Correspondants anglais (1)
Daniel...
Maidstone est une petite ville du Kent, dans le sud de l'Angleterre, une contrée paisible et bucolique, qui exprime si bien cette vision
britannique idéale de
paysages naturels et sereins, où ville et campagne se fondent en une harmonie parfumée, douce et désinvolte, où rien de mal ne peut
vous arriver, sinon vous prendre une petite pluie sur la tête.
Pas de hooligans. Pas de mineurs en grève. Pas de pauvres. Pas d'attentats de l'IRA. Rien que des jardins en fleur, des cottages idylliques,
des vergers enchanteurs, de sages rivières qui serpentent entre de tranquilles champs de houblon...
La mère de Daniel est prof de français, ce qui simplifiera pas mal la communication durant mon séjour, comme on peut l'imaginer. Une femme agréable
et fort obligeante, au demeurant, et directive comme une prof.
C'est une famille modèle, charmante, et francophile de surcroît. Ils ont un chat, ainsi qu'une grande chienne noire qui s'appelle Lady,
un animal joyeux qui saute affectueusement sur les invités en leur tirant la langue.
Pour la calmer, ils s'écrient en choeur :
« Don't jump, Lady ! »
Je ne reçois pour toute réponse qu'un grommellement incompréhensible de la part de Dan.
Le lendemain, je retrouve ma classe devant le collège. Une promenade à pied est prévue dans Maidstone. Spontanément, deux groupes bien
distincts se forment, celui des Français et celui des Anglais, chacun se racontant ses impressions au sujet de la famille,
ou du correspondant dont il a hérité.
Notre professeur d'anglais habituelle, Mme Libis, nous accompagne, évidemment.
Mais il y a aussi Melle Aujol, la sous-directrice de notre propre collège, une grande girafe d'une cinquantaine d'années, sèche comme un piment,
avec des cheveux raides comme du foin, toujours vêtue d'espèces de pyjamas bleus ou jaunes, qui sème la terreur dans les couloirs du bahut.
Pourtant, sur le ferry à l'aller, elle semble si heureuse et décontractée, qu'assise à côté de notre prof d'anglais,
on dirait deux petites filles ingénues, parties en voyage, qui se raconteraient leurs petits secrets.
Je fais mon gros fayot, d'ailleurs, car je leur propose des bonbons, de ces bonbons au caramel que ma mère achète de temps en temps, et dont
j'avais emporté un sachet avant de partir.
Avec la classe, nous passons ensuite une journée à Londres : nous traversons en car quelques places célèbres, frôlons Buckingham Palace, avant d'être lâchés dans la médiévale Tower of London, où nous admirons les fameux joyaux de la Couronne, des pièces d'armures, ainsi que quelques instruments de torture. Je termine ma journée en achetant tout un tas de babioles inutiles, comme ce mug aux chiffres royaux, qui prendra ensuite la poussière sur une étagère de la maison de mes parents.
Je suis particulièrement épouvanté lorsque mes camarades de classe me traitent de tapette devant leurs correspondants anglais. Car
évidemment ces derniers, à la longue, n'ont pas besoin de traduction pour comprendre le sens des moqueries dont on m'accable. Sur l'esplanade devant la
Tour de Londres, un petit groupe de correspondants
s'approche de moi d'un air complice. L'un d'eux, avec une affectation bizarre, me pose une question en anglais que je ne comprends pas, et qui ne
demande probablement guère de réponse. Je me détourne, gêné.
Ils éclatent tous de rire. Parmi eux, je remarque qu'il y a mon propre correspondant.
Le soir même, à la maison, Dan exprime certainement quelque chose à ce sujet, car sa mère se met soudain en colère et le gronde. Je ne saurai jamais
ce qu'ils se sont dits exactement, mais je pense qu'il a dû raconter que tout le monde se moquait de moi et me traitait de fag.
C'est qu'il est sportif, ce Daniel.
On se demande bien pourquoi il m'a été attribué alors. J'ai dû inscrire sur ma fiche de renseignements, celle que les profs nous ont
demandé de remplir, que j'aimais bien les animaux, la nature, et que je faisais du vélo.
Ce serait bien mon genre.
En tout cas, ce moment où je me retrouve tout seul sur un kayak sera à peu près le seul où j'existerai un peu aux yeux de Dan, que
seules les activités outdoor intéressent manifestement.
Voilà, je suis le French correspondant, la chose dont il faut s'occuper.
Le soir de mon arrivée, dans sa chambre, il me montre ses jeux sur ordinateur.
« Do you know Pac-Man ? »
Ah, oui, euh, yes. Il me met le joystick entre les mains, et je commence à jouer. Lorsqu'au bout de quelques minutes, je me retourne pour lui
proposer de prendre la relève, il a disparu. Il est descendu au salon regarder la télé. Je l'appelle, pensant bien faire. Sa mère surgit de nulle part,
et le tance pour m'avoir abandonné.
Je dors dans sa chambre, sur un second lit. Le matin, sa mère frappe à la porte pour nous réveiller. Je me dresse sur mon séant,
et m'habille devant lui, dans la pénombre de la pièce. Moi si pudibond d'ordinaire ! Encore allongé, il ne détourne pas les yeux.
Il me regarde m'habiller. Je me souviendrai toujours de ce regard, ce matin dans sa chambre. A quoi pense-t-il ?
En fait, je crois que je suis simplement la chose bizarre, venue de France, une espèce de camembert mal dégrossi dont on ne sait pas trop quoi faire.
...and Daniel
Tous les correspondants viennent du même village, Thorpe Hesley, à quelques kilomètres de Sheffield, la fameuse ville industrielle. Le matin, pour nous rendre au collège, Dan et moi prenons le school bus, le car scolaire qui, à mesure qu'il s'enfonce dans un maillage labyrinthique de banlieues et de campagnes, se remplit de garçons et de filles en uniforme, de collégiens qui semblent se connaître sans vraiment se connaître, et qui s'expriment par petites phrases hachées et incompréhensibles, avec cet accent britannique si tranchant, altier et modulant, qui semble toujours vous mettre au défi de quelque chose. Les garçons ont des tâches de rousseur. Les filles les cheveux blonds, tirés en arrière.
Je dois incarner un stéréotype assez français pour la famille, car la mère me fait couler un bain d'office, comme je tarde un peu trop à me servir de la salle de bain. J'ai trop peur de toucher à quoi que ce soit, et je crois que le verrou de la salle de bain ne marche pas...
Son père est col blanc chez British Steel Corporation. Elle, je ne sais plus ce qu'elle fait.
Pour nous empêcher de faire les 400 coups, nous devons prendre des notes, dessiner les lieux que nous visitons, répondre à des questionnaires.
Un matin très tôt, nous prenons le car pour York, une cité historique située à une centaine de kilomètres au nord de Sheffield.
Nous sommes d'abord jetés dans le Jorvik Viking Centre,
un musée archéologique consacré au passé viking de la région,
où sont reconstituées des scènes quotidiennes de la vie moyenâgeuse de l'époque : personnages, outils, ambiance sonore...
jusqu'aux odeurs – une petite gadgeterie scénographique vraiment très British.
Le midi, quartier libre avec nos sandwichs, à proximité de la cathédrale, York Minster.
J'ignore si mes chers camarades de classe apprécient la visite autant que moi, mais je reviens de York alourdi de livres, de maquettes,
et de posters ferroviaires...
Et pour clôturer cette semaine anglaise, nous devons passer le week-end « avec la famille », à qui revient donc l'initiative d'occuper
le correspondant français.
Le dimanche, les parents de Daniel m'emmènent voir une petite ligne de chemin de fer touristique, située à perpette. Une initiative plutôt
aimable de leur part... mais,
à l'arrière de la voiture, à la molle suspension, coincé entre les deux frères, avec cette circulation à gauche qui défile comme un
film inversé, je me mets à avoir mal au cœur.
Et au retour, comme si ce n'était pas suffisant, nous devons nous arrêter prendre le thé chez les grands-parents, qui habitent une
petite maison sombre comme un cachot, perdue dans une banlieue ouvrière, où je ne comprends pas un traître mot de ce que l'on me raconte.
Heureusement, un soir, nous allons dîner dans un "Fish & Chips",
le Fish and Chips préféré de Daniel paraît-il. Je trouve ça un peu surprenant, car pour moi, tout adolescent prépubère normalement constitué du monde occidental ne pouvait
avoir d'autre envie de restaurant qu'un Mac Do. Mais je constate une fois sur place que les Fish and Chips, c'est très bon aussi. Tout comme leurs chips
au vinaigre, celles dont ils se bâfrent juste après l'école, devant la télé...
Ce qui est traumatisant, par contre, c'est de dîner à 18h. Vingt minutes plus tard, et voilà, c'est déjà fini, et vous ne pouvez quand même pas aller
vous coucher tout de suite. Alors vous faites une petite promenade digestive dans le village, où les oiseaux chantent et s'affairent encore aux arbres.
Un midi, au beau milieu de la cour du collège, un garçon de ma classe, Guillaume, s'empare de mes mains, et, sans les lâcher, me déclare d'une voix blanche : « Je t'aime ». Je lui demande de me laisser tranquille, d'un air excédé, en luttant pour me libérer de son étreinte. Il est train de se payer ma tête, évidemment. Mais peut-être qu'au fond de moi, Guillaume ne me laisse pas tout à fait indifférent...
Petit à petit, nous nous endormons tous, bercés par le ronronnement monotone du moteur.
Vers cinq heures du matin, une lumière grise commence à envahir le car, plongé dans la torpeur du sommeil de ses passagers. Je regarde par la fenêtre,
et j'aperçois des échangeurs,
des bretelles, des panneaux autoroutiers, et des voitures en nombre qui nous doublent. Je comprends que nous sommes en train de contourner Londres.
Vers sept ou huit heures, comme notre ferry ne part qu'en fin de matinée du port de Newhaven, nous faisons un arrêt à Brighton.
Le car s'immobilise sur le front de mer, et nous marchons sur la célèbre jetée en bois, où l'air marin nous réveille instantanément.
Que sont-ils devenus ?
Mon correspondant de Sheffield est maintenant pompier. Il n'a plus un cheveu sur le caillou, mais il habite toujours la même région, avec sa copine et son chat. Il passe ses vacances en Grèce durant l'été, et il continue à suivre assidûment l'activité du football anglais, tout comme son frère, je suppose.
Ses parents, que je suis parvenu à recontacter récemment, ont pris leur retraite en France, dans les Hautes-Pyrénées. Sa mère m'a répondu qu'elle
transmettrait mon message à Dan, qui m'écrirait en retour, mais il ne l'a jamais fait.
Il faut dire, qu'est-ce qu'un gars aussi sportif et masculin (car j'ai fini par mettre la main sur des photos de courses de montagne
auxquelles il a participé ces dernières années, merci Internet)
qu'est-ce qu'un spécialiste du VTT, du cross-country et du canoë aurait à raconter à l'espère de créature fragile, sophistiquée et chichiteuse que je suis ?
(sigh)
... et si je lui écrivais pour lui parler de mon ascension du Canigou ?