La boîte gay

Première partie

Depuis plusieurs semaines, presque chaque samedi soir, je descends dans une boîte gay sans prétention, fréquentée par de jeunes minets simples et rieurs.
Pas grand chose à raconter sur ce lieu (appelé le Scorp), qui évoque vaguement le bac à sable, les balançoires d'un square public, ou la cour de récréation d'un grand collège où je viendrais juste d'être admis.

Quoique franchement pas terrible, j'ai fini par goûter à la musique qu'on y diffuse, une techno commerciale peu soignée (à mes oreilles de profane en tout cas), sans originalité, sans surprise, traversée de remixes de Madonna - parfois même de Dalida - qui viennent réveiller mes instincts cachés de midinet.

Au milieu de cette forêt de corps juvéniles, coquets, multicolores, agités de mille mouvements gracieux, j'ai rapidement remarqué un assez joli garçon, de taille moyenne, les cheveux très courts, les yeux noirs, le regard impénétrable, dansant remarquablement bien. Quand je dis qu'il dansait remarquablement bien, je veux dire que sa façon de mouvoir ses épaules, ses bras, ses anches s'accordait comme un violon avec le rythme de la musique, une musique qu'elle semblait connaître par ccœur, qu'elle semblait vivre intensément, mais sans parade ni étalage.

A la vue de ce garçon aussi harmonieusement mêlé aux boums-boums frénétiques de la musique, tellement concentré dans une action pour laquelle il semblait être né, on avait de la peine à l'imaginer en dehors de la frénésie de la piste de danse, dans un paisible living-room par exemple, déblatérant sur le chômage, la cuisine chinoise, ou en train de se brosser les dents.

Je me suis rapidement, discrètement, témérairement glissé vers lui. Je l'ai regardé avec envie, avec désir, avec concupiscence. Je me suis encore rapproché de lui.

Il a tout de suite détourné la tête, fièrement, comme un chat s'éloignerait de vous en trottinant après que vous l'ayez appelé pour lui faire un câlin.
Alors, comme je suis têtu, j'ai insisté, et j'ai même fait mine de tendre les bras vers lui.

Peine perdue.

Il s'est décalé vers son groupe d'amis, l'air de rien, mais sans jamais briser l'harmonie de son corps avec la musique, sans que les mouvements de son buste et de ses bras, si synchronisés et si contenus à la fois, n'en fussent perturbés le moins du monde.

J'étais bien désespéré.

Alors j'ai fini par rencontrer un autre jeune garçon, l'œil vif, très amusé, bavard et sensuel, que j'ai rapidement embrassé. Je ne sais plus comment cela s'est fait au juste, assez naturellement je pense.
Il y a comme ça des moments, en boîte, où j'en viens à imaginer les choses les plus absurdes, à me faire des films, l'espace de quelques secondes, parce que j'entends le mot « heart » ou « mystery » dans les paroles de la musique, ou parce que le rythme devient soudain très disco, et que j'imagine que je suis transformé en nymphe à paillettes, en une sorte de sirène un peu toc, toute vêtue de frou-frou, émergeant du sol, aguicheuse, pour faire la roue autour des mâles, un peu d'alcool et une ambiance kitsch aidant.

Bref, j'ai enlacé avec ferveur un second garçon, pour oublier le mépris du premier.

Et puis à un moment donné, surgis de nulle part, se sont avancés trois épais et hauts Musclors sur le petit podium en bois de la piste, vers lesquels tous les regards se sont instantanément tournés.
Je me moquais bien de ces trois gladiateurs patibulaires et musculeux, qui se sont mis à onduler comme des mannequins de clips télévisés, et qui n'éveillèrent en moi que la vision de poulets sous cellophane, exposés dans un bac de supermarché.

Mais il a fallu que ce joli garçon que je venais de rencontrer se lève soudain du siège où nous nous embrassions avec passion, et qu'il me tire par le bras pour m'entraîner vers ces go-go boys de pacotille, comme hypnotisé par un parfum ou par un vilain sortilège.
Et c'est ainsi que nous nous sommes retrouvés collés tout contre le podium, pareils à deux chiens faméliques, tirant sans honte la langue devant des victuailles inaccessibles.
Il a touché les cuisses galbées du danseur qui nous faisait face, il a ri, il m'a regardé - fou de cette expérience - m'a crié béatement dans l'oreille une ineptie que je n'ai pas comprise, puis il m'a pris la main et m'a fait toucher la statue grecque en mouvement. Le contact était caoutchouteux, et la peau huileuse, huileuse, comme le fond d'une poêle encore tiède, qui aurait cuit des saucisses.
J'ai fait mine d'être enchanté, pour ne pas le contrarier, et après un long quart d'heure d'ennuyeux déhanchements, j'ai vu avec plaisir les trois Musclors nous faire une révérence, et rentrer au bercail, comme les coucous qui disparaissent dans leur horloge une fois qu'a sonné l'heure, et nous avons enfin pu recommencer à nous bécoter, tous les deux, dans un coin de la salle.

Nous avons quitté la boîte peu après.

C'était l'aube sur les grands boulevards, une aube fraîche, pure, presque diaphane, comme on en découvre souvent à la sortie des boîtes, allez savoir pourquoi.
Une discussion pratique et compliquée s'engagea entre Sébastien et les deux amis avec qui il était venu (une fille rebelle et ronchon, et un garçon sympathique et bonhomme) discussion dont j'ai oublié les détails, mais où il était question de clefs, d'appartements, et de voiture. En ce qui me concerne, l'important, c'était que Sébastien rentre avec moi ! Vous l'avez bien compris !
Détail étrange, tous les trois étaient de jeunes gendarmes issus d'une caserne de la région parisienne. Ma foi, pour des gendarmes, ils étaient bien tendres et gentils.

Ils nous ont quitté au voisinage du boulevard de Strasbourg. A cette heure là, vers cinq ou six heures, chacun rentre chez soi d'un bon petit pas : une jambe est lourde d'avoir trop dansé toute la nuit, l'autre est alerte à cause de l'air piquant du matin.

Dans les rues désertes, puis dans la douce chaleur de mon studio, tenir une discussion avec Sébastien n'était chose aisée que dans la mesure où j'étais aviné, et parce que serrer un garçon dans mes bras, rencontré par le fruit du hasard, reste un événement qui me rend incroyablement heureux, même fugace.
Il m'a entretenu de mécanique automobile, de l'homophobie larvée au sein de la gendarmerie, et il illustrait son propos d'exemples tirés de sa vie de caserne, sans doute plus ou moins vrais, et qui visaient essentiellement à m'épater.

Tout s'est très bien passé, et le lendemain matin, nous nous sommes quittés à Châtelet : moi pour aller fouiner chez les fleuristes des quais de Seine, et lui pour attraper un RER en partance vers la banlieue sud.

Deuxième partie

Chaque fois que je remets les pieds dans cette boîte, il y a cependant toujours en moi l'espoir absurde de revoir l'autre garçon, le premier, l'inaccessible, le sauvage, celui qui jamais ne drague, qui jamais ne sort de sa réserve, et qui toujours détourne la tête, juste après qu'il vous ait pourtant regardé.
Cette machine à danser, infatigable, précise, métronomique, mécanique, réglée comme du papier à musique, vient m'obséder ensuite dans mes rêves, une fois que je suis rentré et étendu sur mon lit. Je revois son visage pénétré des accents rythmés de la techno, son corps grâcile secoué par un continuel jeu d'ondes électriques.

Après le cuisant échec de la première rencontre, je n'ose plus m'approcher de lui maintenant, de peur d'importuner cette divinité en tee-shirt cintré. Je l'observe de loin, je croise son regard, et si d'aventure le mot « heart » résonne de nouveau dans les paroles de la musique, alors c'est de mon cœur brisé dont il s'agit, et me revoilà transporté dans une tragédie antique dont je suis l'innocente victime, sous les spotlights rouges et verts.

Généralement, entre quatre et cinq heures du matin, mon héros et ses amis s'évanouissent dans la nature en un clin d'œil, en même temps que la salle commence à se vider tranquillement, comme un lavabo à demi bouché.

C'est aussi à cette heure là que les regards des clubbers deviennent plus vifs, plus acérés, plus investigateurs ; des couples se forment soudain au milieu de la piste de danse, comme les fleurs qui éclosent au printemps, après de longues semaines passées à se balancer dans le vent.

Dans ces moments là, rester seul est une vraie torture : on se demande forcément pourquoi on rate son coup à chaque fois, pourquoi ce minet affriolant dont on se rapproche en combinant tact et tactique, se détourne et s'éloigne de vous. Peu de temps après, on l'apercevra pourtant embrasser goulûment un autre minet, et l'on se sentira soudain très peiné, victime d'une affreuse injustice, et l'on remontera l'escalier qui mène à la sortie d'un pas solennel et désabusé, et la marche solitaire que l'on fera ensuite pour retrouver son chez soi, dans une aube pourtant si belle et si pure, sera bien douloureuse.
En chemin, on dépassera encore quelques couples de garçons à la démarche lente et sinueuse, qui se tiendront par la main, on verra des jeunes gens disparaître dans un taxi, ou s'arrêter chez le marchand de sandwichs, on apercevra au loin quelques silhouettes anonymes, pressées de rentrer chez elles et totalement indifférentes à ce qui les entoure, et puis enfin on se retrouvera tout seul dans des rues où ne voleront plus que des papiers gras, dans le petit vent frais joyeux du matin parisien.

Hier soir, donc, je l'ai revu.

J'étais venu tout seul, avec la simple envie de danser, et sans désir de conquête particulier. En buvant mon whisky-coca, accoudé au bar, j'ai scruté la foule serrée, et je n'ai reconnu personne, et je me suis senti fatigué, pas à ma place, et je me suis demandé comment diable j'allais trouver la force de danser.

En me frayant un passage entre les corps en mouvement, j'ai fini par l'apercevoir, là-bas, au loin, dans son tee-shirt blanc cintré. J'ai essayé de lui sourire, mais mon visage était tellement pétrifié, tellement paralysé par la peur, que je n'ai produit qu'un rictus gêné et disgracieux.

Mais ce soir, j'aurai finalement la chance d'attirer un petit blondinet à lunettes très mignon.
Il se tenait là, sur ma gauche, depuis quelques minutes sans doute, et je ne le remarquais que maintenant.
Comment avais-je fait pour ne pas le remarquer, celui là ?
L'espace d'une fraction de seconde, une lumière blanche a inondé toute la salle au moment précis où nos regards se croisaient. Je pense que tout s'est joué à cet instant entre nous.
Nous avons dansé ensemble, serrés l'un contre l'autre.
Et en tenant tout contre moi cet ange blond aux yeux bleus, je me suis dit : toi, comme je voudrais que tu sois heureux, comme je voudrais te rendre heureux. Pourtant, je ne faisais là aucune promesse sur l'avenir - surtout pas ! - mais j'imaginais que j'embrassais un être esseulé et en manque de beaucoup d'amour, et l'espace d'une nuit, j'avais une folle envie d'endosser ce rôle là, celui du protecteur, du pourvoyeur d'amour éperdu, d'un amour que finalement je ne recevais pas moi-même.

Peu de temps avant que nous quittions la salle et que nous regagnions ensemble mon studio, où nous allions enfin laisser libre court à notre désir, le laisser gambader à travers champs, j'ai aperçu mon égérie, l'autre garçon, the impossible one, là-bas, au loin.
Il semblait seul ce soir, chose inhabituelle. Il se reposait, adossé contre un mur, en lançant des regards furtifs autour de lui.

Il ne bougeait plus : c'est comme si toute la boîte s'était arrêtée de danser.

Je me demandais s'il m'avait vu, s'il avait vu que j'avais fait une pêche, s'il avait vu que j'essayais de le regarder une toute dernière fois, avant de disparaître avec mon poisson.

J'avoue que c'était un peu ridicule, cette situation, moi, jeune homme longiligne tentant de discerner un idéal d'amour dans le lointain, tout en me trémoussant avec un petit minet charmant, avec lequel j'allais m'occuper le restant de la nuit.

Mais mon égérie, ce soir là, n'était-elle pas en train de m'attendre, debout contre ce mur ?

Non, je crois qu'hélas, je n'étais que la candide victime d'un rêve en forme de miroir, où il serait question d'un beau, fier et inaccessible garçon, qui danserait pour toujours sous les lumières multicolores d'une piste de danse, dans une perpétuelle harmonie avec la musique.