Hands up!

Ma sœur et moi, cet été 1979 chez Laurence
Mes parents avaient une amie, Laurence, qui habita un temps dans le Gers, non loin de la célèbre ville de Condom. Un été, alors que nous remontions sur Rouen après avoir passé des vacances dans les Pyrénées, nous avons fait un arrêt chez elle.
Elle vivait avec son petit ami dans une maison de campagne au confort minimal, une masure entourée de champs et d'arbres, à côté d'un petit étang où coassaient des grenouilles.
Il y avait une annexe poussiéreuse, remplie d'objets hétéroclites, que je soumis à une fouille minutieuse comme seuls en sont capables les enfants et les inspecteurs de police. Pour satisfaire ma curiosité, et peut-être aussi parce qu'il était impressionné par la connaissance précoce du code de la route dont témoignaient mes dessins et mon babillage, le copain de Laurence me céda gentiment un ancien képi de gendarme qu'il avait dû dénicher dans une brocante des environs.

Un képi très semblable à celui-ci...
Le képi était trop grand pour ma petite tête de l'époque, mais j'en étais très fier. A moi l'autorité maintenant !
Une fois ramené à la maison, en Normandie, j'avoue qu'il subit bien des traitements entre mes mains, ainsi qu'entre celles de mes amis, auxquels je ne pus m'empêcher de l'exhiber. Puis je m'en suis lassé, et je l'oubliai à plusieurs reprises dans le jardin, où il prit l'eau. A l'orée de ma puberté, je ne me souciais déjà guère plus de ce pauvre couvre-chef qui, déchu, abandonné, ne servait plus qu'à attraper les grosses araignées qui avaient eu le malheur de s'aventurer dans la maison, comme elles le font à l'automne, ces grosses araignées qui provoquaient une panique générale lorsqu'elles étaient découvertes, et que nous rechignions à écraser, par respect familial pour les animaux. Bref, à la fin, ce képi n'était plus qu'une bouillie de tissus et d'armatures métalliques, que ma mère finit probablement par jeter.
Je n'ai pas le souvenir, étant petit, d'avoir possédé un seul déguisement, et ce képi fut donc le seul uniforme de mon enfance.

La boîte 6384 est l'une de mes premières boîtes de Lego, instamment désirée. Avec ma manie de tout reconstruire, ses différentes pièces bleues, blanches et noires se sont mélangées, métissées, combinées avec celles issues des autres boîtes qui me furent offertes par la suite, pour former des édifices utopiques de mon cru plus très en rapport avec l'architecture d'un poste de police. Néanmoins les bonhommes Lego, comme vous le savez, ne perdent pas leurs vêtements, ils les conservent toute leur vie, et parmi tous ceux avec lesquels je jouais, les petits policiers de ce commissariat étaient clairement mes préférés, particulièrement celui à la casquette blanche, dont je trouvais si élégant et harmonieux l'uniforme noir que j'en fis le personnage principal de mes aventures imaginaires. C'est au travers d'un souvenir tel que celui-ci que je peux faire remonter mon intérêt pour les uniformes à l'âge d'au moins 6 ou 7 ans, tant ce que j'ai éprouvé récemment en redécouvrant ces bonhommes Lego dans leurs tenues règlementaires m'a semblé proche de ce que je ressens aujourd'hui face aux véritables uniformes de maintien de l'ordre qui constituent ma collection actuelle – où la gendarmerie, comme par hasard, se trouve fort bien représentée –, et qui sont l'objet chez moi d'un indéniable fétichisme homoérotique, dont je défie quiconque de se moquer.

mon mari idéal
En revêtissant un uniforme, vous changez instantanément d'être, à vos yeux, comme à ceux des autres. Vous n'êtes plus le même : c'est très excitant. En l'espèce, avec un képi de gendarme vissé sur la tête, le petit garçon que j'étais se transformait en un homme tout-puissant, capable de faire échec à l'autorité maternelle à laquelle il était constamment soumis – sus aux gorgones ! sus aux mantes-religieuses ! –, tout en l'exonérant des parcours du combattant, trop éprouvants pour sa sensibilité et son pacifisme, par lesquels on l'invitait à passer pour prétendre à ce statut d'übermensch : service militaire, casernement, apprentissage des armes, des techniques de combat, discipline, etc.
Cet homme sans défaut serait-il une version corrigée de mon père, dont ma mère s'ingéniait à redresser si souvent les torts ? Ce qui est certain, c'est que la figure du policier joue, dans l'économie de mon désir adulte, un rôle régulateur et protecteur très similaire à celui que je faisais jouer à mes bonhommes Lego autrefois. Pour cette raison, il n'y a pas de domi ni de soumis dans mon imaginaire sexuel contemporain, pas de méli-mélo sado-maso, pas d'humiliation, de dressage, de bondage, de punition, ni de dog training, il n'y a que des figures toutes-puissantes, aussi viriles les unes que les autres, gaulées comme des taureaux, carrées comme des coffres, bâties comme des chênes, des êtres courageux, forts, justes, honnêtes et droits, défenseurs de la veuve et de l'orphelin, des individus interchangeables, libres de leur jouissance, ne dépendant pas de la femme pour la gestion de leur plaisir, ni n'ayant à lui prouver qu'ils sont des hommes (c'est en cela qu'ils sont homosexuels), des créatures insensibles à la douleur, résistants comme du plastique injecté, stoïques comme la pierre, ne connaissant ni le manque, ni la castration, ni la mort, des hommes éternellement infaillibles, au rang desquels je crois parvenir à me hisser, avec ma petite tête, ma petite carrure et mon petit zizi, l'espace d'un instant, grâce à un uniforme noir et bleu que je sors de mon placard, qui m'illumine, me transfigure et devant lequel je reste émerveillé comme devant un vitrail.
De la triche ? Une tare ? Un raccourci bien pratique en tout cas, sur les voies labyrinthiques, paradoxales, et très codifiées de mon désir.

Bon, j'en ai assez dit.
Circulez maintenant !

(qu'on s'étonne, après ça, que je sois encore célibataire...)