Mon homosexualité (II)

Allons, je ne suis pas quelqu'un de foncièrement tragique.

J'ai juste un peu de mal à me socialiser.

Il faut dire que l'homo ne dispose pas de beaucoup de repères, lorsqu'il entame sa vie d'adulte.

Un peu comme si, après que la société l'ait tranquillement pris par la main, il se retrouvait soudain lâché dans une grande plaine, d'où partiraient plusieurs chemins, et qu'une voix venue d'ailleurs lui ordonnait :
« Avance ! Cherche ! Jouis de ta vie ! »
Et qu'il répondait : « Mais où ? » - non sans inquiétude, tant les paysages qu'il découvre autour de lui sont étrangers, tant les horizons et les reliefs paraissent nombreux et incertains, éloignés de ce à quoi la longue cohabitation parentale l'avait habitué.

Je crois qu'il y a des personnes qui, à peine débarquées dans cette grande étendue, ont choisi sans broncher un chemin, qu'elles s'en sont contentées, qu'elles y ont trouvé leur compte. Au gré de leur avancée, elles ont même pu commencer à construire quelque chose.

Moi aussi, à force de tourner en rond sous la grosse voix qui tonne, j'ai bien dû me décider à choisir une route et à avancer un peu, mais parfois je me remets à pleurnicher :
Bouh bouh ! Je suis tout seul !
Bouh bouh ! Voilà une histoire bien effrayante !
Je donne des coups de pieds dans des cailloux.
C'est pas juste !
Je me retourne, je mesure le chemin parcouru, j'aperçois encore l'endroit d'où j'étais arrivé : le lieu de ma puberté.
De toute façon, c'est vrai qu'il n'y avait rien à y faire.
Alors, ici ou ailleurs...

Autour de moi, ça gazouille, ça gambade – je discerne la silhouette d'autres garçons, fraîchement arrivés, qui trottinent, qui chantonnent, qui se tiennent par la main comme des vieilles dames distinguées, ou des hommes sauvages qui serpentent comme moi, dans cette grande plaine, même qu'il y en a qui se sont arrêtés dans des fourrés, et qui, sans doute, jouissent, jouissent, jouissent, avant de reprendre leur bonhomme de chemin.
Ils n'ont pas l'air d'avoir peur, ils n'ont même pas l'air de se poser de questions.
C'est pas juste !
Je regarde par terre, je grogne et je racle les pieds, je lève le regard, et j'aperçois un garçon, l'air aussi paumé que moi, qui traverse la route en diagonale et qui disparaît aussitôt.  Il était peut-être gentil !
Il a disparu !
 
Et je continue mon avancée, en me moquant bien de ma destination.

Non, l'homo ne dispose pas de beaucoup de repères, et la société ne lui vient pas en aide.
Car en plus d'évoluer dans ce monde parallèle que je décris – sur cette grande étendue sillonnée de routes sans fin, telle un paysage à la Lovecraft – il doit continuer à vivre dans la société classique – trouver du boulot, faire ses courses, payer son loyer, donner le change aux collègues, rendre visite aux parents, les rassurer en leur disant que tout va bien, etc.

Pas facile !

Alors bien sûr, on a inventé des icônes, on a ouvert des bars, des réseaux et des magasins, on a écrit et filmé quantités de choses – toute la culture gay, futile, subtile, plate ou subversive.
On a vu se monter des castes – le monde des clubbers, le monde des fashion-victims, le monde des gym-butchs, le monde des intellos-tatas, le milieu SM, le milieu cuir, le milieu associatif, le milieu des hors-milieux...
Autant de constellations auxquelles on souscrit ou dont on se revendique – par ses actes ou ses paroles.
Autant de labels réducteurs, dont on déclare vouloir se démarquer, sitôt que la menace de nous coller une étiquette se profile.

J'ai vu des gens vivre leur désir d'une façon étonnante – l'exprimer dans une sexualité débridée, tout à fait singulière.
Des choses que j'aurais peut-être jugées sales ou choquantes en tant qu'ado, et que je ne considère aujourd'hui que comme des manifestations du désir humain, presque belles – belles en ce qu'elles ne mentent pas, en ce qu'elles en disent plus long sur l'homme que bien des philosophies et des religions.

Quelque part, la grosse voix qui m'ordonne d'avancer et de jouir de ma vie, je comprends qu'elle soit là – sans quoi on resterait tous assis sur notre pierre dans le désert, et il ne se passerait pas grand chose.

C'est juste un peu dur à vivre, des fois.

Surtout lorsqu'on est tout seul, tout seul parce qu'on ne peut plus supporter de faire semblant, de raconter n'importe quoi, ou de devoir écouter le n'importe quoi des autres, parce qu'on ne peut plus supporter leur indifférence ou leur égoïsme. Ou sa propre indifférence, son propre égoïsme