Mon homosexualité (I)

Ma mère, quand je lui ai dit que j'étais homosexuel, m'a demandé... ce que c'était.

Elle cherchait à exprimer une interrogation.
« On en a connu quelques uns, ton père et moi, mais pas très bien... Bien sûr, il y a ceux que l'on voit à la télévision, mais ça reste la télé... »

Personnes intelligentes, humaines et ouvertes, mes parents n'exprimèrent aucune forme de rejet à mon égard, lorsque je les ai mis au courant.
Mais leur grande pudeur et leur gêne à parler librement d'amour ou de sexualité en général ne me permettaient pas de deviner comment ils réagiraient.

Pire, certains souvenirs me revenaient parfois en tête.

Alors que j'étais âgé d'une douzaine d'années, et que ma mère, ma soeur et moi jouions ensemble au « petit bac », Sarah - bien ingénument - voulut placer le mot « pédé ». Je ne sais plus si le terme fut accepté dans le jeu, mais je me souviens bien du regard de ma mère lorsqu'elle déclara, glaciale :
« J'espère que tu ne seras pas homosexuel, toi, Baptiste... »
Piqué au vif, je répondis d'une voix brusque : « Bien sûr que non, tu me prends pour qui ?? »
... avant de quitter la pièce, humilié, gêné – à une époque où je commençais seulement à découvrir – non sans perplexité – mon attirance pour des garçons.

Une autre fois, au cours d'un repas dominical chez mes grands-parents, au café, alors que tout le monde nageait dans une sorte de brouillard de cigarettes, la discussion, alourdie par tout le vin ingurgité à table, porta sur l'innocente petite ville normande de « Serqueux ».
Je me trouvais dans une pièce à côté, et je prêtais vaguement l'oreille - barbé, abruti comme d'habitude par ce pensum familial du dimanche.
Mon père, toujours prompt à jouer sur les mots, dit en passant :
« Une ville pour les homos, ça, Serqueux... »

J'étais surpris et dégoûté d'entendre ces « adultes » plaisanter ainsi sur le sexe - surtout mon père.
Ma famille n'a jamais su nous parler de la chose, à nous ses enfants - ou alors de façon très sporadique, artificielle et clinique.

A cette époque, quand j'avaise onze, douze ans, la sexualité, qu'elle fût hétéro ou homo, c'était encore la grande inconnue pour moi.
Loin d'y voir un horizon de bonheur et de liberté, le sexe m'apparaissait alors comme la chose à faire entre deux êtres – une obligation, un devoir, un truc trivial, presque sale. A la limite, une nécessité futile, une préoccupation un peu vulgaire qui viendrait s'insérer dans la vie, comme ça, et dont il faudrait s'acquitter de temps en temps – comme nous le faisons avec d'autres besoins naturels.

Quand mes émois se précisèrent, l'ignorance resta.
Au lycée, même pris dans les plus grands transports pour un garçon, je me demandais : mais comment ferons-nous, lui et moi ? Qu'est-ce qu'on va faire ?
Le terme de sodomie résonnait à mes oreilles un peu comme lobotomie, appendicectomie, un truc du genre.
Qu'est-ce que ça venait faire là ?
Cette chose bizarre et incongrue ?
Dans mes sentiments si purs, si symphoniques ?

Le paradoxe s'accentua lorsque je fis des déclarations autour de moi comme quoi j'étais homo, alors que je ne possédais pas encore la moindre expérience dans ce domaine. Je me fondais sur les émois ressentis pour tel ou tel garçon – ce en quoi j'avais assez raison, finalement : on peut se fier à ses sentiments d'amour – ils sont vrais, révélateurs, même teintés d'idéal et de chimères – même barrés par les névroses et les peurs.
Par moments, je retirais même de cette différence une sorte de fierté, je me scandalisais à la moindre remarque homophobe.

Mes amis, eux, semblaient s'étonner en silence de ce que je demeurasse seul.
J'affirmais que j'étais gay, oui, mais avec qui ?

Moi non plus, je ne comprenais pas.
Je sortais beaucoup, mais je ne rencontrais jamais aucun homo.

Les garçons qui me séduisaient – voire que j'attirais peut-être un peu – ils avaient des copines...
J'avais toujours très peur de me tromper avec eux, de faire un faux-pas, qu'ils se moquent de moi tout à coup.
J'écrivis des lettres, convoquai même un type à un rendez-vous, mais ce ne fut que four et veste.
La copine d'un mec vint même me trouver une fois pour me dire en rigolant : « Bah alors Baptiste, comme ça, on écrit des lettres d'amour à mon copain ? »

Les hétéros ne comprennent pas, cela.
Je veux dire, que cette solitude est affreuse comme tout. Elle est tragique, nullement secondaire, nullement l'affaire de quelques pédés infantiles et chochottes.

Heureusement, au bout d'un moment, on finit par rencontrer quelqu'un, et le pas est franchi.


On se demande même comment on a pu appréhender ce moment, alors que la chose est si agréable, si naturelle, qu'elle ne demande qu'à être faite, tout simplement.
On s'habitue.
Mais... c'est bizarre, personne n'est resté dans mes bras. Ou alors c'est moi qui suis parti, non sans mauvaise conscience, car je n'étais pas amoureux.

Aujourd'hui, dans mon entourage, les couples ont cessé de se former, maintenant ils se déforment. Sans pour autant se briser. Ils parlent d'acheter un appartement, ils parlent de voyages, ils parlent d'enfants. Les voilà qui veulent se marier. Ils s'emportent sur des détails, semblent ne même plus porter attention l'un à l'autre, ils s'engueulent. Puis ils se réconcilient, parlent tout bas. Ils se marient. Ils ont un enfant. Ils vont visiter leurs parents ensemble, ça les perturbe.
Mais qu'est-ce que c'est idiot, qu'est-ce que c'est laid – d'avoir cette chance de vivre avec la personne que l'on aime, et qu'il n'en résulte que formalités, non-dits, moqueries, mesquineries, bagatelles en tout genre – étalés au grand jour, sujets de friction, sujets de conversations, sujets tabous.
... quand soi, on se sent bêtement seul. Que l'on vit tout seul depuis si longtemps. Et que l'on en vient à douter que l'on puisse encore être aimé un jour – un jour, avant sa mort.
Cela sonne d'une façon tragique, puérile peut-être, mais je n'arrive pas à l'exprimer autrement.

Combien de films ou de romans a-t-on écrit sur les histoires d'amour ou de couples ?
Comparés à ceux faits sur la solitude ?
La vieille fille, le vieux célibataire... ce sont souvent des caricatures.
Récemment encore, on m'a demandé, tout uniment, comment ça se faisait que je sois encore seul.
Que pouvais-je répondre à cela ? J'ai marmonné, bafouillé que je ne savais pas. J'étais triste et gêné à la fois.

Dans mon immeuble, il y a un petit couple très gentil.
Je les ai rencontrés dernièrement, j'ai pris un verre chez eux.
Ils ont 25 ans peut-être, elle travaille dans une maison d'édition, lui dans une grosse entreprise. Sur les murs de leur appart un peu en désordre (il s'est précipité pour ranger les vieilles chaussettes qui traînaient) sont accrochées de grandes peintures contemporaines tourmentées, assez frappantes – qui donnent un éclairage particulier sur ces deux jeunes individus, par ailleurs doux et simples – au premier abord en tout cas.
Leur intérieur est un mélange de raffinement, de petite bourgeoisie et de nonchalance.
Ils sont assez beaux tous les deux.
Je ne les ai jamais entendus se disputer, mais je les ai déjà vus revenir du supermarché ensemble, lui, galopant avec ses sacs, tandis qu'elle traînait loin derrière.
S'il a parfois l'air un peu soucieux et que ses yeux noirs trahissent une tension intérieure, dès qu'il sourit, son visage et son regard s'illuminent comme ceux d'un enfant.
Ils vont bien avec l'autre.
J'évoque ce petit couple, car il m'est déjà arrivé, l'espace de quelques secondes, de m'imaginer vivant comme eux, à sa place à elle, ou à sa place à lui.
Oui jes les envie parfois, comme j'en ai envié d'autres – et sans bien savoir ce qu'il en retourne dans la réalité, bien sûr.
On essaie de se trouver des modèles, des représentations.

Le monde des homos a fini par me dégoûter.
Au début, je ne savais même pas qu'il y en avait un.
Lorsque je vivais encore à Rouen, je rêvais d'un univers peuplé de garçons séduisants, intelligents et gentils, libres de leur corps et faisant tout le temps la fête.
En débarquant à Paris, j'ai découvert la faune colorée et réjouie des boîtes de nuit, et une certaine manière de vivre ; j'ai été content, alors, de pouvoir me laisser aller, de pouvoir m'oublier avec ces créatures insouciantes qui s'agitaient autour de moi.
Mais j'ai ensuite découvert l'idiotie, le mépris, l'égoïsme, le racisme terrible des gays entre eux.
Découvert les boîtes à cul, glauques et monotones, le mauvais goût du Marais, l'antinomie actif-passif, les gloussements pour des choses pas drôles, les vieilles tapettes aux cheveux blanchissants qu'on croise dans les rues grises de la capitale, qui traînent leur amertume et leur solitude derrière eux, comme une eau de toilette à jamais passée.
J'ai découvert ce sentiment pénible qu'il y a à se voir refusé par un garçon, avant d'en ignorer un soi-même, dix minutes plus tard.
Toute une logique de la sélection – davantage que de la séduction – dont seuls les plus gâtés par la nature, les plus culottés ou les plus équilibrés, arrivent à tirer bénéfice.

Au début, je vivais des semblants d'histoires, au moins ça durait quelques jours avec la même personne.
Puis j'ai pris quelques bonnes vestes dans la figure.
Mes histoires se sont alors espacées, sans que je m'en rende même compte, et je n'ai finalement plus connu que des rencontres furtives.
Aujourd'hui, j'ai peur de la rupture, peur d'être rejeté, et j'appréhende la séparation et la déception avant même qu'elles ne se produisent.

L'autre soir, pourtant, j'ai fait la connaissance d'un jeune Américain de passage à Paris.
Nous avons bu, ri, dansé, couché ensemble. Le lendemain, il faisait un temps splendide - une fraîche, éclatante journée de printemps. En marchant dans les rues pour me rendre à mon cours de chant, et quoique je fus affecté d'une vilaine gueule de bois, j'ai regardé le ciel bleu, et des larmes me sont venues aux yeux, tellement cela m'avait fait du bien de dormir dans les bras d'un garçon – un simple, doux et gentil garçon, qui m'avait accepté autant que je l'avais accepté.

Finalement, je ne me souviens plus exactement de ce que j'ai répondu à ma mère, lorsqu'elle me demanda... ce que c'était... l'homosexualité.
Il est vrai que lorsque je repense à la maison de mes parents, envahie par le lierre, entourée de son jardin un peu fou, de ses chats, de ses tulipes, de ses roses et de ses mésanges – dans ce paisible quartier de retraités débonnaires, de médecins insouciants, d'enseignants sans histoire et d'avocats bohêmes, quand je repense à mes parents, assis bien au chaud dans leur petite maison, plongés avec innocence dans un roman ou dans un quotidien local, sirotant un apéritif sur les tendres harmonies d'un disque de Billie Holiday, comment leur expliquer ça ?
Tout ça ?

Tout ce que l'on éprouve, en soi.
Seul dans son studio minable d'une grande capitale.
Etre homo à Paris.
Tout ce que l'on vit en soi, tout ce qui nous traverse l'esprit, tout ce que l'on a vu, tout ce que l'on voit encore.
Tout ce que l'on espère vivre un jour, et que l'on ne vivra sans doute jamais.