Litanies (suite)

18 janvier 2004

























Il paraît que la mode est au narcissisme.
J'ai lu ça dans Téléramouille, au sujet de cette nouvelle vague d'auteurs de bande dessinée, qui va bientôt s'exposer au festival d'Angoulême.
C'est vrai que - par exemple - de ce carnet de notes, Piano de Joann Sfar, dont je lis trois pages actuellement avant de m'endormir, on peut difficilement dire que, d'une façon ou d'une autre, il n'est pas autobiographique.

Ca m'énerve.
Que ceux qui font quelque chose d'intéressant de leur vie s'abstiennent d'en parler !
Comme ça, les gens comme moi, les pauvres types, les pauvres filles, ceux ou celles qui ne font rien de leur vie, pourront au moins s'imaginer qu'avec un pauvre bout de site perso moche et misanthrope, ils auront au moins quelque chose d'original à montrer.

Je ne cherche pas à m'abriter derrière des pages internet.
J'avais juste besoin de m'exprimer au sujet de de l'enfance, de l'adolescence, et de l'entrée dans le monde du travail.

C'est que je reste toujours stupéfait de voir qu'il y a des gens qui semblent avoir eu la vie facile.
A vingt ans, ils avaient un petit copain, un petit studio, à vingt ans, ils avaient choisi leur école, leur université, ils cherchaient déjà un stage, à vingt ans, ils ne se posaient pas la question de savoir s'ils devaient faire ceci ou cela, à vingt ans, ils se débrouillaient. Ces personnes là, elles me regardent aujourd'hui en me souriant, et elles me demandent :
"Et alors, et toi, Baptiste, quoi de neuf ?"
Et alors Baptiste, il répond ceci, cela, que là ça va, que là ça ne va pas, mais qu'il s'en sortira de toute façon, car il est optimiste, je leurs réponds d'égal à égal, avec la tête haute, et les épaules qui se haussent.
Pourtant au fond de moi, j'ai l'impression d'être prisonnier d'une continuelle tempête, j'ai l'impression de devoir tout le temps faire comme si de rien n'était, de devoir tout le temps donner le change à des gens pour qui la vie est une petite brise.

Bien sûr, chacun a connu des soucis.
Mais je ne veux justement pas parler des soucis.

Je veux parler de ce sentiment de paralysie absurde, de cette sorte d'engourdissement face à la vie, de ce sentiment de fatalité insidieuse, de cette incroyance totale en soi, de cette façon de baisser le regard au moment où l'autre pose le sien sur nous, de tous ces boulets psychologiques qui, à force, nous empêchent d'avancer à un rythme normal dans l'existence - un peu comme dans certains rêves, quand on voudrait bouger mais qu'on n'y arrive pas, et que l'on ne cherche même plus à comprendre pourquoi, d'ailleurs.
C'est comme si l'on ne s'estimait pas digne d'être heureux, c'est comme si l'on vivait tout le temps dans le futur et dans le passé à la fois, dans le futur - parce qu'on aime la vie malgré tout, et que l'on espère encore quelque chose d'elle - tout en la barrant déjà de tous ses possibles par protection, et par crainte que ceux-ci ne se réalisent pas - et dans le passé, parce qu'avec lui, au moins, on sait ce qu'il en est advenu, de lui, qu'on peut le maîtriser, et qu'on sait qu'il ne nous fera pas plus de mal que ce qu'il nous a déjà fait.

Mais cette complainte est vaine, elle est sans fin, et il est facile de moraliser à son sujet - il faut que je m'arrête.
D'ailleurs les esprits analytiques diagnostiquent vite les fourvoiements, les emprisonnements, les cercles névrotiques de ce genre chez les autres, et j'en connais même qui ne se gêneraient pas pour les pointer du doigt - façon pour eux de mettre en avant la finesse de leur sens psychologique, et de se rassurer - l'espace de quelques secondes - sur le fait qu'eux-mêmes ne sont pas victimes de ce délire, puisqu'ils sont capables de l'objectiver.
Alors, pour éviter de les embêter, ces autres, pour éviter de boucher une guillerette conversation avec un gros nuage d'idées noires, et surtout pour éviter de se faire donner une bonne leçon d'objectivité - "Non mais attends, Baptiste, faut voir aussi comme tu...", etc, etc, il n'y a rien d'autre à faire qu'à se taire, à essayer de ne pas paraître trop lugubre, faute de quoi, on ferait fuir les dernières personnes qui acceptent encore de nous voir.
Ou alors, on fait de l'autodérision, on raconte les anecdotes de notre quotidien, jusqu'aux détails les plus absurdes qui puissent nous rendre ridicule, façon encore la moins barbante d'exprimer ce que l'on a sur le cœur.

Tiens, tu as un cœur, Baptiste ?
Parfois, on se conduit d'une façon si délibérément indifférente, pour masquer sa honte et sa peine, que l'on se demande si l'on ne passe pas pour totalement insensible aux yeux des autres.
Bassement matérialiste.

Il a toujours pas de copain, Baptiste.
C'est louche.
A son âge, soit il n'est pas normal, soit il n'en a pas besoin, dans le fond.

Je n'arrive même plus à savoir si j'ai vraiment entendu ça, de la bouche d'autres personnes, ou si je me le suis imaginé en silence.

"Je suis vraiment impitoyable avec moi-même, je me rends la vie si difficile en me mettant comme ça des batons dans les roues..."
J'ai l'impression qu'il y en a qui sont contents lorsque je fais des déclarations de ce genre, parce que c'est un peu ce qu'ils pensent de moi :
"Bin oui, pourquoi il est si difficile aussi ?"
"Qu'est-ce qu'il avait de pas bien, ce garçon dont tu n'as pas voulu ?"
On est forcément fautif.
Et comme on l'est effectivement, on se punit en l'étant encore davantage.
On répète ça à son psy, qui est sans doute également content qu'on dise ça.
Mais les mois passent.
Les années passent.
Et non seulement rien ne s'arrange, mais les scénario sont de pires en pires.
Et ce que l'on vit est tellement triste, les échecs tellement moches, certaines paroles tellement blessantes, le gâchis tellement flagrant, le vide en soi tellement béant, que l'on ne peut plus rien, plus rien, plus rien dire.

Alors que faire ?
Tout quitter, partir à l'étranger ?
Trop froussard, aucun point de chute nulle part, aucun soutien de toute façon.
Et le psy qui dit que ça ne résoudra pas les problèmes de fond, sympa.
Se lancer dans une occupation extra professionnelle passionnante ?
Depuis le début de l'année, je suis des cours du soir en informatique.
Me voilà épuisé, autant par l'emploi du temps, que par les informaticiens eux mêmes - qui sont parfois tout sauf passionnants.
J'ai repris des cours de chant, c'est bien, ça, par contre.

Mais on va s'arrêter là, je n'obtiendrai rien en levant ainsi les bras au ciel, en me lamentant avec l'espoir facile que le Seigneur prendra pitié et fera un miracle.
En tout cas, ne pas vivre ça, voilà ce que je cherchais à exprimer - je pense - en parlant de cette vie facile des autres.

Ah oui, dans le même genre aussi, il y a : "Mais pourquoi tu ne te lances pas dans la musique ?"
Bientôt, j'aurai une réponse toute préparée qui clouera le bec, et qui me fichera la paix : "Parce que c'est trop tard."

Beuh !
Mais peut-être qu'on ne me posera même plus aucune question : à force de ne rien faire d'intéressant de ma vie, et de m'en plaindre, à force de jouer au solitaire ronchon, et puis à force de vieillir, d'être devenu moche et sans plus aucune fraîcheur, sans plus aucun attrait physique, ce qui aurait pu encore compenser un peu la tristesse de ma parole, peut-être qu'il n'y aura même plus une seule personne pour me demander en souriant :
"Et alors, et toi, Baptiste, quoi de neuf ?"