Lundi 5 septembre 1994

Le Canigou au printemps
Avons réalisé l'ascension du Canigou.
Nous avons quitté Vernet peu avant sept heures du matin, un matin frais d'ailleurs. J'avais pas mal de choses à redouter d'une telle expédition : j'avais opté pour l'itinéraire 3 - celui que j'avais emprunté seul, il y a deux ans - et que je savais fort raide. Vu la difficulté que j'ai eu à atteindre la Font dels Monjos samedi dernier, je doutais un peu de mes capacités physiques, sans compter que je n'ai pas fait de sport cette année. Et puis ma crise d'hypoglycémie de l'été dernier me revenait en mémoire.
Pourtant, j'ai trouvé mon rythme de marche assez rapidement ; et la météo nous avait assuré qu'il n'y aurait pas d'orages ; seuls quelques passages nuageux sans conséquence.

Aussi c'est plutôt serein que j'ai atteint le petit monument du maquis H. Barbusse vers 8 heures. Le pic Dourmidou et le massif de Madres, revêtus de rouge sous le soleil levant. Avons grignoté un peu du gâteau aux carottes de L.
Il était neuf heures et quart quand dans un silence total nous avons atteint le refuge de Bonaigua, sous un ciel magnifiquement bleu. Le Canigou y paraissait plus grand, plus imprenable.
Au bout d'un quart d'heure environ, il faisait frais, et j'étais encore en sueur, nous reprîmes notre marche sous les pins.
Les tintements des cloches des vaches résonnaient en hauteur.

Depuis Bonaigua
Avons débouché du bois dans la prairie de la Castella, où un troupeau paissait. Laurence a jeté un oeil dans la vieille cabane en pierres qui sert – je pense – d'abris pour le bétail.
Une mer de nuages s'étendait au loin, encerclant le Pech de Bugarah.
Sinon, pas un chat, pas un randonneur sur cet itinéraire perdu.
Avons franchi la crête qui descend du pic Joffre, au voisinage du roc d'Onze Heures, sous le même ciel imperturbablement bleu.
Quand nous avons rejoint le G.R. qui monte du chalet des Cortalets, forcément plus fréquenté, et que nous nous sommes assis un instant – L. s'enduisait de crème solaire – j'ai regardé la pente dénudée, parsemée seulement d'un peu d'herbe, qui montait vers le ciel, et j'ai ressenti un sentiment d'une intense pureté, celle dont j'ai tant rêvé à Rouen. Elle s'élevait en moi, balayant mes soucis, mes scrupules du quotidien, je me savais en altitude, au dessus de tout, sous le soleil et sa lumière parfaite, presque violette, tout en moi se déliait, se dénudait, se nettoyait.
Un type – mon âge environ – nous a soudain doublé. Il m'a regardé quand il est passé devant moi ; il semblait rayonner lui aussi.
Et puis nous avons franchi le pic Joffre, et le Canigou est réapparu, fier, indétrôné, omnipotent.

Moi au sommet
Après une rude dispute avec les cailloux et les rochers gris, L. et moi avons atteint le sommet vers midi moins le quart.
Des gens divers se tenaient là : une communauté religieuse un peu bizarre – le Renouveau Charismatique – composés d'alsaciens et de jeunes catalans pure souche – avec leur fort accent, leurs cheveux bruns et leurs yeux noirs.
Avons pu discerner la côte jusqu'aux abords de Montpellier au nord, et vers Figueiras au sud. Quelques gigantesques nuages émergeaient parfois des vallées et des collines en contrebas. La mer, les étangs, les villages, tout minuscule. Et un grand ciel bleu et profond au dessus de ma tête.
Je regardais de temps en temps le type de tout à l'heure, celui qui m'avait plu, discuter avec les autres randonneurs. Il s'appelait Yves, si j'ai bien entendu ; je l'ai regardé redescendre avec tristesse, du haut de mon perchoir.
Deux dames un peu âgées sont arrivées ; elles montaient des Cortalets. L'une d'elles, très en forme, nous a lancé à tous un guilleret « Salut ! », puis, à sa compagne : « Georgette, vous me ferez le plaisir de mettre votre pull... »
Et au moment de repartir : « Ah ça non, nous n'allons pas courir... »

Laurence au sommet
Il était une heure environ quand L. et moi avons commencé la descente par la cheminée, sèche et dangereuse. Des gamins encordés l'escaladaient. Une fille se plaignait d'avoir le vertige.
Sommes arrivés à Marialles trois heures plus tard, sous le même soleil de montagne. Nous y retrouvâmes par hasard le "Renouveau Charismatique" ; ils s'apprêtaient à reprendre leur véhicule, un break, et nous proposèrent de nous emmener.
Fourbus, nous avons accepté.
Le chauffeur serrait de près le bord du ravin – à cause des incessants nids de poule de la route en terre, complètement défoncée – et j'avoue que je ne me sentais pas du tout à l'aise. Pour ne plus y penser, je m'efforçais de me concentrer sur les explications d'une des passagères :
«... oui, nous venons tous de régions différentes... ... entraide...» «... familles... ... office tous les jours... »
Puis : « Ça sent le caoutchouc brûlé, vous ne trouvez pas ? »
Quelques instants plus tard, on entendit le chauffeur s'exclamer « Plus de frein !! ». Il parvint néanmoins à arrêter le véhicule, à l'aide du frein à main.
Nous avons continué à pied, Laurence et moi, les laissant poliment se débrouiller avec leur huile et leurs freins, pas fâchés de quitter ce que je craignais de voir devenir notre tombeau.

La cheminée
Le Col de Jou. Casteil. Puis Vernet, enfin. Les genoux en compote, mais satisfaits de cette ascension, très réussie, au cours de laquelle les paysages s'étaient succédés dans une grande beauté, une grande splendeur, et pendant laquelle j'avais ressenti tant d'impressions lumineuses et douces, comme dans une sorte d'extase.
Et le Canigou, comme je l'ai toujours rêvé : une ineffable pureté dans les derniers kilomètres précédant l'arrivée au sommet, et une étrange et sage satisfaction pendant le retour.

Le Cady, juste au dessus de Vernet
Saine fatigue, donc, en ce soir paisible.