2021
Voici quinze ans que je vis dans le même appartement du quartier de Belleville, et quelque chose me pousse à le quitter.
Je ne veux pas simplement changer d'arrondissement.
Je veux changer de cadre de vie, profiter de plus d'espace, jouir du calme d'une rue tranquille, voir passer les saisons, entendre les oiseaux chanter, avoir un bout de jardin, peut-être.
J'aime Paris, mais y vivre m'est devenu insupportable. Et la solitude en province me fait trop peur.
Alors je n'ai pas le choix : je dois acheter une maison... en banlieue parisienne.
C'est du moins le projet que je fomente depuis plusieurs années, et maintenant que mon appartement est rénové, prêt à être vendu,
il me faut passer à l'étape suivante.
D'autant que l'épidémie de Covid touche à sa fin, et que les visites sont de nouveaux autorisées.
Mais la tâche s'avère ardue.
Car mon budget est modeste, évidemment. Et mes exigences élevées. Et les acheteurs nombreux. Très nombreux.
Je ne m'attendais pas à une telle foire d'empoigne. Les nouveaux biens s'arrachent à prix d'or, se négocient en quelques jours.
Les agences immobilières n'ont rien en vitrine, et ne me calculent même pas lorsque je franchis leur porte.
J'ai l'impression d'errer en permanence dans un magasin à la fin de la période des soldes.
A moins de 10 km de Paris, il n'y a que des maisons à problème pour moi sur le marché.
Mais je n'abandonne pas. Mon désir de changement est trop fort. D'autant que les visites, même sans lendemain, stimulent mon imagination, nourrissent mes projections.
Visiter des maisons, c'est pénétrer dans l'intimité des gens, souvent invisibles, des fantômes remplacés par la voix idiote de l'agent immobilier. On essaie de se les représenter, de deviner leur âge ou leur profession.
Parfois on comprend que ces âmes absentes dont on admire le mobilier sont partis en maison de retraite, voire déjà morts. Souvent c'est un couple qui vient de divorcer.
Généralement, je sais d'emblée, sitôt la porte d'entrée franchie, que je n'achèterai pas.
Trop de travaux à prévoir, trop de promiscuité avec les habitations voisines, trop de circulation dans la rue, quand ce n'est pas une contrainte administrative que je découvre sur place :
maison en copropriété avec un immeuble, extension qui se révèle illégale, servitude de passage contraignante, etc.
Pourtant, un samedi après-midi pluvieux d'avril, j'hésite. C'est un petit pavillon des années 30 à Noisy-le-Sec.
La parcelle de gauche n'est pas construite, celle de droite est sans vis-à-vis direct : un bon point.
J'aime l'étroit jardin couvert de pâquerettes, à l'arrière. Tout au fond, on aperçoit une maison de ville en briques, qui donne une ambiance du nord inattendue à l'ensemble.
J'aime les petits carreaux de mosaïques au sol, les parquets de bonne facture, et l'escalier en bois qui mène aux chambres. C'est un pavillon de banlieue bien conservé, son âme est intacte.
Je ferme les yeux sur les traces d'humidité que je remarque sous les fenêtres.
L'agent immobilier me vante le quartier – le triangle d'or de Noisy –, une zone verdoyante et protégée par le PLU.
Ca y est, je m'y vois déjà. Je me vois déjà me préparer mon frichti quotidien dans la cuisine, le soir venu, me relaxer dans un transat au jardin, aux beaux jours.
J'élabore dans ma tête le meilleur chemin pour me rendre sur Paris à vélo. Mon poul s'accélère.
Hélas, arrive la visite du sous-sol, et là, patatras, il y a de gros problèmes d'infiltration dans la pièce du fond. Les papiers peints se décollent du mur, le sol est luisant, ce n'est plus juste un peu de moisi dans un coin.
L'agent, qui a anticipé cette déception, me déballe tranquillement toute l'affaire : la visite d'un agent de Veolia, qui a exclu qu'il puisse s'agir d'une fuite,
les revêtements inadaptés posés sur la pierre meulière par le précédent propriétaire, le diagnostic de remontée capillaire,
les solutions de drainage proposées, et déjà devisées, par un artisan du coin, etc.
En fait, c'est tout un pan de la maison qui boit l'eau.
C'est la douche froide. Et je ne me sens pas de taille à gérer un tel problème, moi qui ai toujours vécu en copropriété avec un syndic qui s'occupe de tout.
Ma méfiance est à son comble, tous les warnings clignotent dans ma tête, j'ai même l'impression qu'on cherche à me cacher d'autres défauts.
D'ailleurs, sur la façade avant, au niveau du premier étage, n'est-ce pas comme une lézarde qu'on distingue derrière le crépi qui s'effrite ?
Après une semaine de tergiversations intérieures, je me décide quand même à rappeler l'agent immobilier pour lui faire une proposition, très au rabais.
Il l'écarte aussitôt, et je sens au ton de sa voix qu'il ne me prend plus au sérieux. Lorsque je le relancerai, dix jours plus tard, il m'annoncera que la maison a déjà trouvé acquéreur,
un jeune couple qui a fait une meilleure offre.
Je resterai longtemps nostalgique de cette maison de Noisy-le-Sec.
C'est à ce moment-là qu'un nouvel occupant s'installe dans le studio situé au dessus de mon appartement, à Paris. Le studio, une pièce de 10 mètres carrés à la verticale de ma chambre, était en rénovation depuis un an.
Pendant des années, y avait vécu un ouvrier discret à l'existence réglée comme une horloge. J'appréhendais ce changement.
J'avoue qu'il m'est difficile de raconter cet épisode, tant l'événement peut sembler dérisoire par rapport aux conséquences. Mais voilà, en deux mots,
je réalise que la rénovation du studio, loin d'avoir amélioré son insonorisation, l'a au contraire détérioré, au point que j'entends dorénavant le moindre bruit que mon voisin fait chez lui,
aussi distinctement que s'il vivait chez moi, dans la pièce même où je dors, moi qui souffre déjà d'un sommeil léger. Le truc prend un tour obsessionnel.
Devenu incapable de me concentrer sur mon travail (le télétravail est encore la règle), je sens que quelque chose en moi est en train de craquer. Je file en urgence chez le médecin,
qui m'arrête aussitôt pour plusieurs semaines – un facteur supplémentaire de désespoir – et me place sous antidépresseur.
J'ai toutes les peines du monde à expliquer la situation à mon employeur, dont je crains de perdre la confiance avec cet arrêt-maladie inopiné.
J'essaye de rencontrer le fameux voisin (le bruit des gens que l'on connait est toujours moins pénible que celui des inconnus) :
c'est un jeune Italien qui ne parle que trois mots de français, et qui me regarde avec des yeux ronds lorsque je tente de lui expliquer la situation. La honte.
Peu à peu, cependant, grâce aux boules Quies et aux médicaments, je m'habitue à sa nouvelle présence.
Mais je sais que ce nouvel équilibre est précaire. Je sais qu'un autre appartement, situé au dessus de mon salon cette fois-ci, et que j'ai toujours connu inoccupé (il sert de garde-meuble à une famille),
va accueillir dans quelques mois des habitants.
Il est grand-temps que je déménage.
Les beaux jours adoucissent les maisons au physique ingrat ou à l'environnement problématique.
Les propriétaires sortent leur mobilier de jardin pour faire rêver les visiteurs.
Mais je ne suis pas dupe.
Fin juillet, après une escale en solo à Rochefort, je rejoins P. et J. en Gironde, où ils louent une maison de vacances.
Un appel d'air bienvenu.
Puis je retrouve JC et B. dans les Landes.
Je suis incapable de parler à mes amis de mon état dépressif et de mes histoires de voisinage. Pas tout de suite. J'ai trop peur de subir leurs moqueries, même innocentes, leur réprobation, même silencieuse, ou même simplement d'affronter leur perplexité. L'angoisse est tellement profonde que je ne sais même pas si je trouverais les mots. Et puis, les gens qui ne supportent pas le bruit des autres sont des emmerdeurs, ne dit-on pas ?
En août, ce sont les traditionnelles retrouvailles familiales dans le Cotentin.
Mais pour la première fois depuis presque quarante ans, nous n'irons pas à Gruchy. Le gîte n'est plus à louer.
A la place, ma mère a réservé une belle maison de vacances en pierre, entourée d'un jardin au gazon impeccable, à Eculeville, un hameau à quelques kilomètres de Gruchy.
L'endroit se révèle si charmant que je ne ressens aucune nostalgie de notre précédente villégiature, dont il est vrai que je me suis lassé depuis des années déjà.
Une page, en tout cas, se tourne définitivement.
A l'automne, je reprends mes prospections.
A défaut de trouver mon bonheur, je découvre des lieux pittoresques.
Comme ici, le quartier du Petit Ivry.
Des endroits chargés d'histoire, et menacés de disparition, détruits peu à peu par les opérations de promotion immobilière qui font rage tout autour de Paris.
Chaque matin, pourtant, trois ou quatre alertes de nouveau bien à vendre tombent dans ma boîte mail.
Lorsque la maison semble avoir un peu de charme sur les photos, la gare la plus proche se révèle distante de plus de 2 kilomètres.
Parfois le carnet de visite de l'agent est déjà complet, parfois on ne me rappelle même pas.
Je n'arrive à visiter que des bicoques perdues dans des quartiers sinistres, à proximité d'autoroutes à 8 voies, le long d'une radiale, ou au bord de voies ferrées empruntées par des trains de marchandises grinçants.
Lorsque le quartier n'est pas trop glauque, la maison est mitoyenne, ou trop proche de ses voisines à mon goût. Et ce n'est pas le moment de prendre des risques,
quand mon intolérance au bruit est l'une des principales raisons qui me poussent à vouloir déménager.
A Bondy, je visite un pavillon de banlieue original, avec jacuzzi sous les toits, radiateurs haut de gamme et robinetterie Grohe. Son propriétaire, un vieux célibataire, a fait des pièces principales sa chambre et son bureau, et relégué tout le reste dans un grand sous-sol à demi enterré. Dans le petit salon, éclairé par des fenêtres au ras du sol, il y a un piano droit dans un coin, un chat qui dort sur un fauteuil en cuir, des photographies de Belmondo et une plaque de rue "Quai des Orfèvres" accrochés aux murs. La cuisine est disproportionnée, avec assez de cuisinières pour alimenter un restaurant. L'agent immobilier m'explique que le propriétaire est un boucher réputé de Paris, qui vient de prendre sa retraite, et qui arrondit ses fins de mois en donnant des cours de cuisine chez lui, d'où les cuisinières. L'individu fait d'ailleurs une brève apparition, lorsqu'il sort promener son berger allemand. Un moustachu taciturne, totalement raccord avec la maison, qui échange quelques mots avec l'agent en prenant soin de ne me prêter aucune attention. Dans le jardin déplumé (c'est l'hiver), d'anciens ustensiles de boucherie font office de décoration, ambiance Massacre à la tronçonneuse. Il y a aussi un petit studio indépendant, accolé à la maison, ainsi qu'un appentis et un grand garage, dont je peine à trouver l'utilité pour moi. La maison est au dessus de mon budget, mais elle n'est qu'à 700 mètres de la gare, et m'inspire plutôt confiance, malgré ses bizarreries de psychopathe. Je me décide à faire une proposition de 20 000 euros inférieure au prix demandé. Je n'aurai plus de nouvelles par la suite.
A Bondy toujours, il y a cette maison élégante, bien entretenue, donnant sur le parking de la gare, avec son petit jardin tranquille à l'arrière. En une minute on est sur le quai du RER, le rêve !
Le luthier méticuleux qui y habite avec sa famille a fait du sous-sol son atelier, et j'admire tous ses outils bien alignés dans leur rangement mural.
Les enfants sont musiciens aussi, à en juger par les instruments de musique présents dans toutes les chambres.
Au salon, baigné d'un doux soleil d'hiver, je tends une oreille inquiète.
Car c'est bien encore le bruit qui pourrait poser problème, ici, quand j'apprends que la gare de Bondy va accueillir la future ligne 15 du métro, et qu'un réaménagement complet du site est prévu.
Les travaux débutent à peine, on commence seulement à déplacer le mobilier urbain.
La mairie de Bondy est incapable de me donner plus de détail sur l'allure de la future gare.
Et les quelques ouvriers que je rencontre dans la rue sont évasifs, ils me confirment seulement qu'un puits sera foré au milieu du parking.
La perspective d'un ballet de camions sous mes fenêtres pendant au moins cinq ans, ainsi que les risques associés au percement d'une ligne de métro juste sous la maison,
ont raison de mon enchantement initial.
Je me rétracte, après plusieurs jours d'hésitation.
Noël à Rouen.
Réveillon du nouvel an au Pouliguen, sur la côte atlantique, avec P., J. et N.
Au Croisic, l'air est si doux que nous déjeunons en terrasse, avant d'aller nous promener sur le sentier littoral.
Je choppe un petit Covid, juste avant de rentrer sur Paris.