison d'en douter, puisqu'ils constituent pour vous la référence de toute chose. Aussi, s'ils sombrent,
s'ils échouent, s'ils n'arrivent plus à joindre les deux bouts,
malgré tous les efforts qu'ils déploient pour s'en sortir, et malgré toute l'intelligence et le savoir qui les caractérisent, comment ne pas en conclure
que c'est le monde des autres qui est responsable de leur sort, et que c'est la société toute entière qui est injuste ?
Comment oser, ensuite, se projeter dans ce même monde qui les a faits souffrir ? Comment surmonter ses peurs, croire assez
en soi pour s'introduire dans ces jeux interpersonnels structurés autour de l'argent et du pouvoir, après avoir vécu une adolescence comme
la mienne, rejeté par mes camarades au collège, et bouche à nourrir dans un ménage désargenté ?
Mon père et moi, en 1974
L'héritage est amer.
Et bien que mon père fût lui-même chef d'entreprise durant dix ans, je porte un regard très critique
sur ceux qui exercent la profession de dirigeant aujourd'hui, surtout lorsque je constate qu'ils ne se conduisent pas avec la même intégrité que celle que
j'attribue à mon père. La litanie patronale ne passe pas chez moi. Peut-être parce que je sais, justement, que cette complainte ne porte pas sur l'essentiel.
L'héritage est amer, et je vous prie de m'excuser.
Assister au succès d'individus ineptes et sans scrupule, et avoir vu mes parents – qui sont les personnes les plus honnêtes, les plus dignes
et les plus méritantes qui soient – si malheureux et malchanceux dans leurs vies professionnelles, a fait parfois naître en moi un sentiment de dégoût
des autres, en tout cas de la société, que j'ai eu du mal à gérer.
Mais trêve de moralité chagrine, et reprenons notre chronologie là où nous en étions restés...