Rise and fall of a web agency

De la politique de communication d'une petite société de service informatique...
depuis ses premières difficultés financières, jusqu'à son dépôt de bilan

Le contexte économique un peu morose des années 2001 à 2004, en informatique particulièrement, a conduit un certain nombre de petites entreprises françaises à mettre la clef sous la porte – pour la plupart des sociétés de service, nées de la croissance rapide du marché des technologies de l'information à partir du milieu des années 90. Ce rapport se donne pour objectif de décrire la politique de communication d'une PME parisienne, P., depuis les premières difficultés financières qu'elle rencontre en 2002, jusqu'à son dépôt de bilan et au licenciement collectif auquel elle se voit finalement contrainte de procéder.

Après une brève présentation de l'organisation de l'entreprise, nous examinerons quels sont ses instruments habituels de communication, classiques et tout à fait représentatifs de ce secteur d'activité. Nous verrons ensuite comment ces techniques de communication sont progressivement érodées, voire abandonnées, à mesure que l'activité et le chiffre d'affaire de la société se réduisent, au point qu'un profond malaise finit par s'installer dans l'entreprise. L'annonce brutale du dépôt de bilan coïncide alors avec l'émergence d'un nouveau type de communication de la part de la direction, minimal et formel, en même temps que s'inaugure un autre mode de relations interpersonnelles entre salariés, comme nous nous attacherons à le décrire en troisième partie.


Présentation de l'entreprise

La société P. est une agence de communication interactive, fondée en 1994 par ses deux actionnaires. Elle réalise des prestations événementielles et graphiques pour des acteurs du secteur culturel et institutionnel, et s'est lancée dans le développement prometteur de sites Internet à la fin des années 90. Au début de l'année 2002, elle emploie un peu plus d'une quinzaine de salariés à temps plein, assez jeunes dans l'ensemble, sous la houlette d'un gérant d'une cinquantaine d'années.

L'agencement des locaux est à l'image même de la structure hiérarchique : l'entreprise est répartie sur deux niveaux dans un ancien immeuble d'habitation en pierre de taille du dixième arrondissement de Paris, et il n'y a pas d'escalier interne permettant aux salariés de la production, travaillant au premier étage, d'atteindre le troisième étage, celui de la direction. Il leur faut donc emprunter les parties communes. Le deuxième étage est occupé par une autre société, sans lien aucun avec P.

Le niveau de la direction comporte le bureau du directeur – pièce qui fait d'ailleurs souvent office de salle de réunion – le bureau des commerciaux, des chefs de projet, ainsi que le secrétariat administratif et financier.

Le premier étage, celui de la production, comporte le bureau des graphistes, ainsi que trois petites pièces adjacentes toujours ouvertes, où s'activent sept développeurs. Cet étage est dirigé par deux collaborateurs : l'un des graphistes, avec la casquette de chef de production, et l'un des développeurs, avec la casquette de directeur technique. Ces deux managers s'entendent d'ailleurs assez mal – ce dont les chefs de projet, les commerciaux et le gérant n'ont qu'à moitié conscience, vu qu'ils s'affairent au troisième étage, et qu'ils ne descendent à la production qu'occasionnellement.

En revanche, la circulation de l'information, formelle et informelle, est assez bonne au sein d'un même niveau, les pièces étant petites, et les portes rarement fermées.


La politique de communication avant le dépôt de bilan

Le mail :
La plupart des informations « descendantes » se font par mail collectif, avec tout le personnel en copie. Annonce de l'arrivée d'un stagiaire, de l'installation d'une nouvelle machine à café, d'un pot de mariage, d'un pot de départ, le mail est l'outil essentiel de la communication de cette PME.
Notons qu'il n'est pas mal vu pour un salarié de répondre directement à un mail du directeur, lequel s'immisce parfois personnellement dans la conduite de certains projets sensibles.

L'intranet :
Un intranet sommaire permet aux salariés de publier leurs conseils techniques, leurs recettes de cuisine ou leurs DVD à partager, mais il est finalement assez peu utilisé, et certainement pas par la direction. Il contient en revanche une application de saisie des temps passés, où chaque collaborateur doit indiquer régulièrement quels temps il a consacré à ses différents travaux. Les chefs de projet et le directeur peuvent ainsi contrôler immédiatement la rentabilité d'un projet, voire ses dépassements.

Les réunions informelles :
Soucieux de maintenir un bon esprit au sein des équipes, le directeur convie parfois l'ensemble du personnel dans son bureau, pour fêter quelque heureux événement – et il n'est pas rare qu'une bouteille de champagne soit même débouchée.

Les réunions de production :
Une réunion hebdomadaire, tous les lundis matin – réunissant les trois chefs de projet, le directeur technique, le directeur de production et le gérant – permet de faire le point sur l'avancement des projets, et de dégager les priorités à donner aux travaux en cours.

L'entretien annuel individuel :
Il est l'occasion pour le gérant de discuter en tête à tête avec chacun de ses employés, avec lesquels il tient manifestement à conserver des rapports francs et cordiaux, surtout ceux du premier étage, les plus éloignés de lui. L'entretien annuel lui permet également de distribuer quelques recommandations personnalisées de travail (généralement suite à des remarques qui lui ont été remontées par le chef de production, assez exigeant), d'annoncer éventuellement une prime ou une augmentation, mais jamais d'évolution de carrière, compte tenu de la taille de l'entreprise.

Il existe également un « cahier de doléances », où chacun est invité à formuler ses critiques et ses remarques... mais il est rangé dans un tiroir du bureau de la secrétaire administrative, tout là haut au troisième, autant dire que personne ne le consulte.


Silences grandissants

La première information officielle faisant état de difficultés financières date de juin 2002, lorsque le dirigeant de P. annonce une réunion exceptionnelle au premier étage. Sans dramatiser, il prend la parole pour dénoncer la concurrence féroce du marché de l'Internet. Devant les déficits de plusieurs projets de l'entreprise, il rappelle l'obligation impérieuse à chacun de saisir régulièrement ses temps passés sur l'intranet. Le rappel à l'ordre est courtois, mais notons que dans les mois qui suivent, devant l'oubli ponctuel de certains employés de se conformer à cette obligation, plusieurs mails de la direction tombent comme des couperets, chaque fois plus sévères, allant jusqu'à menacer de régler les salaires par rapport à ce qui a été effectivement saisi dans l'application intranet...

Durant l'été 2002, une jeune développeuse un peu taciturne quitte l'entreprise. Etrangement, ce départ n'est accompagné d'aucun communiqué officiel. La rumeur, qui s'avérera d'ailleurs exacte, dit qu'elle a été licenciée pour faute grave, après trois avertissements.

Un commercial est embauché, mais il quitte aussi l'entreprise quelques mois plus tard.

En 2003, une démission est annoncée, et fêtée dignement cette fois-ci, mais elle est suivie d'un autre départ précipité, vers la fin de l'année, presque en catimini. Il s'agit en fait d'une rupture de contrat à l'amiable, avec absence de préavis contre absence d'indemnités, et une rumeur se répand sur un solde de tout compte finalement pas à l'avantage du salarié...

Bref, un ballet de départs et d'arrivées, surtout de départs, qui viennent nourrir des interrogations qu'aucune explication de la direction ne vient éclaircir, ou nuancer.

Plus étonnant encore, il n'y a aucun entretien annuel individuel en 2003, pas plus qu'en 2004 – et encore moins de traditionnel repas de Noël à la Brasserie Flo.

Concentrée sur ses problèmes financiers, la direction semble donc avoir « oublié » ces différentes actions de communication qui entretiennent le dialogue, soudent et rassurent les équipes.


Licenciements

Après la première réunion générale de 2002, il ne circule donc presque plus aucune information officielle sur la santé financière de l'entreprise, sauf lorsque deux développeurs doivent être mis au chômage technique pendant quelques jours. Il faut être, ou connaître, un chef de projet pour pouvoir mesurer la rentabilité réelle des projets de l'entreprise. Quant à son endettement, personne – hormis le directeur, son associé et la responsable financière – n'en connaît bien sûr l'étendue.

Un beau jour, je suis personnellement convoqué par le directeur, qui me demande de prendre des jours de congé, car l'entreprise n'a plus de travail à me faire faire. Lorsque je lui oppose l'illégalité de cette demande, le gérant me répond par une moue dubitative, et me dit qu'il va « vérifier ça ». Mais lorsque j'ajoute, un peu par plaisanterie, que j'espère qu'il ne me licenciera pas pour ce refus, il s'écarte de son grand bureau noir, et vient se caler dans un autre siège, pour mieux me faire face. Là, sur un ton rassurant mais passablement mystérieux, il me déclare qu'il n'a pas du tout l'intention de me licencier – sans doute une manière de m'inviter à négocier mon départ, comme je ne le compris que plus tard. Mais, sur le coup, perplexe, surpris, je reste sur ma position, je refuse de prendre ces congés, et je regagne mon poste, non sans une impression pénible.
Pas plus tard que le lendemain, je reçois naturellement un mail du directeur qui annule sa demande. Mais le même jour c'est un autre salarié, à un poste moins crucial que le mien, qui est convoqué par le directeur... et qui s'entend notifier son licenciement économique.
Cette anecdote montre à quels niveaux d'incompréhension mutuels la diminution des échanges entre la hiérarchie et le personnel commencent à mener.

Dans les mois qui suivent, en l'absence d'information claire de la part de la direction, ce sont de petits signes qui permettent aux salariés de P. de mesurer la dégradation de la situation, comme de longues périodes sans travail, ou l'absence de renouvellement des fontaines d'eau. Les discussions sont pleines de questions sans réponse, les pauses cigarettes s'allongent, certains personnes d'ordinaire réservées se mêlent aux débats, et même les deux managers du premier étage, d'ordinaire un peu autoritaires, se font discrets devant ce relâchement.
De vives et sourdes tensions s'installent entre la direction et le reste des salariés.


Dernier sursaut de communication

Le directeur organise alors une réunion au cours de laquelle il annonce « un changement important d'organisation » de l'entreprise.
Afin d'améliorer la productivité des équipes, le voici qui propose un système de rétribution complémentaire : les gens ayant travaillé sur un projet « rentable » recevront une prime. Mais cette mesure est accueillie avec un certain scepticisme par les salariés, qui, au fond, ne comprennent pas pourquoi l'on se soucie d'augmenter la productivité, alors qu'il y a de moins en moins de travail (sauf pour les chefs de projet, qui doivent prendre en charge certaines tâches habituellement dévolues aux commerciaux, comme de répondre aux appels d'offres). La mesure ne sera finalement jamais mise en pratique, à ma connaissance du moins.

Autre procédure annoncée : un planning hebdomadaire, élaboré au cours de la réunion de production, définira précisément quand, et à quoi les salariés devront se consacrer durant la semaine. Un chef de projet passera ensuite auprès de chaque travailleur pour lui notifier son emploi du temps. Cette formalisation du planning est mise en pratique pendant trois mois, puis elle est progressivement abandonnée, vu son peu d'utilité pratique - les développeurs, les graphistes et les intégrateurs communiquant très bien avec leurs chefs de projet par mail ou par téléphone.

Enfin, les chefs de projet sont déménagés du troisième étage vers le premier, officiellement afin d'améliorer leur communication avec les développeurs, si bien qu'avec le départ en congé-maternité de la responsable commerciale, fin 2003, il ne reste plus au troisième étage que le gérant, son associé et la responsable financière, dont les silences deviennent assourdissant. Cette isolation de la direction est assez symbolique.


Rumeur

Durant le printemps 2004, une rumeur circule sur d'hypothétiques manœuvres financières auxquelles P. se livrerait avec une seconde entreprise, créée quelques mois auparavant par le même gérant, et sur laquelle certaines factures seraient passées. La responsable financière ayant été investiguée sur le sujet à plusieurs reprises par des salariés suspicieux, le directeur organise incontinent une réunion générale – la dernière remontant à plusieurs mois, c'est dire son importance – réunion qu'il commence avec une étonnante mauvaise humeur, en dénonçant les « bruits de chiotte » qui circulent selon lui dans l'entreprise, avant de donner le détail de ses biens et comptes en banque personnels, sur lequels, affirme-t-il, il n'y a rien que quelques euros, des comptes en banque qu'aucune indemnité ASSEDIC ne viendra jamais garnir d'ailleurs, ajoute-t-il avec piquant. Ahuris, les salariés de l'entreprise réalisent alors qu'il s'imagine suspecté de voler à titre personnel, ce qui n'est pas le sens exact de la rumeur, laquelle le soupçonne « simplement » de vouloir redémarrer avec une autre société.
Protestation générale. Mais malgré les excuses du directeur devant ce malentendu et ce déballage un peu ridicule, une impression extrêmement pénible demeure de cette réunion pour tout le monde.
N'ayant pas communiqué assez, ou bien mal, il semble que le patron lui-même ait succombé à la rumeur.


La communication après le dépôt de bilan

Dans un tel climat de malaise, l'annonce en juillet 2004 du dépôt de bilan est presque accueillie avec soulagement. Cela se fait au cours d'une courte et froide réunion dans le bureau du directeur, dont les traits tirés et fatigués s'ajoutent à un ton de voix d'une extrême lassitude.

L'abcès est crevé. La direction est contrainte de sortir de son mutisme, du fait de la procédure judiciaire, et dès les jours qui suivent, le gérant envoie toute une série de mails à l'ensemble de son personnel, afin de préciser les modalités de règlement des salaires – que la cessation de paiement va naturellement bousculer – ainsi que le calendrier des futures échéances : arrêt d'une liste de licenciements, proposition de la liste au Tribunal de Commerce, validation, envoi des lettres recommandées, etc. Communication simple et officielle, guidée par les exigences de la procédure, mais communication qui avait tellement fait défaut, qu'une forme d'ordre et de remotivation se réinstaure spontanément à l'étage de la production.

Avec l'entrée dans un processus judiciaire balisé par des textes de loi, la situation devient en effet plus claire pour les employés, en même temps qu'elle formalise et structure une opposition direction-salariés qui s'était insidieusement installée au cours des mois précédents. L'arrivée d'une tierce personne (l'administrateur judiciaire) fait espérer à certains que les prétendues manœuvres financières de P. seront contrecarrées. La lecture du code du travail et des jurisprudences prudhommales devient une occupation pour les travailleurs désoeuvrés.

C'est que la profonde dégradation des rapports entre la direction et les salariés n'est pas de nature à inciter ces derniers à vouloir rester dans l'entreprise, malgré la perspective du chômage. Aussi, lorsque le directeur convoque individuellement chaque employé pour connaître les candidats au départ, ce ne sont pas moins de cinq personnes qui se portent volontaires, sur un total de dix collaborateurs.
Pour ces personnes, la perspective de quitter bientôt, avec un minimum d'indemnités, une entreprise en laquelle ils ont définitivement cessé de croire, a quelque chose de presque stimulant – alors qu'un an auparavant, ils travaillaient encore avec acharnement à l'avenir de leur entreprise.

Parmi les rumeurs qui circulent, il est question de ne plus fonctionner que sur un seul étage de bureaux après le départ effectif des cinq personnes licenciées, mais rien n'est officiellement annoncé. C'est dans ce climat d'incertitude que je quitte personnellement l'entreprise à l'automne 2004, en remettant mes clefs à la responsable administrative un soir de semaine, et en adressant mes salutations au gérant, par l'entrebâillement de la porte de son bureau, comme un simple visiteur.

Finalement, ce qui ressort de l'histoire de cette entreprise P., outre l'avancée inexorable vers son dépôt de bilan, c'est un dramatique changement dans la manière de communiquer. Une politique de communication existait belle et bien, avant les premières difficultés économiques, et cette politique était d'ailleurs plutôt structurée pour une entreprise de moins de vingt salariés. Il faut dire que l'organisation particulière des locaux, sur deux niveaux très indépendants, rendait nécessaire cette exigence de communication.

Mais à mesure que la situation financière s'est aggravée, la direction s'est murée dans un silence généralisé. On peut comprendre qu'il ne soit pas facile de communiquer régulièrement sur les pertes de son entreprise, mais trop d'inquiétudes et de susceptibilités se sont immiscées dans les esprits de chacun, jusqu'à déboucher sur un profond clivage salariés–direction, nourri par des suspicions réciproques : le patron imaginait que des employés « traînaient la patte » (d'où la fameuse prime à la rentabilité), tandis que les salariés s'interrogeaient sur de possibles malversations financières des actionnaires, dans une entreprise où régnait pourtant un bon état d'esprit à l'origine. La direction a attendu et espéré jusqu'au dernier moment que des départs spontanés se feraient, tandis que les salariés se méfiaient trop du gérant pour envisager de négocier leur démission avec lui – préférant attendre leur licenciement, dans un contexte économique de toute façon peu propice au turn-over.

Une meilleure communication n'aurait certes pas amélioré le carnet de commandes de la société, mais elle aurait sans aucun doute rendu plus facile et plus saine l'atmosphère de travail durant ces mois difficiles. Peut-être aussi qu'elle aurait incité certains salariés à tenter de négocier leur départ, ce qui serait naturellement allé dans le sens des comptes de l'entreprise, et de ce que souhaitait, au fond, son dirigeant.

Une stratégie de communication, pour l'entreprise P., aurait donc pu consister à reconnaître davantage l'étendue des problèmes qu'elle rencontrait, y compris sur un plan managerial. Peut-être aussi que la diffusion d'informations claires et officielles sur les différents licenciements et démissions qui se sont succédés de 2002 à 2004 aurait minimisé la méfiance croissante des salariés vis à vis de leur hiérarchie sur ces questions. Ce qui est sûr, c'est que la soudaine « réunion de la dernière chance », six mois avant le dépôt de bilan, au cours de laquelle le directeur est intervenu pour annoncer à des salariés qui n'avaient pas été consultés, un changement « majeur » d'organisation, réunion dont il n'est finalement rien ressorti, a achevé de convaincre une bonne partie de l'entreprise que la direction ne savait plus où elle allait, et qu'elle cherchait à masquer ses difficultés – rendant encore un peu plus irrécupérable une situation économique et sociale devenue catastrophique.

Babar (2005)