
La première fois que Laurence est venue à Vernet, c'était en 1993.
Nous vivions alors dans des villes différentes, elle à Rennes, moi à Rouen.
Vernet nous offrait l'occasion d'interrompre la correspondance assidue que nous entretenions, pour nous rencontrer sur un mode un peu moins abstrait et imaginaire, et sans l'interférence qu'aurait pu constituer la présence de nos parents ou de nos amis respectifs.
Dans la journée, on marchait sur les sentiers de montagne, on bouquinait, on écrivait, on faisait un peu de cuisine, des courses, on allait se baigner à la piscine...
Le soir venu, on mettait de la musique, et on dînait.
Laurence sortait son matériel à dessin, et moi des partitions ou mon journal.
On débattait tranquillement de nos vies respectives, de là où on en était, on parlait de nos parents, de nos
projets, de nos amis, on évoquait nos désirs, nos rêves, ou nos craintes.
Puis le silence tombait.

Les morceaux pour piano de Philip Glass Metamorphosis restent pour moi à jamais associés à ces ambiances nocturnes, méditatives, hors du temps. Au dernier étage d'un immeuble tout blanc, avec la présence invisible de la montagne, dans le doux ronronnement du torrent.
Moi si veule et freiné par des tas de raisonnements absurdes, venus d'on ne sait où, j'étais
fasciné par sa vitalité et sa sociabilité.
Même si, très tôt, j'ai dit à Laurence que je me sentais attiré par les garçons, beaucoup de temps s'écoula avant que je ne fisse ma première expérience, et ces vacances à Vernet portent, dans mon souvenir, la marque de cette attente, de cette appréhension face à l'inconnu de mon désir, et de ce sentiment d'injustice à devoir ajouter à ma "différence" une étrange solitude, et une frustration lancinante.
Laurence est en fait la première personne à qui j'ai tenté de formuler cela.
Je vivais ces séjours sous le soleil du Roussillon comme une échappée, une tentative pour fuir Rouen, sa grisaille, son quotidien parfois terne et monotone.
Je savais que je serai seul, que rien ne viendrait perturber le cours de mes journées, et j'imaginais que dans cette ascèse monastique j'allais pouvoir "me ressourcer".
Bien sûr, la réalité prenait le pas sur mes rêveries, et à peine arrivé, je rencontrais rapidement une forme d'ennui, de léthargie, une vague sensation de vide, un doux sentiment d'absence, un état qui m'apaisait, en même temps qu'il me faisait souffrir.
J'y arrivais généralement le matin très tôt, par un train de nuit venant de Paris.
Après avoir bu un café sur la place du Capitole, j'errais au hasard des ruelles, le long des façades en brique.
Et comme la mauvaise nuit que je venais de passer dans une voiture Corail mal chauffée m'avait glacé l'échine, ces déambulations méditatives sous le soleil de Toulouse me redonnaient vie et me rendaient tout joyeux.
Il était six ou sept heures du matin, et la forteresse était déserte.
Je n'ai croisé qu'un chien, qui a débouché d'un coin de rue en trottinant, sûr de sa destination, et qui a rapidement disparu derrière un rempart.
Pour m'occuper, je marchais, je lisais, j'essayais de pondre quelques textes de chanson, ou bien je faisais des photos, comme ce cliché bizarre, dont j'ai délibérément fait la mise au point sur le fond, et non sur moi même (je pense que je ne savais même pas pourquoi je faisais ça d'ailleurs ; probablement qu'à l'époque je me sentais vraiment très transparent, très vide, à peine plus consistant qu'une silhouette...)
Je pense que je m'y rendais en pensant trouver une forme de réconfort, et en même temps, une fois sur place, j'étais obligé de constater que c'était difficile à vivre.
Mais il restait comme un creux, comme une absence en moi, que l'inertie et le silence des séjours passés dans le doux monastère de Vernet-les-Bains ne mettaient que plus en relief.