1984
Quand je revois ces jouets en plastique, ils me semblent si évidents, leurs formes, leurs couleurs, leurs détails, si familiers, que j'ai l'impression
de les avoir manipulés hier encore. Cet engouement pour les Majokits préfigure ma passion pour le modélisme ferroviaire, quelques années plus tard.
Puis je m'invente
des histoires, mettant en scène des personnages imaginaires.
Parmi eux, il y a ce couple moderne et aventureux, très libre, inspiré des héros de la série « L'Amour du Risque ».
Ils conduisent ma petite automobile verte préférée (car elle me rappelle la Peugeot 505 de papa) et ils vivent dans une belle villa avec piscine
(que de tentatives ratées, d'ailleurs, pour introduire l'élément aquatique dans mes Lego ! Ça fuit !). Quand je pars en vacances dans le Cotentin
avec mes parents, ce couple miniature idéal nous accompagne dans leur petite voiture verte métallisée. Sur le sable de la plage, ils roulent au milieu de paysages désertiques,
fantastiques, lunaires... et toujours soumis à la menace de la montée des eaux ! Les rêves récurrents de déluge, qu'adulte je
ferai ensuite, ces cauchemars où je suis surpris par une marée diluvienne et des vagues abominables, sont peut-être des réminiscences
de ces projections mentales infantiles, avec Jonathan et Jennifer, l'après-midi sur la plage.
D'ordinaire, à Pâques, nous allons dans le Cotentin avec mes parents. Mais cette année, papi et mamie m'emmènent avec eux à Vernet, tandis que
ma sœur Sarah reste à Rouen avec notre cousine Elise.
A Vernet, comme l'été précédent, je fais des promenades dans la montagne en compagnie de mon grand-père,
et la fascination qu'exerce sur moi le massif du Canigou, avec son labyrinthe de petits sentiers caillouteux et ses promesses de perspectives sans
limite, se renforce. Nous passons aussi une journée en Andorre, une excursion qui m'enchante, car depuis mes derniers voyages à Londres et à Barcelone, rien ne
m'amuse davantage que partir « à l'étranger », découvrir à quoi ressemblent ces lieux dont je vois les noms écrits le long des routes,
sur les panneaux de direction. En Andorre, nous faisons des emplettes au magasin Pyrénées, où j'achète un petit calendrier illustré pour mes parents.
Juin 1984.
Un samedi soir, je rentre à la maison en tenant entre les mains une demi-bouteille en plastique remplie d'eau dans laquelle un poisson rouge tourne en rond. Je l'ai gagné à une partie de chamboule-tout, à la kermesse de fin d'année de la Maison des Associations. Nous transférons notre nouveau compagnon dans un bocal, que nous posons sur une étagère de la salle de bains. Chaque fois que je prends mon bain, il me regarde. C'est mon poisson rouge, c'est moi qui le nourris chaque matin, et qui change régulièrement son eau. Je l'appelle Bubulle.
(je réclamerai aussi, et sans obtenir davantage de succès, un lecteur CD, un four à micro-ondes, un décodeur Canal+, un magnétoscope,
un radio-réveil-téléphone, une mini-télé, des interphones pour toute la maison, un interrupteur à claquement de mains, etc.)
A la place, on m'offre une petite machine à écrire en plastique d'enfant, sur laquelle je décide de taper
ce règlement de copropriété, répétition inconsciente des diverses injonctions domestiques régulièrement proférées par ma mère.
« Je ne VEUX PAS que vous jouiez au toboggan dans l'escalier ! C'est HOR-RRIBLEMENT dangereux ! Je vous INTERDIS de recommencer ! »
Elle avait sans doute raison, mais qu'est-ce que c'était rigolo !
Cette année-là, notre cousine Elise est également de la partie.
Qu'est-ce qu'on s'amuse bien ensemble ! Tellement, qu'au retour de vacances, je déclare vouloir me marier avec ma cousine...
Elise est déjà une grande, précoce lectrice, et, lorsque je lui demande le titre du livre dans lequel je la vois absorbée depuis plusieurs jours,
et qu'elle me répond « 1984 », je crois d'abord qu'elle n'a pas compris ma question. Et quand elle commence à m'expliquer
le principe de la novlangue, dont parle son roman, je me dis que ma cousine lit des choses bien étranges.
J'ose à peine lui dire ce que, pour ma part, j'ai lu récemment : Un bon petit diable, Jonathan Livingston le Goéland,
Croc-Blanc...
A la fin juillet, ont lieu les jeux olympiques de Los Angeles. Mon père laisse entendre qu'il regardera la cérémonie d'ouverture, retransmise en direct vers deux heures du matin sur une chaîne française. Bien que je ne sois pas d'une grande nature sportive, ce genre d'événement un peu spectaculaire et inhabituel m'excite immédiatement, si bien qu'à l'heure dite, au beau milieu de la nuit, je fais l'effort de me lever de mon lit. Mais une fois devant le poste de télévision, que mon père est déjà occupé à regarder, dans la fumée bleue de ses cigarettes, je suis incapable de garder les yeux ouverts et je retourne me coucher immédiatement.
Mon père dessine souvent en vacances.
Je crois que je l'ai toujours vu dessiner, d'ailleurs.
Il tient peut-être ça de sa mère, qui était peintre.
Parfois il s'en va tout seul sur les sentiers côtiers, en emportant avec lui ses carnets et ses crayons dans un sac en plastique. De retour à Rouen, il expose quelques unes de ses œuvres sur les murs de la maison, ou sur des chevalets, mais ça ne va pas plus loin. Il est très discret sur ce sujet.
Nous aimons aussi pédaler jusqu'à la cafétéria de la piscine de Mont-Saint-Aignan, où nous nous goinfrons de hot-dogs et de frites.
Mais pour déguster, le plus simple reste encore d'aller s'acheter des Mr Freeze au club-house du tennis, juste en face de chez moi.
Ceux au Coca-Cola sont mes préférés.
Leur nouvel appartement de la rue Bouquet deviendra vite synonyme de repas dominicaux ennuyeux, interminables, indigestes, confinés dans
des odeurs de rôti et de tabac.
Pour tuer le temps, pendant qu'ils discutent, ma sœur et moi regardons la télévision dans la petite chambre d'ami ; nous arpentons les escaliers des
parties communes, ainsi que le parking extérieur, morne et silencieux.
Occupations vite épuisées.
Pour nous réconforter, maman nous dit que nous pourrons nous éclipser et rentrer à la maison à pied sitôt le repas terminé, vu que les deux habitations
ne sont maintenant plus très éloignées l'une de l'autre. Inutile de dire qu'on ne se fait pas prier.
(Ilius mourra des suites
d'une colique en 1999, alors que mes parents sont en vacances dans la Hague. Resté à Rouen à cause d'un petit boulot d'été, c'est moi qui reçois
l'appel du véto, moi qui donne l'accord pour qu'Ilius soit euthanasié, moi qui appelle ma mère pour lui annoncer la triste nouvelle. Je ne serai pas là
pour voir sa peine, mais je sais que ma mère souffrira beaucoup de la mort de son cheval.)
(M. Dumay est malheureusement décédé dans les années 90, peu après son départ à la retraite. Mon père m'a dit qu'il apercevait encore son épouse, parfois, dans le train entre Paris et Rouen. Il symbolise pour moi cette école républicaine à l'ancienne, qui sent l'eau de javel et l'alcool à brûler des polycopieuses, cette école publique, laïque, très intégrée dans le tissu local, avec des instituteurs et des dames de service qui habitent dans le quartier depuis longtemps.)
« Ah bah oui, mon vieux... » me dit-il de sa voix chantante.
En fait, je crois que cette jeune fille dont j'ai perforé le classeur, une jeune fille d'extraction fort bourgeoise, avait organisé un anniversaire auquel toute une partie de la classe avait été convié – à l'exception de quelques malheureux manants comme moi. Je ne saurais dire, cependant, si cet anniversaire eut lieu avant, ou après mon scandaleux méfait...
Enfin, vers la fin de l'année, la mode des yo-yos déferle sur l'école. A la manipulation de ces jouets d'environ cinq centimètres de diamètre, faits de bois ou de plastique dur, certains élèves se révèlent particulièrement habiles, et capables d'exécuter des figures de virtuoses... jusqu'à ce que quelqu'un se prenne l'objet dans la figure. Ils seront rapidement interdits à l'école.
Les relations de Franck avec son frère, d'un an son cadet, me surprennent parfois par leur impétuosité.
Mais, s'il est d'apparence un peu plus "masculine" que moi, Franck peut aussi avoir des réactions, disons, curieuses, assez similaires aux miennes.
Par exemple, les araignées lui causent une grande frayeur. De même, lorsque sa mère nous emmènera visiter ce bassin d'élevage piscicole du pays
de Caux, ni lui ni moi ne pourrons supporter le moment où le responsable de l'élevage assommera et tuera le poisson que nous avons attrapé, et, au
final, cette partie de pêche sera une mauvaise expérience pour tout le monde.
Franck a un chien, qu'il adore, et à qui il parle comme je parle à mes chats,
ainsi qu'un hamster, dans une cage, dont l'odeur emplit toute sa chambre. Sur la moquette, nous édifions des labyrinthes avec nos livres et nos
cahiers de classe, dans lesquels nous plaçons le petit rongeur, que nous regardons évoluer ensuite. Je reste parfois jusque tard chez lui. Sa mère,
qui dort dans le salon, doit parfois m'inviter à rentrer chez moi. « Tes parents doivent t'attendre pour dîner » me dit-elle d'un air ennuyé.
Une fois, je passe la nuit chez lui, sur un matelas placé à côté du sien. Mais curieusement, quelque chose d'indicible, dans cette intimité partagée,
me trouble, me perturbe, et le lendemain matin, je ne suis finalement pas mécontent de retrouver ma propre maison.
Franck déménagera à la fin du CM2. Il partira s'installer avec sa mère et son frère à la campagne, pas très loin de Dieppe, à une cinquantaine
de kilomètres de Rouen. Peu de temps après leur emménagement, je serai invité à passer une après-midi dans leur nouvelle maison, plus grande,
plus confortable, où chacun aura enfin sa propre chambre,
mais que je trouverai aussi plus froide que celle qu'ils occupaient avant dans mon quartier. Nous ferons un peu de vélo dans la campagne
aux alentours.
Mais ce ne sera plus pareil. Tout me semblera étranger dans ce village désert, paumé dans les champs. Et puis je ne veux pas d'une amitié à distance.
Nous ne nous reverrons plus jamais, Franck et moi.