La boîte gay
Première partie
Pas grand chose à raconter sur ce lieu (appelé le Scorp), qui évoque vaguement
le bac à sable, les balançoires d'un square public, ou la cour de récréation
d'un grand collège où je viendrais juste d'être admis.
Quoique franchement pas terrible, j'ai fini par goûter à la musique qu'on y diffuse, une techno commerciale peu soignée (à mes oreilles de profane en tout cas), sans originalité, sans surprise, traversée de remixes de Madonna - parfois même de Dalida - qui viennent réveiller mes instincts cachés de midinet.
Au milieu de cette forêt de corps juvéniles, coquets, multicolores, agités de mille mouvements gracieux, j'ai rapidement remarqué un assez joli garçon, de taille moyenne, les cheveux très courts, les yeux noirs, le regard impénétrable, dansant remarquablement bien. Quand je dis qu'il dansait remarquablement bien, je veux dire que sa façon de mouvoir ses épaules, ses bras, ses anches s'accordait comme un violon avec le rythme de la musique, une musique qu'elle semblait connaître par ccur, qu'elle semblait vivre intensément, mais sans parade ni étalage.
A la vue de ce garçon aussi harmonieusement mêlé aux boums-boums frénétiques de la musique, tellement concentré dans une action pour laquelle il semblait être né, on avait de la peine à l'imaginer en dehors de la frénésie de la piste de danse, dans un paisible living-room par exemple, déblatérant sur le chômage, la cuisine chinoise, ou en train de se brosser les dents.
Je me suis rapidement, discrètement, témérairement glissé vers lui. Je l'ai regardé avec envie, avec désir, avec concupiscence. Je me suis encore rapproché de lui.
Il a tout de suite détourné la tête, fièrement, comme un chat s'éloignerait de vous en trottinant après que vous l'ayez appelé
pour lui faire un câlin.
Alors, comme je suis têtu, j'ai insisté, et j'ai même fait mine de tendre les bras vers lui.
Peine perdue.
Il s'est décalé vers son groupe d'amis, l'air de rien, mais sans jamais briser l'harmonie de son corps avec la musique, sans que les mouvements de son buste et de ses bras, si synchronisés et si contenus à la fois, n'en fussent perturbés le moins du monde.
J'étais bien désespéré.
Alors j'ai fini par rencontrer un autre jeune garçon, l'il
vif, très amusé, bavard et sensuel, que j'ai rapidement embrassé. Je ne sais
plus comment cela s'est fait au juste, assez naturellement je pense.
Il y a comme ça des moments, en boîte, où j'en viens à
imaginer les choses les plus absurdes, à me faire des films, l'espace de
quelques secondes, parce que j'entends le mot « heart » ou
« mystery » dans les paroles de la musique, ou parce que le rythme
devient soudain très disco, et que j'imagine que je suis transformé en nymphe à
paillettes, en une sorte de sirène un peu toc, toute vêtue de frou-frou,
émergeant du sol, aguicheuse, pour faire la roue autour des mâles, un peu
d'alcool et une ambiance kitsch aidant.
Bref, j'ai enlacé avec ferveur un second garçon, pour oublier le mépris du premier.
Et puis à un moment donné, surgis de nulle part, se sont
avancés trois épais et hauts Musclors sur le petit podium en bois de la piste,
vers lesquels tous les regards se sont instantanément tournés.
Je me moquais bien de ces trois gladiateurs patibulaires et musculeux, qui
se sont mis à onduler comme des mannequins de clips télévisés, et qui n'éveillèrent en moi que la vision de poulets sous cellophane, exposés dans un bac de
supermarché.
Mais il a fallu que ce joli garçon que je venais de rencontrer
se lève soudain du siège où nous nous embrassions avec passion, et qu'il
me tire par le bras pour m'entraîner vers ces go-go boys de pacotille, comme hypnotisé par un parfum ou par un vilain sortilège.
Et c'est ainsi que nous nous sommes retrouvés collés tout
contre le podium, pareils à deux chiens faméliques, tirant sans honte la langue
devant des victuailles inaccessibles.
Il a touché les cuisses galbées du danseur qui nous faisait
face, il a ri, il m'a regardé - fou de cette expérience - m'a crié béatement
dans l'oreille une ineptie que je n'ai pas comprise, puis il m'a pris la
main et m'a fait toucher la statue grecque en mouvement. Le contact était
caoutchouteux, et la peau huileuse, huileuse, comme le fond d'une poêle encore
tiède, qui aurait cuit des saucisses.
J'ai fait mine d'être enchanté, pour ne pas le contrarier,
et après un long quart d'heure d'ennuyeux déhanchements, j'ai vu avec plaisir
les trois Musclors nous faire une révérence, et rentrer au bercail, comme les
coucous qui disparaissent dans leur horloge une fois qu'a sonné l'heure, et
nous avons enfin pu recommencer à nous bécoter, tous les deux, dans un coin de la
salle.
Nous avons quitté la boîte peu après.
C'était l'aube sur les grands boulevards, une aube fraîche,
pure, presque diaphane, comme on en découvre souvent à la sortie des boîtes, allez savoir pourquoi.
Une discussion pratique et compliquée s'engagea entre
Sébastien et les deux amis avec qui il était venu (une fille rebelle et
ronchon, et un garçon sympathique et bonhomme) discussion dont j'ai oublié les
détails, mais où il était question de clefs, d'appartements, et de voiture. En ce
qui me concerne, l'important, c'était que Sébastien rentre avec moi ! Vous l'avez bien compris !
Détail étrange, tous les trois étaient de jeunes gendarmes
issus d'une caserne de la région parisienne. Ma foi, pour des gendarmes, ils
étaient bien tendres et gentils.
Ils nous ont quitté au voisinage du boulevard de Strasbourg. A cette heure là, vers cinq ou six heures, chacun rentre chez soi d'un bon petit pas : une jambe est lourde d'avoir trop dansé toute la nuit, l'autre est alerte à cause de l'air piquant du matin.
Dans les rues désertes, puis dans la douce chaleur de mon
studio, tenir une discussion avec Sébastien n'était chose aisée que dans la
mesure où j'étais aviné, et parce que serrer un garçon dans mes bras, rencontré
par le fruit du hasard, reste un événement qui me rend incroyablement heureux,
même fugace.
Il m'a entretenu de mécanique automobile, de l'homophobie
larvée au sein de la gendarmerie, et il illustrait son propos d'exemples tirés
de sa vie de caserne, sans doute plus ou moins vrais, et qui visaient essentiellement
à m'épater.
Tout s'est très bien passé, et le lendemain matin, nous nous sommes quittés à Châtelet : moi pour aller fouiner chez les fleuristes des quais de Seine, et lui pour attraper un RER en partance vers la banlieue sud.