L'autre voisin
Je veux parler de celui du demi-palier inférieur.
Ce comédien – car telle était sa profession, du moins son projet de vie, comme il me
l'apprit rapidement – était arrivé dans l'immeuble il y a deux ans environ.
A peine installé, il a sonné à ma porte pour me demander un tire-bouchon.
Comme je lui répondais cordialement, il m'a invité, affable, à
venir prendre un verre dans son studio, avec un de ses amis à lui. Nous
avons discuté ensemble de théâtre – sa vocation – et de ses grands espoirs de
pouvoir jouer un jour dans des séries télévisées – il me montra même sa carte
de visite : une photo flatteuse de sa bobine, avec des yeux et un sourire
enjôleurs, genre jeune premier.
Tout sociable qu'il fût, cependant, je pris peur qu'il ne devînt trop collant, devinant le casse-pied qui se cachait peut-être derrière le tire-bouchon, la bouteille de rosé et les pièces de théâtre.
Et effectivement, ayant eu la mauvaise idée de lui dire
que je faisais de la musique, il débarqua sans prévenir, un samedi, avec trois CD :
– Ouais, les albums de Philippe Pipeau, tu sais, mon ami
chanteur dont je t'ai parlé l'autre fois.
Je le fis poliment entrer, et je passai ses disques en
vitesse – de la chanson-rock française complètement insipide.
Un autre matin, je le vis arriver dans la cour de l'immeuble avec des quantités invraisemblables de cartons, qu'il comptait et vérifiait
soigneusement, stylo à la main. C'était des caisses de pinard :
– Ouais, tu sais, ce Saumur que j'achète à mon ami avocat, je vais essayer de le
refiler à tous les restaurants du quartier. Tiens, tu ne me prendrais pas une
caisse par hasard, il est super bon, surtout le rosé.
Je lui ai acheté une bouteille en prétextant que je ne buvais pas beaucoup (sic).
Il est revenu quelques jours plus tard pour me réemprunter mon
tire-bouchon :
– Ouais. Dis donc, tu as entendu cette nuit ? Cécile ?
– Qui ?
– Ouais, tu sais, la nana qui habite au dernier. C'est DINGUE comme elle hurle pendant....
Là, je l'ai coupé, en lui disant que ça ne m'intéressait pas, et que de toute façon, je préférais les garçons.
Un beau jour, il me demanda tout uniment d'héberger sa
télé, sa trompette, sa chaîne hi-fi, son magnéto, son ordinateur, bref, tout ce
qu'il possédait qui pouvait avoir une certaine valeur – sous le prétexte que des huissiers menaçaient de bientôt
faire irruption chez lui.
J'ai essayé de comprendre ce qu'on lui reprochait
exactement, mais il fit une pirouette en évoquant « des problèmes
anciens ».
Honnête citoyen, c'est donc non sans quelque scrupule, que
j'acceptai de participer à cet affreux recel – mais qui devait donner lieu à un fort
intéressant renvoi d'ascenseur...
Car quelques semaines plus tard, tandis que je faisais
glouglouter un pot-au-feu dans deux gros faitouts, voilà que mes deux pauvres petites
plaques électriques émettent un craquement épouvantable, et s'arrêtent
complètement de fonctionner.
Il restait encore une bonne heure de cuisson, on était
samedi, il était huit heures du soir, et j'avais Laurence et Dirk à dîner.
Très gêné, je pris mon culot à deux mains, et je sonnai
chez mon voisin pour lui demander si je pouvais terminer ma tambouille sur ses
plaques électriques.
Il sortait de la salle de bain, portait une
chemise fraîchement repassée, et fleurait bon l'eau de Cologne. Et moi qui arrive
avec ma barbaque aux légumes...
Il fit une moue embarassée, mais accepta de me laisser les
clefs pour la soirée, ce qui me permit de terminer mon pot-au-feu en son absence – ce fut bien
le seul service qu'il me rendît jamais.
Comme j'avais eu la mauvaise idée de lui dire aussi que je
travaillais dans l'informatique, il vint, fort logiquement, me consulter lorsque son
graveur de CD cessa de fonctionner.
En repartant de chez lui, mon tournevis sous le bras, j'en
profitai pour lui signaler qu'il avait été assez bruyant la veille, dans
l'escalier, à six heures du matin, lorsqu'il avait bavassé pendant une heure
avec une fille qui ne se décidait pas à décoller.
Il ne semblait pas se rendre compte que l'escalier était
très sonore, ou alors il s'en fichait, je ne sais pas.
Car, oui, il recevait parfois des filles, de passage chez lui, des égarées qu'il
saoulait probablement avec son Saumur brut.
Comme je le trouvais finalement assez répugnant, avec ses
cheveux longs et sa vieille moto huileuse qui traînait toujours devant
l'immeuble, je me demandais franchement comment elles faisaient.
Un dimanche soir d'hiver, alors qu'il pleuvait sinistrement, une dispute éclata dans
l'escalier. J'entendis :
– Mais enfin Bérengère, ne me parle pas sur ce ton ! tandis que Bérangère continuait de caqueter, sans s'arrêter.
Cet hiver, ça s'est gâté.
Travaillant souvent tard le soir sur mon ordinateur, tout près de
cet escalier qui résonne tant, j'étais contraint d'entendre les allées et venues
de mon voisin.
Et voilà qu'il a commencé à entrebâiller sa porte, vers onze
heures, minuit... pour écouter les bruits de l'immeuble.
Pour écouter Cécile, probablement – celle qui fait tellement
de bruit quand... – ou bien pour se rincer le tympan, avec le nouveau petit
couple, celui qui venait juste de s'installer dans le studio du dessus.
Au début, je me disais que ça allait lui passer.
Mais c'est devenu une habitude.
Ca me rendait fou, vu qu'il entendait également tout ce que je faisais chez moi.
Je n'osais même plus fredonner.
Un soir, surmontant ma crainte, j'ai surgi brutalement dans l'escalier, avec l'intention de le surprendre et de sévir. Tout était plongé dans l'obscurité, sa porte était belle et bien ouverte, et j'ai aperçu une silhouette qui reculait dans l'entrebaillement. Derrière elle, au fond de l'antre, un écran d'ordinateur clignotait et diffusait un halo de lumière blafarde. C'était tellement glauque que pas un son ne put s'échapper de ma bouche, et j'ai refermé la porte immédiatement.
Il recommença ses écoutes nocturnes peu après.
Un midi, alors que je rentrais avec mes courses de Monoprix, je
fus agressé par une intense odeur de tabac froid qui avait envahi tout
l'escalier. Sa porte était une fois de plus entrouverte, et ça papotait
doucement chez lui – pour une fois, il avait réussi à garder une compagnie
nocturne jusqu'au matin.
Je pris mon rouleau à pâtisserie, et je frappai chez lui.
– Oui ? Qui c'est ? Qui c'est ?
– C'est Baptiste.
– Qui c'est ?
– Baptiste, ton voisin.
– La police ? Ah si la police vient chez moi, je vois pas ce qu'ils pourront me prendre...
Dès que sa tronche de cake apparut, je le mordis immédiatement :
– Dis donc, j'aimerais que tu fermes ta porte : en journée,
parce que tout l'escalier pue le tabac à cause de toi, et la nuit, pour les
petites activités que tu sais. Car je sais ce que tu fais la nuit...
Il répondait par des « oui, oui » d'un air ahuri,
en répétant la fin de mes phrases : « la nuit, oui. »
Une voix féminine s'éleva derrière lui :
– Qu'est-ce que c'est, Yves ?
Je n'insistai pas davantage, et je m'éloignai en essayant d'atténuer le ton quelque peu brutal que j'avais adopté :
– Voilà. Tu ne m'en veux pas si je te demande tout ça, hein ?
– Non, non, répondit-il, manifestement froissé.
Je ne l'entendis plus pendant quelque temps. Même dans la journée, il n'y avait plus un bruit – peut-être était-il parti en vacances...
Mais hier, en rentrant du travail, quel ne fut mon étonnement en constatant la présence incongrue d'un tas de feuilles de papier et de
vieux café moulu jonchant le pavé de la cour.
Quel malpropre et incivique individu avait pu faire ça ?
Plus tard, vers une heure du matin, alors que je commençais
à peine à m'endormir, des bruits indéfinissables résonnèrent dans la cour.
J'entendis la porte de mon voisin s'ouvrir, puis un pas lent, irrégulier, descendre les marches de l'escalier.
En écartant discrètement un coin de rideau, je le vis dans
la cour, courbé, occupé à ramasser je ne sais quoi sur le sol.
Il remonta.
Quelques minutes plus tard, un nouveau fracas retentit.
J'aperçus sa tête qui émergeait de sa fenêtre ; un autre voisin, celui dont le logement donne sur la cour,
était sorti de chez lui, réveillé par le bruit, et ils avaient commencé à discuter.
Il avait manifestement balancé de nouvelles affaires par sa fenêtre, et j'aperçus même un petit dictaphone, entre des sacs en plastique et des feuilles de papier blanc, gisant sur le sol.
Il redescendit quelques minutes plus tard, et je le vis repousser son foutoir contre les murs, nonchalamment, du bout du pied, une bouteille à la main.
Je m'endormis, pas rassuré, en espérant qu'il n'irait pas jusqu'à mettre le feu à l'immeuble.
Je fus réveillé vers six heures.
Gaiement, il chantait et jouait de la trompette.
Ca résonnait de partout, c'était horrible, affreux.
Je cachai lâchement ma tête sous l'oreiller, et priai pour qu'un autre
voisin intervienne.
Mais au bout de trois minutes, je dus me rendre à
l'évidence : il fallait faire quelque chose.
Quand je surgis sur le palier, quelqu'un d'autre
toquait déjà à sa porte, sans obtenir de réponse d'ailleurs : c'était un
pauvre gars en pyjama, éberlué autant que moi, qui me demanda, d'une voix blanche,
si je le connaissais :
– J'habite en dessous, et je viens le voir, car ça coule chez moi.
Je baissai les yeux : de l'eau, en effet, s'échappait
par le dessous de la porte de mon voisin, et dégoulinait sans honte le long des marches de
l'escalier.
Je lui expliquai en deux mots à qui nous avions affaire, et
nous convînmes d'appeler la police.
Laquelle surgit, vingt ou trente minutes plus tard, un temps interminable.
En attendant, je m'étais fait traiter de
« connard » par le fâcheux voisin, qui, toujours posté à sa
fenêtre, un pommeau de douche à la main, arrosait maintenant copieusement la cour, une trompette dans l'autre main.
Je ne pus me retenir :
– Bon, tu vas te taire, ok ?
– Ooooh, t'es qui toi ?
– Baptiste
– Qui ? Jean-Baptiste ? Mais quel ange ! C'est un
saint, une apparition !
– Bon, tu te tais, ok ?
– Quoi ? Quoi ? Me taire ? Connard ! Gros
connard ! Tu fermes ta fenêtre ! Allez, tu la fermes ta fenêtre, allez,
allez...
La police est enfin arrivée : deux femmes assez
mastoques, et deux petits bonshommes, dont un qui s'exprimait avec un accent méridional.
Ils portaient d'épais blousons bleus foncés qui
bruissaient, qui crissaient au moindre mouvement qu'ils faisaient.
Je déclinais mon identité, leur expliquais la situation.
Ils cognèrent à sa porte.
– Monsieur ? Monsieur ! Ouvrez-nous !
N'obtenant aucune réponse, l'une des policières
se décida à pousser la porte du pied, simplement mal fermée.
Là, un spectacle hallucinant s'offrit à nous, qui nous figea sur
place.
Même la policière émit un : « Oh là là... »
Dans la pénombre grise de six heures du matin, sans lumière
– car les plombs avaient dû sauter à cause de l'inondation – un être échevelé, hirsute,
était assis contre un rebord de fenêtre, tournant vers nous un visage
las et inexpressif.
La pièce était dans un désordre indescriptible, et une forte odeur d'alcool planait.
– Monsieur ? Monsieur ? Vous pouvez vous approcher s'il vous plaît ?
Nous n'eûmes pour toute réponse qu'un bruit de cataracte bucolique : c'était son tuyau de douche qu'il avait passé par la fenêtre, et qui continuait à dégoutter dans la cour.
L'un des policiers se tourna vers moi, et m'expliqua qu'il valait mieux que je regagne mon studio, et qu'ils viendraient me voir s'ils avaient besoin de quelque chose – comme si j'étais un petit garçon qu'il fallait soustraire d'une vue qui ne serait pas de son âge.
Deux des flics quittèrent les lieux, peut-être pour aller téléphoner, ou demander conseil. L'affaire était grave.
Ceux qui restèrent essayèrent de parlementer.
Car il était vivant, cet être livide, bien sûr, aussi vivant
que moi, l'affreux individu, et même qu'il proposait un verre d'eau aux policières, et même
qu'il se mit à délirer sur les pompiers qui viendraient peut-être, sur une
soirée dont tout le monde serait déjà parti, etc. Les flics lui répondaient
presque doucement, le questionnaient sur son assurance tout-risque, sur son
métier, lui demandaient s'il avait pris autre chose que de l'alcool, etc.
Une voisine, qui s'en allait travailler, car c'était le matin maintenant, passa par là, et raconta ce qu'elle savait de lui, en riant presque.
Les policières s'éloignèrent.
– Bon, au moins, il a arrêté avec l'eau.
Clac. En un éclair, il en avait profité pour refermer sa porte.
Conscient que les flics s'étaient un peu fait rouler, et comme je ne voulais surtout pas qu'ils s'en aillent, je fis immédiatement irruption sur le palier. Alors au même moment, résonnant dans tout l'immeuble, une trompette entonna avec splendeur les premières mesures de la Marseillaise, provoquant immédiatement le retour affolé des policiers.
– C'est lui qui fait ça ?
– Mais oui ! C'est pour ça que je vous ai demandé de venir !, répondis-je, exaspéré.
L'un des flics-mâles se mit à tambouriner contre la porte, avec ses beaux
gants de cuir noir.
– Monsieur , monsieur
, ouvrez-nous !
– Non, monsieur , c'est moi, rectifiai-je immédiatement.
– Ah bon ? Mais comment il s'appelle alors ?
Je refermai de nouveau ma porte.
J'entendis les flics se concerter au sujet d'un psychiatre, dont il fallait
attendre l'arrivée, tandis que l'olibrius déclamait à sa fenêtre, solennel, un texte
sur les menaces qui pèsent sur le régime d'indemnisation des intermittents du
spectacle.
Les flics s'essayèrent alors à la psychologie :
– Tartuffe ? Tartuffe, ouvre-nous !!! On a soif, on voudrait boire ton verre d'eau.
Après quelques fines tentatives de ce genre, il finit par ouvrir.
Et de nouveau, une discussion de fou commença.
Je l'entendis demander à l'une des policières :
– Est-ce que je peux vous embrasser ?
– Sûrement pas !
– Allez....
– ...
– Comment est-ce que vous me trouvez, physiquement ?
– ... euh, pas mal.
Il frôla le blouson de la policière.
– Ah, je vous ai touché... Quelle sensation... Quelle émotion !
– Vous connaissez le nom de votre propriétaire ?
– Oui, c'est M. Poquelin.
– M. Poquelin ?
– Oui.
– Jean-Baptiste, c'est ça ? Vous n'avez pas un nom plus récent à nous donner ?
(notez, au passage, la lucidité et la culture de la police française moderne !)
S'adressant au flic-monsieur et au flic-madame :
– Vous êtes en couple ? Vous vous embrassez des fois ?
– Jamais pendant le service. (petits rires)
– Ahhhh, mais vous êtes ensemble, je le sentais bien !
Puis, interrogé sur l'état de son studio :
– Oh, moi je suis philosophe !
– Philosophe ?
– Oui, d'ailleurs, je vais vous lire des extraits de Platon...
Ce qu'il osa faire, à mes oreilles abasourdies, puisque lorsque
je surgis de nouveau sur le palier, de rage, énervé, fatigué par cette scène
qui n'en finissait plus, je le trouvai debout, à l'entrée de son appartement,
devant le gentil couple de flics qui le regardaient et l'écoutaient en silence
déclamer des tirades de Socrate.
J'avais envie de leur dire qu'une heure auparavant, il
m'avait encore traité de « connard » et qu'il jouait peut-être la
comédie, ce Tartuffe, mais l'air angélique du flic qui se tourna vers moi, et
son « On a des consignes... », murmuré avec toute la résignation et la
sagesse du monde, me coupa le souffle, et je refermai ma porte, en jetant des
yeux au ciel.
Une grosse voix autoritaire fit alors irruption dans l'escalier en
rugissant : « Bon, qu'est-ce qui se passe ici ? », une
grosse voix qui convainquit en cinq secs le voisin d'enfiler une paire de
chaussures, de mettre un chapeau, et de les suivre.
– Oui, allez, venez avec nous, nous allons appeler les
pompiers ensemble au commissariat.
– Je peux prendre ma trompette ?
– Euh, oui.
– Je vais la chercher.
– ... non, finalement, non, laissez-la ici, vous allez
l'abîmer. Vous ne voulez pas l'abîmer, n'est-ce pas ?
Et tous les flics de reprendre en chœur, gentiment, comme à
un enfant :
– Hein, vous ne voulez pas l'abîmer ?
Tandis qu'il enfilait ses chaussures, on entendait la radio d'un des policiers qui déclamait sa liste de messages lancinants, entrecoupés de bips éléctroniques.
– Vous avez le numéro de vos parents ?
– Ma mère, oui. Mais vous ne la réveillerez pas trop tôt, hein ?
– Non, non, ne vous inquiétez pas.
– Et vos clefs ?
– Je les ai paumées, mais c'est pas grave, je vais claquer la porte.
Quand tout le monde disparut enfin, il était déjà huit heures et demie.
Et comme j'avais une angine, j'eus tout juste le temps de me rendre
à mon boulot imprimer un petit message désagréable expliquant la scène de cette
nuit (signalant au passage les « indiscrétions » nocturnes dont mon
voisin se rendait coupable ces derniers mois), message que je collai à côté de
la boîte aux lettres de l'immeuble, à l'attention des tous les locataires et
propriétaires, précisant que je ferai circuler une pétition sitôt que cet idiot troublerait de nouveau la
tranquillité de notre immeuble.
Puis je filai chez le médecin, et je me fis porter malade à mon travail – bin oui, avec tout ça, j'étais épuisé, hein.
Aux dernières nouvelles, il est dans un hôpital spécialisé.
Qu'il y reste !
(automne 2004)
Note du 20/02/2018 :
Les crises de mon voisin n'ont cessé de s'amplifier et de devenir, par la suite, plus spectaculaires. Par certains côtés, elles auraient pu être très drôles, si elles n'avaient autant troublé et inquiété le voisinage, et si elles n'avaient révélé l'existence, chez lui, d'un trouble profond. En octobre 2006, quand j'ai déménagé de mon appartement de la rue du Temple, il était sur le point d'être expulsé du sien (je sais qu'il eut le temps, avant ça, d'importuner la jeune fille qui reprit mon studio).Je n'ai jamais revu mon voisin par la suite (l'une de mes angoisses idiotes, évidemment, étant de le voir un jour débarquer dans mon nouvel immeuble pour s'y installer !) Je sais cependant qu'en 2011, il devait jouer dans une petite pièce de théâtre de boulevard, une pièce d'un amateurisme et d'une médiocrité inouïs – vraiment –, dont quelques extraits sont encore visibles sur Youtube. En tapant son nom sur Internet, j'ai aussi constaté qu'il avait multiplié la création de pages personnelles sur tous les réseaux sociaux de la Terre, se prétendant tour à tour "président" d'une société de communication, philosophe, coach personnel, facilitateur de rencontres, "énergologue", medium, réalisateur-producteur, etc. Ses photos le montrent tantôt en jeune premier, tel qu'il était en 2003, genre photos de casting, lorsqu'il espérait encore faire carrière dans le cinéma, tantôt plus récentes, assez terribles, avec le visage ravagé, les cheveux hirsutes, le regard dingue.
Les années suivantes, il est manifestement revenu s'installer dans la région de ses parents (près de Tours), peut-être à leur domicile même (ses parents que j'avais rencontrés, en 2005, alors qu'il venait une nouvelle fois d'être hospitalisé d'office). Sur une page Viadeo, il prétend qu'il aurait effectué quelques "missions" de métrologie vers 2013 – sa formation initiale – dans des entreprises locales. En 2016, sur un forum, il dit rechercher des musiciens pour travailler avec lui sur de nombreux projets avant-gardistes (un album electro, un court-métrage, des événements "conceptuels", des "synergies à l'international", etc.) La même année, une page d'un blog prétend également qu'il serait le "CEO" d'une future start-up, dont on ne comprend pas très bien ce qu'elle fait – cela va de la géostratégie, à la maîtrise des ondes vibratoires, en passant par l'optimisation de processus, la spiritualité, un album electropop, et la gestion de la qualité en entreprise – mais ce qui est certain, c'est qu'il vous promet des rémunérations mirifiques, des synergies à l'international (encore une fois), et la refonte de l'ancien monde, rien de moins.
Il est décédé durant l'été 2017, à l'âge de 42 ans.