Ma cave

27 février 2004

Cette nuit, je me suis réveillé vers 5h30.

Que se passait-il ?

Rien, c'était le silence.

Je n'arrivais pas à me rendormir.

J'avais un peu transpiré. Le patchwork de vêtements qui recouvre habituellement mon lit me pesait sur les jambes.

Je me suis levé dans l'air glacial pour aller aux toilettes, je suis revenu, j'ai bu un peu d'eau.

Des images de ma vie de Rouen me sont revenues en tête : des lieux, des soirées, des prénoms, des gens que j'ai lentement perdus de vue, et dont la récente mise en ligne de ce site Internet a ravivé le souvenir en moi.

J'ai d'ailleurs rêvé de Stéphanie l'autre jour.
Je revoyais le pavillon Bouyghes de ses parents à Bois-Guillaume, ses sœurs, son frère dont j'étais un peu épris, je revoyais leurs visages toujours prompts à rire, à s'amuser.
Je nous revoyais dans la vieille 404 d'Alix, filant dans la campagne normande.

Comme c'était étrange, cette fraternité d'individus à l'histoire et aux origines si différentes, qui s'étaient rencontrés par hasard au lycée, et qui ont été rattrapés par...

Je ne sais pas par quoi nous avons été rattrapés.

Mais Stéphanie s'est établie dans le sud de la France avec un enfant et une bonne situation à Cap Gemini.
Et si Alix est encore dans de beaux draps aujourd'hui – ce qui ne la change pas – nous nous voyons moins. La faute aux distances dans Paris, à nos fréquentations maintenant différentes, hétérogènes, la faute à moi, la faute à elle.


Et donc ce qui me glaçait, cette nuit, sous mon patchwork de vêtements qui me pesait sur les jambes, c'était d'imaginer qu'un gouffre se creusait entre moi et ces années, qu'il se creusait de plus en plus vite, et que plus jamais je ne repasserai de l'autre côté.
Des années d'arrogante indifférence, des années que j'ai vécu avec le cœur insouciant, le regard braque, la langue pointue, les oreilles alertes.
Ça m'a presque donné la nausée.


Ce n'était pas seulement l'irréversibilité du temps et l'illusion du paradis perdu qui me tourmentaient, c'était cette idée que les gens pouvaient changer, et qu'ils changeaient déjà.
Dans mon rêve, je me disais : je vais revoir Stéphanie, elle va avoir vieilli, ça va me faire un choc. Et elle arrivait, et je scrutais son visage, et il était effectivement différent, quoique juste un peu plus large et joufflu, mais pas si métamorphosé. Sa voix et sa gaieté étaient restées pareils à mon souvenir.
En un sens, cela signifie peut-être que je crois à ce qu'il y a au fond des gens, c'est déjà ça.


Ce que je trouve beau dans l'adolescence – du moins est-ce ce que je veux retirer de la mienne – c'est qu'on prête moins d'attention aux différences entre les gens, on préfère s'attacher à ce qui pourrait les réunir. Non qu'il n'y ait point de castes, de jalousies ou de rejets, mais les dés ne sont pas encore jetés, et tout le monde a encore le droit à sa minute de parole.
Peut-être que j'encense aussi cette période de ma vie parce qu'il se trouve qu'à seize, dix-sept ans, j'ai rencontré des gens qui ont compté pour moi, parce qu'ils m'avaient accepté, et que j'ai commencé à vivre une sorte de libération intérieure grâce à eux.

L'obsession de Gus Van Sant pour le teenager est extrêmement visuelle, scopique, quasi décharnée dans son esthétisme, d'une pureté et d'une précision à la limite du sadisme.
Mais ce n'était pas du tout ça qui remuait en moi cette nuit. C'était un lourd silence, épais comme au fond d'un puit sans fin.


Un silence, exactement comme celui que j'ai écouté avec horreur et délectation, la dernière fois que je suis rentré chez mes parents, à Rouen.
Tout le monde dormait, même les chats avaient disparu.
Je me suis approché des fenêtres du salon qui donnent sur le jardin.
Dans la nuit, au loin, j'ai distingué la silhouette muette et sage de la cathédrale, qui émergeait d'entre les toits, et l'éclat rougeâtre de la ville qui se reflétait dans les nuages, au dessus des toîts et des cents clochers de Rouen.

C'était absolument comme avant.

Comme quand je rentrais de soirée à quatre heures du matin, et que je mangeais un yaourt en regardant la nuit calme, avant de monter me coucher.

La délectation venait du fait que c'était comme avant, et qu'on m'exauçait – l'espace de quelques secondes de songeries – une sorte de vœu impossible : regarde Baptiste, rien n'a changé.

L'horreur venait du fait que j'étais conscient de l'illusion, et que cette similitude, cette fausse retrouvaille ne faisaient que mieux souligner tout ce qui m'éloignait maintenant d'un passé, d'une existence, et d'habitudes à jamais disparus.

J'étais frappé par ce silence de quatre heures, un silence épais, dans ma maison de toujours, dans cette maison si douce et que j'aime tant, mais que j'ai systématiquement fui ces dernières années.
Car je ne peux, ni ne veux plus y vivre – c'est comme si j'avais trop grandi à présent, et que, s'il m'était encore possible d'y faire entrer des parties de moi-même, dans cette maison si aimable, et d'y retrouver chaleur et paix, je n'arriverais plus jamais à m'y tenir tout entier.

Tout ce qu'il y a en moi aujourd'hui ne rentre plus dans ma maison d'enfance, dans la maison de mes parents.


Ce qui me rassure, c'est de me rappeler qu'à 18 ans, je n'avais pas de mépris pour celui que je serai à 30.

Je me souviens qu'il m'arrivait parfois d'y songer, à mon futur d'adulte – même si j'étais bien incapable d'en faire la moindre prédiction. J'espérais simplement que je serai heureux et que je ne me trahirai pas. Je me percevais alors dans la continuité, je ne me fabriquais aucun gouffre imaginaire entre quelque stade de la vie que ce soit.

Aujourd'hui, il m'arrive même de me rappeler le petit gamin agité et joueur que j'étais, et de me demander si je lui paraîtrais acceptable, tel que je suis aujourd'hui : tiens, est-ce que tu trouves que le Baptiste de maintenant est digne de ce que tu as été ? Est-ce qu'il est comme tu aurais souhaité qu'il devienne ?

Car, si j'ai très envie de vivre, je déteste ce monde du travail, ce monde des ambitions, ce monde de l'argent, des couples statufiés, des petits calculs en tout genre et des idées vulgaires !

Heureusement, j'ai aujourd'hui quelques amis auxquels je tiens beaucoup, et avec lesquels je peux rire, faire des choses marrantes, tenir des propos délibérement absurdes.

Il y a aussi ce jeune Américain avec qui je corresponds par mail – quoique je ne sois pas sûr que nous nous "correspondions" absolument. Mais qu'un rêveur épris de French culture, dans son petit dortoir d'un lycée texan, me parle de Virginia Woolf et de comtesses italiennes du XIXe siècle, protectrices des Arts et des Belles Lettres, suffit aussi à me remonter le moral.
Rabat-joie, je lui répète que Paris est une ville grise et poussiéreuse, et je lui envoie des photos de Belleville.

L'un des paradoxes qui traîne chez moi aussi, c'est que cette humeur nostalgique et ce formalisme austère qui s'accrochent à ma plume comme des corbeaux à leur branche ne me correspondent qu'à demi.
Du reste, on ne se connaît sans doute jamais qu'à moitié.

Je suis trop cynique pour me prendre au sérieux jusqu'au bout, je serai toujours le premier à essayer de me couper l'herbe sous le pied, après avoir essayé de la faire pousser avec le plus grand soin du monde.

Mais je serai aussi le premier à me moquer de ceux qui se prennent au sérieux, et je serai le premier à railler leur propre folie narcissique.

Toujours est-il que lorsque je remonte enfin de ma cave, de ma cuve de désespoir, et que je me remets à gambader, deci, delà, à travers les rues comme à travers champs, alors je me dis : mais quelle cloche, quelle cloche tu es, de t'être ainsi lamenté !

Il suffisait d'attendre un peu. Regarde : le soleil se montre de nouveau, le printemps revient toujours, et la vie est belle.

Alors j'envoie promener ma nostalgie, et tout me paraît facile, facile...