« Soit u une fonction à
valeurs complexe développable en série entière sur un intervalle ]-R,R[ avec 0
< R ≤ +∞. On se propose de prouver que
la fonction y définie sur ]-R,R[ par : y(x) = eu(x)
l'est aussi. »
Ce formalisme mathématique, qui constitua naguère le lot
quotidien de ma vie étudiante, me laisse aujourd'hui songeur : comment un être humain –
moi en l'occurrence – avec toute l'énergie et la fraîcheur de l'intelligence de
ses vingt ans, a-t-il pu se rassasier de pareilles spiritualités ?
Comment a-t-il pu mieux appréhender les sous-groupes
additifs de l'ensemble des réels, qu'imaginer ce que serait réellement sa
vie sept ou huit ans plus tard ?
Comment a-t-il pu se pencher sur le concept d'espace
vectoriel normé sans voir à quel point il se conformait aux normes
de son âge ?
Comment a-t-il pu réaliser de complexes calculs d'intégrales,
et se contenter d'une vision aussi étroite et partielle de l'existence ?
Comment a-t-il pu traiter de limite infinie des suites
et des séries, et ignorer à quel point il allait si vite et si
facilement vieillir ?
Bien sûr, on rencontre de sages et lucides mathématiciens
de par le monde, et rien ne m'assure que je suis aujourd'hui plus clairvoyant
que lorsque je confectionnais de studieuses fiches de cours sur papier bristol.
Mais tout se passe comme si - à défaut d'autre chose - je
m'étais contenté de ce tas de règles, tant que j'avais suivi des études
scientifiques.
Car c'est bien de ça dont il s'agit : un ensemble de
définitions à apprendre, de théorèmes à assimiler, d'exercices à résoudre, et
de devoirs sur table auxquels se soumettre.
Au delà de l'inquiétude que je ressentais avant chaque
contrôle, chaque partiel, il y avait au moins cela à quoi se raccrocher
: l'ordonnancement immuable, le système de règles parfait, éternel et
inattaquable des mathématiques. Il y règne certes problèmes et énigmes, mais
les résolutions et les solutions sont déjà là : elles n'attendent qu'à
être dévoilées, lorsqu'elles ne le sont pas déjà.
« Soit E un ensemble muni
de la loi *, et F une partie de E.
On dit que F est stable pour
la loi * si :
∀ (x,y) ⊂ F×F, x*y ⊂ F.
La restriction à F×F de la loi
* définit alors une loi de composition sur F, appelée loi
induite, en général notée *. »
Si la vie me semblait obscure, imprévisible,
incompréhensible et chaotique, et ma place dans le monde si incertaine, alors
les mathématiques me fournissaient au moins un ensemble cohérent et logique
auquel me raccrocher, dès l'instant où j'en maîtrisais son vocabulaire.
Mais j'ai fini par étouffer, et j'ai tout arrêté en licence de maths, brutalement.
Grand soulagement : j'avais l'impression de
revenir à la vie, de remettre les pieds sur terre, et je me réjouissais à l'idée que j'allais enfin
pouvoir me consacrer à des choses humaines.
belote
(ou comment se vider la tête)
Valet, 9, As, 10...
A l'instar de nombreux lycéens, j'avais d'abord joué au
tarot, avec mes amis du lycée.
Et puis Mireille, la patronne de notre bar préféré La
Lycorne, a décrété qu'« ici, ce n'est pas un tripot ! »
Elle ne supportait plus de nous voir monopoliser les
quelques tables de son modeste bar, et de nous entendre brailler
gaiement autour d'un jeu de cartes, avec quelques misérables cafés en guise
de consommation.
L'interdiction pesait surtout le midi, lorsque les lycéens se pressaient chez elle pour commander un jambon-beurre.
L'arrivée de la belote n'a évidemment rien changé à
l'affaire, mais la belote - et surtout sa version dite coinchée - avec
son nombre plus réduit de cartes, ses effets d'annonces et de bluff, coïncidait
vraiment avec une époque et un cercle d'amis, ceux de mes
premières années de fac.
Nous jouions après les cours : sur un bout de table, entre
des piles de photocopies, trois théorèmes de gémoétrie, une page d'exercices à moitié terminés, et un café
refroidi.
A la Lycorne, il y avait même un vieux juke-box en
bois pour accompagner nos parties, qui pouvait faire grésiller des quarante-cinq
tours comme No Milk Today, Dans le Port d'Amsterdam, Lady Jane,
My Lady d'Arbanville...
Il planait comme un côté rétro dans nos parties de
cartes, au moment même où on les jouait.
Combien de fois ai-je quitté La Lycorne vers 19
heures, avec l'amertume de plusieurs cafés dans la bouche, le ventre creux, les
cheveux sentant la cigarette, dans cet état d'excitation, de concentration et
de détente si particulier où me plongeait ce jeu ?
On jouait aussi à domicile, chez untel ou untel, tout un après-midi, toute une nuit. Après la fermeture des bars,
on allait chez quelqu'un, on débouchait une bouteille, on distribuait religieusement
les premières cartes, on riait du tour que prenaient les parties, de nos erreurs, de nos manies,
de nos petites tricheries…
On voulait rester ensemble, nous amuser encore un peu : la belote était autant notre prétexte à rester ensemble, que notre jeu favori.