Mes histoires d'amour...
Bon, j'avoue, j'ai un peu expédié le chapitre sentimental dans les pages précédentes, alors que c'est sans doute celui qui vous intéressait le plus. Il faut peut-être que je sois plus explicite ?
Rétropédalage.
A mon arrivée sur Paris, en ce fleuri mois de mai de l'année 2000, donc, j'avais des envies d'aventures, des désirs de rencontres, et mon cœur innocent était rempli d'espoir, l'espoir que le nouveau millénaire qui venait de commencer serait celui de mon accomplissement amoureux, après des années de solitude.
Pourtant, quelques semaines à peine après le début de notre relation, un dimanche soir sur le quai d'une gare, rongé par la culpabilité, je lui ai annoncé
notre rupture. Je l'aimais comme ami (ce qu'il est resté, heureusement), mais je voulais vivre autre chose, je voulais connaître d'autres transports et d'autres expériences...
C'est dans le cadre de la réunion hebdomadaire d'un petit groupe gay qui s'appelait Les Lucioles que j'ai alors rencontré Nico, un mois
plus tard.
Ce petit cénacle informel réunissait autour d'un verre, dans un bar du Marais, toutes les âmes en peine et tous les cœurs en mal de sociabilité, pour le plaisir
simple de bavarder et de lier connaissance.
Comme d'autres membres du groupe, Nico avait fait Sciences Po. Il travaillait pour la revue interne d'un ministère, et dessinait à ses heures perdues.
J'ai passé la nuit chez lui, près de la porte de Bagnolet, ne me demandez pas comment ça s'est fait. Le lendemain matin, j'ai manqué le réveil,
et je suis arrivé en retard à l'agence web
de Boulogne-Billancourt qui m'accueillait alors en stage. Je ne savais pas très bien où cette rencontre inattendue allait me mener, mais au fond de moi,
j'étais heureux, réconcilié et plein d'optimisme.
Et de fait, je vécus un mois de juin particulièrement ensoleillé et insouciant : Nico et moi allions de bar en dîner, de dîner en soirée, de soirée en boîte, nous buvions et nous nous déhanchions lascivement sur ce remix de Cesaria Evora qu'on entendait à tous les coins de rue. Profitant de l'absence de mes parents, partis en Bretagne pour le week-end , nous avons même fait une virée jusqu'à Rouen avec Gilles, un autre comparse des Lucioles. A la recherche d'un improbable night-club gay perdu dans la campagne normande, je nous revois traversant en voiture de sombres forêts, aux arbres fantomatiques tirés de l'obscurité par l'éclat des phares, tout en frétillant sur les rythmes hypnotiques d'un album de I:Cube. Vers minuit, dans un village humide de l'Eure, nous avons retrouvé JC, à qui j'avais donné rendez-vous pour l'occasion, et que je comptais présenter à Nico. JC nous attendait chez un ami à lui, Michel G., un peintre parisien à succès, dont les tableaux hyper léchés représentant de jeunes bellâtres à la peau dorée décoraient alors tous les bars gay de la capitale. Cette vieille tata maniaque et sourcilleuse nous fit entrer dans sa propriété bien rangée, et se mit à blêmir lorsqu'elle vit que Nico, avec sa décontraction et sa franchise habituelles, commençait à fourrer son nez partout avec force commentaires, avant de faire craquer dangereusement le beau siège en rotin où il s'affaissa comme une masse pour se rouler un joint.
Par un heureux hasard, Pierre, auquel Nico venait de me présenter, me fit la proposition de rester dans l'appartement inoccupé de son père durant une
quinzaine de jours, vu que les clefs du studio que j'avais fini par dénicher, rue du Temple, ne devaient pas m'être remises avant le 1er août.
Et c'est donc dans un grand deux-pièces des hauteurs d'une tour moderne et fonctionnelle, non loin de la gare Montparnasse, que je suis arrivé, en ce dimanche 16
juillet 2000, seul avec ma valise.
Dans ce quartier dortoir un peu triste, tout m'évoquait les vacances – le Bar de la Plage, la rue du Cotentin, jusqu'au ballet incessant des
TGV Atlantiques dont je distinguais la livrée grise et bleue depuis les fenêtres de l'appartement.
Malgré ces suggestions imaginaires du littoral, et en dépit de la poussière poisseuse de l'été parisien qui envahissait alors les rues et les
horizons, j'avais
l'impression que la Ville Lumière était là, face à moi, pour moi, avec tous ses possibles, tous ses lendemains éblouissants et ses heureuses promesses.
Grâce à ce premier job stable sur Paris, je devenais libre et indépendant. Je m'émancipais – enfin ! –, et tout redevenait possible à présent.
De plus, la rencontre fortuite de ces deux garçons, Nico et Pierre, inspirés par le seul bonheur de vivre, intelligents, cultivés et festifs, me semblait
épatante. Sans embarras, Nico m'emmenait chez ses amis, chez les amis de ses amis... Peu importe, d'ailleurs, s'il connaissait vraiment tous ces gens,
on succombait vite à la chaleur, à la confiance et à la bonne humeur qu'il dégageait naturellement.
Pour autant, je n'étais pas vraiment amoureux, malgré toute l'affection que je lui portais, et nous n'avons pas cherché à forcer le développement
d'une relation plus sensuelle et plus forte qui ne venait pas.
Vers la fin du mois, il partit en vacances en Espagne.
Il faisait beau et chaud, les rues se dépeuplaient, je découvrais Paris l'été. En bas de ma grande tour, seuls quelques adolescents allaient et venaient sur leurs scooters.
Un soir, voulant le remercier pour l'appart, j'invitai Pierre à dîner. Le repas s'éternisa, et Pierre resta dormir. Nous nous revîmes, et j'abrégeai mon séjour à Montparnasse,
pour venir m'installer directement chez lui, à Bastille.
Avec ma modeste valise et mes quelques effets personnels – ma nuisette, ma crème de nuit... –, j'allais où l'on voulait bien de moi. Tout était si simple !
Nico m'en voulut pourtant beaucoup, lorsque de retour de vacances, il apprit ma liaison avec Pierre. Reclus dans sa voiture, en larmes, il m'appela sur
mon portable, alors que j'étais au bureau. Au comble du désespoir, il ne pouvait plus supporter une seconde l'idée que Pierre et moi fussions ensemble.
J'étais aussi gêné que surpris. Lui si libre, si jouisseur, si hédoniste, lui l'entremetteur, si prompt à jeter les uns dans les bras des autres,
pourquoi me reprochait-il soudain une conduite où je ne m'abandonnais qu'à mes sentiments, sans calcul, sans volonté de nuire, et, au passage, sans
la moindre garantie de succès ?
Nico et moi n'avions pas réussi à nous aimer d'amour. Nous serions deux amis. Qu'y avait-il de mal à ce que je tente ma chance avec Pierre ?
Leur relation n'était-elle pas terminée depuis plusieurs mois déjà ?
Un soir enfin, le rideau tomba. Autour de la table basse de son salon, il me signifia la fin de notre histoire, et ce fut à mon tour de verser des
larmes, comme une pauvresse abandonnée sur le bord de la route.
Détail anecdotique : je me retrouvais avec une petite chatte sur les bras, en gestation de surcroît, un petit animal que nous avions recueilli alors
qu'elle traînait misérablement en bas de l'immeuble de Pierre. Je profitai d'un jour d'arrêt-maladie – qui me fut d'ailleurs
à demi mot reproché par mon agence web (« ici, tu sais, il n'y a pas beaucoup d'arrêts-maladie », me signifia froidement
la secrétaire, qui était en même temps l'épouse du patron) pour emmener ce petit félin, que je ne me voyais pas garder dans mon studio de la rue
du Temple, à la SPA de Rouen, où un jeune homme l'adopta immédiatement, alors que j'attendais encore à l'entrée du chenil (dans le délire de la tristesse
de ma rupture avec Pierre, je m'étais imaginé que la SPA de Rouen, ville familière, ville de mon enfance, serait peut-être moins fatale à ce petit félin que
celle de Paris). Sur cette issue finalement plutôt heureuse, je rentrai sur Paris partagé entre la peine et le soulagement. Cette histoire de
chat, c'était comme le symbole d'une histoire avortée, qu'il me fallait dépasser.
La cicatrisation fut longue pourtant. Pendant un an, nous nous sommes ignorés. A mes yeux, Pierre était devenu le diable, un être calculateur et sournois dont je crus comprendre, par la suite, qu'il n'avait pas complètement cessé de voir Nico, si bien que j'eus l'impression, a posteriori, de n'avoir été qu'un jouet passé de main en main.
Au début, j'y croyais. Naïf, je déballais toute ma vie à des types qui ne voulaient que coucher avec moi. Parfois ils voulaient me revoir, mais c'était moi que ne voulais pas les revoir. Parfois c'était torride, parfois ça ne l'était pas du tout. Parfois c'était inutilement bavard et peu concluant, parfois c'était comique et surprenant. Mais aussi variées qu'elles fussent, les multiples combinaisons que je connus me laissaient toutes comme un arrière-goût d'insatisfaction, au delà du contentement libératoire du passage à l'acte.
Par exemple, j'ai rencontré Sylvain, ingénieur du son de son état, un bisexuel charmant qui me parlait de ses ex-copines, et surtout de ce mec « très baraqué » dont il était tombé follement amoureux, qui venait de l'éconduire, et qu'il ne parvenait pas à oublier. Malgré ce tableau peu engageant, je l'ai poursuivi en vain de mes assiduités pendant trois semaines avec une candeur et une obstination ridicules.
En décembre, j'ai rencontré Vincent, un garçon malicieux, fin et fuyant – hôte d'accueil sur la Lufthansa – qui me parlait de son ex-copain, avec lequel il vivait toujours, mais avec qui il avait officiellement rompu (un scénario dont j'ignorais encore qu'il était un stéréotype). Il est reparti de chez moi avec un recueil de partitions pour orgue de Bach sous les bras, et je n'ai jamais revu ni l'un ni l'autre.
On s'est vu une première fois chez moi, où je fus comme le petit pop-corn qui rebondit dans la grosse marmite.
Puis, par une sombre nuit d'hiver, il m'a fourgué dans sa grosse bagnole, un break qui sentait le vieux clébard, et nous avons roulé jusqu'à Saint-Martin d'Etampes,
une bourgade aux confins des Yvelines où il louait un appartement humide et défraîchi. Dans la pièce principale, je suis tombé nez à
nez avec un immense poste de télévision, et des rayonnages entiers de cassettes vidéo aux titres à vous donner le frisson :
Jean-Marie Bigard, Mimie Mathy, la Grande Vadrouille, Terminator... J'aperçus également des poupées anciennes, soigneusement habillées,
alignées sur des étagères, dans des alcôves ou sur des radiateurs. Elles appartenaient à son ex, m'expliqua-t-il passablement gêné, son ex qui adorait les poupées.
Ah ? Son ex... Des poupées... Bien sûr.
Nous avons fait l'amour dans l'odeur de sa vieille chienne, un imposant berger allemand noir dont j'ai senti la présence toute la nuit, lovée dans un
panier au pied du lit.
Les jours suivants, il m'a demandé de choisir. C'était lui, ou c'était fini.
Nous marchions côte à côte le long du canal Saint-Martin, vêtus de nos grands manteaux, lentement, tels deux héros romantiques d'un autre temps. En fait de
romantisme, Fredrik critiquait absolument tout, les Français et Paris au premier chef (inutile de préciser qu'il était incapable d'articuler le moindre mot
de français). Avec l'indulgence et l'esprit de conciliation qui me caractérisaient, je tempérais, je modérais, je lui expliquais, je lui pardonnais.
Oui Fredrik. Mais quand il était question d'amour, il me semblait s'exprimer avec un tel détachement, une telle lucidité, une telle sagesse,
que je me disais que ce garçon devait avoir atteint le nirvana, et qu'il était bien aimable de condescendre à me fréquenter. Je me suis incrusté
chez lui, un vendredi soir, l'air de rien, en promettant de ne faire que passer. Nous avons bu de la vodka jusque tard dans la nuit, et je me suis glissé dans son lit. Là, j'ai tenté de l'embrasser – évidemment –,
mais il m'a repoussé en riant, sans dureté, sans méchanceté, presque avec bonté. Je suis reparti de chez lui aux premières lueurs du jour, frustré,
furieux, en me promettant de ne plus jamais le revoir.
Bref, la soirée s'éternisa, et, surprise, Adrien finit dans mes bras.
Bien sûr, je m'empressai de raconter ce flirt inattendu à mon grand Suédois, avec qui je déjeunai pas plus tard que la semaine suivante (une épreuve
un peu pénible, d'ailleurs, car aucun restaurant végétarien n'était assez végétarien à son goût), en dépit de mes promesses de ne plus le revoir. Loin
de susciter sa jalousie, comme je l'espérais, ma rencontre
sembla le ravir. Il me dit que j'avais bien tort de ne pas m'intéresser davantage à ce jeune ingénieur, dont je lui parlais en haussant les épaules.
C'est qu'Adrien, lui, n'étais pas suédois, n'écrivait pas de thèse sur Thomas Mann. Il travaillait dans un centre de recherche quelque part en Seine-Saint-Denis,
vivait dans un immeuble moderne et tristounet de la place du Colonel Fabien, cuisinait aussi mal que moi, et faisait du squash tous les mardis soir avec un copain hétéro. Je ne
constituais que sa deuxième ou troisième expérience sexuelle, et c'était là peut-être finalement la vraie raison de son attachement et de
sa tendresse avec moi : il était plein de la bonté du débutant.
Au bout de deux ou trois semaines, la larme à l'œil, je lui ai donc envoyé le misérable email qui suit :
Je voudrais d'abord te remercier de la confiance que tu m'accordes, et de la tendresse que tu me donnes ; tu es plein de générosité, derrière ta réserve, et c'est une qualité très précieuse.
Je voudrais aussi m'excuser ; je ne me sens vraiment pas à la hauteur de ce que tu attends peut-être de moi, et je n'ai pas ton équilibre intérieur. Et comme amant, je ne me trouve assez minable !! :)
Comme je t'en avais un peu parlé l'autre soir, j'ai la tête ailleurs. J'ai été assez perturbé dernièrement à propos d'un autre mec, bien qu'il n'y ait plus d'espoir permis avec lui maintenant. J'en fais le deuil et puis voilà – même si ce n'est pas très évident. Pour cette raison, je ne veux pas que tu t'attaches trop à moi. Et je me méfie aussi de mes sentiments.
L'autre soir, à une question que je te posais, tu m'as répondu que, plus tard, tu t'imaginais vivre en couple. Alors je t'ai imaginé dans ce futur, menant une existence heureuse avec un garçon. J'ai trouvé ça très beau, et bêtement je t'ai envié.
Et c'est en cela que je te trouve plus équilibré que moi – moi qui vis dans une indépendance suffisante et égoïste.
Il me reste encore beaucoup de choses à apprendre et à accepter, comme par exemple le respect pour les sentiments d'autrui – d'expérience je sais que j'ai manqué parfois de tact sur ce plan, même avec des amis proches.
Pourtant je te respecte beaucoup, parce que – je le répète – je sais que tu as un coeur, et je ne suis pas sûr qu'on puisse en dire autant de tout le monde, au risque de paraître aigri et pessimiste...
Tu l'as compris, je cherche à te dire que je ne crois pas que nous puissions former un couple ensemble. Mais que je tiens à toi.
Je t'embrasse,
Baptiste
Ce garçon s'est encore charitablement accroché à moi quelques jours, avant de se décider à me jeter, lassé de mes atermoiements. Mes sentiments étaient en effet assez ambivalents, paradoxaux, et j'ai finalement beaucoup souffert de notre séparation, qu'il a consommée sans me prévenir, en me quittant brutalement pour un autre, quasiment sous mes yeux, alors que je nageais encore dans l'indécision, le doute et la culpabilité.
Quant à Fredrik, il quitta Paris peu de temps après ma rupture avec A., et partit travailler comme assistant pédagogique dans un collège enneigé de Moscou.
A ce jour, je n'ai jamais revu ni l'un ni l'autre.
Nous nous sommes revus plusieurs fois. Il habitait un petit réduit avec poutres, rue Mouffetard, qui donnait sur l'arrière-cuisine d'un restaurant chinois.
Mais à lui aussi j'ai déclaré que je ne voulais pas continuer. Bis repetita. Mortifié, il a voulu savoir ce qu'il avait fait de mal, et comme je
lui assurais qu'il n'avait absolument rien fait de mal, il est devenu rouge de colère, et il m'a chassé sans un mot. Et comme d'habitude, je suis rentré
chez moi soulagé, malheureux et coupable à la fois.
Trois ans plus tard, il est d'ailleurs revenu dans le cours de mes pensées, assez étrangement, car je l'avais plus ou moins perdu de vue.
C'était une nuit de l'été 2004. Je cuisais alors en Sicile avec Pierre et son copain du moment, et je me suis mis à rêver de lui. Etait-ce l'effet de la chaleur
écrasante, des sortilèges immémoriaux de la Sicile, ou du Rivage des Syrtes, que je lisais alors ? J'avais en tout cas l'âme à vif, les nerfs
en pelote, et je me sentais comme en détresse. Heureuse coïncidence, peu après mon retour en France, Fabien organisa
une soirée à laquelle il me convia justement, et au cours de laquelle, assis sur le canapé à côté de lui, j'hésitai à tenter une nouvelle approche.
Mais je n'ai pas osé. Ses regards semblaient fuir les miens à présent. Peut-être a-t-il senti mon hésitation, et s'est-il dit, va te faire foutre, c'est
bien fait pour toi, tu n'avais qu'à pas me jeter la première fois.
Nous avons pris quelques verres ensemble, au cours des années suivantes, toujours à mon initiative. Sans suite.
Au chapitre des courts-métrages, il y eut Julien aussi, un ado de bonne famille de la banlieue ouest, encore chez ses parents. Lycéen, mais en situation d'échec scolaire, il travaillait maintenant comme vendeur chez Cleor. Il me préféra un homme mûr.
Je passe sur les flirts stériles qui duraient des semaines et des semaines, et jamais ne concluaient sur le moindre rendez-vous, avec des types compliqués ou mélancoliques : un passionné de culture estonienne, un norvégien francophile, un militant socialiste débordé.
Quelques mois après cette répudiation, on s'est retrouvé à un concert de Goldfrapp. C'était Alpha en première partie, un groupe
dont la musique langoureuse, contemplative, me fit verser quelques larmes, sous les poutres volutées de l'Elysée-Montmartre.
Après le concert, nous avons pris un verre sur une terrasse de la rue des Abbesses, en nous racontant des bêtises, en ricanant comme des
collégiens... avant de rentrer ensemble, chez lui, dans son deux-pièces du vingtième arrondissement, près de la place des Fêtes.
Il m'a fait comprendre que ce serait un coup juste comme ça, et qu'il ne voulait pas que je m'attache à lui de nouveau. N'importe, je jubilais
à l'idée de retrouver ses bras délicats, son corps si fin, sa peau si laiteuse, et de pouvoir l'embrasser comme avant.
Cette nuit fut très douce, un moment sans nuage, sans crainte, un moment hors du temps dont je me souviens encore.
Mais le lendemain matin, je fus réveillé par le bruit de la pluie qui tombait sur les toîts, doublé de celui d'un disque de Brigitte Fontaine, qu'il
mit peut-être pour me faire décamper plus rapidement.
Je les chopais sur le net, ou dans des boîtes, quand j'avais de la chance. Comme je fais suffisamment étalage de ces rencontres furtives
quelque part dans ce présent site internet (je vous laisse trouver les pages), ce n'est sans doute pas la peine que je m'étende davantage sur ce chapitre peu reluisant.
Le flic marié. Le consultant en produits financiers. Le médecin polonais. Le kiné galeux (ce qu'il m'annonce après coup par SMS). Le musicologue puant. La techno-queen automatique. Le banquier allergique aux pollens. Le motard qui bosse chez Pier Import. Le contrôleur des impôts dominateur SM. Le Basque en mal de son pays. Le vieux couple fétichiste dans son immeuble de la Défense. L'étudiant guimauve en sciences éco. Le jeune Américain de passage à Paris avec ses parents. Le cinéaste amateur qui s'y croit déjà. Le designer islandais ultra-sophistiqué. Le consultant en évasion fiscale (légale). Le vendeur en verroterie. L'humanitaire désabusé. Le chanteur lyrique branché cuir. Le comptable maniaque. Le chef de projet interactif et dynamique. Le festivalier sous ecsta. Le danseur de l'Opéra de Paris. Le commandant d'armée de Terre bedonnant (oui, même ça).
Aujourd'hui, les trentenaires me dépriment, les quadras m'effraient, et les plus jeunes n'ont aucune raison de s'intéresser à moi, vu mon âge et mes
poses accablées à la Calimero.
Et je ne veux plus abuser de personne. Je ne veux plus éconduire de soupirant, je ne veux plus envoyer promener un garçon qui commencerait
à s'attacher à moi – pour autant que cela soit encore possible. Alors je ne tente plus rien,
je n'entreprends plus rien, je m'oublie dans la solitude et l'inaction – même si
je continue à trouver sain, dans l'absolu, le principe de la rencontre, quand bien même elle ne débouche sur rien, quand bien même les tentatives restent
vaines, quand bien même on croit avoir perdu son temps. Car il faut agir. Il faut toujours agir, n'est-ce pas ?
En 2003, je lisais Yourcenar, qui a cette phrase si éclatante dans un de ses romans :
Il y a quelque chose de pur, même dans un acte coupable, par rapport aux pensées que nous nous en formons.
Il y a d'abord une profonde désillusion. Je croyais à l'amour, et je me sentais plein d'amour, gouverné par l'amour, par l'envie de rencontrer des
garçons, et d'en aimer un, mon mister right, mais en même temps, il fallait que je m'engage, il fallait que je me donne à un être plus qu'à un autre, il fallait que
je m'enchaîne à une personne comme on amarre un bateau à un port, il fallait que je m'enferme dans un ménage, comme un oiseau dans une cage (jolie la rime,
on dirait du Prévert), il fallait que je
me condamne à peindre avec une seule couleur jusqu'à la fin de mon existence. La vie tout en bleu. La vie tout en mauve. La vie
tout en jaune. Et non seulement je devrais continuer à supporter la vulgarité et l'incomplétude de mon quotidien, mais je devrais en plus supporter celles d'un autre.
Et puis choisir, c'est aussi accepter de mourir, puisque c'est accepter de renoncer à toutes les autres possibilités. Or s'il y a une chose que
je suis bien incapable d'affronter, c'est la mort.
Donc, j'ai fait du mal, en voulant prendre la fuite, tout comme on m'a fait du mal, lorsqu'on a voulu me fuir.
Ça désenchante.
On ne badine pas avec l'amour.
Ainsi donc c'était vrai ?
Je me souviens d'un type qui était venu chez moi, un soir, et qui, de visage, n'était franchement pas gâté. En réponse peut-être à cette ingratitude
de la nature, il avait cependant cultivé une habileté tout à fait exceptionnelle dans certaines pratiques, au point que j'en conçus de la gêne,
tant je me trouvai gauche et inefficace en comparaison.
Quelques mois plus tard cependant, nous nous sommes rabibochés, à l'occasion d'un week-end en Bourgogne auquel il m'avait invité.
Mais plus rien ne fut jamais comme avant. La confiance était rompue, comme le montra l'évolution de nos relations les années suivantes.
Alors, si même l'âge, la rancune, l'ingratitude, le désespoir et l'égoïsme viennent gâcher vos amitiés les plus fortes, comment se sentir digne d'être aimé ensuite ? Comment ne pas être tenté de se recroqueviller sur soi, lorsque vous constatez que les amitiés que vous croyiez les plus profondes – comme celle que j'avais également avec Marteen – ont fini par pourrir comme de vieux fruits ?
Toutes ces blessures ont eu raison de ma volonté.
C'est comme si quelqu'un en moi me dépréciait en permanence et me répétait que je ne méritais pas de jouir de l'existence, et que de toute façon je n'arriverai plus
jamais à plaire à la personne susceptible de m'attirer.
Ma psychanalyse, loin d'avoir mis un terme à cette frigidité mélancolique, ne l'a que davantage mise en évidence à mes yeux.
Si je croise un homme qui me plaît, une lassitude s'abat aussitôt sur moi, conséquence de l'angoisse de connaître un échec avec lui, et de
retomber dans ces petits jeux libidino-adolescents qui, tout poétiques qu'ils fussent, n'avaient mené nulle part et m'avaient laissé insatisfait.
Il y a de l'idéal dans tout cela. De l'Autre idéal. Du soi idéal. Du moi idéal. De la sexualité idéale. Du corps idéal. Du phallus idéal.
J'ai placé haut la barre, et dans mon ascèse je me condamne à gravir seul la montagne de mes désirs.
En bon scientifique que je suis, j'ai pensé un moment qu'il y avait dans ces symptômes une équation à résoudre, de nature à éprouver ma sagacité.
Mais je crois maintenant qu'il n'y a rien à résoudre.
Il n'y a qu'à vivre.
C'est pourtant bien ce que je désirais tant, en arrivant sur Paris, en ce fleuri mois de mai de l'année 2000.
Il faudrait que je retrouve la même énergie, le même courage, la même folie, le même abandon et le même espoir, qui nourrissaient alors ma démarche,
et orientaient mon regard.
En ai-je encore la faculté, dix ans plus tard ?