Journal 2016

Lundi 22 février 2016

Pas envie d'écrire. Inspiration nulle. Motivation inexistante.
Cinéma, concerts, soirées, exposition, promenades. Oui, il y en a eu. Mais lesquels ? Et que voulais-je en dire déjà ? Le fil de ma pensée m'échappe rapidement, emporté par le flot continu et toujours plus rapide des jours passants.

Au boulot, Kolik continue de scier la branche sur laquelle mon collègue et moi sommes assis (= il sous-traite), mais il se rend compte que la branche à scier est plus épaisse qu'il ne pensait. Sa contradiction interne (il veut se débarrasser de tout le monde, mais il est incapable de se débrouiller tout seul) finira-t-elle par lui apparaître un jour, et si oui, quelle décision prendra-t-il finalement pour résoudre ce conflit fondamental du petit patron caractériel ?

Jeudi 12 avril 2016

Chaque soir, sur la place de la République, on se rassemble et on rêve à l'unisson de « refaire le monde ». C'est comme ça que les média parlent de ce mouvement de contestation Nuit Debout qui a pris son essor après la publication de la Loi Travail, cette refonte « néolibérale » du code du Travail qui hérisse tant de monde, moi le premier.
Je me dis, bon, allons y faire un tour, à cette Nuit debout, quoique conscient de prendre le train en marche, déjà dix jours après le démarrage du mouvement, quand ils n'étaient encore qu'une poignée de militants réunis en AG sur la place.

Là, je vois des centaines d'individus assis qui écoutent religieusement le compte-rendu de « commissions » et de « pôles », je vois des orateurs réunis en petits cercles (les « ateliers ») qui discutent avec sérieux « d'éducation populaire », de « réappropriation du débat public » et de « convergence des luttes » (le maître mot), j'aperçois un stand de livres libertaires, un autre de merguez, trois punks avec des chiens, un petit attroupement de féministes avec des banderoles, des touristes qui viennent brûler un cierge à la mémoire des victimes des attentats terroristes, au pied de la Marianne, et puis des gens comme moi, un peu désœuvrés, qui tournent en rond sur la place, qui glanent une phrase ici ou là. Tourner en rond, c'est malheureusement aussi ce que me semble faire ce mouvement, qui, loin de pouvoir changer quoi que ce soit à la société, risque fort au contraire de montrer à tous combien y sont immuables les rapports de force. Ok, c'est bien d'aller vers les autres, de partager son expérience, d'échanger sur la place publique. Mais pour 1000 militants réunis ainsi pacifiquement dans la rue, il y a 10 000 réacs scandalisés qui regardent la télé chez eux, et qui gobent les amalgames du FN à leur sujet. Et quand ceux-là iront voter, les premiers en seront encore à placer des virgules dans des manifestes. Et quand la droite sera (officiellement) de retour aux commandes, ces mêmes militants redescendront dans la rue avec cette fois-ci la bonne vieille diatribe antifasciste, laissant de côté tous les raffinements sociopolitiques de la Nuit Debout. La perspective d'une « nouvelle Constitution » d'inspiration marxiste, censée nous ouvrir de nouveaux mondes, perspective déjà bien utopique aujourd'hui, ne sera jamais plus éloignée.

Il paraît que quelques politiques s'y sont quand même déplacés, à cette Nuit Debout, mais incognito, hein, comme Cambadélis, qui dit s'être vissé une casquette sur la tête pour qu'on ne le reconnaisse pas. Sacré Cambadélis. La réalité, c'est que les politiques prennent d'assez haut cette bande de doux rêveurs. Ils savent très bien qu'on ne remet pas le système en question comme ça, que le système, il ne bougera pas d'un iota, qu'il est plus inamovible que la pyramide de Gizeh. Paternels, ils nous laissent donc bavasser sur la place de la République, comme on laisse des enfants jouer dans un bac à sable.
En embuscade, telle une maîtresse d'école sévère, la droite fronce quand même les sourcils, à cause du vandalisme (on a descellé trois dalles du sol de cette place rénovée récemment à grands frais, et, diantre, les gens font pipi contre la caserne de gendarmerie voisine) et puis à cause des violences qui ont émaillé quelques manifestations en marge du mouvement. Des lycéens ont déplacé des bacs à ordures, des anarchistes ont taggué des banques, et des excités tous de noir vêtus ont fait la bagarre avec les CRS sur la place de la Nation. Rien de très nouveau finalement...

Mais je crois que le succès de cette mouvance se nourrit surtout de l'immense désillusion éprouvée par la base éléctorale du PS, les jeunes en particulier, vis à vis des socialistes au pouvoir. Ces dernières années, évidemment, on avait tous senti l'inflexion très droitière du gouvernement ; on regardait ailleurs, on pensait que ce n'était rien, que ça allait passer, comme la grippe intestinale. Mais cette Loi Travail, c'est le pompon.
Du coup, ces rassemblements, c'est un peu la psychothérapie de groupe, la talking cure post-traumatique.

Je ne peux pas cacher que je suis assez remonté moi-même. Contre ce Macron par exemple. Vilain Macron. Oh, il n'est sans doute qu'un pion dans la stratégie élaborée par Hollande, mais depuis qu'il a débarqué à Bercy ce petit gestionnaire me dégoute, tant j'y retrouve les marques d'un autre politicien longtemps honni et innommable : la vanité, l'autosatisfaction, l'ignorance complète de la réalité du monde du travail. C'est un homme de droite, acquis à la cause du patronat, sensible aux seuls discours du MEDEF, imperméable à tout concept de lutte des classes, indifférent aux soucis matériels des salariés, et des pauvres plus encore, et qui se proclame pourtant de gauche, par élégance, par snobisme, parce qu'il y voit une marque de progrès et de modernité, une modernité malheureusement absente de son attirail politique, sur le fond, mais dont il veut se prévaloir coûte que coûte. Il me fait penser à quelqu'un qui converserait avec une personne en l'ayant prise pour une autre, mais qui, quoique conscient de sa méprise, et malgré l'évidence de celle-ci, s'imagine être moins ridicule en persistant dans son erreur.

Le sujet est d'autant plus prégnant pour moi que Kolik, mon patron, dont la trésorerie n'arrive plus à suivre la maladresse démesurée des projets, a déclenché l'offensive "dégraissage", en ordonnant hier à mon collègue d'accepter une rupture à l'amiable et de dégager le plancher fissa, sous peine d'être viré pour faute. Licenciement économique ? Il n'aurait même plus les moyens d'en payer les énôôôrmes indemnités. Pauvre patron ! Sachant que je serai le suivant sur la liste.
Intimidations, évidemment.

Mais ça ne va pas se passer comme ça, parce qu'il y a – encore – un code du Travail en France. On n'est pourtant pas bien méchants, mon collègue et moi. Pas du genre intransigeant, à nous accrocher à notre fauteuil comme des algues sur leur rocher. On a bien intégré l'idée qu'on allait partir, et vu l'ambiance de la boîte, et la personnalité de son patron, on ne va pas beaucoup regretter notre poste. Simplement, après tout ce qu'on a fait pour ce type et ses affaires, on ne va certainement pas le laisser nous dégager d'une façon aussi méprisante, ça non !

Samedi 23 avril 2016

Rêvé que je tombais amoureux d'un garçon. Il avait quoi, 25 ans, il était brun, mince, mignon, un peu sur sa réserve au début, un peu sauvage. Il avait un ami, mais un ami d'amitié, et ils étaient souvent ensemble, ce qui ne me facilitait pas la tâche. Vraiment, il me plaisait. J'essaye donc de le séduire. Je le sens qui s'abandonne à moi petit à petit. J'enroule mes bras autour de sa taille, je le sers tout contre moi, je pose ma tête sur son épaule. Je retrouve alors ce sentiment ineffable d'être aimé, d'exister pour quelqu'un, sentiment qui nous remplit et nous vide à la fois. Depuis quand n'avais-je pas éprouvé cette chose si belle ? Ça fait si longtemps maintenant, j'avais oublié que ça pouvait exister, je veux dire, que l'amour n'est ni un mythe, ni un truc qui n'existerait que dans les films.

La dernière fois que j'ai serré quelqu'un dans mes bras, je crois que c'était au mois de février dernier. Un jeune pompier suisse, rencontré dans quelque bas-fond, un soir volontaire. Pas le genre minet sauvage, plutôt le gars costaud et hâbleur. Ce n'était pas de l'amour évidemment, mais il se dégageait de nos étreintes une tendresse et une candeur tout à fait charmantes, qui contrastaient avec le lieu et nos attirails. On est allé chez lui, c'est à dire dans un petit hôtel du Marais. Une chambre basse de plafond, séparée des autres par des cloisons minces comme du carton, mais avec tout le standing d'un hôtel pour touriste : moquette, clef électronique, glaces, éclairage généreux, minibar, etc, tout pour faire oublier l'hôtel crasseux que cet endroit a dû être, il y a 50 ans. Le genre d'endroit où, Parisien, on ne se rend jamais, et qui ressemble à tout sauf à un intérieur parisien, si bien qu'un instant je me suis demandé où j'étais.

Samedi dernier, vu Vincent dans Réparer les vivants. Texte émouvant, quoiqu'un peu caricatural, et V., que je voyais jouer pour la première fois, était très bon, convaincant, plein de sensibilité. Impossible de ne pas repenser à la mort de papa. M'a fait replonger dans ce bain de questions terribles où la mort d'un être aimé nous jette : à quoi tient la vie, à si peu, qu'est-ce qu'un être, quel rapport y a-t-il avec son corps, comment accepter cette relation si fragile, si absurde, si impensable qui unit les deux, et puis comment survivre à cette quantité de douleur faramineuse qui se déverse sur nous lorsque la mort survient et qu'elle emporte celui que l'on aimait.
L'illusion de la vie, ou plutôt l'illusion de posséder la vie, alors qu'on nous la prête juste un court instant.

Jeudi 5 mai 2016

L'air pur de Munich. Si pur qu'à peine arrivé, moi d'ordinaire dépourvu du moindre odorat, je commence à trouver que je sens plutôt mauvais, et particulièrement mon écharpe 100% polyester, que je traîne partout comme une laisse de chien. Mon écharpe, oui, car un temps polaire s'est abattue sur toute l'Europe depuis quelques jours, et je dois me réfugier dans les allées du Deutsches Museum pour échapper à une averse de neige. Chez mon logeur par contre, il fait bon, et ça sent bon, une fragrance d'intérieur poivrée, musquée, masculine, pas désagréable, sûrement pas un spray de chez LIDL. Quand je rentre fourbu de ma première journée, je le trouve assis dans sa cuisine minérale, à pianoter sur son portable, une cantate de Bach en fond sonore. Chez lui, tout est nickel et ordonné, évidemment, même le produit à vaisselle est rangé dans un placard, avec les brosses à vaisselle et le sopalin. Il aime les beaux-arts, la statuaire antique, les tailles graciles d'éphèbes, les cuisses galbées d'Apollon, les angelots baroques, et l'opéra romantique. Lui par contre, physiquement... Disons que dans l'histoire des Trois Petits Cochons, il serait... ben, l'un des trois petits cochons.
Je tombe sur son copain, le lendemain de mon arrivée. Plus frêle, plus souriant, il a quand même l'air un peu triste. Un immigré canadien, arrivé en Allemagne il y a 30 ans. C'est lui qui prépare le petit déjeuner le matin, car il se lève à 7 heures tous les jours que Dieu fait, un excellent petit déjeuner au demeurant, avec une salade de fruits maison.
Porcelaine Villeroy & Boch, s'il vous plaît
Bref, un couple de vieilles tapettes hygiéniques et rangées, mais néanmoins naturelles, et sans autoritarisme, et finalement pleines d'attention et de courtoisie, et d'une courtoisie non feinte, dénuée d'hypocrisie, si bien que ce bed-and-breakfast « beaux-arts » contribua à rendre mon séjour des plus agréables, d'autant qu'ils parlaient allemand assez volontiers avec moi, une excellente opportunité pour l'apprenant germanophone que je suis.

Excursion aux châteaux de Louis II : Linderhof, Neuschwandschwein, avec pause shopping à Oberammergau. Un tour organisé, en car, avec toute la beaufitude touristique internationale que l'on peut imaginer (perches à selfie, détritus laissés sur les sièges, commentaires ineptes...), mais assez bien fait, et finalement intéressant. Et les paysages m'ont ravi : toute une gamme de verts tendres, de bleus célestes, et la vision des Alpes enneigées, baignées d'une lumière cristalline, dans une atmosphère printanière absolument délicieuse.

Beaucoup de musées. Bien aimé Lenbachhaus, leur collection du 19ème, leurs portraits.
Passé mon samedi après-midi à rêvasser dans Englischer Garten.

Toujours autant de mal à socialiser durant ces voyages brefs et denses, dont les longues journées me mettent sur les rotules dès 19 heures, et me laissent tout rempli d'un dégoût de mon propre corps qui ne me rend guère attirant, pour la soirée, si tant est que je parvienne à franchir le cap des 23 heures.

Retour par Nuremberg. Drôle de ville. Dès les premiers mètres dans la Königstrasse, je suis frappé par l'architecture, fort différente de celle de Munich. Ou plus exactement, par la reconstruction de cette architecture. On n'évolue pas dans une ville médiévale, mais dans sa reconstitution, et il est impossible de ne pas ressentir de la froideur devant l'aspect trop lisse, trop régulier des façades, malgré la réussite d'un pari urbanistique pas évident au départ, surtout quand je pense à la manière dont on a rebâti des villes comme Caen ou Rouen.
Nuremberg dégage aussi quelque chose de familier : on l'a forcément vue en images, dans des reportages traitant de la seconde guerre mondiale ou de la montée du nazisme. Si bien qu'à cette froideur – que la morne ambiance d'un dimanche 1er mai amplifiait encore – s'ajoutait chez moi le trouble de ces réminiscences télévisuelles. L'architecture originelle de cette ville n'a pourtant rien à voir avec le cauchemar des années 30-40, je le sais bien. Mais pour un visiteur occasionnel un peu cruche comme moi, elle en est irrémédiablement marquée. Combien de temps encore avant que les effets de cette odieuse époque ne se dissipent ? Ils ne se dissiperont sans doute pas. Ce Wiederaufbau est à la fois une réussite, et un échec, pour toujours.

Jeudi 16 mai 2016

Nous sommes sur un quai, au bord d'un fleuve, ou sur un front de mer, je ne sais pas. Ciel gris et gorgé d'eau, lumière froide, ambiance Moderato Cantabile.
Ils commencent à faire l'amour dans mon dos. J'entends leurs halètements, leurs soupirs, leurs gesticulations. Je regarde vers l'horizon, impassible. Je patiente. Ils termineront bien leur affaire. Mais deux types, la mine gourmande, s'approchent de nous. M'ignorant complètement, ils me passent devant, se dessapent et rejoignent le groupe à l'œuvre dans mon dos. Les grognements redoublent. Je continue à fixer l'horizon, las, désabusé.
Leur orgie est enfin terminée. L'un d'eux lance, à la cantonade : allez, on y va ! Je suppose que l'invitation m'est aussi destinée.
Mais je m'attarde encore quelques secondes, je profite un peu du silence.
Je me retourne.
Ils sont déjà loin, ils ne m'attendent pas. Je vois leurs petites silhouettes s'animer gaiment sur la route au bord de l'eau, comme des collégiens qui gesticulent après l'école. Ils badinent, ils plaisantent, ils paradent. Ils s'en vont, quoi.
Je me lève, et je prends la direction opposée (je n'ai pas tellement le choix, il faut dire... Je ne vais quand même pas les suivre comme un petit chien malheureux, la queue basse. Qui ferait ça ?)

Plus tard, je marche encore au bord de l'eau, mais dans une ville cette fois-ci. Une ville du nord, genre Amsterdam, avec des canaux, des immeubles en brique. Je suis si triste, que je me dis que je pourrais en défaillir, tomber dans le bassin, là, comme une pierre, et disparaître pour toujours. Or, que se passe-t-il, me voici justement pris d'un étourdissement, et voici que je perds vraiment l'équilibre ! Horreur ! Plouf ! Quelle idiote ! La drama-queen à l'eau ! Heureusement, le bassin s'avère peu profond, et je peux rapidement m'en extraire, à moitié trempé seulement. Je me sens quand même un peu ridicule, et je regarde autour de moi pour voir si ma chute n'a pas attiré l'attention : oui, j'aperçois bien quelques personnes assises de l'autre côté du bassin, mais elles semblent se ficher royalement de ce qu'il vient de m'arriver.

Dimanche 5 juin 2016

Arrivée à Edimbourg en début de soirée, avion en retard, pluie, brouillard, logement en dehors du centre-ville. Taraudé par la peur d'arriver en retard chez ma logeuse Airbnb, inquiet de voir aussi peu de restaurants encore ouverts en ce soir de semaine, je me précipite dans la première popote venue, qui s'avère être un restaurant mexicain... pas ma cuisine préférée. Pas grave, j'avale mes nachos, en feuilletant mon Routard, puis je marche quarante minutes sous la pluie jusque chez ma logeuse, laquelle m'attend, charmante, souriante, attentionnée, mais son débit rapide me confirme qu'elle souhaitait mon arrivée depuis un moment déjà.
Petite chambre avec vue sur le jardin, et mini salle de bain en suite. Un convecteur électrique est allumé.

Le lendemain, grisaille toujours. Je furète à la National Gallery, puis au fameux Château sur sa colline. Ambiance automnale. Mais plaisir néanmoins de retrouver un peu de cette Grande-Bretagne, dont ma dernière visite doit bien remonter à 2002, à Londres avec P. Quelques bières dans un petit pub de .
Le lendemain, l'épaisse bruine qui recouvrait toute la région se dissipe enfin, et je découvre la lande, jaune et verte, à quelques centaines de mètres seulement de la maison de ma logeuse, ainsi que la mer, à l'horizon. Je gagne le centre-ville par la Queens Drive. Je croise des promeneurs avec leur chien, et des coureurs en tenue fluo, c'est le Marathon d'Edimbourg.

Sur l'autoroute, dans le car qui m'emmène à Glasgow, j'écoute de la musique, je regarde le ciel, les nuages qui se découpent en formes compliquées, j'admire la nature, la plaine écossaise qui défile. Je me sens soudain profondément heureux. Ne suis-je pas en train de faire quelque chose qui me plaît vraiment ? Voyager, aller de l'avant, avancer vers l'inconnu... Quelle évidence.
Je pense soudain à papa. Le bonheur que je ressens à cet instant-là n'est pas contradictoire avec son souvenir. La mort de mon père me renvoie à la brièveté de l'existence, à la nécessité qu'il y a à vivre absolument sa vie.

Glasgow, donc. Ville multiforme. Architecture industrielle, début dix-neuvième. Beaucoup de bâtiments à l'abandon, y compris dans le centre-ville. Le centre-ville, d'ailleurs, avec son quadrillage régulier de rues, son activité commerciale frénétique, ses usines en briques, et ses buildings victoriens, me fait penser à une ville nord-américaine au début du vingtième siècle, du moins à l'idée que je m'en fais.

Mes logeurs habitent le West End, Kelvingrove, un quartier résidentiel calme, assez mignon, avec sa petite rivière qui serpente, ses parcs à joggers, et son université multiséculaire.
Je dépose mes affaires. Je me promène ensuite dans le quartier, tout baigné d'une lumière dorée de fin de journée. J'avale un fish and cheaps dans une échoppe de la Byres Road, puis je sirote des bières dans des pubs. Lorsque je m'en retourne chez mes hôtes, il doit être 23h. Et là, surprise, il y a sept ou huit amis à eux, et ils m'invitent à les rejoindre, dehors, dans leur arrière-jardin, où il ont allumé un petit feu dans une vasque. Ils sont jeunes, mignons, drôles. Chic ! Mes hôtes se prénomment Chris et Kyron. Chris est anglais, il travaille au service météo de la BBC, où il a été présentateur quelques années. Keyron est Ecossais ; il est prof d'ingéniérie des matériaux dans un établissement universitaire, enfin un truc du genre. Il est consciencieux, réservé, un peu lunatique. Chris, lui, est plus décontracté, plus nonchalant, plus mûr, c'est avec lui que je discuterai le plus souvent. Parmi leurs convives, il y a aussi un certain Alex, qui me plaît immédiatement, par sa spontanéité, son optimisme, la curiosité qu'il me manifeste, ses yeux noirs plein de vie, et ses oreilles un peu décollées – il me rappelle F. D., du lycée – il me plaît tant, qu'il parvient à me faire boire plusieurs verres de whiskey d'affilée, moi qui n'ai jamais supporté cet alcool. Mais en couple.

Plus tard, dans mon lit, je repense à la soirée que je viens de passer avec ces Glasgow Boys, et je me dis : mais je rêve, je rêve, c'est un rêve que je vis... Tout est si parfait. Eux, leur accueil, leur chaleur, leur petite maison, ce lit douillet qu'ils m'ont préparé, jusqu'à cette petite boîte de cookies posée sur la commode à mon attention, tout est si parfait, et si inattendu.

Je ne crois pas que mes hôtes aient eu conscience de ce qu'ils m'ont apporté ce soir-là. Et moi, d'ailleurs, ai-je été à la hauteur de leur hospitalité ? Ne suis-je pas resté sur un certain quant-à-soi ? N'aurais-je pas pu m'abandonner un peu plus ?

Le lendemain matin, ils me paraissent d'ailleurs un peu éteints, Keiron un peu renfrogné, à cause d'un paquet de copies d'examen qu'il doit corriger.
Je ne passe qu'une nuit chez eux, je ne suis qu'un parmi d'autres, je le sais, et je ne veux pas abuser davantage d'eux. Je les quitte donc rapidement avec mon sac, presque gêné d'être encore là.
Une fois de retour en France, je leur écris un message les invitant à venir me rejoindre un jour sur Paris, eux ou leurs amis, qu'ils n'hésitent pas, je me souviendrai toujours d'eux. Ils me répondent sans froideur, très gentiment, mais poliment. On verra, je les reverrai peut-être un jour quand même.
Je termine mon dimanche en visitant le Kelvingrove Museum, musée extravagant, à l'image de son architecture, traitant d'un peu de tout dans un savant fouillis. Collection intéressante de peintures. Puis au Riverside Museum, un musée flambant consacré aux transports, installé sur les bords de la Clyde.
Je regagne tranquillement le centre ville à pieds, mon manteau sous le bras, car le soleil tape maintenant. Mes vêtements dégagent une forte odeur de fumée – la fumée du feu de la veille... Elle me rappelle ma soirée avec mes Glasgow Boys.

Dimanche 31 juillet 2016

Impossible de fixer la moindre phrase ici, même la plus simple, même la plus banale. Sentiment de vanité, d'extrême futilité. Pourtant, au jour le jour, tant de choses me traversent l'esprit, dont je me dis : je devrais les écrire. Un fait divers cocasse. Une observation piquante. Un concert, une expo. Un souvenir, une émotion. Voilà qu'un début de phrase me vient en tête, que des mots arrivent enfin à moi... mais je suis immédiatement happé par une occupation matérielle quelconque.

Ce n'est pas seulement l'intuition de l'idiotie probable de mes écrits qui me retient, c'est une espèce de langueur, de fatigue physique qui a raison de mon désir initial, qui m'empêche de rester concentré sur mon clavier plus de quelques minutes. Un abattement généralisé qui me conduit, au mieux, à me plonger dans un livre, au pire, à m'allonger sur mon lit et à m'endormir immédiatement, l'âme vide de toute pensée.
Je suis déprimé, voilà tout.

Et pourtant, comme la mort me fait toujours horreur ! Et comme la vie me semble belle ! Mais c'est la vie des autres qui m'émerveille, ou bien celle que je vois en photo, dans des sites internet ou dans des romans, celle que j'imagine que je pourrais vivre un jour, moi aussi, lorsque les circonstances le permettront, lorsque j'aurai gagné en assurance, en maturité, même si ce jour me semble plus hypothétique que jamais.
Si encore, des autres j'en rencontrais, si encore je menais une vie riche en instants présents, en interactions, en découvertes... Une existence pareille, je serais pardonné de ne pas la raconter, car j'aurais au moins rempli mon devoir de la vivre, le devoir de vivre intensément mon existence, de ne pas perdre une seconde du temps précieux qui m'est donné.
Mais je vis seul. Et les nouvelles rencontres me semblent compliquées à provoquer, à gérer, et si décevantes, pour moi, comme pour celui qui me découvre.

Voilà que je retrouve des amis. Mes scrupules et mes aigreurs se dissipent aussitôt. Une flamme se ranime en moi. Des autres, communiquer, enfin ! Bien sûr, mon humeur est imprévisible, et cette renaissance soudaine ne sera peut-être pas suffisante pour me rendre bavard, ou pour paraître joyeux ; aujourd'hui je me contenterai peut-être d'écouter le babillage des autres avec componction, d'opiner du chef, de sourire bêtement, de placer une onomatopée deci delà, de rire lorsque les autres rient. Mais je revis.
Certains verront dans ma réserve de la mauvaise humeur, d'autres s'imagineront méprisés. On y verra la marque de mon tempérament associable, de mon caractère introverti.
Introverti ! Moi ! Mais pour être introverti, encore faudrait il que j'aie un centre intérieur où concentrer mon activité, un self vers lequel diriger mon regard... Alors qu'en moi, il n'y a rien que du vide.
Comment pourrais-je être introverti quand je me sens transparent comme une vitre, quand je ne fais rien pour moi, et tout pour dissoudre mon propre désir ?

Mais admettons que je sois introverti. Je n'accepterai pas, en revanche, qu'on me qualifie d'égocentrique.
Je passe mon temps à écouter les leçons et les litanies des uns et des autres, je pose régulièrement des questions d'un air intéressé – ce qui manque rarement de relancer le bavardage de mon interlocuteur et d'éloigner le moment où il me questionnera à son tour –, et je serais égocentrique ? Qui a dit cela d'abord ?
Je m'énerve tout seul.

A propos d'égocentrisme, il faut absolument que je raconte que j'ai revu A. l'autre jour. J'avoue, le plaisir que j'ai éprouvé à la retrouver a fini par être un peu gâché par le constat que sa capacité à monologuer était restée intacte. Non que ce qu'elle raconte ne m'intéresse pas. Son existence et les gens qu'elle fréquente sont assez bizarres pour que je trouve généralement matière, dans son bavardage, à m'amuser intérieurement. Mais voilà ce que j'appellerais une personne égocentrique ! Elle peut parler pendant une heure sans poser la moindre question.
Toujours est-il qu'elle vit maintenant avec sa fille dans un petit village du fin fond de la Touraine. Elle a divorcé d'avec A. Lui a purgé sa peine, et il peut maintenant naviguer entre la France et l'Italie sans crainte. Mais il doit régulièrement défoncer la porte de son appartement, car soit il en perd les clefs, soit ses clefs ne marchent plus. Il pense que la serrure en a été changée en catimini par ses voisins, des Arabes qui auraient fini par remarquer ses périodes d'absence prolongée, et qui s'installeraient chez lui quand il n'est pas là, voire qui loueraient son propre appartement à des gens de passage. A., qui dormait chez lui, m'a raconté qu'elle avait acheté tout un tas de détergents pour nettoyer ses toilettes, en particulier la lunette des WC, couvertes de crottes de pigeons, des pigeons qui s'ingéniraient à chier par la fenêtre de la salle de bain toujours ouverte. Comme dans tout ce qui concerne sa relation avec A., il y a une part de vérité et une part de folie dans son discours. Ce qui est certain, c'est qu'il faut tenir l'un comme l'autre à distance, sous peine d'être envahi par leur propre délire.
Avons vu l'expo sur Francesca Woodman. Sans grand intérêt.

Au boulot, le projet de sous-traitance de mon patron – projet qui devait lui permettre de se débarrasser de moi avec éclat – vire au fiasco. Les dépenses ont dérapé, le planning aussi (un an de retard). Il mange son chapeau, redoute que je m'en aille maintenant. Raconte des bobards aux clients, fait la leçon à son commercial, et continue de jouer aux échecs sur son ordinateur. De temps en temps il s'énerve parce qu'il perd sa partie, et donne un coup violent dans son clavier. J'imagine qu'il raconte à sa femme, à qui il laisse le soin de s'occuper de leurs deux enfants en bas âge, qu'il a beaucoup de boulot. De temps en temps il surgit dans mon bureau, et fait comme si tout allait bien. Il est pitoyable.

Canicule sur toute la France il y a deux semaines. Un soir particulièrement éprouvant, suis parti pique-niquer à Melun, sur les bords de Seine. Promenade à vélo, au crépuscule, dans des banlieues résidentielles en lisière de forêt. Fraîcheur de la nuit et des arbres, grand silence, pénombres envahissantes.

Vendredi 26 août 2016

Quelques jours chez JC et B, qui m'accueillent très bien dans leur nouvelle maison, sur les hauteurs de Grenoble.
De vraies vacances. Bonne humeur, sérénité. Randonnées, promenades à vélo.
L'Alpe d'Huez dimanche, le Pic Saint-Michel lundi, Villard-de-Lans mardi.
Potins avec JC. Randonnée avec B. Leurs chats Froussette et Grisou, qui vont et viennent.
Repas pris sur le balcon, devant un panorama de montagnes magnifique.

Retour tristounet sur Paris.
Puis départ pour le Cotentin. Ambiance bien différente, marquée toujours par l'absence de papa, et par le même sentiment d'oppression et d'absurdité que je ressens chaque année là-bas maintenant. Omniprésence de la fumée de cigarettes dans le gîte, ces cigarettes que fument maman et S. avec une régularité métronomique, avec le même automatisme que nous mettons à refaire les promenades habituelles. Cette même fumée qui a fini par tuer papa horriblement.
Episode traumatique lorsqu'il a fallu récupérer Niko-Niko pour la mettre dans son panier. Soudain paniquée, elle me souffle au nez comme un démon, me griffe et me mord méchamment. Obligé d'appeler maman à la rescousse pour l'attraper.
Les mains en sang, nous filons ensuite à toute vitesse vers la gare. Embouteillages à l'entrée de Cherbourg, stress. J'attrape de justesse mon train, Niko-Niko dans son panier, étendue sur le flanc, probablement choquée elle aussi.

A ce retour pénible, succède le traumatisme d'un nouvel épisode caniculaire qui s'abat sur Paris.
Des bruits dans la cour. En juin déjà, prises de bec avec des voisins au sujet de leurs locations Airbnb.
En viens presque à souhaiter la fin de l'été.
Heureusement, je repars en vacances demain.

Vendredi 9 septembre 2016

A Budapest pour 4 jours. Temps splendide. Lumière extraordinaire. Beaucoup aimé leur culture du bain : bains Lukacs d'abord, paisibles, sportifs, familiaux (même si je sens quelques regards intéressés se poser sur moi aux hamams). Bains Széchenyi ensuite : immenses, labyrinthiques, romantiques, un vrai bonheur, surtout en fin de journée, quand les rayons du soleil déclinant viennent darder la façade jaune extérieure.
Bleu azur et jaune canari : les deux couleurs que cette ville imprimera en moi.
Budapest est vivante, les touristes n'en ont pas chassé les habitants. Seul bémol, la circulation automobile, qui règne encore en maître.
Le souvenir de l'époque impériale est bien présent, autour de l'avenue Andrássy, une sorte de Paris haussmannien en miniature.

Je loge près de la gare de Keleti, dans un studio rénové d'un immeuble populaire, façon Belleville. Pas dépaysé sur cette question.
Beaucoup de bars de nuit installés dans des immeubles abandonnés et décrépits, et redécorés de façon délirante : les ruin bars.
Dans l'ensemble, assez peu de contact avec les locaux. Les propriétaires de mon studio sont agréables et prévenants, mais ils disparaissent aussitôt après m'en avoir donné la clef.
Même si je garde un excellent souvenir de mon séjour à Budapest, je ne vois pas la moindre anecdote piquante à raconter. La seule chose piquante que j'expérimente là-bas, c'est leur paprika, dans un restaurant d'Újlipótváros.

Bratislava.

Ville provinciale, pas désagréable. Bien que relativement épargnée par la guerre, à la différence de Budapest, ou de Dresde évidemment (mon étape suivante), la ville est envahie de constructions modernes sans intérêt datant de l'époque soviétique. Il reste cependant un quartier historique agréable et pittoresque où se promener. La nuit, les étudiants de l'université animent les rues.

J'ai réservé une chambre chez une vieille, via Airbnb. Katarina elle s'appelle. On a rendez-vous chez elle à 17h. Je la trouve en bigoudis dans l'escalier de l'immeuble, en train d'arroser des plantes à l'aide d'innombrables bidons de lessive vides. Elle m'aperçoit, se confond en excuses dans un anglais hésitant, bredouille qu'elle m'a oublié. Elle me fait signe d'entrer. Je comprends que c'est dans son salon que je vais pieuter, tandis qu'elle ira passer la nuit "chez son fils, qui n'habite pas loin". Un peu gênée, elle m'explique aussi qu'une troisième personne vit dans l'appartement, mais il ne me dérangera pas du tout, non non, il est très discret. Je regarde autour de moi : un salon tout chiche, tout triste, décoré de fanfreluches et de petites bondieuseries. Quant à elle, bavarde, mielleuse, stressée, elle me met aussitôt mal à l'aise, et c'est avec soulagement que je parviens à m'en dépêtrer une demi-heure plus tard, et que je pars à la découverte de la ville.
Quand j'en reviens quelques heures après, à la nuit tombée, espérant bien trouver l'appartement vide et tranquille, je tombe sur la porte grande ouverte, avec elle encore à l'intérieur, qui se précipite immédiatement à ma rencontre, avec toujours le même air d'effarement sur le visage. Elle s'excuse d'être encore là, trottine vers la cuisine pour se donner une contenance, puis se fige au milieu du salon et commence à me questionner sur ma soirée... Je lui réponds très poliment, la remercie pour tous ses bons conseils de restaurants, mais sans m'appesantir, en sortant ostensiblement mon pyjama et ma trousse de toilette. Elle se remet à trottiner, tente d'ouvrir une nouvelle discussion, renonce, puis disparaît enfin.
Purée, enfin !
Entre le salon et la salle de bain, il y a une sorte de dressing, avec un matelas une place où elle m'a expliqué qu'elle dormait en temps normal. Jusqu'au dernier moment cette casse-pied a certainement espéré que j'allais lui proposer qu'elle dorme comme d'habitude dans son lit, quasiment sous mon nez puisqu'aucune porte de sépare le salon du dressing. Mais non, ma vieille, tu iras dormir chez ton fils, et tu vas me ficher la paix, même s'il en a ras-le-bol de te voir débarquer chez lui à chacune de tes locations Airbnb !
Je prends une douche. J'entends tousser le locataire mystérieux (dont la chambre donne directement sur la salle de bain) : j'imagine un bigot à lunettes, au crâne dégarni, plein de tics et de manies inavouables auxquelles il s'adonne dans son lit, sous un crucifix, et qui se claquemure toute la journée dans sa piaule pour éviter de croiser la vieille folle. Le lendemain matin, dès 8 heures, elle est d'ailleurs déjà là, à remplir ses bidons de lessive dans l'évier. Nous nous disons bonjour. Elle observe chacun de mes gestes, me conseille en riant de choisir une autre tasse que celle que j'ai prise, me demande si elle peut s'assoir avec moi pour le petit déjeuner. Putain, au secours !!!
En partant, alors que j'ai déjà mon sac sur le dos, elle tente encore de tailler une bavette, déclare que je suis "good man" ("You are good man") et m'offre deux pommes, ainsi que sa bénédiction. Plutôt que d'essayer de lui grimacer un sourire en balbultiant qu'elle est pour sa part "a good woman", je devrais lui répondre que je suis surtout a good girl, mais je ne sais pas si elle comprendrait (et puis à quoi bon briser les illusions des gens, hein ?)

Long trajet en train à travers toute la Tchéquie ensuite.
Petit arrêt à Prague, dont je reconnais instantanément l'horizon si particulier.

Dans le contexte actuel de la "crise des migrants", si médiatisée, je ne remarque rien de particulier au passage des frontières, sans doute parce que je ne me trouve pas, ou plus, sur un axe de migration. Dans mon wagon, seul un groupe d'Indiennes enturbannées, manifestement en vacances, se voient demander leur passeport par la police tchèque.

Et enfin, Dresde.
Classicisme. Sculptures. Coucher de soleil sur les rives sablonneuses de l'Elbe. Brasseries revigorantes.
Je loge chez un couple de mecs, quinquas, massifs, bien en chair, dotés de larges mâchoires et de grosses voix, dans une rue d'antiquaires chics, à deux pas de la vieille ville. Ils travaillent dans la "gastronomie", me disent-ils lorsque je les questionne. Et vu l'appartement confortable où ils vivent et le standing de l'immeuble, ce n'est certainement pas comme plongeurs. Mon arrivée chez eux n'est pas géniale : incapable d'ouvrir la porte de l'immeuble (un peu facétieuse), je dois sonner à l'interphone à trois reprises. Je me perds ensuite dans les parties communes, persuadé qu'ils vivent au rez-de-chaussée, alors qu'ils m'attendent au dernier étage en s'impatientant. J'arrive enfin devant leur porte, ils me font entrer. Cramoisi, suant, le dos brisé d'avoir trimbalé mon barda tout l'après-midi en ville (ils n'étaient pas disponibles avant 20 heures m'avaient-ils prévenu), je balbutie, je cherche péniblement mon vocabulaire allemand, je me sens misérable. Pire, quelques secondes à peine après avoir bêtement décliné leur invitation à boire quelque chose – alors que je les vois siroter du vin blanc dans de grands verres à pied, un petit blanc sec, frais, fort appétissant qui me fait saliver –, voilà que je sors de mon sac à dos une bouteille en plastique d'eau tiédasse, que j'avale avidement, comme si je venais de traverser un désert. Roulement d'yeux, exclamations scandalisées : mais on vient de te proposer à boire ! Il n'en faut pas davantage pour me paralyser complètement. Ils interprètent alors mon air gêné comme un geste de fermeture, et me conduisent illico à ma chambre, après m'avoir demandé d'en régler le montant. Comme celle-ci possède son entrée indépendante, je ne reverrai plus mes logeurs par la suite. Pas plus mal. Dans la vie parfois, quand on a raté son entrée, il est difficile, sinon inutile, de tenter de se rattraper.

Musées comme à Munich, à la germanique : c'est à dire qu'on a le choix entre des musées des beaux-arts spacieux et épurés, témoignant d'un goût sûr, d'un bon goût indéniable, mais aristocratique, un peu fin de siècle, et des musées prolétaires hyper-exhaustifs, hyper-complets, hyper-didactiques, comme des travaux universitaires de bon élève (certains d'entre eux d'ailleurs excellents, comme le musée de la marine à Hambourg, etc.)

La reconstruction du centre historique de Dresde, assez récente – vu le peu d'empressement des autorités communistes à s'occuper de cette partie de la ville anciennement couverte d'églises et d'édifices royaux, ou bourgeois –, m'a paru plus crédible que celle de Nuremberg, même si l'on critique parfois justement la rénovation de Dresde, au motif que les grands immeubles entourant la Frauenkirche, par exemple, ne seraient que des façades, des pastiches, à la différence de la Frauenkirche qui bénéficia, elle, d'une reconstruction bien plus scrupuleuse (Wiederaufbau vs. Rekonstruktion), si bien que le touriste lambda, nez en l'air, ne distinguerait plus la copie de l'original, et se promènerait, bête et innocent, dans un univers double, dans une alternance ambigüe d'éléments historiques quasi-authentiques, et de décors de théâtre à visée purement esthétique. C'est possible, le crétin que je suis en vacances est bon public, surtout s'il fait beau... Mais bon, ce sera toujours mieux que le quartier moderne que les planificateurs socialistes ont édifié au nord de la gare dans les années 60, assez raté, que l'on traverse une fois avec son bagage, et que l'on s'empresse d'oublier.

Et puis finalement Berlin, maintenant bien familière, où j'arrive en fin de journée, ravi.
J'ai loué un grand studio dans Neukölln, sur Flughafenstraße, à deux pas de Tempelhof. J'attends devant l'immeuble à l'heure dite. Le propriétaire, un jeune Italien, mince et sec comme une saucisse fine, déboule sur un fixie. Il est bavard, entreprend de me montrer tous les avantages de son studio miteux, peut-être pour essayer d'en faire mieux passer le prix. Il vit chez son copain, à deux pas d'ici, et met en location son studio de temps en temps. Il a vécu à Londres, où, artiste, il a exposé. Il habite Berlin depuis trois ans maintenant, mais ne parle toujours pas l'allemand. Il n'expose plus. Pas bien compris ce qu'il faisait aujourd'hui. Mais ai-je déjà compris une fois ce que quelqu'un faisait (professionnellement) à Berlin ?
Le lendemain matin, je patiente comme une douzaine d'autres personnes devant un petit magasin de vélo du quartier. Il y a là des Américains, des Australiens, des Français... Des couples de trentenaires, essentiellement. Principe : des vélos hors d'âge, abimés, disgracieux, mais qui roulent à peu près, et qu'on loue à vil prix.
Comme souvent dans ces situations, je suis le dernier servi, mais passons.
Avec le canasson mécanique grinçant qui m'échoit, je pars ensuite pique-niquer dans Treptower Park, dont toute une partie s'avère privatisée et inaccessible, en vue de je ne sais quel festival à venir.

Des élections locales se tiennent bientôt à Berlin, et la bobine des différents candidats s'affichent dans toutes les rues. CDU, SPD, Die Linke... En fonction des quartiers, les slogans changent, le style s'adapte à la sociologie. A Neukölln, les candidats sont turcs, et mettent en avant leur origine. A Kreuzberg, on est antiraciste, écolo et féministe. Plus on se rapproche du centre, de Mitte, ou des quartiers ouest, plus les slogans se font conventionnels : ce sont la "force" et le "cœur" qui prédominent. A Friedrichshain, on voit parfois les affiches des candidats mainstream recouvertes par celles du Parti Pirate, farceuses et ironiques.
Sur Hermannplatz, des prédicateurs d'extrême-gauche et des chanteurs populaires, la voix éraillée, défilent sur une scène. On tente de démontrer au vulgum pecus en quoi le vote AfD keine Alternative ist. A quelques encablures d'Alexander Platz, dans un quartier de HLM, une dizaine de militants du SPD entonnent l'Internationale, devant une assistance bien clairsemée.

Petite halte à Boxhagener Platz. La faune pouilleuse qui, lors de mon premier périple à Berlin en 2004, y buvait des bières, étendue sur une pelouse dégarnie, au milieu des détritus, a laissé la place à des couples avec enfants et poussettes. Des arbres et des bancs publics sont sortis de terre. Pas de marché aux puces cette année – existe-t-il encore ? – mais un marché aux primeurs bien sous tous rapports, où je m'achète un litre de jus d'orange frais. Ce n'est pas encore le marché ultra-bobo de Kollwitz à Prenzlauer Berg, mais on s'en approche.
Sur Unter den Linden, je slalome entre les touristes. Petit décrochage par Nollendorf, histoire de visiter mon magasin fétiche-machin. Toujours étonné de voir combien le quartier gay historique de Berlin paraît sage et rangé, pour ne pas dire déprimant, en comparaison des arrondissements de Kreuzberg, de Friedriechshain ou de Neukölln, si rythmés, si colorés. Quant au Schwuz, club gay mythique qui fut justement l'un des rares du genre à s'éloigner de Schöneberg, puisqu'il était situé à Kreuzberg, il a récemment migré encore plus à l'est pour venir s'installer à Neukölln. J'aurais pu y faire un tour. C'est du moins ce que je me dis en quittant, vers minuit et demi, ce bar gay confidentiel, près de Görlitzer Park, que m'avait fait découvrir P. en 2010 (P. qui, aux dernières nouvelles, serait devenue femme, et qui vivrait cloîtré(e) chez elle, angoissée de paraître encore trop masculin(e) aux yeux des autres, démoralisée par leur regard réprobateur, ou moqueur, ou par leurs questions qu'elle juge idiotes, situation assez inquiétante s'il en est, car si l'on n'arrive pas à assumer sa condition de trans à Berlin, je ne vois guère d'autre lieu au monde où cela serait possible), bref, je réalise soudain que j'ai oublié ma sacoche sur une chaise du restau vietnamien où j'avais dîné juste avant. De retour au restau, après avoir pédalé comme un dératé, je trouve évidemment porte close. Puis je réalise que la roue arrière de mon vélo est quasiment à plat. Quant à A., il se défile, car il boit, me texte-t-il, avec des amis à lui dans Kreuzberg. Bon ok, on ne veut pas me voir, c'est la loose, on rentre.

Le lendemain, la météo, si généreuse avec moi depuis une semaine, devient capricieuse. Après avoir récupéré ma sacoche au restau (Gott sei Dank !), c'est sous une pluie fine que je gagne l'entrée du musée Juif, où je reste quand même 4 heures. Bien aimé la première partie, en sous-sol, une espèce de labyrinthe glaçant, déstructuré, très symbolique, que l'on parcourt en déambulant, comme le Juif errant. Très efficace. Le reste est plus didactique, plus classique. Quand j'en ressors, il est 4 heures passé. Je descends vers Bergman Str., dont, malgré le changement de temps, les terrasses sont sorties et bien remplies, et où je trouve de quoi me sustenter sans problème. Avion pour Paris en soirée, dans une atmosphère rafraîchie.

Mardi 13 septembre 2016

Melun, bords de Seine, un soir de septembre.
Poésie du crépuscule, douceur de l'air.
L'écho des cloches d'une église, les premières étoiles dans le firmament, une mamie qui promène tranquillement son chien.
Un bâtiment pittoresque, joliment illuminé, qui se reflète au loin sur l'onde endormie. Mais qu'est-ce que c'est ? Un marché couvert ? Un évêché ? Un musée du transport fluvial ? Un entrepôt reconverti, gentrifié ?
On s'approche.
Ah bah non, c'est juste la maison d'arrêt de Melun.

Dimanche 25 septembre 2016

Dimanche 2 octobre 2016

Jeudi 20 octobre 2016

A Rouen pour les anniversaires de maman et de S.
Mélancolie à arpenter les pièces de cette maison chargée de souvenirs. Maman a fait repeindre le salon, et poser un parquet sur la moquette hors d'âge. Elle a passé beaucoup de temps à ôter, ranger, puis remettre tous les livres et disques de la bibliothèque. Elle a même remplacé le saphir de la platine 33 tours, ce que papa, pourtant attaché à ses vieux disques, avait renoncé à faire lui-même ces 15 dernières années, se résignant par paresse à ne plus écouter que des CD. Elle va au cinéma régulièrement, fait de longues promenades avec S.
Elle s'occupe sans doute plus que du vivant de papa, fait davantage de choses pour elle-même, comme si leur couple les avait maintenu dans un état d'alanguissement. J'imagine que tout couple créé de l'inertie de toute façon. Mais que sais-je de la vie en couple ?

Dimanche 23 octobre 2016

La discussion embraye sur le cinéma. Chacun y va de son petit commentaire passionné sur Bonello, Dolan, ou la dernière sensation du festival de Cannes. X se met à parler à tue-tête, avec la ferveur de celui qui croit qu'exprimer haut et fort le fond de sa pensée donne à cette pensée plus de vérité. Y renchérit en aboyant, tantôt sur le mode vipérin, tantôt sur le mode goguenard. Impossible pour moi d'en placer une. Ce n'est plus un apéro entre amis, c'est une scène de catch, une piste de skate-board, un plateau télévisé, où les meilleurs artistes se pressent pour s'exhiber et croiser le fer.

De temps en temps, on prend conscience que certains se taisent, et on se tourne vers eux : « Et toi, Z, qu'est-ce que tu en as pensé de Tony Erdmann ? » Le pauvre Z se réveille alors en sursaut – comme un cancre endormi en classe, qu'un instituteur interrogerait soudain –, il rassemble ses esprits, et à peine a-t-il eu le temps de baver quelques mots, d'une platitude totale, que sa voix est recouverte par celle d'un convive plus charismatique, lequel, ignorant superbement ce que son camarade vient de dire, continue sur l'idée où il en était resté avant cette interruption (interruption dont l'intention était évidemment moins de profiter d'un nouvel avis, que de paraître charitable vis à vis de ceux que l'on n'entendait pas)

Dans ces micro-sociétés, où les rôles sont distribués, chacun se débrouille avec sa condition et son bagage personnel. Ceux qui hésitent à s'exprimer, soit qu'ils ne maîtrisent pas bien le sujet (ils n'ont pas vu le film dont on parle, ou ne s'en souviennent pas suffisamment), soit qu'ils s'expriment avec moins d'aisance que les autres, soit qu'ils portent sur les choses un jugement plus nuancé par nature, sont ignorés, mis sur la touche. Et une fois que les rôles sont distribués au sein d'un groupe, il est difficile d'en changer. Quoi de plus suspect qu'une personne notoirement bavarde soudain murée dans le silence ? Quoi de plus insupportable qu'un taiseux se mettant à jacasser ?

Certes, je ne suis pas de nature loquace, j'avoue, je m'exprime surtout par ellipses et par haussements d'épaules, et, s'il y a des faits que le cours d'une discussion impose d'expliciter, ou tout un contexte à rappeler à l'auditoire, je laisserai volontiers mon voisin s'en charger (il s'en chargera toujours).
Mais quand même, pourquoi les échanges prennent-ils si souvent, avec certaines personnes, la forme d'un combat d'égos ? D'une exposition hystérique de zizis ? Même quand tout le monde est d'accord sur le fond ?

J'ouvre la bouche, et je dois lutter contre le malaise qui m'envahit immédiatement, à voir leurs regards partir en oblique, leurs visages se fermer. Cette parole que j'ai soudain réussi à prendre, dans la mêlée, que chacun convoite, et dont je serai dessaisi à la moindre hésitation, c'est le ballon de basket, dont, en cours de sport au collège, je suis parvenu à m'emparer, et avec lequel je finirai peut-être par marquer un panier.

Intéressant de voir d'ailleurs comment la présence, un soir, d'une personne étrangère à notre petit cercle peut transformer les rapports. Si cette personne détient un capital culturel ou social évident, par son métier ou par ses études, on va délibérément la favoriser. On l'écoutera davantage, on sera plus indulgent. Telle plate anecdote qu'elle raconte et qu'on accueille avec des rires, aurait été à peine entendue si elle était tombée de ma bouche. Mais surtout, son rôle d'invité en fait un témoin, un spectateur supplémentaire, ce qui accroît l'enjeu du débat, rend l'ambiance plus électrique, plus batailleuse, et me disqualifie totalement. C'est flagrant si cet invité est un garçon. C'est à celui qui pissera le plus loin. Les tièdes, les indécis, les faibles : qu'ils s'écrasent.

Bon, ça dépend des moments, des circonstances. Si je suis d'excellente humeur, ou bien désinhibé par l'alcool, je m'exprimerai avec moins d'hésitation, plus d'affirmation, pour mon plus grand avantage, car c'est cette seule attitude qui est reconnue socialement, qui emporte l'adhésion, qui vous donne de l'autorité, au point de masquer complètement l'idiotie ou la banalité de ce que vous exprimez par ailleurs. Oui, ce n'est pas la compétence ou la valeur réelle des gens qui est en jeu (pour maladroit qu'il m'arrive d'être en société, je ne crois pas débiter des inepties plus grandes que les autres), mais un comportement social : les personnes introverties, soumises, qui manquent d'assurance, qui refusent de se battre (pour prendre le ballon, ou la parole) sont plus facilement ignorées que les autres, si bien que je retrouve parfois, y compris avec mes amis les plus proches, ce à quoi j'ai souvent été condamé en groupe, à l'école ou en entreprise : à la mise à l'écart.
(Et comme ces mêmes personnes qui monopolisent la parole ne se rendent pas compte qu'elles occupent tout l'espace, elles interprètent le silence des autres en retour comme l'expression d'un dédain vis à vis d'elles ! Un comble)

Du coup, il m'arrive de rentrer de soirée avec un fond de tristesse terrible en moi, une tristesse qui m'accable des heures durant et me poursuit jusque dans mes rêves ensuite, alors même que je me suis amusé et que j'ai ri avec les autres, et que personne ne s'est douté de mon malaise de toute la soirée.

Samedi 19 novembre 2016

Les rednecks à moustache et à casquette, dans leurs 4x4 qui puent, mécontents de leurs « élites » de Washington, ont donc choisi de porter au pouvoir... une autre élite : celle des ploutocrates, des oligarques, de la catégorie de ceux qui doivent tout à leur milieu social et qui tentent ensuite de présenter comme fruit de leurs « efforts » et de leur « compétence » ce qui n'a jamais été que privilèges, népotisme et filouteries.

On s'offusque du racisme et de la misogynie de Trump. Mais ce qu'il est ne m'intéresse pas beaucoup. Ni ce qu'il mijote pour le peuple américain, d'ailleurs. Je m'inquiète plutôt pour le reste du monde – le reste du monde qui n'a pas eu la chance de pouvoir voter ce 8 novembre dernier. Je m'inquiète des impacts planétaires de sa future politique.

L'une de mes plus grandes craintes, c'est évidemment qu'il contribue à renforcer la vague national-populiste en Europe. A tort ou à raison, je crois la démocratie américaine plus solide que celle des pays européens. Et les conséquences néfastes des choix que pourraient faire les citoyens européens dans les mois à venir pourraient s'avérer plus durables que ce qu'un businessman xénophobe, narcissique et grossier pourrait faire à la Maison Blanche. Après tout, dans 4 ans, si tout va bien, ces fichus Ricains pourront élire quelqu'un d'autre...

Le seul projet politique de gens comme Trump aux US, comme Farage en Angleterre, comme Le Pen en France, c'est le repli sur soi. C'est leur seul credo, leur unique boussole. Et ces gens-là ne se contenteront pas de vilipender l'Islam ou le cosmopolitisme. Une fois au pouvoir, ils chercheront à détruire tous les symboles de l'entente entre les pays, tout l'héritage de la coopération internationale, toutes les réalisations concrètes du multilatéralisme : unions, traités, constitutions, accords, organisations... peu importe le domaine : économique, financier, environnemental, militaire, social... Tout, indifféremment, sera sacrifié sur l'autel idéologique du nationalisme.

La gauche et la droite traditionnelles sont pétrifiées devant le succès de telles idées, idées présentées par leurs promoteurs comme des « remèdes » à la mondialisation.

Allons z'enfants...
Face au désastre à venir, on diabolise plus que jamais ces hideux adversaires. En France on croit pouvoir tirer de la nécessité de faire « barrage à l'extrémisme » un bénéfice politique, devant un électorat de gauche désemparé par 5 années de social-démocratie tendance MEDEF. D'autres, mis devant le fait accompli, déjà condamnés à boire la soupe amère du populisme, choisissent l'autosuggestion, l'optimisme béat, jouent de la flûte traversière.
Ainsi à Londres cette pauvre Theresa May, capitaine d'un parti Conservateur perdu en eaux troubles, tentait-elle l'autre jour, dans un discours au Lord Mayor's banquet, devant tout le gratin des entrepreneurs et des notables britanniques, de présenter le Brexit comme une opportunité historique pour la Grande-Bretagne : opportunité de prendre le leadership en Europe, d'accéder à un nouveau rôle global, d'humaniser le capitalisme, de redonner foi dans le libre-échange, etc. Discours d'une naïveté confondante, totalement déconnecté, non seulement des tendances xénophobes de fond qui ont porté les Britanniques à voter pour leur départ de l'UE, non seulement de la réalité sociale du capitalisme (évidemment), mais également de la géopolitique. Comme si la place dans le monde d'un pays comme la Grande-Bretagne, aujourd'hui, ne pouvait s'envisager que par le seul prisme de la rationalité économique... alors que toute l'actualité récente montre au contraire que la rationalité économique n'est qu'un aspect des choses, parmi tout ce qui préside au destin du monde, et que cette rationalité peut, de surcroît, être battue en brèche, à la coïncidence de certains événements.
Bref, cette Theresa May est la reine des causes perdues. Car que peuvent faire les Anglais maintenant ? Tenter d'entraîner avec eux le reste de l'UE dans le gouffre ? Bloquer les résultats du référundum par voie parlementaire, au risque d'aggraver la perte de confiance envers les élus, et de prêter le flanc aux critiques des Eurosceptiques ?

Certains politiciens français, à l'extrême-gauche en particulier, ont cru voir dans ce Brexit, lorsque les résultats du référendum sont tombés en juin dernier, une sorte de leçon de démocratie, infligée à la "technocratie néolibérale" de Bruxelles... Ah ? Et l'élection de Trump, c'est une leçon de démocratie peut-être ? Ceux-là aussi, à l'extrême-gauche, sont dans l'autosuggestion, dans la méthode Coué, et ceux-là aussi se raccrochent, sans oser se l'avouer, à l'espoir d'une rationalité économique (hein ? le matérialisme historique ? c'est quoi déjà ?). Ils espèrent que tout ce foin autour de Trump n'est que passager, et qu'ils pourront vite recommencer à taper sur leurs petites marottes habituelles : le PS, les médias, l'Union Européenne, l'Allemagne, l'OTAN, Israël, etc.
Pas sûr que je goûte beaucoup plus au populisme d'un Mélenchon ou d'un Montebourg, finalement, si éloignés soient-ils du style d'un Trump...

Enfin, qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Après avoir tablé à tort sur la victoire d'Hillary Clinton, les journaux, plus prudents, s'accordent aujourd'hui à parler d'un climat d'incertitude. Merci pour la nouvelle.

Alors, si les bêtes immondes s'avèrent effectivement n'être que des monstres de papier, si les Trump, Le Pen, et consort, se prennent les pieds dans le tapis médiatique, s'ils glissent sur des peaux de bananes législatives, si leur baudruche se dégonfle au gré des caprices des marchés et des opinions publiques, et si la menace de leur hégémonie reflue comme l'odeur d'une boule puante, alors les esprits chagrins sortiront du trou où ils s'étaient peureusement cachés, et s'écriront, bravaches : je vous l'avais bien dit ! C'est business as usual ! Fallait pas s'inquiéter ! C'était juste de la comédie pour nous faire peur, pour nous faire cautionner un autre affreux, pour nous faire avaler de nouvelles couleuvres, etc.

Bon, et si au contraire ça se passait vraiment mal ? A la faveur de je ne sais quel nouveau coup de vis sécuritaire par exemple ? Ou si la bleue Marine faisait vraiment tout voler en éclat ?

C'est comme si, dans les pays riches, nous avions besoin de nous cogner la tête contre le mur, pour avoir mal, et mesurer à quel point nous sommes des privilégiés. Nous, des victimes de la mondialisation ? Nous les riches Américains, les riches Français, les riches Anglais, de pauvres victimes de la globalisation ?? Mais on rêve !

Dimanche 4 décembre 2016

Sur le site web de cette confrérie traditionnaliste où S. s'est enterré l'an dernier, c'est bigoterie à tous les étages.
Mais bigoterie moderne : les sermons s'y téléchargent en podcast, dis donc.
L'occasion de m'édifier un peu.

Alors, d'abord, il y a ce jeune frère, raide comme une poutre, de bonne famille, qui s'extasie sur l'eucharistie ou sur l'abandon à la providence, et qui récite son texte avec application en levant les yeux au ciel. Amen.

Mais surtout, il y a les prêches du fondateur de la fraternité, un type d'un certain âge, avec des culs de bouteille vissés sur le nez, mais doté d'une voix encore forte et convaincue, et d'une assurance témoignant d'années passées à faire la morale aux autres. Dans son flot de paroles ferventes et austères (sur le Christ, le Rosaire, St Thomas, la résurrection, etc.), il s'autorise de temps en temps des petites digressions, des apartés légers, badins, parfois presque canailles, qui tirent des petits rires de son auditoire, mais en fait des apartés polémiques, vaniteux et méprisants (cibles préférées de son courroux : l'Islam, les élites politiques, les communistes), qui donnent la mesure de l'intolérance du personnage et de ses idées, derrière ses litanies sur la charité ou la vertu.
Plus encore que l'expression d'un dégoût du monde moderne, c'est l'expression d'une rancœur vis à vis d'une société infidèle qui s'est détourné de ses églises, et qui ne pense plus comme lui, comme lui le catholique traditionnaliste, qui caractérise son bavardage. Convaincu de son fait, de sa « vérité », le bonhomme termine son laïus sur la Miséricorde en légitimant le recours à la violence. (au motif, par exemple, qu'il y aurait « un droit imprescriptible à être mis en contact » avec Jésus-Christ, ou « une juste guerre » à mener pour défendre les lieux saints...)
C'est le nœud gordien de l'intolérance, à la fois cause et conséquence d'elle-même.
C'est le discours de celui qui pense avoir raison, et qui s'emploie constamment à démontrer aux autres qu'ils sont dans l'erreur. Nul besoin d'être religieux pour tenir un tel discours, évidemment (le conspirationniste en fait tout autant), mais ce type entend dénoncer les illusions de chacun avec une valise remplie de moralisme, avec une prose culpabilisante, sinistre, chagrine, avec une pilule profondément aigre et mortifère qu'il voudrait faire avaler à la terre entière.

Moment remarquable : quand il reconnaît qu'à l'issue des cinq années d'athéisme qui ont marqué un moment son existence passée, s'il n'avait pas fini par embrasser la religion catholique, alors il se serait suicidé, ou aurait rejoint une « bande terroriste » (sic). Cet aveu, qu'il fait en passant sur un ton d'une incroyable évidence, révèle assez, je trouve, ce qui anime ce genre de personnes, leur complexion belliqueuse et hargneuse, et (si l'on en doutait encore) l'obsession de la violence chez tous les fanatiques religieux, chrétiens du 21ème siècle compris.
Quant aux mots qu'il a à l'égard de l'Eglise catholique "classique" – dont son organisation traditionnaliste prétend justement se démarquer – ils laissent songeurs : une Eglise « molle et féminisée » ! Ah oui ? Au delà du fait qu'on cherche en vain en quoi l'Eglise romaine actuelle, qui prive encore les femmes de tout sacerdoce, serait féminisée, une telle expression, et le mépris qui l'accompagne, trahissent le fantasme d'une société dégénérée par la femme, l'angoisse d'une domination masculine menacée, un truc misogyne, arriéré et complètement puéril, absolument commun à tous les intégrismes religieux, sans doute pas de nature à faire revenir les brebis égarées dans les églises, et qui donne, au passage, un éclairage intéressant sur ce qui peut conduire des bonshommes comme lui, ou comme S., à venir se réfugier dans la claustration de ces confréries strictement masculines, où tout, je n'en doute pas, n'est que virile dureté, pour le grand plaisir d'un certain nombre d'entre eux d'ailleurs.

Dimanche 11 décembre 2016

Partitions de Steve Reich, avant l'arrivée sur scène du Kronos Quartet, en novembre dernier
Mais c'est aussi cette même religion qui a inspiré tant d'artistes, et permis l'avènement de tant d'œuvres superbes, comme chez Bach par exemple, ou comme, plus récemment, chez ce compositeur américain, John Adams, dont le "Niño" était donné en concert à la Philharmonie ce dimanche.
En suis ressorti ravi : par les textes, l'harmonie, la dynamique, par cette orchestration raffinée qui est certainement l'un des traits les plus caractéristiques de la musique de John Adams.
Jolie acoustique, belles résonnances, accusant la puissance lyrique de l'œuvre. Œuvre dramatique, faite pour la scène, un peu décevante lorsqu'on la réécoute en enregistrement.
Musicalement, je crois que je préfère ce "Niño" aux autres productions lyriques du compositeur. Plus suave, plus mystérieux, plus aérien, moins caustique, moins fébrile (même s'il ne peut s'empêcher d'intercaler ces passages nerveux, grinçants, très lyriques, typiques de son style, auxquels je suis moins sensible).
Grande maîtrise technique : polytonalités, modalités, polyrythmies, figuralisme, tintinnabulisme, collages, le tout tricoté sur une structure narrative classique. Pas de développement à proprement parler, mais des additions, des multiplications, des superpositions, des opérations multidimensionnelles. Une vraie machinerie. Au point qu'au lieu de parler de minimalisme, on pourrait presque qualifier de maximaliste la musique de John Adams.
Beaucoup aimé l'orchestration : les nappes de cordes, ondoyantes, spirituelles, les cuivres, brillants, éloquents, les percussions, cristallines, magiques, les bois, pointillistes, gazouillants... Traitement contrapuntique du récitatif, avec des frottements continuels, et une métrique irrégulière, calée sur le texte. Intéressant aussi le choix des textes liturgiques (un mélange de passages de l'Evangile et de poésies mystiques espagnoles), son approche des symboles religieux – ici la nativité, le mystère de l'enfantement – tels que perçus par des femmes, bref, je trouve cette œuvre sur la naissance du Christ bien plus belle, plus profonde et plus troublante que les aigres sermons intégristes dont je me faisais l'écho ici la dernière fois.

Jeudi 29 décembre 2016

Pour conclure cette année 2016, deux textes récents qui trainaient dans un coin de mon PC :

Ce type fréquente le palais depuis une dizaine d'années. Il s'y rend deux ou trois fois par mois peut-être. Au point qu'on a fini par le remarquer, depuis le temps, et que certains viennent même lui serrer la pince (il se figure qu'on le prend pour un mec des RG !). Il a déjà fait des rencontres « très sympas » là-bas, me confie-il au téléphone d'un ton gourmand. Et même des consommations sur place... Avec qui on sait, évidemment. « Je les matte, et au bout d'un moment, ils se plantent devant moi, et se tripotent discrètement. » A l'écouter, ils seraient chauds bouillants, prêts à être cueillis comme des fruits sur un arbre, comme des raviolis tous cuits à sortir du chaudron.

Vraiment ?

Il fallait absolument tirer ça au clair. Je me rends donc au palais moi-même. D'abord un samedi, puis une seconde fois, en semaine. Là, en guise d'émoustillement, j'avoue que j'éprouve surtout du malaise, l'impression de me mêler de ce qui ne me regarde pas, d'être observé de partout, d'être deviné... et d'être coupable, évidemment, coupable, comme d'habitude ! Accusé Babar, levez-vous ! Quant au palais de tous les plaisirs, hmm, on repassera. J'y vois surtout des gens convoqués pour des affaires sordides, des étudiants en droit, des avocats. Une faune affairée, soucieuse, pas là pour badiner. Quant à l'objet du désir, s'il tripote discrètement quelque chose, ce serait plutôt son smartphone (et pas pour aller sur Grindr, plutôt pour donner des news à une épouse, ou filer rencard à une cocotte).

Bref, à l'évidence, ce type fanfaronne. Pourtant, j'avais cru entendre comme un fond de vérité dans son baratin...

Du coup, je le relance, et nous nous donnons rendez-vous un jour au palais. Il tient à me montrer les bons coins, les salles où l'angle de vue est le meilleur, les toilettes secrètes, les raccourcis, la petite cour où ils viennent fumer et prendre le café, la cantine du personnel, où il a réussi à aller déjeuner à plusieurs reprises sans même posséder de carte.

En fait, ce type n'est pas un affabulateur à proprement parler, c'est juste un tchatcheur né. Il engage la conversation avec qui il veut. Je ne sais pas comment il fait. Mais il ne doute ni de lui, ni de ce qu'il désire. Il fonce sur sa proie, sans hésiter, et puis voilà. Evidemment, avec un tel culot, la chance finit par lui sourire à un moment ou à un autre.
Des échecs ? Oh, il en a connu bien sûr. Mais ça ne le démoralise pas. Il repart au combat.

Il était donc là, le fond de vérité. Dans la stricte application de ce que son désir lui dicte.
Et le désir ne ment pas, comme on dit.

Je descends l'escalier en colimaçon, vêtu de ma plus belle tenue de gendarme. Je me donne un air détaché, comme si je m'apprêtais à débouler sur la scène d'un défilé de haute-couture, ou à grimper les marches de la soirée d'ouverture d'un festival. Surtout ne pas grimacer, surtout ne pas froncer des sourcils, se donner au contraire un air naturel et épanoui (alors que rien n'est moins naturel, évidemment, que de descendre l'escalier d'un bordel parisien à minuit déguisé en flic). Car je sais qu'à mon arrivée, tous les yeux se poseront aussitôt sur moi, et, sans pitié, décortiqueront chacun de mes gestes : la façon dont j'appuierai mes coudes au comptoir, dont je sortirai ma petite monnaie de mon portefeuille, dont je porterai mon verre aux lèvres... Je sais aussi que lorsque je me dirigerai vers la back-room, il y aura 3 ou 4 gugus à ma suite, espérant, sinon m'attraper, du moins me voir passer à l'œuvre (les miettes du festin). Mais ils en seront pour leur faim, car je ne m'abandonne pas aussi vite (et puis je suis pudique, hein, faut pas croire). Je ne m'enfonce dans la back-room que pour me donner une contenance, pour ne pas avoir l'air d'une potiche. Car des potiches, il y en a : elles sont cintrées dans leur plus bel attirail en cuir, avec bottes et casquette hors de prix de chez RoB ou de chez Mister B. Elles ne sont plus de première fraîcheur, mais leur moustache est impeccablement taillée, rien à redire. Alignées contre le mur qui fait face au bar, elles regardent passer le chalant sans faire un geste, juste en bougeant les yeux. On dirait des statues échappées du musée Grévin.

Mais il n'y a pas que des potiches cireuses dans ces caves humides. Il y a aussi les Sisyphes, les bousiers du sexe, qui se traînent misérablement, langue pendante, qui semblent pousser leur rocher ici depuis la nuit des temps. Et puis il y a les sportifs, les marathoniens musculeux, qui vont et viennent d'un bout à l'autre du bordel, sans interruption, torses-nu ou en harnais, qui avancent d'un pas rapide, tête haute, en s'arrangeant pour ne regarder personne.

Dans un petit enclos en métal, j'aperçois aussi quelques jeunes minets agenouillés, avec une muselière autour de la tête. Ce sont des puppies, des adeptes du dog training. Pas trop mon truc. Seul intérêt : qu'on ne voit plus la sale bobine de certains d'entre eux (c'est d'ailleurs la fonction que j'assigne à la cagoule militaire, dont je conserve toujours une paire chez moi dans un placard). Et puis, il ne se passe jamais rien avec ces cruches à collier : au bout d'une heure passée à glander dans leur niche, elles ôtent leur masque, se redressent et vont se coller au bar, en conversant entre elles comme des secrétaires.

Bref, je me poste dans un coin tranquille, à côté du distributeur de Sopalin.

Je finis par attirer le regard d'un blondinet, tout frais, tout mimi, bien propre sur lui, le twink versaillais à mèche sur le côté, genre prépa HEC. Pas looké, mais trop éclatant au naturel pour avoir besoin de colifichets. Passe un bon moment dans ses bras. Ne pensais même plus pouvoir encore pêcher des individus pareils. Embrasser avec tendresse un joli garçon, ça faisait combien de temps que ça ne m'était pas arrivé ?

Je discute ensuite un peu avec C., le président de l'association qui organise cette soirée. Un gars agréable, sociable, qui parle comme ça, avec un accent un peu aristocratique. Suis flatté qu'il me reconnaisse (je l'ai croisé plusieurs fois à la Mine, un bar fétichiste du Marais, où tout ce que Paris compte de cuirettes associatives se donne rendez-vous le week-end, et que je fréquente à l'occasion depuis un an environ, même si j'ai toujours un mal fou à engager la conversation avec quelqu'un – ici comme ailleurs).

Je finis par sortir du bar avec mon blondinet. J'ai imploré qu'il me donne son numéro de téléphone, évidemment. Mais à la lumière des lampadaires, je suppose qu'il est un peu déçu de découvrir mon début de calvitie, mes cernes et mes pattes d'oie naissantes. Ne reverrai sans doute pas cette Marie-couche-toi-là : trop effrayé à l'idée de l'importuner, et trop paresseux, je n'insisterai pas pour qu'on se revoie. Mais pour une fois que je sors, hein, c'est déjà pas mal, il ne faudrait pas trop m'en demander non plus.