Journal 2009

Mercredi 7 janvier 2009

Du crapaud familial...
Noël.
La cohue à Saint-Lazare. Le crapaud de Zoé dans un vivarium. Son élevage de criquets. Gris-Gris, vieux chat maintenant, qui se love dans un étroit carton près du radiateur.
Ballade en vélo sur le plateau de Mont-Saint-Aignan, par des rues désertes. On croise un papa et une maman chargés de sacs, qui quittent un pavillon avec leurs deux enfants, pour se diriger vers une voiture ; ils se retournent et font des signes de la main, en direction de la maison, où clignotent des décorations de Noël.
Il est 17 heures, le ciel est gris, la nuit tombe. Les réunions de famille se terminent. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour oublier qu'on est mortel.

Papa m'a offert La guerre d'Alan, d'Emmanuel Guibert.
J'ai été très ému par cette BD. On voudrait pouvoir dire : Alan, reviens, reviens nous raconter tes histoires. Reviens nous parler de tes amis. On voudrait pouvoir le rencontrer, le connaître, s'en faire un ami justement.
Quelque chose m'a touché dans ce personnage – ses origines, ses aventures en Europe, et sa manière de se raconter, sobre et humble. Ses anecdotes relatives à l'homosexualité, bien que d'une neutralité totale, sont assez frappantes, par leur simple présence.
Mais c'est surtout dans le troisième tome de la trilogie, celui qui balaye les décennies qui ont suivi la fin de la guerre, que la dimension tragique éclate. On s'attendait à ce que la destinée de cet homme fin et intelligent prenne de l'envergure, en tout cas, des couleurs. Comment un tel voile de grisaille a-t-il pu recouvrir l'existence d'un garçon qui paraissait si fort et si optimiste au moment le pire, c'est à dire durant la guerre ? Est-ce parce que les moments difficiles, les moments où l'on se retrouve sans attache, dans l'incertitude et dans le doute, favorisent la naissance de relations humaines sincères et profondes ?

Il semble avoir regretté de n'avoir pas suivi une voie plus intérieure, de ne pas avoir exploité des talents – littéraires, musicaux, que sais-je. Avoir côtoyé quelques artistes semble l'avoir consolé un peu. Ce regret est un écho à celui qui a été le mien à une époque – ah, si j'avais fait de la musique ma vie... Et quel dépit, en 1998, lorsque le CNSMP m'avait refusé l'entrée à la formation d'ingénieur du son. Mais quelle importance maintenant. J'ai pris conscience de mes propres limites d'une part. Et puis le sentiment de la vanité a pris le dessus. Vanité de toute chose. La solitude qui a peu à peu rempli ma vie n'a pas arrangé les choses.

Perspectives d'avenir, selon Bouyghes
En disant cela, je me donne peut-être à moi-même la réponse à cette question sur l'évolution de la vie d'Alan.
L'ironie du sort, c'est que la désillusion, chez un être, ne le rend pas attirant. Le désenchantement, même à la faveur de la sagesse, n'a rien de sexy. Ce qui retient notre attention, chez autrui, c'est justement l'innocence, le goût de la vie, une certaine manière de se tendre vers le lendemain, et de s'ouvrir aux autres. Mais si vous doutez, si vous vous mettez à douter, et que vous commencez à baisser les bras, alors vous susciterez la peur ou l'ennui, les gens vous abandonneront à votre marasme, et vous serez foutu pour toujours.
Vous aurez bien fait la démonstration de ce que vous pensiez, que les hommes sont des salauds et que la vie est injuste, mais au prix d'une double peine.
En avoir conscience comme j'en ai conscience à mon âge, plutôt qu'à soixante-dix, seul dans une chambre d'hôpital ou dans une sordide maison de retraite, face à ma propre tombe, face à l'imminence de ma propre fin, quand ce qu'il y avait de plus beau devient soudain le plus laid, comme par un vilain retournement de situation, je ne sais pas si c'est une chance. Il me reste à apprendre la déchéance de mon propre corps.
Je ne suis pas pressé.

Convoqué à l'ANPE mardi matin. Ça commence par une réunion collective, un « atelier informatique » comme ils disent, conduit par une fille niaise et doucereuse, qui s'esclaffe et s'excuse d'avoir oublié de nous souhaiter la bonne année, et qui a si peu de choses à nous raconter, et si peu de perspectives à nous offrir, qu'elle répète plusieurs fois les mêmes phrases.
Vient ensuite un entretien individuel, un tête-à-tête avec une autre « conseillère », la méchante cette fois-ci, qui me fait comprendre que je suis un vieux maintenant, que la formation Bidule/Machin – la seule chose proposée par l'ANPE qui m'avait semblé intéressante, et qu'il ne m'était même pas venu à l'idée qu'elle pourrait m'être refusée – je ne peux plus y prétendre. La bouche pincée, le visage fermé, le ton coupant, elle démontait la moindre de mes paroles, et elle ne m'a souri qu'au moment de clore l'entretien, avec une remarque du style « Voilà tout ce que je pouvais vous dire », visiblement satisfaite de sa prestation de sape de moral.
En me raccompagnant vers la porte, elle m'a demandé mes prétentions salariales – pourtant déjà pas colossales – et elle a déclaré d'un ton catégorique : « Vous ne les aurez jamais ».
Ça doit faire partie de leur stratégie : pour nous dégager le plus vite possible de la liste des chômeurs, ils nous démoralisent un maximum, afin que nous acceptions le premier boulot venu.
« Vous n'avez pas le choix, de toute façon, aujourd'hui. »
Grognasse. Et faire ton boulot débile aussi débilement, tu as le choix ?

Mais elle n'avait pas complètement tort sur certains points – le milieu de l'informatique est en effet très dur, la discrimination par l'âge commence très tôt, et le CNAM, les grosses boîtes, elles n'aiment pas des masses, au mieux, elles s'en foutent.

Je suis ressorti déprimé, j'ai bravé le froid polaire pour gagner la première bouche de métro, en évitant de glisser sur les plaques de verglas (il fait si froid que la température de l'eau du robinet est descendue à 4°C) (activité de chômeur : mesurer la température de l'eau du robinet), j'ai acheté trois clémentines sur le marché de Belleville, et je me suis foutu au pieu.

Et aujourd'hui, je reçois une offre de formation de l'ANPE, d'une durée de cinq mois, avec embauche à la clé... dans une spécialité qui n'est pas du tout la mienne.

Vendredi 30 janvier 2009

Pour accompagner mes lamentations, voici la petite improvisation du jour, monotone et inutile comme le dernier Desplechin :
Allonge-toi

Car ce n'est pas un cadeau, ce Compte de Noël, bavard et prétentieux. Les efforts désespérés des acteurs ne parviennent à masquer ni le rachitisme chichiteux du scénario, ni la nullité totale des dialogues, ampoulés jusqu'au ridicule. Les petites citations de Nietzsche sont aussi efficaces qu'une chanson de Line Renaud, aussi humbles qu'une allocution présidentielle. Et il faut supporter cette comédie laborieuse sur une sélection raffinée de musiques variées, conçue comme une carte de restaurant chic.
Bref, un plat de nouilles raté, malgré des acteurs qu'on adore.

Bon. Je me crois un peu au Masque et la Plume, moi.
On l'écoutait justement, dimanche soir dernier, avec N. et G., dans la voiture. On filait sur Montparnasse voir La Vie Moderne, de Depardon, dans des rues froides et dépeuplées. On s'est garé sans peine. On s'est aspergé de graillons chez un chinois, avant de s'enfermer dans la salle de cinéma.
Ah, de l'air, après les nouilles sautées. Des successions de portraits campagnards. Ça m'a rappelé mes vacances dans le Cotentin : la lenteur, la stase, le bruit reposant du vent, la lumière irisée, la façon naturellement harmonieuse dont les éléments se placent dans le paysage, un quotidien toujours identique, du lundi au dimanche, des visages fermés d'agriculteurs taciturnes et blasés, qu'une petite remarque, une question, illuminent l'espace d'une seconde... Et puis le même ennui, au bout d'un moment.
G., piqué au vif, a trouvé ça caricatural.
J'étais ravi du film d'Agnès Varda, à part ça. Un poil gnian-gnian peut-être, mais juste, sincère, libre, touchant. Faire ça à 80 berges en plus.
Elle a un peu grossi quand même.

Into The Wild m'a glacé le sang, autant qu'il m'a plongé dans la rêverie tiède et invraisemblable de ses cartes postales californiennes. L'outrance romantique du film ne m'a pas dérangé. Il paraît d'ailleurs que le bus abandonné où se déroule l'action est toujours là, posé sur sa lande alaskienne, et que depuis la sortie du film, les gens du coin sont ulcérés de voir débarquer régulièrement des hordes de blancs-becs, venus en pèlerinage, des étudiants en mal d'aventures spirituelles, de jeunes bourgeois dégoûtés par leur héritage capitaliste, des héros romantiques dont ce film à gros budget a ouvert les yeux, des types prisonniers d'une société décadente et matérialiste dont ils croient pouvoir s'échapper avec un sac-à-dos et une paire de chaussures de marche, mais finalement, des êtres captifs d'un monde qui nous condamne à répéter inlassablement ce que d'autres ont écrit, vu, ou fait avant nous.

A propos de répétition... Il y a celle de mes entretiens de chômeur, cuvée 2009.
J'y goûte une saveur toute corsée, par rapport aux années 2005 et 2007, quand j'étais dans la même situation, car à l'effet Sarkozy s'ajoute aujourd'hui les retombées de la crise économique, mmm, un vrai régal.

Je passe sur cet après-midi charmant à Issy-les-Moulineaux, dans un centre de formation gris et riquiqui. L'hiver, l'humidité, le RER C, la douzaine de pauvres hères qui, comme moi, ont été sèchement convoqués par leur ANPE, les pénibles tests pyscho-techniques censés éprouver notre logique, cette jument permanentée qui nous fait l'éloge de son centre de formation pourri en nous mettant en garde contre le risque sérieux de radiation des Assedic si nous n'adoptons pas une démarche « active » de recherche d'emploi dès maintenant – tout un verbiage menaçant, dépréciant, opportuniste, dispensé dans un cadre misérabiliste où toutes les choses se ressemblent, où tous les désirs de dissolvent, où toutes les illusions se consument, où tous les gens se confondent dans un mimétisme mutuel et silencieux, écrasés que nous sommes par le sentiment de l'échec, de l'inutilité et de l'abandon.
L'averse m'est tombée dessus en sortant.

Je passe sur ce directeur de projet, auquel me conduit une secrétaire. Après un dédale de couloirs, nous entrons dans une pièce, où je vois un jeune type à la face de cochon assis à un bureau. Pendant deux minutes, il n'a pas le moindre regard pour moi : il s'emporte, il jure, il prend sa secrétaire à témoin au sujet d'un dossier mal typographié. Je reste debout, à côté du porte-manteau, un peu gêné. Enfin il se calme, la secrétaire s'en va, et il me demande de m'asseoir, sans même me serrer la main.

Je passe sur cet entretien dans les locaux confortables d'une entreprise du marché de l'art. Sur son site Internet, le PDG, la pose altière, la mèche romantique, se flatte de ce que son métier lui permet de côtoyer des gens « de toutes les classes sociales », et que le marché de l'art se porte très bien.
Ouais, mais qu'est-ce que ton poste à pourvoir est mal payé, dis donc ! A peine plus qu'une association humanitaire.

Des rendez-vous encore, dans des petites sociétés de service minables.
On m'entraîne dans des caves repeintes en blanc, sommairement reconverties en salles de réunions. Là, à la lumière des néons, de jeunes assistantes RH, avec trois fois moins d'expérience que moi, m'interrogent en vitesse, en surface, avant de me soumettre à des tests de logique chronométrés.
Je n'ai que 34 ans, et déjà je dois supporter le regard glacial de ces poupées bornées comme des mules, qui ne raisonnent que par mots-clefs, qui me tiennent des discours formatés et prévisibles comme des modes d'emploi de robots ménagers, et qui paniquent à la moindre originalité, à la moindre marque de personnalité. Des pimbêches en tailleur, lisses comme des pierres tombales, qui tournent chaque jour au même rythme, comme les rouages, les engrenages d'un système où tout est calculé d'avance, à commencer par le profit que certains, des gens que jamais je ne verrai, tirent de cette machinerie kafkaïenne.
A tous ces gens-là je dois sourire et obéir, sans me lasser, pour tous ces gens-là je dois enfiler mon pantalon qui gratte et mes pompes de curé.

Les discours que l'on me tient sur l'état du marché de l'informatique me surprennent par leur alarmisme, et tous évoquent avec nostalgie le temps jadis, il y a un an, quand on embauchait encore à tour de bras.
Les plus grosses boîtes ne me répondent même pas. Elles ont enregistré mon CV dans une grande base de données, personne ne l'a jamais lu, et il se tient là, abandonné entre des milliers d'autres CV, comme une conserve dans une conserverie.
Quant à mon petit projet open-source et ses prouesses techniques, tout le monde s'en tape, surtout les RH, pour qui ce genre d'activité ne rentre dans aucune de leurs grilles, repères, règles d'analyse.

Du coup...
Du coup, agacement, l'autre soir, chez Na., tandis que nous sirotions un verre de Lefort.
Voulant m'aider, mais toujours avec l'ambivalence psychologique qui la caractérise, elle n'a réussi qu'à me démoraliser. Déjà, comme Ni., elle ne cessait de répéter que je suis bon, alors qu'elle n'a pas la moindre idée de mon métier, d'une part, et que ce n'est pas du tout en ces termes, bon, mauvais, que se pose le marché du travail.

Mais surtout, comme voulant fermer les yeux sur l'injustice du système, elle me renvoyait à l'efficacité de la démarche individuelle, du genre, qu'elle elle sait faire jouer son réseau, parce qu'elle elle sait se vendre, etc. Tiens, appelle donc Machin de ma part. Mais je ne demandais rien, rien d'autre qu'être écouté. En réponse, elle me tenait un discours de droite, celui de n'importe quel commerçant à la retraite ou du premier patron venu, alors que les habitus, les représentations collectives (celles attachées au médecin et à l'informaticien n'ayant évidemment rien à voir) et les histoires de chacun (enfance, parents, parcours scolaire) font que malheureusement, si vous êtes mal chaussé dans la vie, vous garderez vos vilaines chaussures, quels que soient les efforts que vous déployiez pour en changer.
Les exceptions à la règle ne sont là que pour nous faire rêver, ou pour nous désarmer.
Pire, si vous ouvrez la bouche pour dénoncer cette situation, ce sont vos propres amis, qui, feignant d'ignorer la merde socioprofessionnelle que vous représentez aux yeux de tous, y compris aux leurs (l'informaticien, c'est celui qui répare un bazar technologique quand il ne marche plus, voire celui qui est responsable de ce qu'il ne marche plus, c'est celui qui manipule « des zéros et des uns », et autres inhumanités, etc.) vous enfoncent en suggérant qu'au fond vous ne savez pas vous débrouiller dans la vie, et que finalement... c'est un peu de votre faute si vous êtes au chômage aujourd'hui.

Alors j'emmerde le monde. Voilà. Comme d'habitude.

Ah, les noms et designs recherchés des marques discount
Aujourd'hui, déjeuner avec P-C, dans une cantine viet du 5ème.
Quel type bizarre. Mon sentiment à son égard est toujours très mêlé.

Puis, soldes. Des mois et des mois que je n'avais pas acheté des fringues (à quoi bon essayer de ressembler à quelque chose maintenant ?)
Chez Zara, les rayons sont dans un état cataclysmique. Vêtements en boule, jetés par terre. Musique de variété US à fond. Atmosphère tropicale. Bousculades. Aux cabines d'essayage, c'est complet, alors j'attends ; le vendeur, une jeune tata aux cheveux blonds coiffés à la raie, pulvérise régulièrement de l'eau de toilette Zara dans le couloir pour cacher les odeurs de transpiration. Je me décide pour un pantalon en coton. Puis pour une paire de shoes de clown, ridicules, et de plus en plus ridicules dès l'instant où je les ai achetés.
Chez Celio (il faut bien que j'écoule mes chèques-cadeaux du CE), je n'arrive pas à me décider. Les chaussures à 30€ que j'ai trouvées hier chez Eram commencent à me faire mal aux pieds, et elles ne respirent pas. Au bout de quatre heures de ce traitement, j'enfourche mon vélo (je réalise qu'un des freins a été à moitié niqué en mon absence), et je rentre à la maison, épuisé, non sans être passé chez Unico acheter des yaourts natures et du pain de mie.

Penser à aller voir le médecin la semaine prochaine : presque plus de Lexomil, et je crois que je vais en avoir besoin si je signe avec cet éditeur, là, où j'ai passé un entretien cette semaine.
Ce matin, entre sept et huit heures, grosse crise d'angoisse dans mon lit.

Mercredi 18 février 2009

La Nicole a bu, moi aussi. On mange du pâté et du pain de mie, en sifflant des bières. Il me tanne pour avoir un de mes pauvres clips vidéo, pour une expo qu'il organise. Je rechigne, je dis que c'est nul, que mes kitcheries ne valent pas un clou. Il s'emporte : « Mais c'est pas toi. Toi on s'en fout. Ce qui compte, c'est ce que l'on montre, c'est l'œuvre, le travail ! »

Je sais bien que ce n'est pas nous. Que ce n'est jamais nous. Que ce qui compte, c'est ce que l'on produit, ce que l'on donne aux autres. On n'existe pas. Et toute la vie c'est comme ça. Et même après la vie, c'est encore comme ça. On n'a jamais existé. Surtout moi.

Produire, de la richesse, ou des œuvres d'art. Produire, du plastique, ou des poèmes. Produire, des rouleaux d'essuie-tout, ou de la musique. Produire, du bavardage, ou des enfants. Produire, de la mayonnaise, ou des vêtements délicats. Produire, des intérêts financiers, ou des peintures. Produire, de la margarine, ou des spectacles. Produire, du caca, ou du rêve.
L'éthique et l'esthétique poussent les plus fins d'entre nous à faire la part des choses, au nom de l'humain. Mais parfois – écoutez ma complainte, mes amis – je suis un peu fatigué, déçu de l'humain.

Aujourd'hui, samedi, lever à 9h, RV à la banque. Mon conseiller clientèle était tout crème avec moi, pendant cette simulation de prêt immobilier. Une histoire de fric, à défaut d'autre chose.

En forêt de Sevran
Je me mets au lit vers 17h, pour une petite sieste.
Les allées et venues dans l'escalier s'immiscent dans mon sommeil.
Je rêve qu'il y a un passage caché permettant d'accéder à l'immeuble depuis la rue Oberkampf. Mais il faut traverser des cours et des cours, où il fait très sombre, et j'ai peur d'être agressé. J'arrive à la porte secrète, mais certaines touches du digicode ne fonctionnent pas. Je dois rebrousser chemin, faire le tour, et rentrer par la porte principale, rue Vaucouleurs. Quel temps perdu.
Je suis maintenant dans mon lit. Dans la réalité comme dans le rêve. Il y a coïncidence. Soudain, l'angoisse me saisit, des pas cognent contre l'escalier, je distingue des voix d'hommes... Le bruit augmente. Ils s'approchent. Ils viennent me chercher.
J'ai l'impression d'être balancé, ligoté, dans l'espace intersidéral.
On finit toujours par venir vous chercher de toute façon.
On viendra vous chercher, le dernier jour.
La peur paralyse ma conscience, et je ne suis plus que peur, terreur, je n'existe plus.
Je me rappelle alors que la psychanalyse associe la mort à l'angoisse de castration.
Quand maman était très en colère contre moi, elle montait l'escalier qui menait à ma chambre en grondant, en me menaçant, ses cris de furie s'approchaient comme une tornade, je me barricadais, je me jetais sous les couvertures, dans un coin de ma chambre, quelle terreur.

Mais dans mon rêve, je suis seul. Comme je suis seul dans l'existence aujourd'hui. Papa et maman ne sont plus là, au jour le jour, avec moi. Si je mourrais subitement, dans mon appartement, personne ne s'en apercevrait avant plusieurs jours, avant plusieurs semaines peut-être.
Je pourrirais sur place, et il n'y aura personne pour nourrir Niko-Niko pendant ce temps-là. Parfois, quand je change l'eau de son bol, j'ai cette lugubre pensée.
La seule chose qui ne m'oubliera pas, qui ne m'oubliera jamais, c'est la mort.

L'autre jour, je rêve que je suis à Vernet. Je veux photographier mamie, mais je n'y arrive pas : elle bouge tout le temps, elle se dérobe.
Parce que justement elle est morte en décembre dernier. Je ne pourrai plus jamais la fixer dans mon regard. Son image sera éternellement soumise au mirage de ma mémoire, vacillante, imprécise, fuyante.

J'ai retrouvé du boulot, sinon.
Une pré-embauche comme on dit, un de ces nouveaux dispositifs de la flexibilité et de l'intermédiation du travail.
La société de service avec qui j'ai signé est à demi véreuse, malgré le look moderne et décomplexé de son patron, un jeune premier aux yeux bleus et à la voix de ténor. Le commercial qui me « place » est un bonhomme ridicule par contre, fourbe et paternaliste à la fois (à l'entretien d'embauche, il me reproche de ne pas m'être muni d'un cahier, au lieu de feuilles blanches, pour prendre des notes).
Après réflexion, j'ai décidé de me rétracter, de ne pas bosser avec eux. Au dernier moment. Le matin de mon premier jour chez le fameux client. Or il se trouvait que je possédais par erreur les deux exemplaires du contrat de travail que j'avais signé avec la société de service quelques jours auparavant ; il était convenu que je remettrai au commercial l'un des exemplaires, juste avant que nous nous rendions ensemble chez son client (cet idiot tenait à m'accompagner, comme à la rentrée des classes). Rendez-vous pris, donc, lundi matin dans un café. Là, je lui annonce que je ne bosserai pas avec eux, que je n'ai pas digéré une entourloupe glissée dans mon contrat de travail, et que je vais donc raturer ma propre signature, sur les deux exemplaires, à son nez et à sa barbe.
Il est devenu tout bleu. Pensez ! Pour lui, j'étais la tête de pont, la taupe qui devait lui paver d'or la voie vers cet éditeur de renommée !
Non seulement je lui filais entre les doigts, mais son client serait furieux ! Exit la moisson de contrats juteux ! Tout ça pour quelques mesquineries, pour quelques radineries typiques de ces sociétés de service, de ces maquignons qui convoitent et manipulent les hommes commes des paquets, comme des pigeons vendus au marché aux oiseaux.
Ce sont aussi les dernières évolutions législatives sur la réduction du temps de travail, assez insidieuses, qui sont en jeu dans mon histoire.
J'ai enregistré notre conversation en cachette. En voici quelques extraits :

Rupture au café

« Elle est pas faite la vente ! »
Et j'ai bien aimé le coup des enfants, à la fin. Pauvre type. Il me prend pour un con jusqu'au bout.

On s'est séparé, j'ai pris le RER jusqu'aux Halles, et j'ai erré dans le Marais, libre, mais désorienté, un peu triste, en me demandant où j'allais avec tout ça.
Dans l'après-midi, le client m'a appelé pour comprendre ce qui s'était passé. La société de service a encore insisté, de son côté. Je me suis laissé convaincre. Ils m'ont refait un nouveau contrat de travail, conforme, cette fois-ci, à ce qui avait été convenu initialement.
Je les ai bien eu, car leur fameux client, chez qui je suis parti travailler dès le lendemain, a déclaré qu'il ne ferait plus jamais affaire avec eux par la suite. Gnark gnark.

Triptyque au bureau
Mais je m'embête, chez cet éditeur. Je fais la petite main, alors que j'imaginais le poste plus intéressant. Toute la journée à pondre des scripts d'épreuvage de textes législatifs. Après les tumeurs en bocal, voici les petits livres rouges ! Et quel bazar, leur système informatique.
C'est la faute de l'ANPE, tout ça, à force de mettre la pression sur les chômeurs, on accepte le premier boulot venu, et voilà le résultat.
Mais bon, dans la rue Daguerre, le midi, je les vois, des jeunes, des garçons, des filles, qui font la manche, debout, dans le froid, ça me fait mal au cœur, alors je ne vais pas me plaindre, hein.
Mon chefaillon n'est pas bien méchant, non, mais il me parle comme si je débutais dans la vie active, comme si je n'avais jamais connu le stress de l'entreprise (il est obsédé par le stress). J'ai l'impression de revenir 10 ans en arrière. Il a un besoin infantile de montrer que c'est lui qui commande, lui qui sait ; il fait des commentaires sur tout, pour paraître sympa ; il marche à petits pas, un peu voûté. Il est lourd, lourd comme le code administratif. Il a peur de perdre son pouvoir, peur de perdre la face.
Je ne peux plus travailler avec ce genre d'individu, j'en ai trop vu, et je suis trop vieux pour ça.

Mais je ne peux pas démissionner non plus, à cause des trois bulletins de paie que la banque me réclame.
Bref, je suis coincé.
Il faut que je tienne le coup. Je n'en peux plus, j'ai envie de dire à tout le monde d'aller au diable, j'ai envie de roupiller des heures sur une plage de sable fin, au soleil.

Est-ce une coïncidence ? L'année du buffle ? Un mauvais karma ?
J'ai l'impression que partout autour de moi on me prend pour un con. A perte de vue on me prend pour un con.

Dimanche 8 mars 2009

L'étoile du berger
Des types mal rasés en cravate noire et chemise blanche, des nanas avec une tonne de cheveux qui vous bouchent la vue, une brochette d'Espagnols hystériques qui couinent plus fort que la musique, des mecs en polo qui exhalent tantôt la sueur, tantôt JP Gautier, deux cruches qui prennent lentement vos habits au vestiaire, c'était la soirée Mona, à la Java l'autre soir. Plutôt sympa, d'ailleurs, comme soirée. Hélas, comme il n'était pas prévu que je sorte ce soir là, sinon pour aller à la piscine – comme chaque samedi –, je portais un tee-shirt informe sous un pull grand-mère en laine, genre Royco minute soupe au coin du feu. Il n'en fallut pas davantage pour me mettre mal à l'aise, et pour que j'aille danser dans les coins sombres, à l'abri des regards.
Mal à l'aise ?
A l'aise, Blaise, la semaine suivante, ai-je tendu mon numéro de téléphone griffonné sur un bout de papier à un garçon qui se tenait à la sortie du vestiaire de la piscine. Il m'avait maté sous la douche, et ses yeux avaient dénoté un trouble suspect. J.C., qui m'accompagnait, et que j'hébergeais ce soir-là, m'a confié que le type avait même eu une érection. Quoi ? Moi ? Je puis encore provoquer ce genre d'aimable réaction ? Il m'a envoyé un texto dans la nuit pour me dire qu'il était très content que je lui ai laissé mon numéro tout à l'heure, mais qu'il n'était malheureusement « pas libre ».
Jérémie.
Connaît-on prénom plus approprié pour une allumeuse ?

Passé un moment, je n'y vais plus avec des gants
Au boulot, c'est déjà fini. L'adjudant de service – genre réponse-à-tout, sentences-définitives et parole d'oracle – me sortait par les yeux. Non content de m'infantiliser, le boulot qu'il me faisait faire était fastidieux, sans intérêt, et parfois à la limite du réaliste. J'hésitais de moins en moins à le contredire, à pointer du doigt les défauts du système. Un jour où je tentais de lui démontrer qu'il n'était pas possible de programmer le traitement qu'il me demandait, tant les données étaient peu structurées, et tant cela supposait d'inférences de la part de la machine, et comme il me répondait qu'il faudrait que je m'y fasse car mon boulot futur ne consisterait qu'en des problèmes de ce genre, j'ai laissé échappé que je ne resterais peut-être pas au-delà de la période d'essai. Il s'est rué dans la brèche, et, deux jours plus tard, il m'annonçait que la boîte ne me gardait pas.
La suite au prochain numéro. Reste à voir en particulier comment ma société de service va réagir, mais, vu le coup que je leur ai fait le mois dernier, je suppose qu'ils vont se séparer de moi fissa, et sans remord.
Dieu merci !

Ellen
C'est donc un soulagement, même si la crise économique actuelle n'arrange pas mes affaires, c'est clair. Les recrutements se tassent, les horizons s'obscurcissent.
Pourtant, si l'étendue des désastres financiers et sociaux, tels que les média nous les dépeignent en tout cas, donne le vertige, il continue de régner, du moins dans mon entourage immédiat, parisien et citadin, composé de classes moyennes stables et prudentes, aux jobs relativement sécurisés, une impression de flottement, presque de légèreté. Tout en faisant exprès de nous faire peur, n'avons-nous pas fêté l'anniversaire de Nicole au champagne ? Et lors du passage d'H. à Paris, mardi soir dernier, calés dans nos confortables fauteuils de l'Apparemment Café, à siroter nos cocktails, nous sentions-nous vraiment concernés, lorsque la conversation a abordé le sujet ?
Ce que je palpe, en revanche, c'est une tension, une nervosité grandissante, dans la rue, dans les rapports humains.

Lundi 30 mars 2009

Marteen à la manif
Comme attendu, mon contrat s'est terminé chez D.
J'ai retrouvé la tranquillité inquiétante de la vie de chômeur...
Calme de courte durée, au demeurant, car je reprends du service dès lundi prochain, chez un petit éditeur de logiciel... où j'anticipe déjà de pénibles conditions de travail (concentration maximum dans un open space sombre et austère, heures sup pas payées, gargarismes infantiles de développeurs juniors). Mais primo, je ne pouvais pas attendre, secundo, mon salaire a augmenté un peu, et tercio, ils ne sont pas loin d'ici. Et les technologies sont à peu près celles que je voulais. Il faut que je tienne un an. Enfin, disons, jusqu'à début 2010, voilà.

Parfois, je crois ouvrir les yeux. Je me vois agonisant dans des rets futiles de réalisation professionnelle, dans des échappatoires imaginaires tissées autour d'un métier peu séduisant, d'un métier qu'après des années de dépendance parentale j'avais voulu simplement alimentaire, – le reste de mon temps devant être consacré à la musique, à la quête amoureuse et aux beaux jours qui devaient tomber du ciel –, et qui a fini par cristalliser toute mon énergie.
Pour un résultat même pas à la hauteur de mes espérances, ni, probablement, à celle de mes aptitudes.
La société m'étrangle lentement avec sa logique carriériste et patrimoniale, et je nage comme un poisson dans une eau stagnante, appauvrie en oxygène, avec des échecs sur presque tous les tableaux, et quelques rares succès qui brillent par leur inutilité.

Non que cela me console, mais autour de moi, d'autres semblent traverser des affres similaires. Ch., par exemple, que j'ai vue vendredi dernier, ne sait plus sur quel pied danser, ni quel chemin prendre. Alors qu'elle a vécu 10 ans avec F. ! Retournée à la solitude, elle hésite à rentrer en France, à s'éloigner davantage, à changer de métier.
Est-ce parce que nous recherchons encore notre moitié, ou est-ce parce que ce sont les autres, je veux dire, ceux qui sont en couple, qui s'avèrent vaccinés, au moins temporairement, contre ces atermoiements métaphysiques ?

Ou est-ce grâce à leur immunité, justement, que ces autres ont pu trouver chaussure à leur pied ? Qu'ils ont pu enfiler la godasse de leur vie ?
Tout ceci me dépasse.
Je dois être complètement immature. Toute ma vie je resterai immature sur ces questions.

C. m'a traîné à l'expo Warhol.
Prévisible comme une expo Warhol. Bon, ça fait replonger dans New York, les années 70 ; la vidéo de Warhol en drag et le portrait de Lénine en pleine crise du capitalisme ne sont pas mal ; mais 11 € pour ça... Impossible, d'ailleurs, de quitter l'expo sans traverser la boutique de souvenirs, foutue sur le chemin de la sortie : catalogues, reproductions de Marilyn, boîtes Campbell, cahiers Mao, et des grappes de touristes ramollis qui farfouillent dans toute cette bimbeloterie.
J'ai eu soudain cette image des ongles qui continuent de pousser après la mort.

Samedi 11 avril 2009

Utérus de jument, scrotum de bouc, cerveau de chat, foie de taureau, cœur de porc, poule à quatre pattes, cyclopes, veau bouledogue, lésions osseuses, caries géantes, moulages d'oreilles internes, calculs gros comme des galets de plage, et une collection « unique au monde » de parasites – des centaines de petits bouts de trucs dégueulasses baignant dans du formol depuis Mathusalem. Et pour finir, en dessert, les fameux écorchés de Fragonard, des momies macabres et glaçantes, œuvres d'un anatomiste diabolique du XVIIIe siècle, qui n'a pas attendu les résines et les plastiques modernes pour figer dans l'éternité quelques cadavres, dans des poses théâtrales à donner le frisson.

En quittant le musée de l'école vétérinaire de Maisons-Alfort, sous un beau soleil printanier, j'ai essayé de surmonter mon sentiment de malaise en me disant que j'avais de la chance d'être en vie et en bonne santé – mais cette petite morale de bon aloi ne m'a pas empêché de faire des cauchemars la nuit suivante (tout un affreux bestiaire me poursuivait dans une maison).

Mais trêve de cochonneries.

Parlons plutôt de couilles, de bites, de trous du cul, et de gros nibards recouverts de crème fouettée. Ajoutons-y des éclats de voix vulgaires et des rires saccadés. Quelques Bon, quand t'auras fini de branler le mammouth ? par ci, et des Ça, tu peux lui ouvrir le fion à ce pédé ! par là.
Diantre, doux Jésus, de quoi s'agit-il ?
Du plaisant babil de mes nouveaux collègues. Moyenne d'âge : 26 ou 27 ans. Trente garçons et deux filles, tous à cliqueter sur des PC du matin au soir, alignés comme des laitues dans un potager. Un remue-ménage permanent. Avec quelques individus particulièrement puérils.

Il y en a un qui balance son stylo à l'autre bout de l'open space, dense comme une salle de classe, avant de se cacher. Un autre soulève son tee-shirt pour faire admirer les poils de son torse. Un autre se vante d'avoir téléchargé sur Internet un « radar à meuf », un programme capable de l'alerter de la présence de filles dans les parages. D'un tiroir, un autre extrait un magazine de charme : « Tiens, mate-moi ces gros nichons d'italienne ! ».
Soudain, un bruit de chaussures à talons nous parvient du couloir d'entrée. Une visiteuse ? Une petite nouvelle ? Ils tendent la tête comme des autruches. « Putain, le cul !! »
Et comme pour rire de leur propre vulgarité, ils accentuent exagérément les syllabes : « Le cul !! »

Le midi, dans la petite salle du sous-sol où cette bande de joyeux drilles casse la croûte, les réminiscences vont bon train. On y parle de vomi (de vomi qui a tâché le mur des WC, de vomi coloré de vodka aux baies noires, de vomi de Chocapic...), de caca (le caca de C., par exemple, qui est très compact et qui bouche les canalisations) ou de pornographie japonaise hétéro (l'un d'eux a vu une « gonzesse avec une minerve » se prendre « tout dans la face »).
Ouais.
Claquement d'une cannette de Coca qu'on ouvre, froissement d'un emballage papier de boulangerie.
Ouais, parce que pendant ce temps là, on bouffe.
Mais voici venue la minute de chasteté, avec une discussion de spécialiste sur les jeux vidéos – on s'échange les bons tuyaux pour passer dans la salle numéro 7.
Enfin, sujet incontournable, le football. « T'as regardé les quarts de finale hier ? Putain, Arsenal, les occaz ratées ! ».

Instant de répit, un midi, au square du Temple
Odeur de frites.
Je mange ma quiche en silence.
Quelqu'un commence à ironiser sur ce tortionnaire autrichien qui a séquestré sa fille. Un autre se coiffe de sa petite soucoupe en papier de tartelette, et dit : « Joyeux Hanouka ». Son voisin évoque la « vasectomie » effectuée récemment sur son chien, ce qui lui vaut le commentaire : « Ah bon ? Moi aussi je sais mettre des fleurs dans un vase ! »
S'ensuivent des blagues pédophiles, quelques bruitages obscènes, deux ou trois moqueries sur les habitudes alimentaires d'un collègue, avant qu'une discussion surréaliste ne s'engage au sujet du 11 septembre 2001 (en jouant avec les chiffres de cette date, ils font semblant de découvrir des « signes » numérologiques). Ils sont ainsi capables de développer, de décliner, d'étendre indéfiniment la même blague absurde jusqu'à l'insupportable. Mais en général, le débit est impressionnant, et ils enchaînent au contraire les conneries à un rythme frénétique, par association d'idées, par analogie – d'une façon quasi psychanalytique, finalement.

Je ne crois pas qu'ils soient foncièrement méchants du reste, ni incultes d'ailleurs, ils sont juste infantiles, avec assez d'intelligence pour avoir conscience de leur propre idiotie, masculine et hormonale (évidemment, le jour où je réaliserai comment ils se foutent de ma gueule derrière mon dos, je serai moins indulgent).
La promiscuité et les conditions de travail n'arrangent rien, au surplus, et le règlement intérieur qui m'a été remis à mon arrivée ne ressemble qu'à celui d'une école – c'est tout juste si l'on n'a pas prévu les cahiers de correspondance et les billets de retard. Du coup, les seules personnes qui résistent au turn-over, les piliers de la boîte, sont des cacous attardés, ou des nostalgiques du collège.
Quelques lumières au tableau cependant. Mon responsable hiérarchique (coiffure porc-épic, piercing à la lèvre inférieure, ingestion régulière de produits protéinés pour sa musculation) ne cherche pas à m'en imposer professionnellement, et il est toujours en train de plaisanter, de parler avec désinvolture. Il va jusqu'à se moquer de sa propre hiérarchie (c'est-à-dire de la direction de l'entreprise, semblable, elle, à n'importe quelle autre direction d'entreprise : raide, cachottière, calculatrice, et obsédée par le fric). Donc au moins, on ne me met pas trop la pression, sans doute de peur que je ne m'en aille.
Quant à leur niveau technique, je n'arrive pas à juger. Tantôt je trouve leur architecture logicielle impressionnante, tantôt je me dis que je me laisse abuser par mon manque de maturité dans leur technologie. Ils ont voulu tout réinventer, et ils n'ont rien documenté, donc c'est assez pénible.
Quant à l'avenir avec eux... Je ne voulais rester que le temps d'acquérir de l'expérience, mais je doute de ma capacité à supporter ces gros lourdeaux au delà de quelques jours.

Gris-Gris semble sur la fin
Le week-end dernier, bref passage à Rouen.
Mangé en ville avec Sarah et un copain à elle. Il est arrivé sur la terrasse où nous prenions l'apéritif, dans un blouson en cuir, en fendant l'air avec la légèreté d'un voilier. Il m'a donné vaguement l'impression d'avoir honte d'exister. Après avoir dîné et bu des coups jusqu'à deux heures, S. est rentrée chez elle, et nous avons fait un bout de chemin ensemble, lui et moi. Au moment de nous séparer, alors que m'apprêtais à lui faire la bise, il m'a tendu sa paluche avec un sourire gêné, et il a disparu. J'ai rêvé de lui ensuite.

Z. élève maintenant des cloportes (dans ma chambre !)
Une jungle a envahi l'arrière de la maison
En rangeant la chambre d'I., Maman a retrouvé de vieilles photographies. Entre autres, des clichés de mamie, lorsqu'elle était jeune, lorsqu'elle avait encore un corps de sirène, lorsqu'elle vivait des aventures, lorsqu'elle était encore en possession de tous ses moyens. Dans les années 50. Elle était un peu hommasse, d'ailleurs, curieusement.
D'elle, maintenant, il ne reste plus rien que le souvenir que nous en avons gardé, et puis, plus tard, lorsque nous serons nous-mêmes partis et que ces photos auront disparu, il n'en restera plus rien du tout. Et ainsi de suite.

Jeudi 23 avril 2009

Slurp !
Une oeuvre magistrale de 2004, que le monde est enfin mûr pour recevoir.

A part ça...
Outre-Manche, le Guardian a révélé que la police avait soudoyé des militants écologistes pour leur soutirer des informations stratégiques sur leurs associations. Mise en cause, la police britannique a expliqué que le « Terrorism Act » lui autorisait ce genre d'infiltration.
Nouvel exemple, parmi d'autres, de l'utilisation de la menace terroriste pour justifier des dérives policières ou militaires.

Tati expo
En France – wonderland de la barbouzerie militaro-nucléaire –, on préfère infiltrer directement les réseaux informatiques. Officiellement, c'est une petite société de sécurité privée, missionnée par EDF, qui s'est chargée de mettre sous écoute l'ordinateur du dirigeant de Greenpeace France. Comme par hasard, parmi les prévenus, on retrouve un ex-DGSE et un ancien flic.
Ah, c'est qu'en France, nous privilégions les montages complexes, éclatés, qui permettent de bien diluer les responsabilités !!
Et une fois de plus, le terrorisme sert de prétexte à cette panade, puisque le gérant de la société de surveillance incriminée explique que les organisations écolos constitueraient une cible de choix pour les terroristes qui « voudraient en savoir plus » sur le fonctionnement de nos chères centrales nucléaires. Ah, mais que n'y avions-nous pensé plus tôt ! Bon sang mais c'est bien sûr, Ben Laden ne rêve que d'inflitrer Greenpeace, pour découvrir les mystères de l'atome !
Autre façon, au passage, de mettre dans le même sac réseaux terroristes et organisations alternatives.
Au passage, j'ai décidé de raconter mes trois jours.

Bon.
Calmons-nous.
Qu'est-ce que j'ai à m'énerver comme ça ?

A part ça, j'ai craqué, à l'autre garderie, l'autre jour. J'ai démissioné.
Donc, retour à la case ANPE.
Passez votre tour.
Payez à la banque.

Maintenant, l'angoisse m'étreint chaque jour davantage. La fin de mon bail à l'automne prochain, le proprio qui me propose d'acheter sa bicoque, le trou dans mon CV qui s'agrandit comme la couche d'ozone, tout devient motif d'inquiétude. La peur me paralyse tant que je n'arrive même pas à quitter Paris pour un week-end.
Je voudrais pouvoir me dire, bon sang, Baptiste, mais qu'est-ce que tu te fiches de ces futilités, tu t'en moques complètement !
Le fric, le boulot, le foncier, la vie rangée de vieux garçon, comme la vie calculée à deux, le look, la branchitude nocturne, les séries TV, le sport, les bagnoles, les gosses, la cuisine, que sais-je encore, rien de tout ça ne t'a jamais intéressé, et tu y as toujours été nul. Tout ce qui t'intéresse, c'est t'amuser, rigoler avec tes amis, draguer, aimer, boire, faire des voyages et de la musique.
Alors tu ferais mieux de vivre un peu ta vie, mais je n'y arrive pas, je n'y arrive plus.

Mercredi 27 mai 2009

...je me promène
Portes ouvertes des ateliers de Belleville...
Vu A. l'autre jour, avec sa petite fille « qui mord ».

Entretien à Malakoff lundi, dans une petite société de service en ingénierie informatique. Une semblable à des milliers d'autres.

La chargée de recrutement me fait visiter – chose inhabituelle – une partie de leurs locaux : ici le service commercial, là le service administratif et financier. Initiative d'autant plus inhabituelle qu'une fois embauché, vous serez délégués chez un client « en régie », et n'entretiendrez donc plus aucune relation matérielle avec votre employeur. Bref, nous entrons dans une petite pièce aux murs dénudés et aux cloisons vitrées. Quelques cartes de visite au nom du directeur général débordent d'une boîte en plexiglas. Par la fenêtre, je peux apercevoir les petites maisons de la banlieue, tassées les unes contre les autres, comme du patchwork, et la fière tour Montparnasse, qui se dresse au loin. L'entretien commence de façon classique : présentation mutuelle, récit de mes expériences, description de l'entreprise. La fille est jeune, mais plutôt fine – ni méprisante, ni mielleuse, assez sereine. Je fais mon numéro de cirque habituel, je décris mes expériences, je fournis quelques exemples bien sentis, j'évite toute image ou terme négatif, j'utilise les expressions consacrées. Seule chose bizarre : elle en sait manifestement très peu sur la mission proposée. Aussi, vers la fin de l'entretien, comme j'insiste pour avoir quelques détails, elle s'en va chercher le commercial, censé en savoir plus, et elle me laisse seul quelques minutes. Le commercial débarque enfin : un jeune type nerveux, les cheveux électriques, le front et les mains humides, la cravate de travers. Il semble gêné, s'embrouille au sujet d'un collègue qui gérait ce dossier jusqu'à présent, et qui aurait récemment démissionné, pour finir par me dire :
« – Bon, en fait, je vous préviens, cette mission, hein, ce n'est pas du tout chez un client à nous... ».
« – Ah ? »
« – Oui, nous on est comme ça ici, hein, on est très franc, on n'a rien à cacher... »

Trouvez la tour Eiffel, cachée dans cette photo
Il me donne le nom de l'entreprise en question. Il se trouve que c'est une petite société du secteur de la recherche clinique qui a passé une offre d'emploi sur le site de l'APEC, à laquelle, amusant hasard, j'ai déjà répondu quelques jours auparavant.
Cette SSII m'a donc « appâté » avec une annonce trouvée sur le net, qu'ils m'ont d'abord présentée comme étant une mission à eux. Autrement dit, tout est bidon.
Je vois le commercial qui cherche à se tirer d'affaire, il me parle d'une autre mission possible, chez un vrai client à eux cette fois-ci, mais il ajoute que mes prétentions seraient un poil trop élevées. Bon, ils vont quand même leur transmettre mon CV, et ils me rappelleront, hein.
Nous nous levons, et, soulagé, il me raccompagne vers la sortie. Devant l'ascenseur attendent deux petites bimbos en pleine conversation.
« – Ah, je vous laisse en excellente compagnie. » gargouille-t-il.
Juste avant que les portes ne se referment, un sosie de Claude Guéant se précipite avec nous dans l'ascenseur (sensation horrible).

Ici, je trouve confirmation de cette pratique des fausses offres d'emploi à laquelle ont recours certaines SSII.
Quel temps perdu pour tout le monde. Tout ça pour me rencontrer, pour me jauger, pour voir si je vais être suffisamment naïf pour me laisser revendre en pré-embauche. Ces pratiques sont assez représentatives de l'époque actuelle : un procédé de multiplication des intermédiaires qui ne créé aucune valeur en soi, gonfle artificiellement le marché, entretient le turn-over, et contribue à fragiliser, sinon dégrader, les relations entre les informaticiens et leurs employeurs.

Paris sera toujours Paris
L'après-midi du même jour, je passe un second entretien, non plus dans un lotissement commercial tristement fonctionnel de Malakoff, mais dans un imposant immeuble en pierre de taille de la rue Saint-Georges, dans le neuvième arrondissement (architecture art-déco, généreux hall d'entrée, hôtes d'accueil en costume, double ascenseur...)
Arrivé au quatrième étage, on me fait patienter sur un canapé en cuir noir. Une grande peinture abstraite est accrochée au mur. De la moquette recouvre le sol.
« – Un verre d'eau ? Un café ? » s'empresse de me proposer une secrétaire.
Placé bien en évidence, un écran vidéo diffuse en boucle une animation très léchée présentant l'entreprise, sa politique de ressources humaines, ses perspectives de développement. Je commence à trouver le temps long. Au bout d'une quinzaine de minutes, une jument blonde, tirant sur la quarantaine, vient me chercher. Au ton de sa voix et à sa manière de toiser mon sac à dos Decathlon, je la sens tout de suite hautaine. Elle me conduit à son bureau. Deux élégantes brochures noires spiralées en papier glacé sont posées sur la table, à mon attention.
« Vous avez un portemanteau derrière vous » me dit-elle, lorsqu'elle me voit poser ma veste sur le dossier de mon fauteuil.

La petite ceinture
Ma recruteuse possède un véritable bureau de ministre, et au moins deux mètres me séparent d'elle. L'écran de son ordinateur me masque une partie de son visage.
Elle commence l'entretien en me demandant si j'ai des questions à poser sur l'entreprise. Je réponds que l'animation diffusée dans le hall d'accueil m'a déjà fort bien renseigné, pensant montrer par là que j'y ai prêté attention, mais je réalise, au moment où je prononce ces paroles, que tout est pensé, calculé d'avance, et qu'elle a probablement commencé l'entretien avec retard pour justement me laisser le temps de m'imprégner de leur vidéo d'endoctrinement ridicule.
J'invente cependant quelques questions, concernant leurs secteurs d'activité, le mode de management, le processus de recrutement. Elle y répond avec une précision robotique, puis elle me demande de me présenter.
Au fur et à mesure que je parle, elle tapote sur son clavier. Parfois ses doigts se figent, et elle se met à regarder dans le vide. Lorsque j'aborde un nouvel aspect de ma vie professionnelle, elle se remet à taper, sans quitter des yeux son écran. Je ne me sens pas très à l'aise, tout me semble particulièrement artificiel et surfait.
Vient enfin son propre tour de parole. D'une voix froide, elle insiste sur la carrière remarquable des consultants de l'entreprise. Se saisissant d'une des brochures noires, elle m'invite à jeter un œil sur le cas de Bruno Bidule, en page 13. Bruno Bidule est un de leur chef de projet. A côté de sa photo, où il pose, la mine souriante et épanouie, un petit laïus relate son parcours professionnel, tout le bonheur qu'il éprouve depuis qu'il a rejoint cette entreprise merveilleuse.
Puis elle embraye sur Mélanie Machine, « responsable innovation », dont la présentation figure « en page 14 ».
J'ai l'impression d'être à l'école. En tournant les pages, je tombe d'ailleurs sur son profil à elle, la responsable du recrutement, et je lis qu'elle n'a que 25 ans. Pas du tout 40, comme je le pensais.
Je lève les yeux. Je la vois parler, comme un robot. Avec ses cheveux blonds tirés en arrière, ses manières sèches et sa petite bouche pincée, avare en sourire, je l'imagine dominatrice SM, moulée dans une tenue en latex, avec un fouet et des mecs pliés à ses bottes.
Elle en vient enfin au dirigeant de la société, Charles-André de la Moissonneuse-Batteuse, un homme extraordinairement dynamique et combatif, à la tête de l'entreprise depuis sa fondation en 1983, et par ailleurs propriétaire du château de Courbettes, un hôtel de luxe au cœur de la Picardie.
Ici, nous croyons vraiment aux vertus de la méritocratie, dit-elle avec une fausse conviction, c'est-à-dire que la situation que nous possédons à un moment donné, nous nous sommes battus pour l'avoir, nous l'avons gagné au prix de justes efforts. D'ailleurs, ajoute-t-elle en adoptant maintenant le ton de la confidence et de la mortification mêlé, ce ne fut pas toujours facile pour Charles-André de la Moissonneuse-Batteuse, tout au long de ces années, dans la gestion de son entreprise. Là, j'ai commencé à avoir du mal à me retenir de rigoler, et j'ai senti la commissure de mes lèvres se contracter, en dépit de mes efforts pour rester impassible. Je crois qu'elle l'a vu, car elle est rapidement passée à autre chose.

Mon vélo sous les eaux
Cette petite bique en tailleur a conclu l'entretien en me disant qu'elle soumettrait mon dossier à l'un de leurs ingénieurs d'affaires, mais que je n'aurais pas de réponse avant la fin de la semaine, car ils sont tous partis en séminaire pour le moment, et qu'ils auront beaucoup de travail à leur retour.
Dieu merci, je n'ai pas eu de réponse, sans doute pour des questions de rémunération et de positionnement technologique.

Ma rémunération n'est certes pas excessive par rapport à mon expérience professionnelle, mais elle l'est un peu par rapport aux postes auxquels je candidate, vu qu'il s'agit de technologies sur lesquelles je suis encore junior. Du coup, je constate qu'aucune entreprise ne souhaite prendre le risque avec moi, en dépit du fait que j'ai largement fait mes preuves depuis neuf ans en informatique. Ils ont tous le nez dans le guidon, et ne raisonnent que par rapport au client final chez lequel ils me placeraient, client qui, pour le prix qu'il paierait à l'entreprise pour m'avoir (un prix toujours commissionné bien sûr), réclame des profils rodés et confirmés. Tous les recruteurs, quels qu'ils soient, dans toutes les SSII où je suis passé, tous styles confondus, me tiennent ce discours.
Ce qui me choque surtout, c'est qu'à aucun moment ces petits foutriquets ne raisonnent comme des personnes s'apprêtant à accueillir un salarié, un collègue, un futur collaborateur, dont la présence serait rendue nécessaire par le développement de l'activité de l'entreprise. Ils ne se comportent que comme des commerciaux, des négociants, des maquignons, dont l'unique occupation consiste à attraper des femmes et des hommes pour un certain prix, à les ranger dans un vivier, pour les louer ou les revendre ensuite à une autre entreprise, à un prix toujours plus élevé. C'est du marchandage pur et simple, un business dont les salariés ainsi négociés ne tirent guère de bénéfice, et qui se concentre essentiellement sur les jeunes diplômés, dont les rémunérations encore basses permettent de maximiser les plus-values.

Beurk.

Situation serrée
Pour me changer les idées, et comme je n'arrive pas à planifier le moindre week-end touristique, paralysé par l'incertitude concernant mon avenir à court et moyen terme, j'ai passé un dimanche à Orly.
Je croise toujours deux ou trois fanatiques de l'aviation, postés sur le petit promontoire de Wissous. Ils sont munis de petits récepteurs qui leur permettent d'écouter les communications entre la tour de contrôle et les avions.
Car c'est un balai de décollages et d'atterrissages continuels. Parfois, les fenêtres temporelles semblent très serrées : un avion s'approche distinctement de la piste, sur laquelle un autre appareil tarde à décoller. Même les « spécialistes », debout à côté de moi, en voyant la scène, poussent des : « Ouh là là, ça va être juste ! »

Portance
Parfois, le contrôleur décide de faire « remettre les gaz » à un avion qui s'apprête à atterrir, parce que la piste n'est pas encore libérée par l'appareil précédent. On aperçoit alors une fumée brune se former à l'arrière de l'avion, qui se cambre, pour reprendre de l'altitude. Il décrit une large boucle autour de l'aéroport, puis disparaît de l'horizon pendant une dizaine de minutes, pendant lesquelles d'autres avions atterrissent, avant de se présenter de nouveau dans l'axe de la piste, et de se poser normalement ; alors le copilote, pas content, se lâche, et demande sèchement à la contrôleuse aérienne :
« – Vous vous rendez compte, ça coûte très cher en carburant une manœuvre comme ça ! ».
La contrôleuse reste interdite un instant, puis répond, sur le ton monocorde de la phraséologie radio :
« – Air France 56 94, je vous ai donné cette instruction pour des raisons de sécurité. La piste n'était pas libre. »

Villeneuve-le-Roi
Il faisait très chaud ce dimanche.
J'ai repris le chemin de la capitale.

La banlieue sud a quelque chose d'horrible et de fascinant à la fois : un charme finissant et désuet, une nonchalance tiède et paresseuse, une espèce d'indécision mélancolique. Je me recouvre de poussière grise en la traversant. Mon vélo rebondit en craquant sur les nids de poule de Vitry-sur-Seine. Les poids-lourds de Rungis me collent au derrière, comme dans un film de Spielberg. Les petits pavillons de Thiais me regardent passer en baillant. Il règne un calme mystérieux aux abords des usines d'Ivry, déserts et fantomatiques. A Sceaux, il me faut zigzaguer entre les poussettes colorées que promènent de jeunes couples sans complexe. Les massifs de roses trémières, au pied des murs beiges des maisons en béton d'Antony, semblent rire de ma présence ici. A Choisy-le-Roi, de la musique arabe s'échappe de voitures nerveuses, tandis que des silhouettes solitaires et désabusées quittent la gare de RER. A Villeneuve-le-Roi, après les terrains vagues et les potagers, on se promène le long de la Seine, indolente et docile ; on y pêche, on y fait du ski nautique. Sur la place du village de Wissous, inondée de lumière, un retraité rêvasse en silence, assis sur un banc. Quant à Ablon-sur-Seine... Mais qui connaît Ablon-sur-Seine ?

Alfortville
Et partout il y a ces bars de quartier, sombres et engageants comme des grottes, aux coin de rues oubliées, ces assommoirs aux portes toujours ouvertes – comme un appel à l'aide –, d'où s'échappent le bruit de la télé, de la vaisselle et des flippers, entre les échos de conversations de comptoir qui ne mènent nulle part, et que personne n'écoute.

Lundi 15 juin 2009

Le week-end dernier, aux élections européennes, en dépouillant les bulletins de mon bureau du 3ème, j'étais plutôt content de voir la liste écolo prendre petit à petit la tête, jusqu'à ce que j'apprenne que les conservateurs l'avaient emporté un peu partout ailleurs. Cette conne de Dati, radieuse. Percée des indépendantistes au Royaume-Uni. Berlusconi – pourtant plus pitoyable que jamais – qui survit en Italie. Et pas qu'en Europe : réélection d'Ahmadinejad en Iran, retour de Nétanyahou en Israël. Que des mauvaises nouvelles.
Je ne vois que la peur pour expliquer cette vague conservatrice démoralisante.

J'ai oublié de signaler que D. était passé ici, un soir du mois dernier. Il m'a semblé particulièrement déprimé, je ne l'avais jamais vu comme ça. Lui aussi est affecté par la crise ; pas seulement dans son chiffre d'affaire, mais psychologiquement. Originaire d'ex-RDA, il était déjà écœuré par les logiques consuméristes et capitalistes en général, mais là, je crois que c'est pire que tout pour lui.
Le plus absurde, c'est qu'on a du mal à trouver la perspective de la « reprise économique » vraiment réjouissante. Elle est indispensable, mais c'est comme si elle n'était pas satisfaisante.

Ah, la crise économique. Ah, ma bonne dame !
L'autre jour, dans un coin de l'hypermarché Auchan, j'ai remarqué la présence de deux nouveaux rayons, mis en valeur par de grandes affiches suspendues au plafond, et marquées « Self-Discount », dans des teintes blanc cassé et jaune pipi. C'est le rayon des super-pauvres. Que des produits no-name, que des sous-sous-marques.
Les hypermarchés, face à la concurrence des discounters comme Lidl, plutôt que de baisser leurs prix, créent donc des espaces prétendument discounts. Dans leurs discours, les marketeurs trouvent même le moyen de vanter les vertus « environnementales » de ces produits. Aucun scrupule ! Cela étant, je n'ai pas aperçu grand monde dans ces rayons : il faut dire que la différence de prix est minime, et vu la qualité parfois déjà limite des produits "non-discount" vendus dans le reste du magasin, ça fait un peu peur.
Bref, cette petite note mercantile et triviale juste pour dire que la crise économique est une nouvelle occasion de mesurer l'étendue de la cupidité des entreprises, et de la grande distribution en particulier.

Robe à fleurs parmi les fleurs...
Au chapitre "Zola de l'informatique", je découvre aussi les SSII discount...
La semaine dernière, un commercial m'appelle sur mon portable (le commercial a remplacé le recruteur ; ben oui, pourquoi payer des assistants RH ?), me pose quelques questions stéréotypées sur mes compétences (nombre d'années dans ceci, nombre d'années dans cela, et tant pis si ça n'a aucun sens parfois), me demande ma rémunération (d'habitude, on attend de me rencontrer avant d'aborder le sujet, mais là, on n'attend plus, pas le temps). Je lui donne ma fourchette basse, 35, et il me répond d'un air contrit : « Je ne veux pas vous mettre le couteau sous la gorge, mais là... le marché, là, c'est très, très, très serré, alors si vous pouviez faire un effort... »
Autrement dit, ces SSII profitent à fond du chômage pour faire baisser les salaires d'embauche.
Recrutement express, par téléphone, au plus offrant, démarrage immédiat, gros stress (vous n'êtes pas encore embauché, que le mec au téléphone vous parle déjà des deadlines : vous devrez avoir livré la première partie du projet en septembre, la seconde pour la fin de l'année), vous serez vraisemblablement viré dans six mois (beaux joueurs, certains vous laissent, tacitement, le choix du contrat : CDI, CDD, contrat de mission, mais de toute façon, dans 6 mois, out), et on ne discute pas. Et bien sûr, on ne vous dit surtout pas chez qui vous irez bosser : comme il y a plusieurs niveaux de sous-traitance (ils disent travailler « pour un ami », « pour rendre service », « avec une entreprise partenaire », etc.) et que vous serez loués à une deuxième société qui vous sous-louera à une troisième, le commercial ne peut même pas vous préciser dans quel secteur d'activité vous atterrirez, il n'en sait rien lui-même (et il s'en fiche complètement).
Ce qui est dingue, c'est que je reste toujours poli et courtois avec ces types. C'est seulement après que je m'énerve, tout seul, en fulminant comme un diable.

Bon, il faut que j'arrête de parler de ça, je vais me faire du mal.
Mais qu'est-ce que l'absurdité de ma situation peut m'agacer aussi ! J'ai envie de travailler dans un domaine, j'ai de l'expérience, je vais jusqu'à m'auto-former à domicile, je suis motivé, et je me heurte à ces marchands de volaille qui n'y connaissent rien et qui cherchent à m'arnaquer, dans un contexte de crise. C'est à se taper la tête contre les murs.

Donc, puisque c'est comme ça, je me suis consacré à la rédaction de deux passionnants articles :

Au moins, mes ASSEDIC contribuent à quelque chose d'utile, de constructif, et de profitable à la société, hein.

Samedi 27 juin 2009

Salon du Bourget
La semaine dernière, j'étais au salon du Bourget.
Oui madame.
Non pas pour y signer quelques contrats juteux avec Taiwan ou le Pakistan (histoire d'écouler des Rafales et de financer mon parti politique), mais, plus modestement, pour tenter ma chance au forum Emploi-Recrutement. C'est du moins l'excuse que je me suis trouvé pour y aller. Hélas, les filles de l'ONERA et d'EADS m'ont regardé d'un air navré, genre : mais mon coco, t'es pas du tout le profil qu'on vient chercher ici.
Donc j'ai quitté le forum assez rapidement, sans ombrage prendre, et je suis allé admirer le profil des avions en vol.

C'est peut-être parce qu'elles m'évoquent l'absence d'entrave, la grâce et la puissance, que ces grosses bêtes me fascinent en ce moment. Je manque de cette liberté, moi qui suis accroché au sol, moi qui suis prisonnier de jungles grises et urbaines.

Free-Pride
A propos de jungle urbaine, l'autre jour, j'ai croisé une drôle de parade sur le boulevard Voltaire. Un petit cortège festif de djeun's, en treillis verdâtres, sweats XXL à capuche, tresses rastas et casquettes, traînant des bières, des chiens et des caddies. Dans le sillage de camionnettes de location un peu miteuses, dont les sonos s'échinaient à essayer de faire du bruit, certains s'agitaient frénétiquement. D'autres semblaient tout ramollis. On pouvait distinguer clairement le clan hard-core, en tête, de la tribu techno, en queue.
Oh, ils n'étaient pas nombreux, trois cents pauvres diables à tout casser. Pourtant, massés comme des loups dans les avenues adjacentes, des dizaines de fourgons de police et de gendarmerie les avaient dans le collimateur. Il faut dire que quelques banderoles, suspendues aux camionnettes des teufeurs, avaient l'imp(r)udence d'évoquer l'affaire Julien Coupat et la loi Hadopi.
Bouh !
J'ai appris qu'il s'agissait en fait de la free-parade, une manifestation alternative en faveur de la liberté de la culture, de la liberté d'activités et de mouvement. Donc effectivement, cette bande de têtes brûlées devait être redoutablement dangereuse. D'ailleurs, j'ai eu très peur.
Ah, monsieur le préfet de police de Paris, merci de veiller ainsi à la sécurité des honnêtes citoyens que nous sommes, merci de nous protéger contre la menace terroriste.

Gay-Pride
En voilà des tenues !
Leur présence (je veux dire, celle des flics) se fait d'ailleurs chaque année un peu plus notable à la Gay-Pride. J'ai ainsi pu assister à une belle arrestation, aujourd'hui, au niveau du jardin du Luxembourg, avec menottage au sol, visages révulsés et tout et tout. Quelques nanas excitées s'étaient crêpées le chignon dans le cortège, paraît-il.
On les voit également place de la Bastille, les poulets, où ils font le comité d'accueil maintenant, alignés comme des piquets bleus.
Fini les dandineries et les frétillements du cul autour de la colonne de Juillet, bien dressée sur son socle. Allez hop, dispersion, au lit les pédés.

Mais qu'est-ce que je peux être pisse-froid, moi ! Une belle fête comme ça, joyeuse et colorée, un jour de juin ensoleillé, où l'on danse en communion, et je vous parle de sinistre flicaille !

Act Up 2009
Bon, alors je la refais : je vais à la Gay-Pride chaque année, parce que ça me fait du bien de voir des gens gais, différents et réunis, qui s'amusent au grand jour. Je respire. Et puis il y a toujours des mecs mignons à regarder, comme ce garçon qui distribuait des flyers pour Têtu ; on s'est souri, il s'est retourné et on a continué à se sourire (et comme une conne, je ne l'ai pas suivi).
Et puis parce que c'est important. Dans le domaine des droits et des libertés des homos, tout est relativement récent, et il n'y rien de vraiment acquis, alors plus on montrera qu'on existe, mieux ce sera.
D'ailleurs, voyez, luttant même contre mes tendances ermitiques, je m'y rends tout seul, oui, tout seul, vu que dans mon entourage, plus personne n'y va. Comment ça je n'ai plus d'entourage ? Bon, oui, alors j'y vais tout seul parce que je n'ai plus d'entourage, et puis zut.
Voilà.

Jeudi 23 juillet 2009

Je n'ai la paix que la nuit.
Car le matin, c'est la voisine du dessus qui déménage son lit, les couvreurs de toit qui jouent du chalumeau, la petite fille des voisins d'à-côté qui saute à pieds joints dans le couloir, ou juste la chaleur moite de l'été qui vient m'écraser comme une merde contre mon matelas.
A midi, une fois levé, il me faut allumer le téléphone portable. Pénible épreuve. Quel commercial benêt m'aura encore laissé un message ? Avec leurs expressions stéréotypées, je les reconnais dès les premiers mots : « une société d'ingénierie et de conseil », gna gna gna, « j'ai trouvé votre profil sur le site de l'APEC », gna gna gna, « si vous êtes à l'écoute du marché », gna gna gna, « une opportunité professionnelle à vous proposer », gna gna gna...
Le tout débité platement, sur le ton des vendeurs de fenêtre, sur le ton de ceux qui répètent les mêmes salades à longueur de journée.
Par exemple, celle-ci :
(vous avez compris le nom de sa boîte, à la fille ? Non, elle ne l'articule pas, car elle sait très bien que cela n'a aucune importance).

Ce jeudi matin, donc, je suis debout depuis pas trente secondes, que j'entends frapper à la porte. Naïf, j'ouvre. C'est A., avec sa fille de deux ans. Elles s'incrustent, évidemment, malgré ma voix pâteuse, mes yeux chiasseux et ma démarche traînante. Avec détachement, elle m'entretient de son ordinateur cassé, de ses vacances, tandis que j'avale mes Chocapics, et que sa fille joue avec la salière, qu'elle menace de renverser.
Le mois dernier, déjà, elle avait débarqué avec un écran d'ordinateur dans un sac en plastique, qu'elle entendait tester sur mon PC. Son copain Alb. (qui avait détruit l'écran en marchant dessus) avait rappliqué ensuite, une bière vide à la main, nerveux, incohérent, énorme comme un éléphant.

Le week-end dernier, à Rouen.
Un peu de répit, voir l'herbe verte, revoir la famille. Je dors dans la chambre de Sarah, car Zoé a fait de la mienne son atelier d'artiste. Lundi soir, maman, vite bourrée, radote sur son kiné et son aquagym.
Je commence cependant à apprécier ces instants de retrouvaille, à apprécier de revoir mes parents et mes sœurs, encore qu'il me soit pénible de rester trop longtemps avec eux.
C'est sans doute le fait de les voir vieillir, la mort de mamie, ma solitude actuelle, l'incertitude de l'avenir... On revient vers ce qui a toujours été là, pour nous.

Quai de Rouen...
Rouen.
La rue Jeanne d'Arc m'a semblé particulièrement hideuse, malgré les jolis arbres qu'on y a plantés, et la lumière argentée qui tombait du ciel. Ce sont les enseignes des magasins qui sont laides. Et puis les bars ont tous disparu. Il n'y a plus que des banques, et une armada de cabinets immobiliers – j'en ai compté une dizaine rien que dans le haut de la rue.
Je me suis installé sur les quais de la Seine, récemment aménagés en promenade.
Il y a toujours ce fantasme chez moi de partir m'installer dans une ville de province, où je serais plus décontracté, où les rencontres seraient facilitées, parce qu'on y fait moins les mijaurées, etc.

Querelle de Rouen
A part ça, la saga des entretiens continue.
Le premier se passe à Boulogne-Billancourt, ville honnie, ville d'ennui, ville de Magnitude – ma première entreprise informatique –, ville de TF1 et de Monoprix. L'assistante du cabinet de recrutement, Kenza Trucmuche, ne m'a filé le nom et l'adresse de la boîte qu'au dernier moment, de peur que je ne les court-circuite. Elle me les a présentés comme étant un de leurs clients, mais je n'en crois pas un mot, et cela me sera confirmé par la suite. A force de m'avoir au téléphone, elle me tutoie maintenant, elle me raconte qu'elle joue au ping-pong le midi, à la pause déj'. Il faut dire que depuis que son « client » a accepté de me rencontrer, elle est tout miel maintenant, alors qu'elle avait été si aigre et hautaine au début. Mais ma pauvre fille, si tu savais ce que j'en ai à faire de ton client. Une boîte de jeu en ligne. De courses hippiques. Mais bon, je ne vais pas annuler au dernier moment. Et puis, ça me fera toujours un entretien de plus, un épisode à raconter à l'ANPE, au cas où ceux-là me feraient chier.
Donc, métro ligne 9, direction Pont de Sèvres, 9h30 du matin. J'ai oublié de prendre de quoi lire. Pas grave, il y a le panorama social à contempler :
Le fonctionnaire homo trentenaire, le crâne dégarni, plongé dans un Lonely Planet sur la Malaisie.
La néo-bab à cheveux longs, foulard et tennis en toile, qui sort sa petite bouteille d'eau minérale goût citron.
La butch black, gros nichons et serre-tête, vautrée sur son sac Rue Princesse, aussi fatigué qu'elle.
Station La Muette, et c'est l'arrivée du jeune ingénieur d'affaire, avec sa gueule à tomber par terre, avec des yeux noisettes sublimes et une bouche de rêve – heureusement qu'elle ne dit rien, ça romprait le charme.
Station Billancourt, je descends, je m'arrache à ces exhibitions métrosexuelles.

Je passe des entretiens jusqu'à Fontenay-sous-Bois !
Le temps est océanique, et les rues lessivées par l'orage de la veille. Ma cravate folle gigote dans le vent. Je n'ai même pas pris la peine de défroisser ma chemise en partant. Ma braguette est-elle bien fermée ? Oui.
Ils ne sont pas loin de chez Alten, où j'ai passé un entretien en juin dernier.
Alten, c'est l'usine. Vous arrivez dans un grand hall inondé de chaleur. Sans un sourire, une hôtesse d'accueil prend votre nom et vous demande d'aller vous asseoir. Vous vous retournez, et vous distinguez, dans un coin du hall, une douzaine de pingouins qui attendent déjà, agglutinés sur des petites chaises mesquines, marinant dans leur jus, qu'on vienne les tirer de là, comme chez le médecin. Bon, un médecin qui se ferait quand même 850 millions d'euros de CA. Les pingouins inspectent soigneusement ma bobine et ma tenue, tandis que j'essaye de m'asseoir avec naturel. L'un d'eux se lève (tout le monde remarque aussitôt que sa chemise est trempée par la sueur), se dirige vers l'accueil, s'enquiert de la présence d'un distributeur d'eau, et revient bredouille, sous les sourires amusés des autres. Chacun guette les portes des ascenseurs. Chacun se demande si le fringant chargé de recrutement qui s'en extrait sera pour lui.
Celle qui vient me chercher, c'est Maud Basilic (ou quelque chose d'approchant), une petite nana de 25 ans, tranchante et désinvolte, genre « je suis une pro ». Elle commence l'entretien en se vantant d'être « directrice d'agence », elle me demande si je sais ce que ça veut dire, puis elle me passe en revue toute sa carrière, depuis ses premières armes chez Ernst and Young, son passage chez Accenture, et enfin sa belle progression chez Alten. Tout ça à ton âge, incroyable ma chérie. C'est qu'il s'agit de m'en mettre plein la vue. Elle s'assure que je suis ingénieur. « Oui, car nous n'embauchons que des Bac+5 ». N'importe quoi.
A la fin de l'entretien, comme elle ne veut plus me lâcher, elle m'entraîne à l'autre bout du bâtiment, pour m'y faire rencontrer Julien Pomme, une andouille de commercial, une grande asperge en costume noir, avec un air de Damon Albarn jeune, qui ne répond pas quand je lui dis bonjour. Maud Basilic me présente à lui comme un candidat potentiel pour ce poste d'ingé-dév chez ce client, là, dont il a la charge. Il se tourne alors vers moi (tout en continuant de regarder ailleurs, belle gymnastique oculaire) et me pose quelques pseudo-techniques, d'une voix lasse et dédaigneuse. Il prend un air important pour m'expliquer que ce client est très exigeant, qu'il lui faut un expert, hein, attention, rien que la passation de compétences, il y en aura pour deux mois tellement c'est compliqué. Un peu piqué, je cherche à savoir de qui il s'agit. Mais je suis rapidement douché, c'est dans les télécoms, une start-up qui vend des services pour téléphones mobiles – sonneries, MP3, gadgets d'ados, ce genre de conneries. Leur consultant actuel s'en va, et ils doivent urgemment le remplacer. Le poste est donc pourri, difficile à pourvoir, et je les suspecte de m'avoir contacté essentiellement pour lui. Impossible soudain de me dépêtrer de cette Maud Basilic qui, devant l'ascenseur, insiste pour que je rencontre son client, que je les ai au moins au téléphone.
Une semaine plus tard, alors que je suis occupé à la Poste à compléter un dossier de candidature pour un concours du CNRS, elle m'appelle encore, cette gourde, pour me culpabiliser, pour pleurer, pour m'expliquer qu'elle ne comprend pas, qu'elle me trouve bien difficile par les temps qui courent, etc. Je l'envoie promener, et elle me raccroche presque aussitôt au nez.

Vous aimez Boulogne ? Pas moi
Bref, ça, c'était Alten. Mais ce matin, en remontant la rue de Billancourt, je me rends chez . Non, pas chez Matt et Jenny ! Le premier mec que je rencontre, le DSI – dont je n'arrête pas d'écorcher le nom –, je le soupçonne d'en être un chouilla, sous ses abords réservés, neutres et contrôlés. Dans la prunelle de ses yeux, je décèle un je ne sais quoi de fragile, de coquin et de pétillant à la fois. Alors, lorsqu'il voit que j'ai fait du norvégien, il s'égaye : ah, nous avons parfois des réunions avec des collaborateurs suédois, j'ai un peu de mal à comprendre ce qu'ils disent, parce que je suis mauvais en anglais, mais ça ne fait rien, parce que les suédois, ils sont agréables à regarder... Hi hi hi.
Oh, comme c'est subtil, cette ambiguïté du masculin pluriel. Ah, la grosse perche. A la fin, il m'entraîne dans la salle de repos pour m'offrir un verre d'eau. Nous ne sommes que tous les deux, et le silence tombe soudain, comme entre deux amoureux maladroits...
Glou glou glou, c'est le bruit de la fontaine à eau. Comme je ne me décide pas à lui faire un petit bisou, nous sortons de la salle, et il me remet entre les mains d'un type moins suspect, un chef de projet italien, rablé, court sur pattes, froid et sec comme un prosciutto de montagne, qui me soumet fissa à un test informatique.
Finalement, il est déjà midi quand je quitte leurs bureaux. J'ai envie de faire pipi.

Two lovers on a bench
L'après-midi, nouvel exercice de style. La boîte, je ne la citerai pas, c'est celle qui vend des billets de train sur Internet. Entreprise privée, appartenant à un groupe privé, elle se fait des bénéfices sur le dos de la SNCF. Curieux comme on privatise toujours ce qui est rentable, et qu'on abandonne au secteur publique ce qu'il l'est moins, comme l'activité de fret par exemple, déficitaire.
Mais passons.
Ils sont à Clichy, le long des voies de chemin de fer. J'avale un sandwich sur le pouce, dans une brasserie en face du métro Louise Michel. Il se remet à faire chaud. Je commande une bière. Avec l'alcool, mes pensées deviennent légères et guillerettes, elles s'élèvent en moi comme des petits oiseaux insouciants. Je regarde les cadres d'affaire, gros, gras et bêtes, mastiquer leur charcuterie au comptoir. Ma pauvre Louise Michel, si tu savais.

Enfin, je rencontre le chargé de recrutement. Il insiste autant sur l'indépendance de son entreprise vis-à-vis de la compagnie ferroviaire, que sur les avantages sociaux promis à ses salariés (pas énormissimes, mais bon, les évoquer, c'est déjà ça – dans la plupart de mes entretiens, le sujet n'est même pas abordé). A vrai dire, ce second discours, social-syndical, semble venir en compensation du premier, structurel et économique, comme pour atténuer symboliquement le poids de cette image troublante d'une société privée vivant au crochet d'une entreprise publique, et qui, de surcroît, ne jouit même pas d'une bonne réputation.
Evidemment, à ce chargé de recrutement, je ne lui parle pas de Louise Michel. Je lui joue du pipeau Techno, en contrepoint de son pipeau RH. Carottes râpées contre céleri rémoulade. Quel duo !
Une heure plus tard, je rentre à la maison, en espérant qu'ils m'oublieront.

Le destin m'appelle
Oh oui, oubliez-moi, oubliez-moi tous.
Car le destin m'appelle.
Car un nouveau chemin s'est révélé à mon âme égarée.
Non, je ne contribuerai pas au développement de systèmes informatiques mercantiles et productivistes, non je ne me ferai pas complice de la numérisation généralisée du monde, non, je ne me rendrai pas responsable de l'exploitation des travailleurs par la cybertechnologie !
A la place, je m'en vais poser des barres de béton sur les caténaires, et diffuser des manuels d'insurrection.
A propos, je l'ai téléchargé ce fameux brûlot « anarcho-autonome », il gît dans Mes Documents entre un guide-du-candidat.pdf (les concours du CNRS) et un remplacer-sa-chasse-d'eau.pdf (because problème de pomberie, brillamment résolu par mes petites mains d'ailleurs).
Cette Insurrection qui vient, et qui résonne comme un lointain écho de la Société du spectacle, m'a semblé malheureusement moins subtile que les litanies soporifiques de Debord. C'est surtout le style prophétique, eschatologique, excessif, pareil à celui des fanatiques religieux, conjugué à l'appel à la violence, qui m'a déplu. Ça reste encore le meilleur moyen d'envoyer au casse-pipe des pauvres diables, et de causer plus de torts que d'en réparer. Mais je crois qu'on n'ira même pas aussi loin, parce que ce bouquin, j'en ai peur, c'est encore du spectacle justement, un buzz pour effrayer le petit bourgeois et exciter les science-potards.

Mais trêve de postures situationnistes mal digérées – qui suis-je pour en parler ? –, citons quand même cette petite phrase, prise au hasard dans le livre :
« L'intérimaire est la figure de cet ouvrier qui n'en est plus un, qui n'a plus de métier mais des compétences qu'il vend au fil de ses missions, et dont la disponibilité est encore un travail. »
Eh bien, le consultant de SSII, ce tâcheron des nouvelles technologies que je suis, il se trouve un peu dans la position de cet intérimaire. Un intérimaire de luxe, mieux payé qu'un terrassier certes, mais intermédiaire solitaire, bouche-trou, expédient.

Voilà, je suis un expédient.

Vendredi 14 août 2009

Spike
Vu It's a free world, de Ken Loach, avec N. et G. – sur une thématique, la libéralisation du marché de l'emploi, que je commence à bien connaître !

Deux entretiens d'embauche dans une prestigieuse administration centrale. Pour une fois, j'ai repassé ma chemise... Mais l'un des types m'a mis mal à l'aise, avec des questions vicieuses et pédantes, un sourire artificiel, une voix sardonique (« Donc, oui, vous serez autonome... mais pas seul », genre, je t'aurai à l'œil). Comme il sera malheureusement incontournable, je crois que je vais me défiler – s'ils ne jettent pas ma candidature aux oubliettes avant.

Chez les inconnus de la rue Sainte-Marthe
Vendredi soir, je mange avec Christelle chez un chilien de la rue St Marthe.
On finit par s'incruster à une table voisine, où trois mecs et une fille noient leur désœuvrement dans des caïpirinhas. On termine chez l'un d'eux, un type un peu mystérieux, complètement mutique, avec un œil qui dit merde à l'autre, et la moustache de Fred Chichin. Sa copine est volubile et sociable au contraire. Une vraie brocante, chez lui. Toute les années 70 y sont réunies ! Un effroyable collectionneur. L'un des trois mecs va se coucher sur la mezzanine. Nous restons à danser au son de vieux 45 tours, que nous sortons par poignées de petites boîtes en bois. J'abandonne Ch. dans les bras de l'un des mecs. Elle le regrette dès le lendemain. Un remake de l'épisode des « trois mecs » ?

Cinéma en plein air
Mulholland Drive à la Villette, assis sur une nappe, avec salades, vin rouge, rillettes et Danettes. America America, quelques jours plus tard.
L'Amérique, la Californie, le rêve...
Illusions, illusions...
Moi aussi je voudrais partir là-bas, et tant pis si ce ne sont que des illusions. Au moins, je n'aurai pas celles de Camilla Rhodes.
A l'automne prochain, comme chaque année depuis trois ans, je tenterai ma chance à la fameuse loterie de la diversité. Les Etats-Unis ont bien besoin d'une Babarella comme moi pour se diversifier !

Ch. et Ed.
Samedi, anniversaire des lions chez Guigui et Nico. Je me sentais bien, et un peu abattu à la fois, sensation ambivalente.
Pour une fois, il y avait quelques homos potables, et bien propres sur eux, – des amis récents de Dominch –, tous en couple, naturellement.
Qu'est-ce qu'ils sont pénibles, ces pédés, à être en couple. Accrochés à leur chéri comme à une bouée de sauvetage, flottant sur l'océan. Accrochés à leur chéri comme au volant d'une voiture, perdue dans les embouteillages. Accrochés à leur chéri comme on l'est à ses petites manies, multiples et indéfectibles. A un bout de ferraille serré autour d'un doigt. Mais sombrez, sombrez dans la solitude justement, ça vous mettra un peu de plomb dans la cervelle, mes coquettes.
L'un d'eux me rappelait passablement Adrien.
Puis j'ai attendu le bus de nuit sous un abribus, car il pleuvait, et j'étais en polo. Pluie de nuit d'été.

Bortsch aux Lilas
Un jeune russe, que R. et A. ont rencontré à Irkoutsk le printemps dernier, est arrivé à Paris. Il dort aux Lilas. Nous avons fait quelques promenades tous les deux.
Je ne suis pas attiré sexuellement. Mais j'apprécie son calme, sa manière jeune et positive d'aborder les choses, sa relative indépendance (célibataire, il n'a rien à cacher), et son étrangeté – c'est-à-dire qu'il y a encore de la découverte possible, pour lui comme pour moi, du fait de la différence linguistique et culturelle.
Cette marche le long de la Petite Ceinture, où je l'ai entraîné, symbolisait d'ailleurs très bien ce rapport d'inconnu et de découverte entre nous.

Gin-party chez moi
Léa et Kader à la pétanque

Bon, il est brin passif, il se fait un peu traîner, il est tantôt infantile, tantôt psychorigide... et dans ce registre, j'ai assez de moi-même à porter sur les épaules.
En dépit de mes molles protestations, il s'est mis en tête de débarrasser la cuisine de tous mes vieux papiers, et comme il ne lit pas un mot de français, il a jeté courriers, modes d'emploi, reçus de CB, cartes de visite...

Un peu à fleur de peau ces temps-ci, partagé entre des sentiments de soudaine décompression, de liberté, d'angoisse et de menace latentes.
Ce sont ces histoires de boulot... Dès que je commence à les oublier, je me sens mieux. Avec l'inactivité du mois d'août, je suis aussi moins sollicité pour des postes à la noix – ces postes que je culpabilise toujours de refuser.
Mais ce répit ne va pas durer, avec la rentrée.
Je devrais prendre des calmants, mais je ne veux pas.

Chez S.
Notez la ceinture thaï dont on m'a affublé
Ah, ce surmoi...
Mon fidèle gendarme intérieur. Mon rigoureux et tendre policier intérieur, comme tu me châties bien, comme tu me malmènes... C'est dans cet espace entre le bien et le mal, entre la jouissance et l'angoisse, que viennent se loger mes fantasmes récurrents, mon imaginaire sexuel, qui mêle représentations de la force, de la puissance, et rêves de plaisir et d'amour.

Vendredi 28 août 2009

Week-end à Gruchy.
Là-bas, le programme est figé comme sur une partition. A jamais les séquences seront les mêmes. C'est ce qui est rassurant et insupportable à la fois.

Papa et Zoé sont venus me chercher à la gare, où j'attendais avec Niko-Niko dans son panier.
En arrivant au gîte, je m'attendais à voir surgir Opale sur le perron, miaulant pour nous accueillir.

A Goury, le canot de sauvetage est de sortie

Mais à quoi pense...
Mon père ?

Sur la plage de Vauville, habituellement déserte...
Il y a foule, aujourd'hui

Au restaurant du nez de Jobourg...
nous mangeons

tandis qu'au loin, radioactive...
Areva s'active

Sarah est là aussi, avec sa Chatouille, dont elle se soucie davantage qu'une mère de son enfant.
Dans ces conditions, il n'est guère étonnant qu'il règne comme de la nostalgie entre nous, avec ce fantôme des vacances d'avant qui nous guette... Les vacances d'avant, mais d'avant quoi d'ailleurs ?
Comme moi sur les sentiers des Pyrénées, ils noient leur mélancolie dans des promenades littorales et des baignades revigorantes. Enfin, c'est ce que je m'imagine...

Et après la plage... les courses à Unico
Bien sûr, cette nature océanique et sauvage est très belle, préservée du tourisme par les hideuses centrales atomiques des environs...
Mais il manque ce que j'aimais : mon insouciance d'enfant, nos petits compagnons d'avant, le sentiment de l'aventure et de la découverte...
A la place, je retrouve ce que j'ai toujours voulu fuir :
Maman qui se bourre au Muscadet dès 19h, qui surveille ce qu'il y a dans les assiettes de chacun, qui rabroue papa au moindre faux pas.
Sarah qui apporte des sujets de conversation d'un matérialisme et d'une insignifiance ridicules.
Papa qui plane et qui radote, qui me demande si mon train s'est arrêté dans toutes les gares, comme il le fait depuis dix ans maintenant.
Zoé qui est nerveuse, sèche et maussade.
Maussade et muette comme moi.
Quel quintet !

J'ai eu l'impression que papa était triste cette année. Je ne saurais dire à quoi précisément.

La nuit, dans ce hameau, l'épaisseur du silence est surprenante.
Après le dîner, je suis sorti dans le petit jardin, plongé dans les ténèbres, et tout embaumé des odeurs de la campagne.
J'ai levé la tête. Je pouvais distinguer sans peine la voie lactée.

Dimanche 6 septembre 2009

Le misérabilisme de cette année 2009 atteint des sommets...
C'est vraiment à la dernière minute, juste avant de partir pour Orly, mercredi dernier à l'aube, que j'ai appris que ma compagnie aérienne, SkyEurope, avait annulé tous ses vols suite à sa liquidation judiciaire. Un message d'alerte défilait en rouge sur le site d'ADP.
J'en suis resté comme deux ronds de flanc, transi d'incrédulité.
Quelle guigne !

Je me décide enfin à organiser une petite escapade de quelques jours (à Prague en l'occurrence), et voici le résultat.
Le méritais-je vraiment, compte tenu de ma misérable existence actuelle ?
Mais le destin se moque bien de qui est méritant et de qui ne l'est pas. Je devrais le savoir, depuis le temps !

Aujourd'hui, j'ai tenté de renouer avec ma période plans et rencontres, en débarquant chez un inconnu du seizième arrondissement.
Cage d'escalier de standing, avec moquette violette et vitrines illuminées.
Chez lui, bibelots chics et matériel high-tech à perte de vue.
« Je te demanderai juste d'enlever tes chaussures. »
Je me disais : au moins, ce ne sera pas un plan cul low-cost.
Mais ce ne fut même pas un plan cul. Impossible de savoir qui de nous deux manquait d'envie. Les deux peut-être.
Plutôt gentil et naturel, le gars, au demeurant. Et pas laid en plus. Une eau de toilette un peu entêtante. Mais je crois que c'est l'ambiance seizième et sa maniaquerie de bonne famille qui m'ont coupé l'appétit.
Assis sur un canapé design, et propre comme un sou neuf, nous n'en avons pas moins papoté une petite heure durant, en sirotant du Coca light, dans l'intense éclat du soleil, face à la fenêtre ouverte.
Dans l'immeuble d'en face, j'apercevais des cuisines contemporaines de luxe, des bureaux de ministres recouverts de dossiers, des sofas colorés... et personne. Voilà bien la caractéristique des beaux quartiers : il n'y a jamais personne dans les appartements. Vous ne distinguez que les silhouettes d'objets silencieux et désolés.
Lui, il travaille pour une prestigieuse boîte de cosmétique. Responsable de l'Europe et du Proche-Orient, il voyage en permanence. Mais sûrement pas sur SkyEurope.

Mercredi 30 septembre 2009

Lendemain de fête
Fête pour le Pacs de JC et Benoît, dans une grande maison de campagne, près de Lyon. Des gens de bonne famille. Raides, courtois et policés. Eduqués chez les prêtres. L'assiette à fleur de lys accroché au mur de la salle à manger, le Figaro qui traîne sur une chaise, la grande photographie de Benoît et de ses trois frères, encore jeunes et blondinets, éclatants de fraîcheur et de santé, debout sur un bateau...
Dans un tel milieu, la célébration de ce Pacs homo, en famille, marque une belle ouverture d'esprit.
« Tu fais partie de notre famille, maintenant » a déclaré à JC l'un des frères, en costard, solennellement, devant une assistance attendrie et étourdie de champagne.

Ma contribution musicale (© inconnu)
Les amis et la famille de Benoît sont plutôt sympas, du reste. Un poil guindés peut-être.

Dans le TGV, au retour, impossible de lire, tant j'avais l'esprit investi de pensées nostalgiques. Des songeries sur la paternité par exemple. Je m'imaginais père d'un enfant, et je me laissais aller à l'impression étrange et merveilleuse que j'en éprouverais. Peut-être était-ce la vision de ce petit garçon de huit ou neuf ans, assis sagement sur un tronc d'arbre, plongé dans un jeu vidéo, qui a provoqué chez moi ces rêveries. Il ne semblait pas tout à fait comme les autres. La veille, il avait joué du tambourin avec nous, dans le grand garage où une sono avait été installée en vue des discours et des performances musicales. Tout en regardant le paysage défiler – les vallons boisés du Morvan, figés dans des teintes automnales –, je réalisais que mon enfant compterait plus que tout au monde pour moi.

Ménilmontant
Bon, me serais-je bercé des mêmes rêveries si ç'avait été une petite chipie capricieuse, hurlant et gesticulant autour de la table ?
Bref.

Le cours de ma pensée a ensuite dévié vers les rapports sociaux, les hiérarchies et les clivages de la société. Je méditais sur le décalage qui existe entre moi et ce genre de milieu, un décalage que j'éprouvais d'autant plus profondément que je suis sans travail actuellement. J'avais déjà ressenti cette distance au lycée, puis en prépa, lorsque je côtoyais la bourgeoisie rouennaise. Non que je me sois senti inférieur vis-à-vis d'eux. Ni même pris au dépourvu. Cet environnement aisé, lisse et convenable m'est assez familier, et j'ai même pu concevoir un vague mépris intérieur, jadis, vis-à-vis de certaines familles, à constater qu'elles étaient moins cultivées et moins raffinées que la mienne, bien qu'elles fussent plus riches.
Pourtant, aujourd'hui, comme hier, le pauvre, c'est moi.
Ce qui creuse la différence, c'est comment vous vous en sortez dans la vie, peu importe la manière dont vous le faîtes, le capital et les appuis dont vous bénéficiez. Postures d'intellectuel et flous artistiques n'y changeront rien. Parce que c'est ça qui vous est demandé, et qu'on attend de vous, au final, même derrière une question anodine, de pure sociabilité : « Et toi, qu'est-ce que tu fais dans la vie ? »
Dis-moi en quoi tu te distingues, montre-moi comment t'es bon – ou comment tu ne l'es pas.

Vivre à Belleville, entouré de gens plus ou moins déracinés, et donc mis sur la touche, me permet d'éviter de me confronter à cette réalité : mon déclassement. Ma mise hors-jeu.

Parmi les amis de B., il y avait cette fille en fauteuil roulant, atteinte de myopathie. Contrainte de demander à être transbordée pour se rendre aux toilettes, pour se coucher, elle restait cependant naturelle, vivante et spontanée. Elle avait même pris le train toute seule depuis Paris, en dépit des obstacles... Est-ce la gravité de sa maladie qui lui donne ce goût de la vie ? Ou bien sa vitalité intérieure naturelle qui l'aide à survivre ?
Encore une autre réalité à laquelle je ne me confronte pas, et qui m'a aidé à relativiser un peu.

Dimanche 18 octobre 2009

Anniversaires familiaux à Rouen.
Papa à la retraite. Maman d'ici peu.

Y. et une habituée
Ai fait un tour à la Lycorne, déserte, que tenait Y., comme chaque samedi. Il m'a reconnu et s'est même souvenu de mon prénom. Croque-monsieur et café ont toujours exactement la même goût.
Surprise de voir arriver Co. et ses deux enfants ; ils habitent un appartement en face.

Absorbé par la réécriture de mon laïus sur la prépa, j'ai replongé dans cette époque. Jour après jour, des noms, des détails, des impressions précises, que je croyais perdues à jamais, me sont revenues. J'aurais trouvé ce come-back agréable et pittoresque, n'était le sentiment vertigineux des années écoulées depuis. Les visages des anciens, ceux qu'Internet ou Facebook me communiquent, sont lamentablement déformés par le temps.

Les températures ont subitement baissé. Mes doigts sont frigorifiés. Niko-Niko se blottit sous les couvertures. Pauvre, je n'ai toujours pas allumé le chauffage.

Tracas et guignes se succèdent. Pitoyables et grotesques, je n'y prête même plus attention (dernier en date, ce pyjama à 3 euros acheté sur Ebay, que j'aurais dû recevoir depuis un mois).

Quelques entretiens à MSF, où je crois que je me suis grillé vers la fin, à cause de cette journaleuse-com de mes deux.
Deux autres à venir. Ne pas les rater. Prier pour que ce ne soit pas des plans à la noix.

Bipolaire, j'alterne entre la soumission fataliste, écrasante, désespérée – la vie m'abandonne, on m'abandonne, car je suis un sinistre connard et je n'ai que ce que je mérite –, et une espèce d'indifférence nerveuse et acrimonieuse : vous êtes tous des connards. Et même toi, toi qui me surveilles au chaud derrière ton écran, suffisant et moralisateur, tu en es un, et toi aussi tu mangeras ton pain noir, un jour.

Samedi 31 octobre 2009

Promenade à Rotterdam et Amsterdam avec P.
J'appréhendais un peu Rotterdam avant d'arriver. A tort, c'est une ville intéressante.

Réflexions en vrac (qui valent ce qu'elles valent) :
D'abord, la fascination pour la lumière. Bien sûr, il y a les peintres flamands et néerlandais, l'Ecole du Nord, Rembrandt, la maîtrise des éclairages, etc. Il y a aussi la jeune photographie néerlandaise, que j'aime beaucoup. Mais j'ai appris, au travers ce voyage, que les architectes hollandais excellaient également dans la manière de jouer avec la lumière.
D'abord, comme ils n'en ont pas forcément des masses, ils la font entrer autant que possible ; les baies sont larges et nombreuses, comme s'ils construisaient les murs autour des ouvertures ; et la nuit, allant même à l'encontre de leur conscience environnementale, ils illuminent généreusement immeubles et édifices, en soulignant les traits et les formes, jamais en plaquant des flaques de lumière crue. D'où une sensation de légèreté, même sur des bâtiments anodins.

L'Erasmusbrug, depuis le perron de notre hôtel
La lumière permet de définir les espaces, en introduisant le rapport avec l'extérieur.
D'où cette autre de leurs obsessions (ainsi qu'une des miennes) : le rapport intérieur/extérieur, avec la fenêtre comme lieu de passage.
Les fenêtres sont si centrales, qu'elles semblent vous regarder, lorsque vous marchez dans la rue. Mais qui est le voyeur ? Vous, qui de l'extérieur, observez les habitants dans leur intimité ? Ou eux, qui peuvent vous surveiller à loisir ?
Les prostituées du red district dans leurs vitrines : encore la fenêtre.
Transparence.
Inutile de cacher si c'est là et que c'est important, ou que ça joue un rôle, social ou autre.
Le cadre en bois des peintures ou des photographies, chez eux, c'est encore une fenêtre.

Une construction banale du centre de Rotterdam
Tout comme l'eau, la lumière est donc un élément structurant. Une affirmation banale pour un architecte ou pour un peintre, mais une réalité palpable à Rotterdam, même par temps couvert. C'est ce qui m'a frappé aux Pays-Bas : comme ils sont davantage plasticiens que penseurs, les influences et les codes esthétiques m'y ont paru plus lisibles qu'ailleurs. A mes yeux de béotien en tout cas.

Inspirée de la brique, matériau de base de leurs constructions, la forme rectangulaire est omniprésente. Quelques courbes, peu de cercles (à part les roues des bicyclettes). Cette forme rectangulaire vous poursuit jusque sur le port, où s'empilent des milliers de conteneurs en transit.

La pratique des architectes néerlandais débouche sur un projet clair et dépouillé, mais qui n'est ni abstrait ni sévère. C'est ce qui est fascinant : vous voyez comment ils réussissent à marier le pragmatisme de leur culture avec la virtualité des formes pures. L'introduction de variations de proportions, d'alternances de saillies et de renfoncements, un jeu léger avec les couleurs, évitent la monotonie que la répétition de ces concepts quadratiques provoquerait à la longue.
Tout un art de l'équilibre formel, du respect des proportions d'ensemble, sans dogmatisme, sans référence à un système ou à une réthorique, moderniste ou autre, alors que ça pourrait justement en avoir l'air à première vue. Finalement, ça ressemble à une expérimentation, jamais à un énoncé définitif. Si quelque chose ne fonctionne pas, ils le démolissent. D'ailleurs, des quartiers entiers de Rotterdam sont en travaux, ce qui ne simplifie pas la vie du promeneur, qui, en plus d'éviter voitures, tramways et bicyclettes – qui déboulent de partout –, doit traverser des places en chantier.

Admirez-moi cette grande gazelle batave franchissant prestement un canal
Evidemment, l'architecture d'Amsterdam, plus baroque, plus ancienne que celle de Rotterdam, n'obéit pas vraiment à ces logiques formelles. Mais il est intéressant de voir comment les architectes hollandais contemporains ont repris des idées déjà présentes à Amsterdam, comment ces idées y semblent en gestation.
Il n'est pas rare non plus de penser à New York et à Brooklyn, en se promenant dans certaines rues de Rotterdam, près du port, le long d'Eendrachtsweg, avec ces rowhouses étroites en briques, aux lourdes portes et aux fenêtres à croisée simple. New York, la ville hollandaise...

Pierre avec son sac de gouda
Les intérieurs que nous avons vus m'ont paru un peu quelconques, comparativement. Un peu trop massifs, moins subtils que ce que l'on peut apercevoir du dehors...
à l'exception de la hogeschool InHolland, que nous avons visitée alors que nous déambulions dans le Binnenhaven. Un building ouvert, dense et transparent, avec un aménagement intérieur sobre et élégant.

Vieilles demeures...
Dans ce paysage urbain à la limite de l'utopie, les fonctions trouvent leur place assez naturellement. En particulier, les Hollandais n'éprouvent pas le besoin, comme les didactiques Français, de rappeler grossièrement la présence, le rôle ou les avantages de chaque chose.
Un ponton est manifestement un ponton. Un café est manifestement un café. Certes, c'est si dépouillé que parfois ce n'est pas très clair (Pierre cherchant vainement un distributeur de billets).
Comme dans les autres pays nordiques que j'ai visité, les affichages publicitaires restent modestes, en taille et en nombre.
On ne pollue pas l'espace visuel, on le libère (sauf autour des fameuses maisons cubes de Piet Blom, bien mal mises en valeur).
On n'écrase pas, on dessine.

...et immeubles récents
Il y a ce sens de la vie en collectivité : chacun respecte son intégration harmonieuse dans le macrocosme.
Visuellement en tout cas.
Sans doute faut-il y voir l'influence du protestantisme, la simplicité du décorum posée en vertu, la transparence des interactions posée en principe.

A part ça, râlons un peu. Nous avons écopé d'une météo assez vilaine au début – particulièrement lors de la visite en bateau du port de Rotterdam. Et mon appareil photo m'a lâché lorsque le soleil s'est montré, traumatisé sans doute par l'apparition soudaine de tant de lumière.
Si les rations sont généreuses, la nourriture reste assez quelconque. Sauf au New York Hotel, petit palace portuaire art déco, super endroit. Souvenir pénible lorsque j'ai essayé de me faire composer un sandwich (un de ces Broodje du Surinam) à un stand de vente à emporter ; la langue flamande me paralysait, comme un con de francophone.
Quant aux mecs... P. dit que dans l'ensemble ils ne sont pas terribles. Même si j'ai aperçu quelques individus pas déplaisants, c'est sûr qu'on n'est pas à Stockholm.
Bref.
De toute façon, nous n'avons pas été très sociables – c'est à dire comme deux Français réservés et mélancoliques, trop fatigués par nos longues marches, par les températures un peu fraîches, et par la brièveté de notre séjour qui ne nous autorisait pas de nous laisser aller à compter fleurette avec l'autochtone.

Toutes les photos...

Mercredi 18 novembre 2009

On se chauffe à la bougie, Niko-Niko et moi
Ce matin, comme chaque matin, c'est le sentiment de la culpabilité qui m'a tiré du lit.
Midi sonnait déjà à l'église de la rue Saint-Maur, il est vrai.

J'émergeais de rêves obscurs à propos de Rouen, de son port marchand, de ses ponts sur la Seine, de sa zone industrielle, – la zone du mont Riboudet, celle de Chaussac, un sinistre magasin de chaussures discount installé dans un hangar où ma mère me traînait, collégien, pour m'y trouver des mocassins –, des rêves de Rouen et de sa cité administrative, des rêves où j'errai, entre terrains vagues, boulevards perdus, lignes de bus surchargées, rues en friche, bretelles de voies rapides et autres passerelles grises en béton, des rêves de topologies urbaines et blafardes, des rêves dans lesquels j'avançai de bon pas, sous un ciel normand d'automne, avec un but en tête, évidemment – mais un but insignifiant, probablement –, plus qu'un but, c'était même un devoir, celui d'errer en portant ma croix sur le dos, dans le labyrinthe de la Cité perdue de mon enfance.

Bref, encore mal réveillé, je me verse un bol de Chocapic, j'allume mon portable rose bonbon de fillette, j'écoute ma messagerie, et je tombe sur ça :

Du sirop de sucre... inverti ...? quelle horreur !
Après, je vous l'épargne, il y avait un message de Mireille Dugratoir, de la société Star Trek Informatique, qui voulait s'entretenir avec moi d'une belle opportunité chez un de leurs clients, – la chanson habituelle et stéréotypée, la machine-à-parler automatique qui vous suggère des horizons radieux et solaires, un peu comme ces prospectus qui vous annoncent très solennellement que vous avez été sélectionné pour gagner un lot de merveille.

Cela dit, je sens comme un réveil, dans ce marché de l'emploi déprimé de l'informatique déprimante. Ça tressaille. Ça frétille du museau. Ça ne s'ébroue pas encore, mais ça vient. Le gros chien a ouvert un œil et s'apprête à se lever, comme moi ce matin.
Je sens comme des politesses, des empressements, des attentions nouvelles.

Je trouve un je-ne-sais-quoi de viscéral à ces tomates pelées au jus moisies
Bon... ce n'est pas encore la grande fête, et surtout ça ne me met pas l'abri des crétins pour autant.
Il y a dix jours, ce commercial, là, dans son neuvième chic, près du Printemps, il m'accueille sans un sourire et me soumet illico à un test technique, que je réussis bien – ce qui n'était pas forcément pour lui plaire, car ces QCM ne servent pas seulement à filtrer les candidats, ils sont aussi là pour vous infantiliser, vous déstabiliser, vous fragiliser dans la négociation, vu que vous aurez forcément commis quelques erreurs dans vos tests –, bref, à un moment, comme il me pressait de lui dire, tout de suite, si son boulot chez son client (une boîte pure « B2B », rapia et pleine de pognon, et qu'il encensait comme le ciel) m'intéressait ou pas, j'ai senti qu'il fallait que je casse l'image savante, lisse et proprette que je lui servais à la louche, il fallait que je crée le précédent, le choc. L'électrochoc. La rupture, voilà, comme Sarkozy.
Alors j'ai prononcé ces paroles fatidiques, au sujet de son client :
« Ce que je redoute, c'est que ce ne soit un peu des presse-citrons. »
« Des quoi ? », s'est-il exclamé, abasourdi.
Des presse-citrons, ai-je répété.
Et là, c'était fini. Il avait compris.
Il avait compris qu'il avait affaire à Babarella-la-Rouge, et il m'a fichu la paix.

Mardi 1er décembre 2009

Comme l'hiver dernier, me voici de nouveau absorbé par mon projet informatique personnel, ma petite bulle abstraite où je m'enferme en écoutant Cyndi Lauper, en buvant de la piquette et en me goinfrant de chocolat.
Le téléphone sonne ? Je ne réponds pas.
La Sampaio sort ses bacs à poubelles ? Je ne l'entends pas.
Il tombe des cordes sur les toits ? Je ne m'en plains pas.
Je tape sur mon clavier.

Alors que je pourrais sortir et aller danser, paré de mes plus beaux atours...
Mais un article du Monde m'apprend aujourd'hui que la nuit parisienne, c'est fini.
Ah ? Je me disais bien aussi que je vivais dans un cimetière, depuis quelque temps...
Il n'y a d'ailleurs pas que la nuit qui soit finie pour moi ici-bas. L'amour et le cul également, mais là je crois que c'est un problème personnel qu'aucun article du Monde n'abordera jamais.
Donc je range mes froufrous aguichants, j'enfile ma robe de moine, et je m'oublie dans mon œuvre conceptuelle et programmatique.
Et puis il y a aussi cette idée latente que je pourrais valoriser et me servir de ce projet plus tard, pour retrouver du travail – aux USA par exemple.
Se servir de.

H1nart
Vendredi dernier, je me suis quand même extrait de ma tanière quelques heures, le temps d'un vernissage, celui de l'expo H1Nart en l'occurrence.
Un zeste de couleurs pour défaire mon quotidien gris, citadin et hivernal, dans le décorum ouvrier de Ménilmontant, tout empreint de sa poésie bohême.
Alors, l'idée de départ de l'expo, son principe fondateur, son manifeste – décloisonner, démocratiser et désindividualiser la création contemporaine – c'est bel et bien... mais dès l'instant où vous vous présentez comme artiste, où vous vendez vos œuvres, et où vous vous montrez dans des expositions en gazouillant, vous retomberez peu ou prou dans les mêmes schémas. C'est fatal, comme disait Sylvie Vartan.
Les artistes exposés eux-mêmes, d'ailleurs, ne sont pas dupes de ces beaux discours (que des choses pas commerciales, disait Alain Souchon) – surtout ceux qui tentent péniblement de gagner leur pain avec leur travail.
Mais bon, il y avait quelques trucs pas trop moches à regarder.
Oh, si la Nicole me lisait, elle serait horrifiée, après tous les efforts hénaurmes qu'il a déployés pour monter cette manifestation collective (me sollicitant au passage)(Se servir de), mais je m'en fiche...

Salon du livre pour la jeunesse de Montreuil, la semaine dernière.
Pique-assiettes de masse.

Se servir de, tous azimuts !!
Belzébuth !!

Rêves. Rêves. Rêves.

Pat. ne va pas bien. On dirait qu'il traverse un peu la même crise que moi. Un mélange paradoxal de sentiments d'infériorité et d'orgueil, de culpabilité et de désespoir. Il n'est pourtant pas trentenaire, ce jeune garçon ! Alors il m'écrit qu'il s'est désocialisé. Qu'il lit Sherwood Anderson. La nouveauté, c'est que depuis six mois, il me répond avec un retard croissant, comme s'il m'oubliait, moi aussi (qu'il oublie les autres, je veux bien, mais moi ??). Il me parle de mort, au point de me faire un peu peur. Je sais bien qu'il est aussi drama-queen que moi, mais quand même.
Je voudrais pouvoir franchir l'Atlantique en claquant des doigts. On ferait des trucs ensemble. On sillonnerait la Louisiane, les bars décalés et les soirées mystico-queers de NO.

Mais bon, moi aussi tout le monde m'oublie, hein !
Tout le monde m'oublie.
Tout le monde s'oublie.
Et voilà : je voulais écrire quelque chose de gai et de léger, et je me retrouve à geindre avec tristesse, comme une mamie bougonne et desséchée. Comme un insupportable râleur de Français.

Non, allez, tout le monde ne m'oublie pas – Pierre m'a bien appelé pour me proposer une place pour les courts-métrages du festival Gay et Lesbien, la semaine dernière.
Sauf que c'était nul. Vraiment nul, je promets. Le seul film de la sélection un peu sensible, un peu touchant, un peu vrai, est aussi le seul qui n'ait pas été applaudi. Ce public lamentable de petites tapettes parisiennes caquetantes et vulgaires a tout mon mépris.

Je vais enfin pouvoir quitter cet accoutrement ridicule
Et après ?
Selon toute vraisemblance, je commence un nouveau boulot en janvier prochain. On m'embauche ! Quelle folie !
Au passage, l'origine du mot « embaucher » n'est pas certaine d'après le Robert. Il pourrait s'agir d'un reste de l'ancien français bauch (une poutre) ou bien d'un vocable régional bauche (une maison). Dans les deux cas, je constate qu'il y a cette idée de la structure, de la construction : vous pénétrez dans une maison, et vous allez participer à son édification.

Oh, mais quel vocabulaire dynamique et proactif sous ma plume, soudain ! On dirait Sarkozy et ses 3 points de croissance !

Qu'on se rassure, je pense que ce n'est que l'effet du désangoissement à l'idée de voir prendre fin la précarité de ma situation.
Au fond de moi, il fait toujours noir comme dans une cave.

Ma conseillère ANPE, avec qui j'avais récemment rendez-vous, comme chaque mois, une fille pas méchante mais toujours désolée de ne pouvoir m'être utile en rien, s'est déclarée enchantée pour moi. Devenue rayonnante, elle s'est mise à jacter comme un moulin.
« Ça me fait toujours plaisir qu'un demandeur d'emploi quitte mon portefeuille de candidats... Vous savez, c'est tout ce qui compte, pour moi... »

Oui oui, je sais.

Chez Nicolas l'autre jour, la cliente devant moi, un peu ahurie, insistait pour pouvoir payer sa bouteille de Heidsieck par chèque, alors que le magasin ne les accepte plus depuis quelques semaines. Elle tentait en vain d'attendrir le vendeur, qui, à mesure qu'elle pleurnichait, refusait sur un ton toujours plus sec et intransigeant.
Le même jour, j'apprenais par la presse que le nombre de ménages endettés avait beaucoup augmenté.
Elle est bien là, cette crise économique, voyez : on ne peut plus régler par chèque son champagne chez Nicolas !

Oui, j'ai une araignée au plafond
Mais blague à part (comme disait ma grand-mère), quel climat étrange et pesant... Ce que je lis à droite à gauche concernant l'étendue de la crise économique, la faiblesse des hommes politiques face aux intérêts privés, l'endettement des Etats et les changements climatiques font plus que me déprimer. Ils me plongent dans un malaise durable (comme le développement), dont je ne parviens à m'extirper qu'à force de l'ignorer, à force de faire comme s'il n'existait pas, ou de me figurer qu'il n'est que le fruit de mes tares psychologiques personnelles.
Du coup, je me pose la question : comment ai-je pu vivre un jour sans éprouver un tel malaise ? Il y a une dizaine d'années par exemple, tous ces problèmes se posaient déjà à des degrés divers, et je n'ai pas le souvenir d'avoir été à ce point bouleversé (je me préoccupais surtout de trouver du boulot et de sortir du placard). Aujourd'hui, c'est comme si les activités et la nature humaines me semblaient fondamentalement mauvaises, et vouées à notre perte, parce qu'inexorablement liées à l'exploitation aveugle d'hommes et de ressources naturelles à des desseins de profits immédiats et particuliers, au mépris de toute considération éthique (l'éthique... même elle, avec l'écologie, sont aujourd'hui récupérées, transformées en produits, marketées et revendues).
Mmmm. Ne faut-il lire dans mon petit laïus inquiet que l'empreinte inconsciente qu'opèrent sur moi les discours médiatiques du moment ?

Il y a ce type qui a publié récemment un bouquin sur l'industrie mondiale de la viande – comment les animaux sont transformés en biftecks et en saucisses, comment la vie de ces poulets et de ces vaches n'est plus une vie, mais un cauchemar depuis leur naissance jusqu'à leur mort, un cauchemar de souffrances multiplié à l'infini dans des batteries confinées et des abattoirs dantesques, dans le seul but de satisfaire les besoins en bidoche croissants de notre civilisation. Interviewé, l'auteur de ce livre brossait un panorama épouvantable de cette industrie de la bidoche – de quoi vous rendre végétarien, encore qu'il se défendît de l'être lui-même –, avant d'en arriver à la conclusion que se poserait tôt ou tard, à l'homme, une question profondément morale quant à cette activité économique, tant l'exploitation actuelle des animaux de boucherie est devenue absurde, cruelle, dangereuse et délirante.

J'évoque ce livre parce que j'ai l'impression que le débat sur la moralité des activités humaines modernes se pose en permanence. Auparavant, il me semble que la société, en dehors de ses cénacles philosophiques, ne se piquait de tels scrupules que lorsqu'une révolution ou un drame hors de proportion venait la bouleverser – une guerre très meurtière par exemple. Mais aujourd'hui, ce sont presque toutes les activités humaines qui semblent finir par poser à la société un problème d'éthique.
Je lisais l'autre jour dans le Monde (encore lui !) un article banal au sujet de la désaffection du cursus de mathématiques par les étudiants ; interrogé, un enseignant évoquait la mauvaise image dont souffrent les mathématiques financières à l'heure actuelle, et suggérait donc d'introduire le concept d'éthique en mathématiques, comme cela a été fait dans d'autres disciplines, en biologie ou en physique par exemple.
Autrement dit, tout se passe comme si nous vivions avec cette crainte inconsciente qu'il n'y ait pas/plus d'éthique dans l'action des hommes aujourd'hui (carence d'autant plus vive que les effets de cette action, démultipliés et incontrôlables, nous échappent immédiatement), et qu'il faille tenter de la réintroduire de force. Comme si cette éthique ne pouvait pas/plus surgir et s'imposer naturellement à nous.
Si ma mémoire est bonne, c'était déjà un peu sur ces questions que se penchaient les Lumières. L'homme à l'état de nature, n'agissant qu'en fonction de ses intérêts particuliers... Le contrat social, tout ça. Encore très moderne, d'ailleurs, cette notion de contrat social, en 2009...
Il en faudra d'ailleurs bien un, pour vivre à 7 ou 8 milliards d'individus sur terre.
Pour cela, nous aurons besoin d'hommes politiques forts, indépendants, intègres, responsables, unis. Cette crise financière nous montre au contraire ce qu'ils sont : faibles, clientélistes, frileux, entravés, divisés (et pour certains, fanfarons et ridicules). Pourtant, par leurs apparences modernes et décontractées, leur manière habile de communiquer, leurs déclarations en apparence engagées, l'esprit volontariste de leurs « rencontres au sommet », on voit bien qu'ils ont conscience des défits et des attentes énormes qui pèsent sur leurs épaules. Mais ils semblent impuissants, soumis, prisonniers de logiques qui sont probablement toutes autres, justement, que celles de l'éthique.

Bon.
Servons-nous un verre de vin rouge, et pensons à autre chose. Qu'ai-je à faire de la philosophie politique ?

Samedi 26 décembre 2009

Merzlota sur la capitale
Visite de L. et D. la semaine dernière.
Avons été voir le dernier Jarmush aux Cinéastes. The limits of control, un exercice de style en forme d'espagnolade, un peu facile parfois, mais assez plaisant finalement, pour la couleur locale et les ambiances, et surtout pour oublier le mauvais temps qui sévissait dehors, et la neige qui paralysait la ville frénétique.

J'ai remis le nez dans ma correspondance avec L.
Je lui avais demandé de me ramener nos lettres, dont elle se trouvait en possession de la quasi-totalité après une mise en commun il y a de ça quelques années.
A me relire, je suis surpris par l'immaturité et la virulence de mes formulations, alors que les propos de L. sont généralement plus équilibrés et plus naturels. Quand je n'assène pas des discours provocants et définitifs – qui ne trahissent que la honte de moi-même et de mon ignorance –, je suis ridiculement sentimental et lyrique. Cette attitude me semble particulièrement notable en 1990-1991, une époque où le monde entier me semblait détestable et digne de mépris. A tous, il fallait absolument que je montre mes vices et que je témoigne de l'indifférence, alors que j'étais surtout plein de complexes et d'acnée. C'était juste avant que je me fasse de nouveaux amis, et que je me calme un peu.
Finalement, on ne change pas beaucoup. On change sans changer.

Car je me sens très misanthrope depuis un an. Mes déconvenues professionnelles m'ont conduit à me méfier des autres, plus encore que d'ordinaire, et les autres en retour se méfient de moi.
Je sais que mes paroles peuvent être dures et tranchantes parfois.
Mais je soutiens mordicus que j'ai de bonnes raisons de rester sur mes gardes, particulièrement dans le milieu professionnel où j'évolue, dans cette société de l'information et des « nouvelles technologies », pleine de leurres et de gens intéressés.
Mais c'est vrai aussi que mon attitude n'arrange pas mes affaires, et surtout pas mon rapport aux autres.

Dernière affaire en date, cette grande école – S. P. pour ne pas la nommer –, où je devais commencer un nouveau boulot en janvier.
Je me suis finalement désisté en faveur d'un autre employeur, et le déclencheur de ce revirement subit n'aura été qu'un mauvais feeling avec celle qui devait devenir ma N+1. Peut-on trouver motif plus subjectif ?
Il faut dire que je n'avais même pas signé mon contrat de travail, qu'elle me renvoyait déjà, avec une certaine froideur, à leur fournisseur de matériel informatique pour que je passe commande de mon propre poste de travail. J'ai commencé à me prêter à l'exercice de bonne grâce, mais comme je ne disposais pas des informations nécessaires, qu'elle se débinait en permanence (« Tu sais, je ne suis pas plus au courant que toi » me disait-elle au téléphone, avant d'ajouter qu'elle « entrait maintenant en réunion »), j'ai fini par y passer au total plus d'une demi-journée. Incapable de me donner un coup de fil, peu sociable, cette future collaboratrice m'envoyait régulièrement des emails pour savoir comment mon devis avançait, rendu d'autant plus compliqué à établir que la commande était passée au nom du CNRS – avec lequel je n'avais rien à voir –, que la hot-line et les commerciaux de chez Dell n'arrivaient pas à m'identifier, et que je faisais tout ça depuis la maison.
Pas une seule fois elle n'a prononcé un petit mot de remerciement, alors que rien ne m'obligeait à faire ce travail. Je crois que c'est surtout cette absence totale de reconnaissance qui m'a fait sortir de mes gonds, ce petit détail qui n'est finalement pas si petit.

Sculpture personnelle
J'ai commencé à tellement angoisser à l'idée de bosser avec cette espèce de glaçon en chemisier que je me suis mis à saigner du nez, un matin, en découvrant un de ses emails laconiques.
Bref, en l'espace d'une semaine, j'avais signé ailleurs.
En l'occurrence, dans une grosse agence où je suis arrivé lundi dernier, et dont je ne dirai rien pour le moment – sinon que mon responsable est largement plus sympa que cette bonne femme, alors qu'il s'agit typiquement du genre de boîte et de milieu que je voulais éviter.

Quant à la grande école qui devait initialement m'embaucher, ils ont assez mal digéré mon désistement, ainsi que la manière dont j'ai balancé la responsable informatique dans un email envoyé au DRH et au directeur du département concerné (ça ne se fait pas, oui, mais moi je le fais). L'ironie de l'histoire, c'est qu'il s'agit d'une entité fréquentée par des chercheurs dont le métier consiste justement à penser les interactions sociales, dirigée par des mandarins qui pondent des PUF sur les abus et les inégalités du monde professionnel, sur les effets de la flexibilité des horaires de travail, sur « les modes de vie, les socialisations et les déviances », etc.

Retour à la vie de bureau
Je sais bien que cette histoire est absolument dérisoire, en comparaison des vraies inégalités qui existent dans certains milieux, mais je considère que les abus commencent toujours par de petites choses, qu'on ne m'aurait jamais demandé ça, et surtout pas de cette façon, si j'avais été directeur ou professeur, que si chacun balayait devant sa porte – au lieu de demander aux autres de le faire à sa place –, la vie serait plus agréable pour tout le monde, et que puisque j'ai eu la chance de pouvoir choisir, dans ce fichu marché du travail, eh bien pour une fois, j'ai choisi. Voilà.

A part ça, quelle drôle d'impression que de retravailler. Soudain on se sent protégé. Soudain on reprend le train en marche. Soudain on reintègre la société. Soudain le monde paraît différent, moins dramatique et moins menaçant. Ce n'est évidemment qu'un mirage. La société reste injuste et violente. Mais le fait d'avoir un travail, des revenus, une relation contractuelle avec la société, permet d'éviter de le voir.