2022

C'est reparti pour le musée des horreurs.
Noisy, Bondy, Aulnay. J'enchaine les visites de maisons « atypiques ».

Le temps presse. Dans mon immeuble parisien, au dessus de ma chambre, un nouvel occupant a déjà remplacé le jeune Italien. Quant à la grande pièce au dessus de mon salon, elle se vide peu à peu de ses affaires (une fois par semaine une espèce de Tryphon Tournesol vient y chercher quelques cartons). J'ai appris en réunion de copropriété que des travaux y étaient bientôt prévus.

Un jour, en élargissant un peu mes critères de recherche sur un site d'annonces immobilières, je tombe sur une maison à vendre à Sevran.
Je connais un peu cette ville de la moyenne couronne pour l'avoir traversée à plusieurs reprises, du temps où je m'amusais à remonter le canal de l'Ourcq à vélo. Je l'avais exclue de ma zone de recherche, la jugeant trop éloignée de Paris.
Mais en examinant soigneusement les photos de l'annonce, je localise la maison avec précision, et je comprends qu'elle ne se trouve qu'à 400 mètres de la gare de RER, presque au bord du canal, dans un quartier à l'écart des grands axes, et juste à l'entrée du parc forestier de la Poudrerie, un des poumons de verdure de la Seine-Saint-Denis.
Incroyable.
Je peine à planifier une visite au plus vite : l'agent immobilier semble trainer des pieds, s'excuse en m'expliquant qu'il est malade et que son associé vient de le quitter. J'imagine dans un premier temps qu'il cherche à gagner du temps, que la maison est prise d'assaut, qu'elle me file déjà entre les doigts, comme cela vient de se passer avec une enième maison à Bondy, dans le quartier du Mainguy, une maison qui me semblait parfaite sur le papier, et dont la simple visite m'a été refusée, faute d'avoir été parmi les premiers à appeler juste après la parution de l'annonce.

Au bout de 10 jours, je parviens enfin à visiter les lieux. Le quartier est calme, comme je l'escomptais. Pas d'entourloupe là-dessus. Extérieurement, la maison me laisse un peu perplexe : d'âge incertain, indéfinissable architecturalement, on voit que ses façades ont été fraîchement rénovées.
En clair, elle fait propre, à défaut d'être belle.
« Elle vient d'être isolée par l'extérieur » m'explique l'agent immobilier en ouvrant le portail.
Ses propriétaires ont récemment déménagé dans le sud de la France avec leurs enfants, pour raisons professionnelles.
Le jardin est grand et sobre, et le vis-à-vis supportable. Il y a un garage avec deux appentis.
L'intérieur s'avère malheureusement décevant : sombre, tout en cache-misères, sans grand charme, le pavillon a subi les assauts de ses propriétaires successifs, depuis le style faux rustique jusqu'au bac à douche Brico-Dépôt. Des papiers peints en vinyle rose fillette enlaidissent les chambres à l'étage. Le toit est probablement fuyard.
Pourtant, à peine la visite terminée, je fais une proposition d'achat à l'agent, et cette fois-ci, une proposition au prix. J'ai trop peur de voir la maison me passer sous le nez, d'autant que je dois emprunter, et que mon dossier n'est pas le meilleur.

Le croira-t-on ? J'y emménage 5 mois plus tard, soulagé, ravi, presque surpris, malgré le prix élevé auquel j'ai compris avoir acquis le bien, au regard des prix pratiqués dans le quartier. La maison n'était pas du tout assaillie par les acheteurs : elle était bien trop chère pour ça. Habitué à des localités plus proches de Paris, aux prix plus élevés, je n'en avais pas pris pleinement conscience. Mais quelque part, ce n'est pas plus mal : eussé-je fait le calcul, j'aurais cherché à négocier, et l'affaire m'aurait encore échappé.

Entretemps, je suis parvenu à vendre mon appartement de Paris.

Il était temps : Poutine vient d'envahir l'Ukraine, les taux d'intérêt entament une hausse spectaculaire, tandis que le marché immobilier commence à s'enfoncer dans la crise.

Il pleut des cordes le jour de mon emménagement, le 8 juin. Mais dès le lendemain, un temps chaud et ensoleillé s'installe pour tout l'été.
Je sillonne les magasins de bricolage et d'ameublement des alentours. Il faut dire que j'arrive sans canapé, sans même une table à manger ! Je n'ai même pas de perceuse ni d'escabeau. C'est que je dois faire mon trousseau. J'ai vécu 20 ans à Paris comme si je n'avais jamais osé m'y installer, comme un voyageur en transit, comme un étudiant qui n'aurait pas voulu se fixer.

Mais aujourd'hui, le sentiment n'est plus le même. Rapidement, cette maison, je la fais mienne. Je me lance dans de la petite rénovation, j'arrache les papiers peints de la chambre d'amis, puis ceux de mon futur bureau, je m'essaie à l'enduit, moi qui n'ai jamais touché une truelle de ma vie.
Mes vêtements se couvrent de tâches de peinture. Dehors, à côté du garage, j'enlève la pelouse synthétique posée par le propriétaire précédent. Je sème du gazon, je plante des arbustes et des fleurs à tour de bras, je tente d'égayer un jardin qui, au fil des mois, s'était transformé en terrain vague.

Je m'approvisionne dans les grandes surfaces de Livry-Gargan, à 1500 mètres de là. Je m'y rends avec un vélo réformé de la Poste, récemment acquis, qui me permet de transporter packs de lait, sacs de terreau et de litière, mobilier acheté sur LeBonCoin, etc.
C'est que je ne vis plus à Paris, à deux pas de toutes les commodités. Quand je pousse mon caddie sur le parking des supermarchés, j'ai l'impression d'être rentré en province, après des années passées à jouer des coudes dans les allées étriquées des petites surfaces parisiennes.

Serait-ce trop beau ? Trop beau pour être vrai ? Ou trop beau pour durer ? C'est ce que je me demande parfois en revenant vers la maison avec mes courses, l'esprit léger.
La nuit, je dors la fenêtre entrouverte, et je jouis d'un calme sublime. Fini les claquements de porte, le bruit des pas et la musique des étudiants voisins. La nuit, je n'entends que le concert des crapauds, dont c'est la saison des amours. Un train de marchandises qui passe au loin. Le hululement d'une chouette, ou l'aboiement d'un chien. Je respire l'air pur qui arrive de la forêt, dont j'aperçois la cime des arbres depuis ma chambre.
Je me délecte de la vision apaisante des eaux tranquilles du canal, que je longe en revenant de la gare.

Voilà, je me suis trouvé un petit écrin de tranquillité et de verdure, au coeur de la Seine-Saint-Denis, après un an à sillonner une banlieue pas toujours très rose. Et si je veux retrouver l'agitation de la rue parisienne – à laquelle je reste attaché – ses bars et sa faune, ou mes quelques amis qui y vivent encore, le RER m'y ramène en moins d'une demi-heure.

En repeignant ses murs, je prends conscience de l'âge et de l'état général de la maison. C'est un pavillon ouvrier des années 20, aux structures en bois, m'explique une voisine, Nicole, qui ajoute qu'un incendie s'y est déclaré quelques années avant mon arrivée. « On voyait les flammes sortir par la cheminée, c'était impressionnant ! »
Fin septembre, je remarque des traces d'humidité sur les plafonds à l'étage. J'aurais juré qu'elles n'y étaient pas lors de mes premières visites.
Mais surtout, sur la face avant de la maison, à quelques centimètres du sol, une fissure semble s'allonger sur le parement en fausses briques. Une fissure sur les fondations ! Je n'ose pas déposer le revêtement pour vérifier l'état des murs derrière, j'ai trop peur de ce que je pourrais découvrir. Indécis quant à la marche à suivre, je déclare au moins les sinistres auprès de mon assurance.

Le visage du vendeur me revient en mémoire désagréablement.
Je l'ai rencontré pour la première fois la veille de la signature chez le notaire. Un type dans la trentaine, mince, nerveux, évitant mon regard, pressé d'en finir. Gérant de supérette, il m'explique être parti de rien, avoir grandi dans une cité du 93, ce que son accent confirme sans peine. Il ne s'attendrit que pour parler de ses filles en bas âge et de ses american bullies, des molosses qui gardaient la maison quand ils vivaient ici. Rapidement il m'explique pourquoi ils sont partis dans le sud de la France, cinq ans à peine après avoir acheté cette maison à Sevran. « Les gens sont beaucoup plus aimables là-bas ! Ici en banlieue parisienne tout le monde est malpoli, personne ne se respecte, je n'en pouvais plus » me lance-t-il avec un rictus de mépris. Je lui pose des questions sur les structures de la maison, qu'il esquive, par ignorance ou par feinte, je n'arrive pas à savoir. Dans la cave, il est incapable de localiser le robinet d'arrivée d'eau général, ni de m'expliquer le fonctionnement du chauffe-eau, par contre il tient à me montrer, au niveau de la pompe à chaleur, je ne sais quel collier métallique que les entreprises chargées de l'entretien des chaudières enlèveraient sciemment pour déclencher des pannes.

Bref, cette espèce de Thénardier m'avait fait une mauvaise impression. M'aurait-il caché quelque chose ?

L'automne s'installe, et je balance entre le bonheur que m'apporte mon nouveau cadre de vie, et l'angoisse de m'être fait avoir.

Un soir pluvieux d'octobre, dans une petite rue du quartier de la Bastille à Paris, les bras chargés de treillis extensibles en osier que je viens d'acheter chez un particulier, je glisse sur une bouche d'égout, et je m'écrase de tout mon poids sur la cheville gauche. Sonné par une douleur fulgurante, je reste allongé sur le sol plusieurs secondes avant de pouvoir me relever. A l'hôpital St Antoine, quelques heures plus tard, le verdict tombe : fracture du péroné. Une ambulance me ramène chez moi vers une heure du matin, avec un plâtre et des ordonnances en tout genre.

L'événement est un vrai petit traumatisme psychologique, pour moi qui ne me suis jamais rien cassé de la vie.
Heureusement des amis me rendent visite, me ramènent des aliments, me tondent la pelouse...

Début décembre, un médecin grincheux de l'hôpital m'enlève enfin le plâtre. Quelle libération !
Je commence la rééducation. Je me rends chez un kiné du coin sur mon vélo cargo, les béquilles fixées le long du cadre.
Les premières semaines sont difficiles : ma jambe est encore gonflée, ma cheville très raide, et un nerf me chatouille méchamment autour de la malléole.

P. m'invite en Auvergne dans sa maison familiale pour le nouvel an. Je retrouve le même trio que l'année dernière, au Pouliguen. Je fais le début des promenades avec eux, clopin-clopant, puis je reviens vers la voiture, où je les attends.

De retour à Paris, ma rééducation progresse encore, tant et si bien qu'à la fin du mois de janvier, pleinement rétabli, je range les béquilles dans un coin de la cave, avec la conviction que rien de plus affreux ne pourrait jamais les en faire ressortir.
J'étais loin de me douter que je me trompais, et que la vie me réservait au contraire une très, très mauvaise surprise.