Correspondants anglais (1)

Daniel...

Imagine you're English
Ma méthode d'anglais de 6e
Avec ma classe de sixième, nous partons à Maidstone pour quelques jours.
Maidstone est une petite ville du Kent, dans le sud de l'Angleterre, une contrée paisible et bucolique, qui exprime si bien cette vision britannique idéale de paysages naturels et sereins, où ville et campagne se fondent en une harmonie parfumée, douce et désinvolte, où rien de mal ne peut vous arriver, sinon vous prendre une petite pluie sur la tête.
Pas de hooligans. Pas de mineurs en grève. Pas de pauvres. Pas d'attentats de l'IRA. Rien que des jardins en fleur, des cottages idylliques, des vergers enchanteurs, de sages rivières qui serpentent entre de tranquilles champs de houblon...

Non loin de la maison de mon correspondant...(©)
Mon corres' s'appelle Daniel. Je le découvre, lui et ses parents, à la sortie du car qui nous amène du terminal de ferry. Mince, d'environ ma taille, il a les yeux noirs et les cheveux bruns.

La mère de Daniel est prof de français, ce qui simplifiera pas mal la communication durant mon séjour, comme on peut l'imaginer. Une femme agréable et fort obligeante, au demeurant, et directive comme une prof.
C'est une famille modèle, charmante, et francophile de surcroît. Ils ont un chat, ainsi qu'une grande chienne noire qui s'appelle Lady, un animal joyeux qui saute affectueusement sur les invités en leur tirant la langue.
Pour la calmer, ils s'écrient en choeur :
« Don't jump, Lady ! »

Une carte postale de mon premier correspondant
Dès le premier jour, après m'avoir fait visiter la maison, la mère nous envoie promener la chienne, Dan et moi. C'est une fin d'après-midi de juin. Il règne un grand silence entre nous, tandis que nous avançons sur une allée de son quartier résidentiel, sous le feuillage de grands arbres verts. Nous sommes de complets inconnus l'un pour l'autre, nous ne parlons pas la même langue, et nous marchons néanmoins côte à côte. Trouvant la situations gênante, j'éprouve le besoin de dire quelque chose, d'autant que je n'ai fait que parler français avec sa mère jusqu'à présent, contrairement aux recommandations qu'on m'avait faites. Je réunis donc tout mon vocabulaire et toute ma grammaire anglaise, et je prononce cette phrase magnifique, alors que nous parvenons à l'orée d'un grand parc où le chien se met à galoper comme un dératé : « It is going to rain. »
Je ne reçois pour toute réponse qu'un grommellement incompréhensible de la part de Dan.

Le lendemain, je retrouve ma classe devant le collège. Une promenade à pied est prévue dans Maidstone. Spontanément, deux groupes bien distincts se forment, celui des Français et celui des Anglais, chacun se racontant ses impressions au sujet de la famille, ou du correspondant dont il a hérité.
Notre professeur d'anglais habituelle, Mme Libis, nous accompagne, évidemment. Mais il y a aussi Melle Aujol, la sous-directrice de notre propre collège, une grande girafe d'une cinquantaine d'années, sèche comme un piment, avec des cheveux raides comme du foin, toujours vêtue d'espèces de pyjamas bleus ou jaunes, qui sème la terreur dans les couloirs du bahut. Pourtant, sur le ferry à l'aller, elle semble si heureuse et décontractée, qu'assise à côté de notre prof d'anglais, on dirait deux petites filles ingénues, parties en voyage, qui se raconteraient leurs petits secrets.
Je fais mon gros fayot, d'ailleurs, car je leur propose des bonbons, de ces bonbons au caramel que ma mère achète de temps en temps, et dont j'avais emporté un sachet avant de partir.

Avec la classe, nous passons ensuite une journée à Londres : nous traversons en car quelques places célèbres, frôlons Buckingham Palace, avant d'être lâchés dans la médiévale Tower of London, où nous admirons les fameux joyaux de la Couronne, des pièces d'armures, ainsi que quelques instruments de torture. Je termine ma journée en achetant tout un tas de babioles inutiles, comme ce mug aux chiffres royaux, qui prendra ensuite la poussière sur une étagère de la maison de mes parents.

Je suis particulièrement épouvanté lorsque mes camarades de classe me traitent de tapette devant leurs correspondants anglais. Car évidemment ces derniers, à la longue, n'ont pas besoin de traduction pour comprendre le sens des moqueries dont on m'accable. Sur l'esplanade devant la Tour de Londres, un petit groupe de correspondants s'approche de moi d'un air complice. L'un d'eux, avec une affectation bizarre, me pose une question en anglais que je ne comprends pas, et qui ne demande probablement guère de réponse. Je me détourne, gêné. Ils éclatent tous de rire. Parmi eux, je remarque qu'il y a mon propre correspondant.
Le soir même, à la maison, Dan exprime certainement quelque chose à ce sujet, car sa mère se met soudain en colère et le gronde. Je ne saurai jamais ce qu'ils se sont dits exactement, mais je pense qu'il a dû raconter que tout le monde se moquait de moi et me traitait de fag.

sur le ferry
Sur le ferry, entre Dieppe et Newhaven
Le dernier jour du voyage est passé en compagnie de la famille. Le matin, on m'emmène faire du kayak sur un petit lac en pleine nature, le kayak, une des nombreuses activités pratiquées par Dan. Ni une, ni deux, je me retrouve donc tout seul au milieu d'une étendue d'eau noire et profonde, assis sur une espèce de cigare flottant et instable, avec une pagaie entre les mains... Moi, téméraire comme une pintade, moi, dégourdi comme un manche !
C'est qu'il est sportif, ce Daniel. On se demande bien pourquoi il m'a été attribué alors. J'ai dû inscrire sur ma fiche de renseignements, celle que les profs nous ont demandé de remplir, que j'aimais bien les animaux, la nature, et que je faisais du vélo. Ce serait bien mon genre.
En tout cas, ce moment où je me retrouve tout seul sur un kayak sera à peu près le seul où j'existerai un peu aux yeux de Dan, que seules les activités outdoor intéressent manifestement.

Maidstone West Station (©)
L'après-midi, Dan m'emmène à la gare de Maidstone. Je pense d'abord que nous allons prendre le train ensemble, mais non. Nous restons là un quart d'heure, plantés sur le quai, en silence, avant de quitter la gare aussi soudainement que nous étions arrivés, pour rejoindre sa mère, partie faire des courses en centre-ville. Celle-ci, ayant appris que j'étais un inconditionnel de trains et de modélisme ferroviaire, a dû suggérer à Daniel de me faire visiter la gare.
Voilà, je suis le French correspondant, la chose dont il faut s'occuper.
Le soir de mon arrivée, dans sa chambre, il me montre ses jeux sur ordinateur.
« Do you know Pac-Man ? »
Ah, oui, euh, yes. Il me met le joystick entre les mains, et je commence à jouer. Lorsqu'au bout de quelques minutes, je me retourne pour lui proposer de prendre la relève, il a disparu. Il est descendu au salon regarder la télé. Je l'appelle, pensant bien faire. Sa mère surgit de nulle part, et le tance pour m'avoir abandonné.

Je dors dans sa chambre, sur un second lit. Le matin, sa mère frappe à la porte pour nous réveiller. Je me dresse sur mon séant, et m'habille devant lui, dans la pénombre de la pièce. Moi si pudibond d'ordinaire ! Encore allongé, il ne détourne pas les yeux. Il me regarde m'habiller. Je me souviendrai toujours de ce regard, ce matin dans sa chambre. A quoi pense-t-il ?
En fait, je crois que je suis simplement la chose bizarre, venue de France, une espèce de camembert mal dégrossi dont on ne sait pas trop quoi faire.

...and Daniel

(© Google)
L'année suivante, en classe de cinquième, j'ai un autre correspondant, qui s'appelle Daniel lui aussi. Il est blond, il a la peau laiteuse comme du porridge. Il habite avec ses parents dans un quartier résidentiel moderne, à la lisière de la ville. Depuis son jardin, à l'arrière de sa maison, on aperçoit les voitures filer sur l'autoroute M1, celle qui traverse l'Angleterre du nord au sud, celle par laquelle je suis arrivé avec ma classe, une nuit de juin.

Tous les correspondants viennent du même village, Thorpe Hesley, à quelques kilomètres de Sheffield, la fameuse ville industrielle. Le matin, pour nous rendre au collège, Dan et moi prenons le school bus, le car scolaire qui, à mesure qu'il s'enfonce dans un maillage labyrinthique de banlieues et de campagnes, se remplit de garçons et de filles en uniforme, de collégiens qui semblent se connaître sans vraiment se connaître, et qui s'expriment par petites phrases hachées et incompréhensibles, avec cet accent britannique si tranchant, altier et modulant, qui semble toujours vous mettre au défi de quelque chose. Les garçons ont des tâches de rousseur. Les filles les cheveux blonds, tirés en arrière.

my bed
Ma chambre
Le frère de Daniel est un garçon nerveux et braillard, dont les murs de la chambre sont recouverts de posters de footballeurs et de super héros. Lorsqu'ils s'esclaffent tous les deux ensemble, j'ai toujours peur que ce ne soit à cause de moi. Mais je crois que Daniel est trop bien élevé pour ça.

Je dois incarner un stéréotype assez français pour la famille, car la mère me fait couler un bain d'office, comme je tarde un peu trop à me servir de la salle de bain. J'ai trop peur de toucher à quoi que ce soit, et je crois que le verrou de la salle de bain ne marche pas...

Son père est col blanc chez British Steel Corporation. Elle, je ne sais plus ce qu'elle fait.

La rue depuis ma chambre
Avec la classe, nous sillonnons Sheffield et les alentours, depuis les grosses machines sidérurgiques du musée industriel de Kelham Island, aux ruines pittoresques du château de Conisbrough, en passant par le centre commercial de Meadowhall (où j'achète un friand à la viande – à faire réchauffer –, pensant que c'est un pain au chocolat), jusqu'à cette petite croisière en bateau sur une rivière par un temps pourri.
Pour nous empêcher de faire les 400 coups, nous devons prendre des notes, dessiner les lieux que nous visitons, répondre à des questionnaires.

Un matin très tôt, nous prenons le car pour York, une cité historique située à une centaine de kilomètres au nord de Sheffield. Nous sommes d'abord jetés dans le Jorvik Viking Centre, un musée archéologique consacré au passé viking de la région, où sont reconstituées des scènes quotidiennes de la vie moyenâgeuse de l'époque : personnages, outils, ambiance sonore... jusqu'aux odeurs – une petite gadgeterie scénographique vraiment très British.
Le midi, quartier libre avec nos sandwichs, à proximité de la cathédrale, York Minster.

Inter City 125
Un poster (aujourd'hui un peu abimé) ramené du National Railway Museum
Le fanatique de trains et de modèles réduits que je suis apprend avec ravissement que l'après-midi serait consacré à la visite du National Railway Museum. J'y vois exposée une Mallard, la locomotive à vapeur la plus rapide de tous les temps, dans une livrée bleue rutilante.
J'ignore si mes chers camarades de classe apprécient la visite autant que moi, mais je reviens de York alourdi de livres, de maquettes, et de posters ferroviaires...

Et pour clôturer cette semaine anglaise, nous devons passer le week-end « avec la famille », à qui revient donc l'initiative d'occuper le correspondant français. Le dimanche, les parents de Daniel m'emmènent voir une petite ligne de chemin de fer touristique, située à perpette. Une initiative plutôt aimable de leur part... mais, à l'arrière de la voiture, à la molle suspension, coincé entre les deux frères, avec cette circulation à gauche qui défile comme un film inversé, je me mets à avoir mal au cœur.
Et au retour, comme si ce n'était pas suffisant, nous devons nous arrêter prendre le thé chez les grands-parents, qui habitent une petite maison sombre comme un cachot, perdue dans une banlieue ouvrière, où je ne comprends pas un traître mot de ce que l'on me raconte.

J'essaye de prendre en photo la fille dont je suis alors “épris”, laquelle se détourne exprès à ce moment là ; Daniel apparaît à droite, dans un blouson bleu
Dans son collège, qui me semble si moderne et humain comparé à mon vieux bahut moisi de Rouen, mes sympathiques camarades de classe français se moquent de la nourriture qui leur est servie à la cantine. Ils ne font évidemment que répéter ce que leur ont dit leurs propres parents au sujet de la nourriture anglaise, une cantine française de collège ne pouvant guère être meilleure qu'une cantine britannique. Cependant, au dîner, dans ma famille, je réalise qu'il n'y a quasiment que des légumes crus ou bouillis à boulotter, et là je me dis : ah oui, c'est vrai, quelle barbe.
Heureusement, un soir, nous allons dîner dans un "Fish & Chips", le Fish and Chips préféré de Daniel paraît-il. Je trouve ça un peu surprenant, car pour moi, tout adolescent prépubère normalement constitué du monde occidental ne pouvait avoir d'autre envie de restaurant qu'un Mac Do. Mais je constate une fois sur place que les Fish and Chips, c'est très bon aussi. Tout comme leurs chips au vinaigre, celles dont ils se bâfrent juste après l'école, devant la télé...
Ce qui est traumatisant, par contre, c'est de dîner à 18h. Vingt minutes plus tard, et voilà, c'est déjà fini, et vous ne pouvez quand même pas aller vous coucher tout de suite. Alors vous faites une petite promenade digestive dans le village, où les oiseaux chantent et s'affairent encore aux arbres.

Un midi, au beau milieu de la cour du collège, un garçon de ma classe, Guillaume, s'empare de mes mains, et, sans les lâcher, me déclare d'une voix blanche : « Je t'aime ». Je lui demande de me laisser tranquille, d'un air excédé, en luttant pour me libérer de son étreinte. Il est train de se payer ma tête, évidemment. Mais peut-être qu'au fond de moi, Guillaume ne me laisse pas tout à fait indifférent...

Fanny et Béatrice
Fanny et Béatrice
Vers la fin du séjour, une petite party est organisée entre les deux classes, française et anglaise, dans la salle commune de Thorpe Hesley. Une sono débite de la brit-pop – Nothing's gonna stop us now est alors le tube du moment –, et des quantités de sucreries sont étalées sur les tables, avec des barres chocolatées dans des formats king size inconnus en France. Bien qu'il n'y ait que des sodas à boire (on murmure cependant qu'une bouteille d'alcool circule sous le manteau), nous sommes aussi excités que si nous avions picolé. Il fait doux, nous nous sentons libres ; je vois des couples se former, s'isoler, puis revenir quelques minutes plus tard – parfois avec un air grave –, et je me demande s'ils viennent de « sortir ensemble ».

Motorway M25
(© Google)
Le voyage de retour en France s'effectue de nuit. Dans le car, l'ambiance est plus calme qu'à aller, quand nous jouions à « action vérité » et qu'à nos gloussements et à nos éclats de voix surexcités répondaient les cris hystériques des profs, qui nous demandaient de nous calmer et de rester assis.
Petit à petit, nous nous endormons tous, bercés par le ronronnement monotone du moteur. Vers cinq heures du matin, une lumière grise commence à envahir le car, plongé dans la torpeur du sommeil de ses passagers. Je regarde par la fenêtre, et j'aperçois des échangeurs, des bretelles, des panneaux autoroutiers, et des voitures en nombre qui nous doublent. Je comprends que nous sommes en train de contourner Londres.
Vers sept ou huit heures, comme notre ferry ne part qu'en fin de matinée du port de Newhaven, nous faisons un arrêt à Brighton. Le car s'immobilise sur le front de mer, et nous marchons sur la célèbre jetée en bois, où l'air marin nous réveille instantanément.

Que sont-ils devenus ?

Mon correspondant de Sheffield est maintenant pompier. Il n'a plus un cheveu sur le caillou, mais il habite toujours la même région, avec sa copine et son chat. Il passe ses vacances en Grèce durant l'été, et il continue à suivre assidûment l'activité du football anglais, tout comme son frère, je suppose.

Lettre reçue de Daniel, peu après mon séjour chez lui
Quant à mon premier correspondant, celui de Maidstone, le brun sportif, il a quitté les jardins fleuris et délicats du Kent pour les landes brumeuses, montagneuses et sauvages du nord-ouest de l'Angleterre, où il passe ses week-ends à crapahuter. Pour une raison que j'ignore, il n'était pas prévu que les correspondants anglais de ce premier voyage se rendissent ensuite en France, et je n'ai donc jamais pu le revoir.
Ses parents, que je suis parvenu à recontacter récemment, ont pris leur retraite en France, dans les Hautes-Pyrénées. Sa mère m'a répondu qu'elle transmettrait mon message à Dan, qui m'écrirait en retour, mais il ne l'a jamais fait. Il faut dire, qu'est-ce qu'un gars aussi sportif et masculin (car j'ai fini par mettre la main sur des photos de courses de montagne auxquelles il a participé ces dernières années, merci Internet) qu'est-ce qu'un spécialiste du VTT, du cross-country et du canoë aurait à raconter à l'espère de créature fragile, sophistiquée et chichiteuse que je suis ?

(sigh)

... et si je lui écrivais pour lui parler de mon ascension du Canigou ?