Châtelet

Quand je l'ai vu s'approcher, place du Châtelet, ce vendredi soir à huit heures, je me suis dit qu'il ne ressemblait pas du tout au garçon que je m'étais imaginé : il paraissait à la fois plus jeune et plus fragile, et en même temps, comme plus vieux. Je veux dire qu'avec son visage un peu empesé, on pouvait déjà se faire une idée de ce qu'il serait devenu dans dix ans.
Nous avons fait quelques pas ensemble, et il ne me regardait que très peu. On aurait dit qu'il était surpris, lui aussi, ou en tout cas, très gêné.

Il s'est docilement laissé guider dans les rues du Marais, tandis qu'il répondait gentiment à mes questions vagues et vulgaires, sur son métier ou ses origines.

Figurez-vous que ce garçon travaille au siège d'une grande banque parisienne, mais non non non, ce n'est ni un requin des finances, ni un filou de commercial. Ce n'est qu'un simple gestionnaire de portefeuilles, un pauvre groom des grands comptes, une petite main d'argentiers qui ne recherche que la paix et le calme, et qui hausse les épaules quand on lui parle de gros sous. Du reste, il hausse souvent les épaules.
Il dort le matin dans le métro, et le reste du temps, il s'occupe comme il peut, dans cette grande capitale qui nous regarde.

Le week-end, il rentre chez ses parents en Dordogne, où il retrouve ses copains de lycée.

Il dépose ses chemises au pressing – car dans sa banque, les chemises doivent avoir leurs plis parfaitement marqués – et nous avons convenu que la vaisselle est bien ennuyeuse, que la machine à laver révolutionne la vie, et que les plats précuisinés sont bien pratiques.

Après nos deux bières dans ce bar du Marais à l'atmosphère si paisible, si lounge, et comme ce garçon se laissait toujours autant porter par les événements, je lui ai proposé de venir manger un morceau dans mon studio.

Nous avons remonté la rue des Archives en parlant de la tour Eiffel.

J'ai mis de la musique, et préparé deux œufs à la coque.

Nos discours ressemblaient à des petits sursauts, à des petits cassis, à des dos d'âne qui venaient nous remuer à intervalles réguliers. Je lui ai versé la sauce tomate sur ses pâtes, dans une euphorie vaguement inquiète, car je ne savais pas à quoi m'en tenir, ni avec ce qu'il cachait peut-être derrière son silence amusé, ni avec mon désir, qui passait, repassait et disparaissait devant moi comme une vision de rêve éveillé.

Je me suis assis sur mon lit, et je l'ai vu avec étonnement et délectation venir s'installer à mes côtés, peu de temps après.

Nous sommes restés silencieux quelques secondes.

J'ai regardé son dos, sa veste de banquier qu'il portait encore.
J'ai eu très envie de faire un geste, ce geste qui fait enfin basculer la situation, cet instant tellement extraordinaire où on existe enfin, ce moment où on agit comme on veut vraiment agir.

Alors j'ai posé ma main sur lui, et je l'ai appelé par son prénom.

Nous nous sommes embrassés.
Et hop.
Smack, smack, ses baisers tintaient comme un gai campanile du Périgord, et je trouvais ses cheveux tellement bien coiffés, sous leur gel impeccable.

Quand il a fermé les yeux, que sa tête a reposé au creux de mes bras, et que j'ai pu contempler son visage comme une maman attendrie, je fus au comble du paradis.

Il a fini par dire :
– Baptiste, pas ce soir.
Je n'ai pas pu retenir un petit rire.
Et le voilà qui ajoute :
– Je suis un sentimental, tu sais...

Alors, tout en continuant à faire résonner nos baisers secs et sonores dans l'atmosphère feutrée de mon studio, nous nous sommes levés, j'ai marmonné quelques menues absurdités d'un air ahuri, étourdi et pétillant de désir à la fois, comme un comprimé effervescent, et je l'ai vu disparaître dans l'escalier, comme un comprimé effervescent lui aussi.