Notes sinistres sur le nazisme

Novembre 2004

Guidé par ma lecture actuelle de Tournier, je me promène sur des sites Internet consacrés aux grandes figures du régime nazi, une lugubre descente aux enfers qui me laisse songeur.

Ainsi, Himmler, dans son insipidité, son apparence inoffensive, froidement normale – comme le décrit un observateur anglais de l'époque – me semble particulièrement réel, singulièrement vivant.
J'examine la photo de ce monstre, je lis la description de son environnement familial, tout pétri d'ordre et de tenue, ses petites manies – le magnétisme, l'herboristerie – sa rhétorique mielleuse, sa verve linéaire et sans émotion, son discours haineux qui se pique d'objectivité, qui cache sa médiocrité derrière des airs graves, qui se contorsionne à trouver des justifications, et puis son verbe servile et obséquieux, lorsque il évoque, en privé, le maître suprême du Reich – un avatar de sa faiblesse et de sa couardise, comme en témoignera son comportement peu glorieux lors de la débâcle du régime nazi – tout cela m'atterre.

Il y a même quelque chose de répugnant à ce que le discours, noble produit de l'intelligence et de l'imagination humaine, ait pu épouser des formes aussi viles.

Alors, on croise tous les jours des gens idiots et méchants, à la silhouette anodine.
Sans doute même que pour certains d'entre eux, si on les laissait parler, ils finiraient par prononcer des choses abominables.
Dieu merci, je n'ai pas eu à le constater trop souvent, soit parce que ces gens n'ont pas l'occasion de s'exprimer, soit parce qu'ils ne savent pas parler, soit parce qu'ils n'ont pas d'ambition (grand bien leur prend), soit parce qu'ils ne gravissent pas assez haut les marches qui leur permettraient de se faire largement entendre, ou bien – s'ils sont parvenus à une forme de notoriété – parce qu'ils se voient contraints de mettre un peu d'eau dans leurs paroles, devant une société heureusement encore assez chatouilleuse avec les manifestations publiques d'extrémisme et de fascisme.

Mais il a suffi qu'une poignée d'individus ineptes et fascinés par le pouvoir se rejoignent, et qu'ils grignotent, qu'ils endorment, qu'ils hypnotisent lentement des démocraties déjà engourdies par la crise et la peur, pour que quelque chose bascule, se renverse, cède jusqu'à un point où tout était joué, et l'Europe condamnée.
Et quand bien même ils auraient été contenus… pour combien de temps ?
Combien de temps les alliés auraient-ils pu vivre l'âme en paix, même en prenant les devants et en vainquant, comment ne pas douter que cette chose immonde aurait fini par repousser comme une ortie, dans l'arrière-cour de l'Europe, cette arrière-cour dégoûtante des deux côtés du Rhin, celle de la xénophobie et de l'antisémitisme ?

Je trouve la ténacité de Hitler hallucinante, elle semble même largement dépasser celle de ses plus proches collaborateurs et aides de camp, cette brochette de tartuffes, cette cour grotesque qui s'exhibe en uniforme de parade, qui manigance, qui ricane et qui caquète à la suite du Führer, comme un troupeau de valets empressés, sournois et définitivement soumis.
En cela, ils sont tellement ordinaires, ces Reichsführer SS, tellement caricaturaux des comportements intéressés et peu scrupuleux que l'on retrouve dans toute hiérarchie.

Plus jeune, à mesure que j'ai appris l'histoire, l'histoire de France et l'histoire du monde - donc le récit de ce qui n'est plus - j'ai pu penser, sans que cela s'imposât d'une façon très claire à moi, mais bien à tort malgré tout, que les personnalités qui ont survécu à l'oubli, aussi méprisables fussent-elles, avaient en elles, peut-être, quelque chose qui expliquerait leur accession à la mémoire publique.

La désillusion, le dégoût que je ressens aujourd'hui, c'est que dans cette histoire du monde, la seule chose qui me paraisse remarquable, c'est seulement ce qui a été fait, ce sont les circonstances, les contextes et les enchaînements particuliers des actions et des événements, mais ce sont rarement les êtres. D'abord, lorsque ceux-ci se distinguèrent, en quoi furent-ils si héroïques ? Dans une perspective historique, ne cite-t-on pas en premier lieu les hommes issus de son propre pays ? Cette petite marque d'amour-propre national, qui transcende parfois les générations jusqu'à la monomanie grotesque, comme dans le culte anglophobe de Jeanne d'Arc, suffit à me convaincre que l'héroïsme a peu à voir avec l'histoire.

La complexité, la multiplicité des faits qui s'entrelacent, le passage du temps qui recouvre témoignages et stigmates, qui obscurcit les chronologies et travestit la mémoire, la sélection subjective et fortuite que les nations réalisent pour élaborer leur propre histoire, ne peuvent aboutir, précisément, qu'à l'établissement d'une histoire, comme un écrivain sélectionne les idées qui s'imposent à lui à mesure qu'il avance dans l'écriture de son roman.
Alors que viennent faire les morts, les cadavres, même supposés glorieux, dans celle-ci ?
Nous avons déjà bien du mal à comprendre, à appréhender, à pénétrer les vivants – trop occupés que nous sommes à cultiver des vies mesquines et des ambitions personnelles – nous appartient-il vraiment de dire qui a été brave, dans un temps révolu que nous n'avons même pas connu ?
Si la France n'avait pas été envahie, comment De Gaule l'aurait-elle reconquise ? La Belle a trouvé sa Bête – quelles qu'aient pu être les qualités réelles du général.
Mais mon perpétuel scepticisme ne mène à rien, et me fatigue moi-même…

Ce que je veux dire, c'est que je doute qu'il y ait quoi que ce soit qui justifie en soi la consécration des êtres de l'histoire, et que si, dans les manuels d'histoire, nous désignions tous les grands personnages d'une façon anonyme, par un numéro par exemple, peut-être que le passé nous paraîtrait plus lisible, plus intelligible, et que monstres et héros, démythifiés par la privation de leur Nom, s'effaceraient un peu, au bénéfice du bilan réel des décisions, des actes et des fatalités qui ont échu au monde.

Les nazis de la seconde guerre mondiale ont disparu, mais la logique même de leur dictature, de leurs complots, de leurs tactiques, de leurs intrigues, me semble être encore là, à planer comme un spectre. Non pas que politiquement je trouve qu'il y ait aujourd'hui matière à comparer avec les années 30, mais l'allure même de ces Himmler et de ces Göring, leur profonde faillibilité, leur appétit de pouvoir, l'inanité de leurs discours officiels, m'évoquent des choses familières, des traits de caractère connus, des comportements déjà vus ; comme si je découvrais, dans mon apprentissage progressif et dégoûté de l'essence même de l'âge adulte, l'excessive humanité de ces individus – humanité dans le sens premier du terme, des êtres humains, profondément faibles et bas, profondéments stupides, soumis et aveugles.
Cette démythification du monstre, déboulonné au même titre que le héros, m'épouvante : elle me fait entendre que je côtoie le monstre chaque jour, dans la rue, sans y prendre garde, et que toute tentative pour pointer du doigt le nazisme, en le fixant du côté de l'Allemagne et en le conjuguant au passé, résonne comme une vaine mise à distance ce que l'on pourrait frôler quotidiennement. Ce n'est pas seulement Himmler et Hitler qui furent des monstres, c'est aussi l'être humain qui fut un Himmler et un Hitler, et il n'est point de mythe ni de mauvais rêve là dedans.

Pire, il y a dans l'histoire, telle qu'elle se décode au travers des documents qui ont bien voulu nous rester entre les mains, un trou, une béance, formés précisément par tout ce qui ne sera jamais dévoilé, et qu'on ne pourra au mieux qu'esquisser.
Plus on descend dans une hiérarchie, plus les mots et les faits deviennent simples, simples de brutalité. Ici, nul besoin de contorsions dialectiques. La horde se reforme au contact du réel.
En 1941, Himmler, assistant à la fusillade officielle d'une centaine de juifs, dont des femmes, poussa un cri et tourna de l'œil. Et quelques mois plus tard, la chambre à gaz lui paraîtra une façon plus « décente » de tuer, même si j'y vois surtout, au delà de l'abominable mission logistique, une façon symbolique de masquer, de cacher l'extermination, de la mettre en boîte. Mais comment eût-il réagi s'il avait pu voir ce qui se passait réellement dans la chambre à gaz, dans la boîte ? Comment eût-il réagi s'il avait assisté à la lente agonie d'un prisonnier dans son camp ?
J'ose à peine imaginer, à la vue de ce que l'on découvrit dans les camps de concentration, ce qui dût être l'extrême cruauté de certains SS.
Là encore, il est vain de vouloir mettre à distance, en temps et lieu, ces meutes d'individus violents qui jouirent d'un pouvoir morbide et incontrôlable, qui sévirent avec une sauvagerie au delà de toute mesure. Là encore, il n'est pas possible de parler d'inhumanité : c'est bien d'humanité dont il s'agit, et c'est ce qui me fait horreur.
Ces SS barbares, insensibles aux cris et aux pleurs, on les a oublié, ils sont sans nom, ils nagent dans ce trou noir, cette face cachée de l'histoire, ce cloaque où viennent aussi baigner toutes les atrocités qui furent commises un jour, mais qu'on ne peut qu'imaginer, fantasmer, parce que personne n'en a réchappé pour pouvoir les raconter.
Comme personne n'est revenu de ces boîtes, d'où seule de la fumée a pu s'échapper.

De même qu'il s'est trouvé des hommes pour massacrer des enfants à la machette au Rwanda il y a une douzaine d'années, de même je côtoie tous les jours des gens qui pourraient me mettre en morceaux.
C'est en cela que je dis que l'histoire, c'est avant tout le récit des actes et des événements passés, et rien que cela.
Les grands personnages de l'histoire, bons ou ignobles, eux, ils sont morts, à jamais inaccessibles à l'esprit, à jamais inoffensifs. Si je peux avoir l'impression de les voir exister, c'est parce que je vois en eux l'image des autres, de ces autres qui sont là, bien réels, en chair et en os, et qui évoluent silencieusement autour de moi. Ce sont ces autres que je perçois, finalement, et je crois que j'ai toutes les raisons d'être mal à l'aise.