Journal 2019

Dimanche 27 janvier 2019

Florence.
C'était le nom d'une jeune fille aux cheveux blonds de ma classe de CP : Florence Gr., une chipie qui venait sonner régulièrement à la maison, et que mes parents accueillaient avec un enthousiasme mitigé.

Petit séjour à Florence, donc, pour me changer les idées. Berceau de la Renaissance italienne, du quattrocento, symbole du règne des Médicis, héritière de Botticelli, de Brunelleschi, tout ça, tout ça... Pas trop mon style, ni mon époque préférés. Un peu austères, ces Madones et ces nobles de profil...
Mais, consolation, nombreuses sculptures romaines à admirer, dans les couloirs des palazzi, sous les lambris peints et les plafonds à caisson.
Et comme souvent dans les rues des belles cités italiennes, les murs sont à observer tout autant que l'intérieur des musées : couleurs harmonieuses, patine élégante, dessins délicats, graffitis contournés, collages, messages en tout genres... témoignent, à leur façon, de l'omniprésence de l'art dans la culture italienne.
Jardins intéressants, quoiqu'un peu tristounets sous le ciel gris de janvier.

Fais bombance le 2ème soir, à peu de frais, après avoir compris qu'il fallait réserver à toutes les bonnes tables, quelles qu'elles soient, sous peine d'être relégué dans une cantine à touristes, chère et quelconque.

Accueil un peu "parisien" parfois, on sent la lassitude que le tourisme international effréné génère à la longue sur les habitants. Mais ville à dimension humaine, sans trafic délirant. Moins fêtarde que Turin, mais plus respirable que Milan.
Je joue des coudes aux Uffizi, je fais la queue pour entrer dans le Duomo. Mais à la casa de Siviero, la maison d'un ancien collectionneur d'art, au pied de la colline de San Niccolò, je suis tout seul à arpenter les pièces. J'entends mon pas qui craque sur le plancher, un fond de radio qui s'échappe d'une pièce privée. Les œuvres exposées sont hétéroclites : sculptures médiévales en bois polychromes, dessins de Chirico, bronzes classiques, objets en terracotta... Par la fenêtre, j'aperçois un petit jardin silencieux.

Beaucoup marché, fidèle à mon habitude, suis rentré les jambes courbaturées, avec de la charcuterie, du pesto, et du pecorino au poivre dans le sac à dos.

Dimanche 17 février 2019

Marseille.
Crèche sur le cours Lieutaud, à deux pas du "Quartier des Créateurs", comme ils l'appellent par euphémisme. Un quartier alternatif, cosmopolite, à proximité de la Plaine. Contestataire, libertaire, pauvre, mais déjà branchouille par endroits, souffrant de gentrification, tout en s'en repaissant. Un quartier pour les "créateurs", quoi. Venez vous installer ici, créateurs et créatures ! Chassez donc tous ces miséreux, toute cette plèbe qui sent mauvais ! Car la municipalité de la ville la plus inégalitaire de France s'est lancée un grand projet de réhabilitation du quartier, un projet dont la rénovation actuelle de la place Jean-Jaurès est le pivot, et dont le moins que l'on puisse dire, est qu'il ne fait pas l'unanimité, si l'on en croit les nombreuses affiches de protestation collées sur les murs.
Pas fait exprès de me fourrer là, mais bon, ça me convient, ça doit être mon genre, les créateurs-bobos.

Bref. Je dépose mon sac chez ma logeuse, un petit bout de femme sur la soixantaine, célibataire, avec un mélange de nonchalance méditerranéenne et de maniaquerie hygiéniste (du genre à coller sur la porte des toilettes, en français et en anglais, les dos and don'ts de la maison)
Je n'ai pas fait cent mètres, que je m'avachis sur une chaise, à la terrasse d'un restaurant pseudo-syrien, juste à l'entrée de la rue d'Aubagne (barrée en raison de l'effondrement de plusieurs immeubles l'année dernière, cf. cette fameuse affaire du "logement indigne" de Marseille, qui fit grand bruit, et qui devrait – enfin – signer la mise au rebus de Gaudin) (encore une fois, je suis au cœur du réacteur).
Me rassasie d'un couscous et d'un verre de vin rouge, en tee-shirt, tant le soleil est généreux. Fais digestion en déambulant autour du vieux-port.

Me décide à aller faire un tour aux Goudes, comme le soleil commence à décliner.
Etonné de voir que les transports en commun marseillais n'ont pas évolué d'un pouce depuis mon dernier passage ici, en 2001. Sont vraiment dignes d'une ville des années 70, quand la voiture était reine, qu'on ne pouvait rien faire sans elle. Conséquence, les bus sont bondés, coincés dans les embouteillages, et, constatant cela, aucun automobiliste n'est prêt à changer ses habitudes. Absurde.

Bref, j'arrive à Montredon vers 17h, et je continue à pinces sur le chemin des Goudes, à fond de train, car l'heure tourne. J'adore ce paysage de calanques, lunaire, extraterrestre, dont la sévérité est compensée par la beauté lisse et horizontale de la mer. L'austérité des montagnes chez Helios.
Je regarde les derniers rayons du soleil tomber sur la mer. Bon, j'avoue, je ne suis pas tout seul à contempler ce spectacle, j'arrive à Callelongue au moment où tout le monde quitte les lieux. (Je vais là où tout le monde va, de toute façon, c'est désolant. Si encore je rencontrais des gens, si encore je liais connaissance... Mais non, je trouve le moyen de rester seul, par dessus le marché)
Bref.
Cette promenade aux calanques me ravit, et me fait oublier ma solitude justement.

Retour interminable en bus, debout, coincé comme une sardine, avec un chien qui gémit dans les pieds. Descends au rond-point du Prado. Il fait complètement nuit, une petite fraîcheur me saisit.
Prends l'apéro dans un bar de quartier, le Marengo, puis dîne thaï. En tête à tête avec moi-même, donc. Rentre me coucher, épuisé, incapable d'aller écluser ne serait-ce qu'un dernier verre sur le cours Julien.
Quand je rentre, ma logeuse est en train de regarder une connerie à la télé.

Le lendemain, je quitte l'appartement sur les coups de 11h.
Traverse les rues du centre-ville à demi-désertes : on est dimanche, les fêtards dorment encore.

J'entame l'ascension des pentes de Notre-Dame de la Garde. Dans le square Puget, les merles chantent aux arbres, les enfants trottinent. Le panorama sur la ville s'élargit au fur et à mesure que je m'élève.
Fait bien chaud, sur les derniers mètres.
La basilique est déjà prise d'assaut par les touristes. Des modèles réduits de bateaux et d'avions sont suspendus dans la nef : NDdLG, c'est celle qui veille sur les marins et, par extension j'imagine, sur les aviateurs. Ciel d'un bleu parfait. Au loin, je distingue sans peine le phare de Cap Couronne, ainsi que les calanques où je m'étais rendu la veille. Je devine aussi les échancrures blanches de la "Redonne", cet endroit enchanteur dont parle Blaise Cendrars dans l'un de ses bouquins.

Redescends par la face sud, par un charmant jardin méditerranéen, plein de vues enchanteresses sur la mer, puis m'engage sur l'avenue des Roches, que je descends le nez en l'air, en m'imaginant vivre dans l'une des maisons de ce quartier résidentiel bien tranquille. J'arrive sur la route de la Corniche, sur laquelle évoluent joggers, couples amoureux, et familles bourgeoises en bagnole.
Je m'installe sur la plage du Prophète, où je pique-nique, assis sur un rocher.
J'observe les joueurs de beach-volley, de ping-pong, les gens qui roupillent, allongés sur leur serviette. Les enfants qui construisent des châteaux de sable, une femme qui immerge ses grosses cuisses dans l'eau, un homme qui lit le journal.
Une petite brise s'est levée. Un peu de sable s'est glissé dans mon quignon de pain.

Mon repas avalé, je me remets en route, lentement, en suivant la corniche, l'âme plongée dans une euphorie bleue.
Mais cette ambiance hédoniste est brutalement assombrie par la vision d'une scène d'accident, sur laquelle les pompiers viennent d'arriver. J'aperçois fugitivement le regard fixe, dirigé vers le ciel, un regard que toute vie à quitté, d'un homme allongé sur le sol, baignant dans une mare de sang. Un scooter est encastré dans une barrière. Deux passantes se sont arrêtées et murmurent entre elles, l'air grave.
Vision surréaliste, tant l'atmosphère, partout, continue d'être délicieuse, printanière, comme une invitation à la vie et aux délassements. Elle me poursuit un certain temps, malgré mes efforts pour la chasser. Quelque part, elle est un peu à l'image du sentiment ambivalent que Marseille me fait éprouver.

J'essaie de m'écarter de la route principale, qui se remplit du raffut des ambulances et des voitures de police accourant sur les lieux de l'accident, et je prends des chemins de traverse. Je fais de courtes haltes dans des criques rocheuses, pleines de lumière argentée, où l'on fait bronzette en famille. Petit crochet par le jardin du Pharo (où je me rappelle cette photo que je pris de Fabien, en 2001), avant de me laisser glisser vers le Vieux-Port, que je dépasse rapidement, pour arriver au fort Saint-Jean.

Rétrospective d'un artiste marocain au Mucem, un certain Kacimi, avant de prendre le chemin de la gare, où mon train pour Paris m'attend.

Samedi 2 mars 2019

Soirée à l'atelier (anniv. de JC)
Pas raconté la dernière soirée à l'atelier, pour l'anniversaire de N.

Donc, j'arrive vers 22h30, après un récital de Schubert à la Philharmonie. Je me précipite sur la vodka, en me promettant : ce soir, pas de mélange.

Je vais d'une personne à l'autre, d'un groupe à l'autre, je prends des nouvelles, j'échange les potins de circonstance. Ça va ? C'est quand qu'on s'est vu pour la dernière fois ? Tu t'appelles comment déjà ?
Je deviens rapidement idiote, je commence à exhiber des photos perso de mon smartphone.
Tentative lamentable pour exprimer à I. ce que j'ai retenu d'un podcast de l'EHESS écouté la veille, sur le thème : "Gilets Jaunes et classe populaire".
Tout en faisant des retours réguliers vers la bouteille de vodka.

Bon, ça commence à danser.

Sur la piste, il y a cette fille marrante, un spécimen de la faune interlope qui traîne depuis des années dans les vapeurs de peinture de l'atelier de N., et dont je suis incapable d'imprimer le prénom – le sien, comme celui des autres –, et qui se moque toujours un peu de moi avec l'air de ne pas le faire, et qui, alors que je suis en train de me dandiner avec conviction (je ne sais plus ce que c'était, ça devait m'inspirer particulièrement) me déclare d'un air faussement sérieux : Toi, t'es toujours à fond dans tout ce que tu fais.

Des inconnus se pointent, repartent, ça rentre, ça sort, c'est open bar, plus personne ne fait très attention à ce qui se passe. Sauf N., qui s'approche soudain de moi et qui me dit, tiens, il y a ton voisin du 3ème qui vient de débarquer avec des potes.

Et là, qui j'aperçois en effet ? Mon voisin du 3ème, un jeune fêtard hétéro, du genre à claquer les portes à 3h du mat, à chanter à tue-tête, à jouer (mal) de la guitare le soir, à faire des tournois de jeux-vidéos avec ses potos en buvant des bières. Il a beau vivre en dessous de chez moi, j'entends ses pas quand il marche. Alors que moi, zéphyr incarné, plume délicate, je me déplace sur mon carrelage presque en état de lévitation, tellement je veux me faire oublier de mon voisinage, tellement j'ai un surmoi démesuré. Bref, un type pas discret.
On se reconnait sans peine, vu que j'avais été faire mon rageux chez lui deux ou trois fois, ding dong, des entrevues brèves et pas très amicales sur le pas de sa porte, des soirs où j'étais en mode stress.

Et voilà qu'on se met à discuter comme si on était les meilleurs amis du monde, les frères de sa mère. Ça, c'est l'effet Cabinet Vaucouleurs + vodka. Et puis, quelque part, il m'intrigue un peu, ce garçon. En plus, physiquement je ne dis pas non, j'avoue. Donc je veux creuser, c'est normal. Et ça semble réciproque, il ne cherche pas à me fuir en tout cas. On parle du prix du mètre carré dans le quartier, car sa proprio veut vendre son appart, m'apprend-il. C'est romantique comme discussion. Il me demande à plusieurs reprises si je travaille dans la police. Moi, chez les condés ? Bien sûr que non, quelle drôle d'idée.

Xoxoxoxo
Marteen, judicieuse comme toujours, suggère que nous nous embrassions, lui et moi. On s'exécute aussitôt, un moment de joie que s'empresse d'immortaliser Marteen avec son Galaxy. Il demande à avoir la photo pour l'envoyer à sa copine – il doit trouver ça trop piquant d'envoyer à sa zoulette une photo de lui embrassant sur la bouche le vieux con flippé du dessus.
Cinq minutes plus tard, je veux remettre le couvert, mais non, il ne veut plus, c'est dommage, il est vraiment hétéro.

La musique est devenue soulante. Marteen et moi, on n'arrive pas à prendre le contrôle, car il y a un jeune type aux cheveux blancs, pas très sympa, qui monopolise le truc depuis une heure, et qui nous passe une soupe electrofunk un peu pénible. En plus, ils tournent tous à la coke, et ils sont pas super partageurs.

Au bout d'un moment, N. me glisse à l'oreille : JC est parti se coucher, donc il n'y a plus que nous trois ; tous les autres, on les connaît pas, ils se tapent l'incruste. Ah bon ? Ehhh putain, il est déjà cinq heures ?
N. ajoute : et je crois que Marteen va piquer une crise. Et là en effet, je vois Marteen souffler exprès sur le rail que le teigneux aux cheveux blancs vient de se ratisser. Du coup le gars baffe Marteen, qui hausse la voix, qui fait sa badass, qui dit qu'ils ne sont pas chez eux, qu'ils sont chez nous, etc. Là dessus N. rapplique, et en une minute, pfiou, ils t'ont foutu tous ces petits merdeux dehors. Jamais vu l'atelier se vider aussi vite.

Le lendemain, gueule de bois sévère.

Samedi 16 mars 2019

Repas associatif et "costumé" hier soir.
Comme à chaque fois, c'est la roulette. A côté de qui vais-je diable me retrouver assis ? Quelle tendance vais-je subir pendant deux heures ? Tendance conservatrice ? (propos sur le laisser-faire, sur la pensée unique, etc.) Tendance blagounettes BDSM ? Tendance vieille bique, coincée du derche, du genre à me regarder en coin sans rien dire ? Tendance je m'écoute parler, je m'la raconte ? (paradoxalement, certains gèrent leur malaise en société de cette manière)
J'ai finalement atterri dans le carré militant, c'est à dire, avec les membres d'autres assos LGBT. J'ai ainsi pu bénéficier de tous les cancans du milieu – marqués actuellement par les déconvenues de l'.

Me rends à ces agapes par pure sociabilité. Pas dans ce club de croulants libidineux que je trouverai chaussure à mon pied, évidemment. En attendant que je finisse comme eux, avec des hernies et une cataracte.

Suis bien conscient que ma timidité naturelle fausse un peu la perception que les autres ont de moi (malgré tous mes efforts) et que le stade fatidique au cours duquel les membres d'un groupe se forment leur opinion sur un nouveau venu est dépassé depuis longtemps, en ce qui me concerne... mais je m'en fiche un peu, puisque j'y viens sans autre but que de voir des gens – certains sont marrants, quand même –, mettre les pieds sous la table en attendant l'arrivée des plats, et paraître dans mes plus beaux atours, évidemment.

J'ai besoin de temps pour être moi-même. Je réclame le droit d'avoir le temps d'être moi-même !

Lundi 25 mars 2019

Quelques clichés que j'ai faits ces derniers mois, à l'occasion des fameux actes des Gilets Jaunes. Photos prises à distance, plus ou moins fortuitement, sans faire très attention à ce que je faisais (je mitraille surtout les cops, si sexy dans leur tenue anti-émeute...)

Un spectacle de rue dont le caractère photogénique n'échappe pas aux autres badauds parisiens non plus, ni aux touristes. Chacun dégaine son smartphone au passage du cortège, au grand dam des manifestants, qui finissent par gueuler : mais arrêtez de nous prendre en photo, rejoignez nous !
Rejoignez-nous ! Pensez à vos enfants, pensez à leur avenir !

Je comprends leur agacement.
Moi aussi je rêve d'un "printemps social", d'un gros caillou dans le soulier verni de Macron, qui le ferait trébucher, lui et ses réformes à la con. Moi aussi je suis écœuré par sa politique de technocrate, aussi dangereuse pour l'avenir de la démocratie, que génératrice d'exclusion et de pauvreté. Moi aussi le spectacle de cette ploutocratie en marche me révolte.
Mais je rêve, sans doute.

Je rêve car le reste de la société française continue de vaquer à ses occupations, laborieuses ou divertissantes. Elle semble s'être résignée au pire, et laisse les moins que rien protester, défiler à sa place.

A la Marche pour le Climat
Seuls les jeunes se mobilisent encore un peu, pour l'environnement par exemple – cf. la dernière Marche pour le Climat – ambiance beatnik assez sympa.

Les autres ne font rien. Même à gauche. Aller aux manifs des "Gilets Jaunes" ? Trop sulfureux. Trop extrême. Trop dangereux. Trop vulgaire.
Inutile.
A quoi bon ?

Il faut dire que cette irruption fracassante d'un langage et d'une expression populaires... dans un monde où les discours publics sont normalement constitués, soit du langage châtié et mesuré des journalistes, soit de la novlangue hypocrite des gouvernants, sidère.
En même temps, passé l'effet de surprise, ce phénomène "GJ" véhicule un certain nombre de problématiques qui faisaient parler d'elles depuis des années : clivage classes populaires/élites, opposition Paris/Province, multiplication des foyers de tension sociale (licenciements dans l'industrie, réformes libérales du code du Travail, délitement des protections sociales), disparition des services publics, exacerbation des inégalités de revenus, etc. Au point qu'avec le recul, on se dit que ce mouvement était, sinon prévisible, en tout cas qu'il est dans une parfaite continuité avec tout ce qui précède.

Personne ne fait rien, mais tout le petit monde politique est venu se servir à la soupe populaire, sans honte. Même Macron, avec son "Grand Débat", a trouvé le moyen d'en faire une opération de com pour son seul profit.
Il se pourrait bien, cependant, que les stratégies des uns et des autres ne glissent sur ce mouvement comme un pet sur une toile cirée. Je crains en effet que l'antiparlementarisme de beaucoup de GJ ne ressorte intact de ces événements, et que beaucoup d'entre eux ne s'abstiennent aux prochaines élections...

D'ailleurs, ce phénomène des Gilets Jaunes, c'est un peu comme la version longue d'une élection protestataire qui consacrerait le triomphe d'une Le Pen ou d'un Mélenchon. Comme ailleurs les gens ont élu des Salvini, des Trump, des Orban... Mais autant l'élection d'une Le Pen ferait (fera ?) l'effet d'une bombe qui plongerait, du jour au lendemain, un tas de Français dans l'incompréhension et le désarroi, sans possibilité de retour arrière, autant le mouvement des Gilets Jaunes offre un panorama didactique de la crise sociale que nous traversons. Il expose la problématique en long et en large, sur la durée, avec l'avantage – si j'ose dire – de ne pas condamner les perspectives, comme le feraient une élection ou un référendum.

Pas sûr, cependant, que tout le monde goute aux vertus "pédagogiques" des GJ...
Beaucoup continuent de se focaliser sur les aspects répulsifs du mouvement (naïveté, radicalité des revendications, vandalisme, manque de sérieux des leaders, accusations d'antisémitisme, de xénophobie, d'homophobie, etc.) afin de le disqualifier et de ne lui accorder aucun crédit, fût-il symbolique. Ceux qui méprisaient hier les syndicats ouvriers et leur vocabulaire (à l'époque où le syndicalisme était encore assez puissant pour peser dans la balance) ont trouvé une nouvelle bête de foire dont se moquer. En témoigne l'avalanche de préjugés de classe, dignes du 19ème siècle, auxquels les gilets jaunes n'ont cessé de donner lieu (« incultes », « feignants », « imprévoyants », « ne savent pas gérer leur argent », etc.)

En tout cas, se déplacer aux manifs a été une façon pour moi de soulager un peu ma conscience de petit bourgeois atterré. Et d'exorciser, comme par anticipation, les drames électoraux vers lesquels nous courons. Une spirale sans fin dans les surenchères haineuses et dans l'absurdité politique.
Car quel pire avocat de la cause européenne pouvions-nous trouver qu'un Macron ? Plus il se pose en défenseur de l'U.E., et plus il alimente nationalismes et souverainismes. Plus il parle d'Europe, et plus les perspectives d'implosion du projet européen se précisent.
Loin d'être un rempart contre le "populisme", je crains qu'il n'en soit l'artisan en France pour les années à venir. A l'heure du bilan de son mandat, on ne manquera pas de lui reprocher d'avoir favorisé la montée du nationalisme et de l'europhobie en France, par la politique antisociale qu'il aura mené tambour battant. Et l'on aura bien raison de le lui reprocher.

Le thème de la police, omniprésent dans le traitement du sujet par les médias, voire par les manifestants eux-mêmes, est un sujet bien distinct de celui des revendications sociales.

Les manifs s'inscrivent dans une longue liste d'actions collectives contestant l'autorité de ces dernières années, et se déroulant dans l'espace public (évacuation de squats, de camps de migrants, protestations contre la loi Travail, Nuit Debout...) Les mutilations causées par le lanceur de balle de défense (LBD) ne sont pas nouvelles, pas davantage que celles occasionnées par les grenades de désencerclement. Les "ZADistes" de Notre Dame des Landes en savent quelque chose, et je me souviens encore d'un gars qui avait été éborgné, place de la République, en 2016, alors qu'il discutait tranquillement à la fin d'une manif. L'entêtement à vouloir utiliser cet attirail me choque d'autant plus que, vu la répétition des manifestations et des dégradations, on peut se demander s'il est d'une réelle efficacité.

Les manifs des GJ ont pris différentes formes quand j'y étais : promenade bon enfant (en suivant un parcours déclaré), playground antifa (place de l'Etoile, Répu), manifs sauvages éparpillées (1er décembre)... Les conditions de sécurité pouvaient varier d'un moment à l'autre, et d'un lieu à l'autre, donc il est assez difficile de généraliser sur le comportement de la police, ou sur celui des manifestants. La visibilité n'excède pas cent mètres dans ces manifs, et la plupart du temps, on ne sait pas ce qui est à l'origine d'un mouvement de foule inattendu, ou pourquoi la police balance soudain de la lacrymo. Une zone calme peut se retrouver en quelques instants plongée dans un maelstrom de gaz et de grenades assourdissantes. Le danger immédiat vient des policiers bien sûr ; pas nécessairement du fait de leur attitude, mais à cause de leur armement, qui frappe à distance, et sans discernement. Cela dit, l'étincelle pouvant être causée par les manifestants (tentatives pour forcer un cordon, ou pour quitter le trajet officiel par exemple), je surveillais ces derniers tout autant que la police. Si je voyais des gilets jaunes très excités venir dans ma direction, je m'éloignais aussitôt.
La présence, autour de moi, d'autres badauds a pu m'apporter une relative sécurité. Une riche touriste américaine se faisant dégommer par erreur en sortant de son palace avenue Kléber, ça ferait mauvais genre... (et beaucoup de touristes ignorent le danger, ils se disent que c'est safe vu qu'ils voient la police partout présente...)

Les cowboys de la BAC, dans une rue parallèle
Sur place, j'ai vu la stratégie de la police évoluer. Aux premiers actes, les flics étaient en sous-nombre, et totalement dépassés par les événements. Certains samedis, ils étaient en sur-effectif au contraire, avec un policier derrière chaque manifestant. Assez vite, j'ai remarqué aussi la présence de policiers en civil, armés de LBD, qui déboulaient de voitures banalisées, comme dans un film d'action. Nerveux, menaçants, encagoulés, ils n'avaient qu'un un minimum d'équipement avec eux, et se déplaçaient très rapidement. J'ai eu l'impression qu'on les envoyait dès qu'il y avait de la casse de magasins ou de banques qui se préparait. On en a beaucoup parlé depuis, il s'agit en fait de la BAC (ou d'autres unités urbaines de police), en tout cas des gens sans formation spécifique au maintien de l'ordre. Leur stratégie est clairement offensive, ils sont là pour faire peur (il ne viendrait à l'idée de personne d'aller leur demander un renseignement) et, d'après les statistiques officielles, ils seraient également ceux qui auraient tiré le plus de flash-balls pendant ces événements, ce qui ne m'étonne pas du tout.
J'avais déjà remarqué, en 2017, lors des manifs anti-Macron, la présence d'unités de police très mobiles, indépendantes des autres policiers, et allant délibérément au contact des manifestants. Ça faisait des étincelles immédiatement ; dès que les manifestants les voyaient arriver, ils se faisaient huer (sur l'air du "Tout le monde, tout le monde, déteste la police") et la tension montait d'un cran aussitôt.

Pendant ce temps là, CRS et gendarmes mobiles – les "professionnels" du maintien de l'ordre –, sont cantonnés au bouclage des rues, à la protection des bâtiments officiels, et à la fouille des sacs. Ils sont polis (les gendarmes surtout), ils vous donnent du Bonjour Monsieur, Merci Madame, et ils vous indiquent votre chemin. Ils sont blasés comme tout, et ils tripotent leur smartphone quand ils sont au repos dans leur bus. Ce sont également eux qui procèdent à la dispersion de la manif, en fin de journée, en encerclant et en gagnant petit à petit du terrain sur les manifestants, avec plus ou moins de facilité, selon l'humeur de la foule.

Par contre, grosse nouveauté : les flics en scooter. Le retour des voltigeurs, a-t-on dit. Comme la BAC, ils se tiennent en temps normal à l'écart, dans des ruelles, invisibles des manifestants, en attendant qu'on leur donne l'ordre d'intervenir. Ils sont à deux sur un scooter, celui à l'arrière tient souvent un flash-ball dans les mains. Je ne vois pas comment, dans ces conditions, jointes au stress de l'intervention, on pourrait tirer correctement, ni respecter les règles d'usage liées à cette arme, mais bon, on n'est plus à une aberration près.

En face, c'est la logique floue. A la grande masse des "gilets jaunes", inoffensifs pour la plupart, banlieusards ou provinciaux peu familiers des manifestations, défenseurs des services publics et du principe de solidarité, monomaniaques de la 6ème République et des référendums, chauvins en tous genres, s'est aggrégée peu à peu la faune poétique des manifs d'extrême-gauche (clowns musiciens, pirates à drapeaux, philosophes libertaires, cégétistes endurcis, nostalgiques "moi-à-mon-époque", reporters en culotte courte, etc). Les nervis d'extrême-droite, que je devinais au début du mouvement à leur habillement ou à la teneur de leurs slogans, sont devenus de moins en moins visibles, sur Paris en tout cas. J'ai croisé aussi des gens qui étaient manifestement là par pur opportunisme, comme ces bandes de mecs très jeunes, mineurs, qui attendaient que des magasins soient éventrés pour aller chaparder (sur les Champs surtout) ou comme ceux, à l'origine de tous les fantasmes, que les médias appellent par simplification les « casseurs », responsables des « violences ». Comme je m'éloignais dès qu'il y avait du grabuge dans l'air (ce qui se signale par un bruit de verre brisé très caractéristique), je ne pourrais pas décrire un type de personnes précis. Bien malin, d'ailleurs, celui qui parviendrait à dresser un catalogue sociologique rigoureux de ces "casseurs", et à déterminer qui fait quoi exactement dans l'histoire (celui qui détruit banques et abribus sur son passage est-il forcément le même que celui qui caillasse les policiers au moment de la dispersion, par exemple ?) En tout cas, chaque fois que je constatais qu'il y avait de la casse, je remarquais aussi, tôt ou tard, la présence de groupes de jeunes, tout de noir vêtus, encagoulés, qui avaient toujours l'air de comploter, même lorsqu'il ne se passait rien. Ils me mettaient un peu mal à l'aise à cause de ça, on ne peut pas dire qu'ils débordaient de sociabilité... Ils ne sont pas très populaires auprès des GJ non plus. Ils prenaient parfois la tête du cortège, en scandant des "Anti-, Anti-, Anti-ca-pi-ta-listes" et des "Siamo tutti antifascisti" tout en s'accompagnant de claquements des mains. Certains les appellent les "Black Blocs", d'autres les "antifa", pour d'autres il s'agit de la mouvance des "anarchistes", des "autonomes" ou des "situationnistes"... Bref. Leur registre d'action est bien connu, vieux comme le monde, pas du tout spécifique au phénomène des GJ. Issus de milieux probablement favorisés, ils laissent derrière eux, sur les murs et les devantures des magasins, de grands messages à connotation révolutionnaire, tagués à l'encre noire, dont la correction orthographique et les fréquentes références (sociologiques, littéraires) tranchent avec les pattes de mouche des gilets jaunes.

En tout cas la tentation est grande, pour le gouvernement, de mettre tout le monde dans le même sac, gilets jaunes compris. Surtout si le maintien de l'ordre a été un fiasco. C'est ce que n'hésite pas à faire le 1er ministre, le 16 mars dernier, au lendemain du saccage des Champs-Elysées, lorsqu'il déclare que « ceux qui excusent, qui encouragent » les violences se rendent « complices ». On est loin du distinguo qu'opérait Macron au début du mois de décembre, quand il parlait de « l'expression pacifique d'une colère légitime ».
Les manifestations persistant, malgré l'opération "Grand Débat" et les mesurettes fiscales annoncées en décembre, monter l'opinion publique contre les GJ semble être devenue la seule stratégie politique du gouvernement.

Jeudi 11 avril 2019

Arrivée à la Rochelle samedi midi. Tombe des cordes. Me console et me sèche dans un restau du centre-ville. Visite du musée du nouveau monde. Puis de l'aquarium, fascinant. Méduses, requins et crevettes grises (les coquines !)

Loge un peu à l'écart du centre, non loin du canal de Rompsay. Accueilli par un jeune prof de fitness, avenant, décontracté, au physique avantageux, et dont la copine s'est absentée pour le we (le fantasme).

Le lendemain, balade à vélo sur l'Ile de Ré. Le vent a nettoyé le ciel, soleil généreux, ambiance délicieuse. Le printemps qui éclate dans les champs, le long des marais salants. Tous les gens que je croise ont le même sourire béat vissé aux lèvres.

Bonne idée finalement.

Dimanche 28 avril 2019

Ambiance religieuse la semaine dernière, avec ces 2 concerts à la Philharmonie : la Passion selon St Matthieu, par Jordi Savall, suivie, pas plus tard que le lendemain, de celle de Saint Jean, dirigée par W. Christie. J'en avais mal aux fesses.
Les Arts Florissants, la dernière fois que j'avais été les écouter, c'était pour Orfeo, il y a une dizaine d'années de ça. Retrouvé les mêmes sensations de clarté, d'éloquence, d'éclat. La musique baroque dans tous ses canons. Peut-on trouver geste musical plus affirmé, plus assumé, que l'interprétation qu'en donnent les Arts Florissants ? Tout semble se passer dans l'instant qui précède l'émission de la note : nulle place au doute, à l'hésitation, à je ne sais quelle nuance impressionniste, non, le musicien va affirmer quelque chose, et dans le silence immédiatement préliminaire de cet acte, tout est presque déjà dit. C'est aussi une approche très discursive de la musique de Bach, prenant appui sur la dynamique du texte parlé, une assomption de la primauté que ce pieux compositeur donnait au texte religieux.
Version étonnante du fameux chœur introductif, joué sur un tempo allegro ; un peu déconcertant au début, mais finalement convaincant. Les dissonances n'en sont que mieux rendues. Comme elles paraissent loin, les interprétations guimauves, ampoulées, des années 50...

En comparaison, la Passion de Matthieu par J. Savall m'a paru presque plus sage, plus attendue, quoique émouvante, au point de me tirer davantage de larmes que Saint Jean. Trop d'éloquence nuirait-il à l'émotion, ou est-ce Matthieu qui est plus poignant par nature ? Beaucoup aimé Florian Sievers dans le rôle de l'Evangéliste en tout cas.

A propos de religion, dîné avec S. l'autre soir. Une assez mauvaise idée de ma part, en fait, je pense que mon petit babillage misérabiliste l'agace plus qu'autre chose. Au début, il fait attention à ce qu'il dit, il se contient, il évite les sujets qui pourraient nous fâcher – le souvenir de notre dispute de 2011 plane encore. Mais au bout d'une heure passée en ma présence, c'en est trop pour lui, son discours se charge de sarcasmes et d'ironie, non à mon endroit directement, mais sur tous les sujets auxquels je crois qu'il m'associe plus ou moins (homosexualité, militantisme LGBT, féminité, bonne conscience de gauche), sujets qu'il introduit de son propre chef sans qu'il n'en ait d'ailleurs, je pense, bien conscience, bavard comme il est. D'une intelligence redoutable, il connaît à l'avance toute la panoplie d'arguments de ses interlocuteurs, arguments dont il a déjà évalué la pertinence, et contre lesquels il est parfaitement préparé à lutter. S'il est d'humeur charitable, il est même capable de venir améliorer par lui-même l'argumentaire de son contradicteur, s'il trouve ce dernier un peu faiblard, mais sans y souscrire pour autant le moins du monde.

Il y a des gens, comme ça, qui ont le don de vous faire ressentir votre propre puérilité, et vos propres limites.

Mais ce qui me déconcerte le plus chez lui, c'est qu'adossé à une rigueur intellectuelle qui forçait déjà mon admiration lorsque nous étions plus jeunes, et à une maîtrise évidente de toutes les formes de discours, on trouve aujourd'hui l'influence assumée d'une morale catholique très conservatrice, plutôt inattendue compte tenu de notre éducation à tous les deux, et à laquelle je n'arrive pas à me faire. Et qui s'exprime parfois de façon vraiment infantile, comme quand il relaye sur Facebook des informations douteuses, ou bassement polémiques, dont il assume la vulgarité qu'en tant qu'elles sont « révélatrices », selon lui, de « l'esprit de notre temps ». En fait, il a les mêmes réflexes oratoires, et les mêmes têtes de Turc, que ceux qu'on appelle en littérature les nouveaux réactionnaires, dont il m'avait d'ailleurs un jour conseillé quelques auteurs.

Mais comme, politiquement, il reste aussi très marqué par un passage dans un parti d'extrême-gauche, il y a de ça une vingtaine d'années, dont il a au moins gardé la haine du capitalisme et de la bourgeoisie, il en résulte une personnalité complexe, surprenante, acide, pétrie d'antagonismes, dont le moindre n'est pas la juxtaposition, dans son discours, d'analyses rigoureuses, nourries de faits, et de partis pris personnels, prenant souvent la forme de condamnations morales. Rien que de très humain là-dedans, nous sommes tous soumis à des influences, tous légitimes à nous forger des opinions, quel qu'en soit le moyen (éducation, réflexion, morale, expérience). Mais les contradictions de sa personnalité seraient plus faciles à vivre pour lui, et surtout pour son entourage, s'il les assumait, s'il les vivait en tant que composantes de sa propre subjectivité, et révélatrices de celle-ci seulement.

Au lieu de ça, il s'enferme dans un personnage cénobitique, un peu maboul, détenteur de savoirs ésotériques, condamné à vivre dans un monde pour lequel il ne serait pas fait, contempteur de la « modernité soixante-huitarde », du « sentimentalisme » et des « mauvaises mœurs » de notre temps, moquant le libertinage et l'aveuglement de ses contemporains comme un moraliste du XVII siècle, souffrant de vivre malgré lui dans une société tombée aux mains d'imposteurs (les journalistes), de tartuffes (les socialistes) et de grands Satans (les puissances de l'argent, les impérialistes, les sionistes). Cette représentation du monde fait évidemment de lui une victime – une posture que je connais bien, pour la pratiquer moi-même depuis longtemps –, mais aussi un censeur impitoyable, ce qui rend le personnage un peu irritant à la longue, surtout à l'écrit, et particulièrement quand il revendique une objectivation de point de vue à laquelle ne pourraient prétendre les autres, qui nageraient, eux, dans l'illusion, dans les lubies, et dans les propagandes de la « gauche néo-puritaine ».

Evidemment, les disputes et les « vaines polémiques » qu'il prétend vouloir éviter ne sont jamais que celles que cette posture provoque fatalement à son contact, et qui surgissent régulièrement dans ses fils de discussion sur Facebook. Pourtant, comme il ne semble pas animé de mauvaises intentions en soi, qu'il aime échanger avec les autres, et qu'il fascine par son intelligence, on aurait envie de lui montrer, sinon les errements occasionnels de sa pensée, en tout cas le caractère subjectif que celle-ci semble prendre parfois. Sauf qu'il n'espère que ça : que vous tombiez dans le panneau de tenter de lui démontrer quelque chose le concernant, et là il vous attend au tournant, gare à vous !, avec tous les instruments tranchants de sa rhétorique et de sa logique, pour vous mettre en pièces sans pitié.

Comme je n'ai aucune envie de me confronter à mon cousin – peut-être parce que le sentiment d'infériorité qu'il m'inspirait dans ma jeunesse opère encore –, et que je me sais techniquement moins armé que lui, lui l'agrégé de philosophie, lâchement je bavasse, je termine mon verre, on se fait une bise, et chacun rentre chez soi après le restaurant, en ayant soigneusement évité tous ces sujets.

Dimanche 5 mai 2019

Week-end rouennais.
Maman et moi allons rendre visite à Z. et F. dans leur maison SNCF de Clères. Première fois que je visite les lieux. Plus d'un an qu'ils s'y sont installés, et ils vivent encore dans un chantier. Et comme ils font tous les travaux eux-mêmes, et qu'ils sont moins à court d'idées que d'argent, il y a fort à parier qu'il en restera ainsi pour un moment. Mais le tableau est d'une poésie irrésistible, avec leur chat, leur potager, et leurs trois poules.

Visite du parc de Clères avec maman, sous un ciel maussade, mais l'endroit est beau par tous les temps.

Rentrons sur Mont-Saint-Aignan. Traversons Houpeville, la Forêt Verte, la Vatine. Je connais tous ces lieux, je les reconnais. Mais à les voir ainsi défiler derrière la vitre de la voiture, ils me paraissent inaccessibles, pour ne pas dire inconsistants, comme des carapaces vides. Parfois, quand je reviens comme ça sur Rouen pour le week-end, j'ai l'impression de faire un voyage dans ma mémoire, plutôt que dans le réel. Comme si la vraie vie, la mienne en tout cas, n'était pas là, et que mon destin me commandait d'aller voir ailleurs.
Drôle de réaliser comment ces lieux, autrefois si intrinsèquement liés à mes parents, à ma vie avec eux, à leur amour, à leur bienveillance, si évocateurs de mon enfance heureuse, si évocateurs qu'ils en étaient la vie même à mes yeux, me sont devenus à ce point inertes, à ce point dépourvus d'épaisseur et de vitalité, que lorsque le train qui me ramène à Paris démarre enfin, c'est presque du soulagement que je ressens.

Pourtant, la veille ou l'avant-veille, à mon arrivée en Normandie, au moment où mon train avait franchi le viaduc d'Eauplet, quelques minutes avant de s'immobiliser en gare de Rouen, j'avais éprouvé un certain plaisir, le plaisir de rentrer chez soi, le plaisir de retrouver sa famille, le plaisir d'une familiarité ressuscitée.
Mais la réjouissance est de courte durée. A mesure que je m'approche de ma maison d'enfance, en gravissant la rue de la Fraternité, je dois me rendre à l'évidence : même si maman est encore là, à lire le journal ou à s'affairer en cuisine, même si elle est encore là pour me dire bonjour en souriant, ni papa, ni mes sœurs, ni tous ces chats qui nous avaient fidèlement accompagné jadis, ne peuvent aujourd'hui m'accueillir. Une sorte de tristesse, d'abattement, me gagne peu à peu, malgré le soulagement que m'apporte encore la présence de ma mère.
Je m'affale sur une chaise, je prends une bière au frigo, je débite mon baratin de tâcheron parisien sur un ton blasé.
En octobre dernier
Est-ce que je me sens encore vraiment chez moi ? Je n'ose plus prendre possession des lieux comme autrefois. Je les regarde, je me dis : c'est marrant, ce salon, cette table, cette cuisine, ils m'ont vu partir pour l'école Berthelot, chaque matin, le cartable sur le dos, ils m'ont vu rentrer du collège ou du lycée, la mine renfrognée, avec une liste de devoirs à faire, de bonnes ou de moins bonnes notes à annoncer, et des secrets indicibles.
Par bien des aspects, cette espèce de vertige, ce mélange d'absence et de retrouvaille, ce télescopage proustien entre ce que je perçois des lieux présents, et le souvenir affectif que j'en ai gardé, je les avais déjà ressentis avec Vernet-les-Bains, avec l'appartement de papi et mamie. C'était une mélancolie d'ailleurs fort ancienne, qui avait commencé à me toucher dès le milieu de mon adolescence, bien avant que papi et mamie ne se séparent de leur appartement.
Mamie qui, coïncidence, était une grande admiratrice de l'œuvre de Proust, et qui, installée sur le balcon, face au Canigou, un livre entre les mains, rêvait peut-être silencieusement à sa propre enfance, aux fantômes de sa vie passée, dont j'ignore presque tout, et qui sont définitivement partis avec elle.

Mercredi 15 mai 2019

Quelques jours en Rhénanie-Westphalie.
A Cologne, bien aimé le Kwartier Latäng et le Belgisches Viertel, quartiers branchés, dynamiques, multiculturels, où le corset germanique s'entrouvre, où la fantaisie et l'insouciance deviennent soudain de mise, comme à Kreuzberg.
Vais boire des coups au Stiefel, bar alternatif qui me rappelle un peu les Folies de Belleville.
Pas grand-chose à faire à Cologne, à part le Museum Ludwig, et le zoo.
Architecture du centre ville assez hideuse, mais ambiance générale pas désagréable, moins conservatrice que dans d'autres grandes villes allemandes (comme Stuttgart).
Hébergement un peu nul, dans Agnesviertel (réveillé chaque nuit par la musique du voisin, poils suspects sur le drap, service minimum du logeur, bref on oublie).

Escapade d'une journée dans la banlieue de Essen, pour visiter le complexe industriel de Zeche – aujourd'hui désaffecté et muséographié pour la postérité. Absolument passionnant, j'ai dû quitter les lieux à regret vers 20h.
Installé dans un gigantesque bâtiment de style Bauhaus, le Musée de la Ruhr aborde la Ruhrgebiet sous tous ses angles : historiques, techniques, sociaux, environnementaux... Muséographie soignée, didactique mais pas trop.
Dans un local du rez-de-chaussée, un collectif d'artistes pratique l'art de la sérigraphie. Il y a aussi un musée du design, que je n'aurai pas le temps de visiter.
Du haut de la plateforme d'observation, sur le toit du musée, on prend la mesure de la profonde mutation que traverse la région depuis plusieurs décennies : à des kilomètres à la ronde, ce ne sont plus que parcs et forêts, un océan de verdure au dessus duquel tentent encore de percer cheminées, pylônes, et squelettes de gazomètres. Seules les anciennes photos en noir et blanc, qu'on peut voir dans les livres de la librairie du musée, permettent de se représenter ce qu'était la vie des gens dans cette région, du temps de sa splendeur industrielle – ou de sa misère, selon le point de vue.
En fin de journée, promenade dans la cokerie voisine, avec tous ses tuyaux et ses fourneaux du diable... désormais silencieux et inodores. Pour les amateurs d'architecture, de friches, de poésie industrielles, l'endroit est un régal. Une beauté austère et monumentale, un témoignage de puissance et de déclin, un héritage empoisonné (les sols sont encore profondément affectés) et un poumon de verdure à la fois.
Par contre, lorsque j'ai commencé à arpenter les rue piétonnes du centre-ville d'Essen, vers 20h, à la recherche d'un endroit où grailler, j'ai trouvé l'ambiance si triste qu'au bout d'un quart d'heure j'ai fait demi-tour vers la gare. Dîné dans une Braurei réputée de la banlieue, installée dans une ancienne usine en brique.

Rentré en France en faisant une halte à Aix-la-Chapelle, dans une atmosphère presque estivale, malgré une petite fraîcheur pas désagréable (pour l'allergique à la chaleur que je suis).

Lundi 20 mai 2019

Rêvé d'amour cette nuit.
Je n'en garde que cette image de moi, allongé sur un lit, enlacé contre le torse d'un jeune homme.
Ses traits m'étaient inconnus et familiers à la fois, comme le sont parfois les personnages des rêves. Grand, élancé, athlétique (tant qu'à faire), de type méridional, il acceptait mon amour avec la sagesse de celui qui en a vu d'autres. Nous nous parlions peu, mais avec empathie, et avec une sorte de compréhension mutuelle de nos psychologies respectives. J'avais la crainte de perdre son amour un jour, mais je savais au fond de moi que cette crainte n'était pas fondée, et je savais qu'il fallait dépasser cette question – en tout cas que cela ne faisait aucun sens de la poser en ces termes maintenant.

Mercredi 19 juin 2019

Je n'ai pas la force de relater toutes les histoires de voisinage qui secouent la copropriété depuis des années, avec les inimitiés entre résidents, les alliances de circonstances, les scandales qui éclatent en AG, et puis avec les voisins eux-mêmes, leur grain de folie, plus ou moins gros...
En tout cas, il y avait barbecue dans la cour de l'immeuble, à l'occasion de la fête des voisins, dimanche dernier.
J'avais zappé celui de l'année dernière, mécontent que j'étais d'un projet de rehaussement du toit du bâtiment B, projet bassement vénal lancé par l'un des copropriétaires, et qui menaçait quelque peu mon vis-à-vis.
Comme chaque année, les sempiternelles figures de la copropriété étaient au rendez-vous, des grandes gueules pour la plupart, mais il y avait aussi de nouvelles têtes, comme ce petit minet timide, qui est arrivé dans un costume trois pièces complètement incongru. « J'aime les beaux habits, ça fait partie de mes valeurs » nous explique-t-il. Comme il se trouvait que l'espace de coworking du RDC – dont tout le monde se plaint depuis des années du raffut qu'ils font – organisait justement ce dimanche un casting pour une marque de vêtements de "créateur" – dans la fumée des saucisses-merguez, on voyait en effet défiler des blacks sur leur 31, et des loulous endimanchés –, tout le monde l'a poussé à y participer, vu que, malgré son élégant costume 3 pièces, il avait avoué rechercher du boulot et des bons plans pour l'été.

Rue Vaucouleurs, la jeunesse pousse ainsi les vieux vers la sortie, et ceux qui s'installent dans l'immeuble appartiennent à un nouveau genre. Ils travaillent dans le commerce, dans le marketing, dans l'industrie du vêtement, ils connaissent tous les bars branchés et les bons fromagers du quartier, et vas y que je t'explique la cuisson de la côte de bœuf – ma bonne dame, les restaurants ne savent plus cuire la côte de bœuf, tout se perd ! – et vas y que je m'y connais en race bovine, tu préfères l'Angus ou la Salers ?, etc. et ça parle cépages, et ça parle du petit caviste de la rue Saint-Maur, qui te vend des vins naturels tip-top, etc. Tout l'abcédaire de la coolitude parisienne.

Ma tête de turc : le directeur financier d'en face, dont je redoute les locations Airbnb chaque été, et qui commence à donner une leçon de comptabilité à une voisine, qui n'avait rien demandé, et qu'il devait trouver un peu quiche, après qu'elle se soit étonnée de sa frénésie d'acquisitions immobilières dans le quartier.

Lundi 8 juillet 2019

Décollage pour Bilbao jeudi matin à l'aube, alors qu'une canicule sévit sur la France depuis trois jours.
Plus personne aujourd'hui ne doute du fait que ces épisodes de chaleur sont la conséquence du réchauffement climatique, si bien que quitter une ville comme Paris dans ces conditions prend un sens quasi eschatologique.

Des mégapoles transformées en fournaises, où s'entasseraient des laissés-pour-compte et des réfugiés climatiques, des cités infernales, pilotées à distance par des élites qui auraient colonisé les derniers oasis de fraicheur de la planète, c'est sur ce genre de délire dystopique que je commence à piquer du nez, sanglé à mon siège d'avion... avant d'être réveillé par la voix suave du chef de cabine annonçant que la boutique en vol vient d'ouvrir, et qu'une réduction exceptionnelle de 20% s'applique sur tous les produits.

Bref, Bilbao.

Architecture rustique, montagnarde, assez fruste. Plaisantes vue de loin, avec leurs grands toits de tuiles rouges et leurs murs blancs, les maisons basques se désagrègent aussitôt qu'on s'en approche. Soit parce qu'on a laissé se construire des immeubles en béton en style néo-traditionnel autour, soit par l'emploi de matériaux de mauvaise qualité, soit faute d'entretien, ou que sais-je. Ou alors c'est moi qui devient une bourgeoise idiote, c'est possible aussi.
Mais en ville, c'est pareil. A côté de ces immeubles 19ème typiques, avec leurs bow-windows, leurs chambranles rustiques, et leurs grilles en fer forgé, on trouve des bâtiments tout piteux, aux peintures écaillées, aux fils électriques qui pendouillent, aux lampadaires rongés par l'humidité. Sans parler de ces jolies constructions Art Nouveau, qui émergent encore, ici et là, témoins du riche passé de la ville.
Bref, un joli fouillis, que je me surprends à relever – oui, qu'est-ce qui me prend d'observer et de décrire comme ça l'architecture des villes du Pays basque ? Ça doit être la chaleur qui me fait perdre la boule.

D'ailleurs, le premier jour, une masse d'air brûlante digne d'une campagne sicilienne balaye la ville. Elle surprend tout le monde sur les coups de midi, et repart en fin de journée aussi vite qu'elle était arrivée. Je me réfugie au Musée Basque pour m'en protéger. Je somnole dans une salle déserte, assis sur une chaise de gardien, entre un métier à tisser et une collection de poteries. Puis je traîne dans les rues suffocantes du quartier d'Abando, tel un escargot desséché. Je m'achète une glace, qui fond aussitôt. Je finis comme un fruit confit dans l'air conditionné du musée des Beaux-Arts.

Le lendemain, les températures sont redevenues clémentes, et je « fais » le Guggenheim. Expos pointues, si pointues qu'elles frôlent la caricature (Holzer, Fontana), à mon goût en tout cas, mais une certaine variété dans les oeuvres présentées devrait permettre à chacun de trouver son bonheur (Richter, Kiefer, Basquiat, Morandi...) dirais-je avec la hauteur d'un grand critique d'art.

Sandwich sur le pouce, au pied d'un gros « Puppy » débonnaire et fleuri – une énième koonserie –, puis métro direction Plentzia/Gorliz, une station balnéaire à une dizaine de kilomètres sur la côte au nord de Bilbao. C'est l'heure de la sieste, les rues du vieux village sont assoupies, mais il y a du monde sur la plage, une grande plage de sable aux eaux tranquilles. Je pose mes affaires sur le sable brûlant, je me tortille dans mon paréo pour me changer, et me voilà à l'eau. Soupirs d'extase... Je me sèche, je marche un peu, et je m'octroie une petite bière, sur une guinguette face à la mer, dans une atmosphère délicieuse de fin de journée. Pas de touristes, pas de commerces, pas de voitures, juste des familles, des ados, le soleil, et une campagne verdoyante derrière le front de mer.

Je clos assez stupidement cette excellente journée en commandant chez le boucher un poulet entier (prédécoupé, mais entier), accompagné de frites pour au moins 4 personnes. Réalisant mon erreur, je n'ose revenir sur ma commande, je paye, je demande des couverts en plastique, et je m'éloigne la tête haute, avec mes deux énormes barquettes sous le bras, en faisant mine d'ignorer le sourire en coin du boucher. Je m'installe sur un banc public, face au port de plaisance, et je commence mon festin, bien décidé à en manger le plus possible, comme si me gaver de pollo asado allait me permettre de revenir sur mon erreur et d'atténuer ma propre sottise.

Samedi, traversée de la réserve d'Urdaibai en train. Végétation luxuriante, très belle, que le climat océanique rend possible.
Descends à Bermeo, le terminus de la ligne. C'est le week-end, les terrasses du vieux port sont prises d'assaut par les locaux, qui viennent endimanchés, avec bambins et grands mamans.
Prends place à une table qui vient de se libérer, où je m'enfile deux verres de vin en picorant des pintxos. Comme les tapas, j'en raffole, surtout de ce truc bien gras, là, ce petit canapé de jamón et de fromage de brebis, avec quelques airelles sur le chapeau, miam.
Avant de rentrer, je fais halte dans le petit village de Mundaka, un lieu très prisé des surfeurs paraît-il, mais en guise de surfeurs, je verrai surtout des adolescents du village plonger dans le port depuis la jetée.
De retour sur Bilbao, je traîne dans la Goienkalle, la rue des bars branchés. A partir de 21h, elle se remplit du raffut indescriptible que seuls les Espagnols arrivent à produire ensemble, un bruit parfaitement homogène et continu, comme un avion au décollage.

Je note que tous les Basques ne sont pas des bucherons portant béret, jouant à des jeux de force à longueur de temps.
Jon, mon logeur, par exemple, est un scoubidou à lunettes qui travaille dans le marketing. Dans sa cuisine, il prépare des sortes d'œufs mimosa en suant à grosses gouttes, en vue d'un pique-nique à la fraiche. Il en revient le soir épuisé, car il s'est avéré que les autres convives parlaient un dialecte qu'il ne comprenait qu'au prix d'une intense concentration. « Ici, presque chaque village a son dialecte. Moi je parle le basque de San Sebastián, où je suis né » m'explique-t-il.
Il est en couple avec un jeune Chinois, que j'apercevrai furtivement un soir.
Ils ont deux chats, Pistatxio, une femelle mince et tigrée, très distinguée, mais un peu peste, comme peuvent l'être les femelles d'appartement, mais pas trop non plus, ainsi qu'un chaton de deux mois, Pipa, qu'ils ont dû isoler dans la salle de bain, car Pistatxio le rejette. Désespérés, ils ont été jusqu'à consulter un éthologue, qui leur a concocté tout un programme d'exercices visant à acclimater progressivement les deux fauves.
Pipa sort de sa cage quand je vais aux toilettes, et se précipite sur mes mollets pour les mordiller tout en ronronnant.
Au final, j'étais plutôt mal chez eux.

Arrivée à Saint-Sébastien dimanche midi. Plus chic que Bilbao. Fini l'ambiance péquenot et les danses tradis sur la grand place devant l'église. Encore que ça sent pas mal la pisse, à proximité des buissons de la gare. Rapport à l'omniprésence des Français dans la ville, sans doute.

Mais je suis mauvaise langue.

Je me remplis la panse à la Casa Urola, debout contre un comptoir. J'enchaîne les verres de Crianza en picorant des pintxos. Le serveur qui s'occupe de moi n'est pas très communicatif, il fait trente-six mille choses à la fois derrière son comptoir, et au début je n'arrive pas à savoir s'il comprend ce que je lui baragouine. Mais, tout comme les serveurs des tavernes populaires de Séville, il connait bien son métier, et la boustifaille finit par arriver comme elle se doit sur mon bout de comptoir. Ouf, le franchute est rassuré.

Le ventre plein, je traine ensuite ma carcasse le long de la plage en regardant les touristes allemands affalés sur leur serviette, les Britons cramoisis qui se mettent à l'eau précautionneusement, et les muchachos locaux qui font les pitres sur le sable. Puis je somnole sur un coin de la plage d'Ondarreta.
Quand je reprends conscience, je ne sais plus où je suis.

Dîne au Topa Sukalderia, d'un mélange sophistiqué de cuisine basque et latino-américaine. Frais, relevé, pétillant, surprenant, bref, après trois jours d'une gastronomie pas spécialement légère, voilà qui tombe à point. Je savoure mon ceviche en sirotant une michelada sur fond de reggaeton. Les serveuses sont sympas, elles me décochent des petits sourires de temps en temps.

Promenade digestive dans le quartier de Gros, alors que la nuit a envahi les trottoirs et obscurci la mer. Je regarde les grands nuages de sable qui volent derrière la machine à nettoyer la plage. Les passants pressés de rentrer chez eux, qui semblent fuir des fantômes. Les vitrines illuminées des boutiques de surfeurs. On est dimanche soir. Sur la Plaza de Catalunya on se presse de ranger les dernières chaises. Un couple de jeunes mecs, bien gaulés, bien habillés, très jet-set gay, s'arrêtent en silence devant la porte d'un immeuble. L'un compose le digicode, tandis que l'autre se tient à distance, en regardant ailleurs, comme s'ils venaient de se disputer.

De moi en tout cas, personne ne se soucie. Je suis transparent, comme d'habitude, où que j'aille.
Sauf cet après-midi, quand j'ai été aux toilettes de la plage, et que j'ai senti le regard insistant d'un bon père de famille (vraiment pas sexy) se poser sur moi alors que je me lavais les mains, et qu'il m'a suivi dans les escaliers, malgré mon obstination à ne surtout pas le regarder.

Je loge chez l'habitant, dans un immeuble moderne du centre ville. L'habitant en question est une femme d'une quarantaine d'années, pas désagréable, mais pas là pour bavasser non plus, qui vit seule en compagnie d'un petit chien (– Como se llama ? m'enquiers-je d'un air faussement intéressé – Maximiliano, me répond-elle en le tenant dans ses bras) et d'une petite fille, dont je découvre avec surprise l'existence au moment d'ouvrir la porte de la salle de bain – dont elle a oublié de tirer le verrou –, et alors qu'elle est en train de faire pipi, ce qui provoque la panique que l'on imagine.

Arrivée à Biarritz le lendemain sur les coups de 13h.
Grignote un sandwich devant le casino, puis me jette à l'eau. Pas difficile, vu comment ça remue ici.
Fais quelques emplettes dans un centre commercial d'Anglet. Quelle idiote, je perds un temps fou à choisir une crème hydratante à la pharmacie, alors que je voulais me promener dans Bayonne.
Du coup, pas le temps, vu que mon car pour Seignosse part à 19h20.

Et c'est là, à Seignosse, que je passerai les 4 jours suivants, en compagnie de JC, de Ben et d'un ami à eux, dans une maison du vieux bourg qu'ils ont louée. Maison confortable, avec jardin, un excellent spot. Baignades sur la plage des Casernes, bouquinage les pieds dans le sable, repas sur la table du jardin.
Ambiance relax, discussions légères et décontractées – JC, Ben et moi, on se connait trop, et on s'apprécie trop pour faire des manières –, mais, pour cette raison précisément, discussions qui en disent considérablement plus que ce que l'on pense exprimer sur le moment, dès l'instant où quelque chose n'a pas été dit, et manque de l'être.
Vendredi soir, JC m'amène en voiture à Dax, et je monte dans le dernier TGV pour Paris, un Vernon Subutex et un sandwich club à la main.

Repars sur Lausanne dès le lendemain matin, pour un week-end "entre filles", avec Chr., D. et Cl.
Quand je débarque dans l'appartement de Ch., vers 16h, les volets sont tirés, et tout le monde fait la sieste. Je secoue la smala, et nous prenons le bus pour aller barbotter sur la plage de Lutry.
Le soir, psychodrame de Cl., qui, avinée, déclare ne plus supporter les reproches que lui adresse Ch. depuis son arrivée. Je redoutais un peu un scénario catastrophe de ce genre, à cause du week-end de l'an dernier à Lyon : l'hystérie de Cl., la présence de S., en bas âge, les différences de vue sur l'éducation des enfants, le stress contenu de Ch. etc.
Mais je suis trop reposé et trop heureux de mes derniers 8 jours de vacances pour que ces crises m'atteignent.
Papote avec Ch. jusqu'à cinq heures du matin, après avoir ingurgité tous les mélanges d'alcool possibles. Le lendemain, allongé sur mon clic-clac dans le salon, je vois D. et Cl. qui plient bagage. J'ai mal au crâne. Ch. et S. qui comatent. Du coup, visite en solo de l'Ermitage, une dernière trempette dans le lac, et retour sur Paris, après avoir fait provision de fromages suisses au Aldi de la gare.

Vendredi 26 juillet 2019

Nouvel épisode caniculaire.

Au boulot, il y a la clim, mais le soir, il faut affronter la fournaise des rues, pénétrer dans son appart parisien irrespirable, retrouver Niko-Niko écrasée par la chaleur. La nuit ne rafraichit plus rien : dans les rues de Paris ce matin, il faisait encore 29°.
Chacun limite ses efforts, recherche désespérément un peu de fraicheur, sous un ventilateur, dans un magasin climatisé, dans un jardin publique. Comme hier soir, au parc de Bagnolet, avec toute la clique des Lilas – pique-nique.
N. toujours aussi ambigu avec moi. Il parvient, au travers de phrases censées me témoigner de l'attention, à m'exprimer quelque chose de désagréable. A faire des actes manqués, quoi. Comme quand il se sent obligé de m'assurer que ce 13 juillet dernier, jour de mon anniversaire, il a pensé à moi – « on a pensé à toi, hein » –, façon de s'excuser du fait qu'il ne m'a envoyé aucun message de vœu ce jour-là (lui si à cheval sur ce genre d'amabilités), révélant du même coup, soit qu'il s'est volontairement abstenu de m'envoyer le moindre message, soit qu'il est en train de me mentir et qu'il n'a nullement pensé à moi. Je me garde évidemment de le lui faire remarquer, et je lui assure que tout ceci n'a aucune importance, et je picore une olive d'un air détaché. Je me garde aussi de lui rappeler qu'il ne me donne plus signe de vie depuis des mois, et que si nous nous voyons ce soir, c'est bien parce que je les ai contactés.
Evidemment, ce n'est pas tant le fait que N. ait oublié mon anniversaire qui me chagrine (il l'« oublie » systématiquement depuis plusieurs années, après avoir été fidèle à la tradition de me le souhaiter pendant 10 ans) que le fait qu'il s'obstine à vouloir me convaincre de l'existence chez lui de quelque chose qui n'est pourtant plus là, ou qui a beaucoup reflué en tout cas, et ce en dépit des évidences. Il faut toujours qu'il essaye de faire des démonstrations aux autres, d'emporter leur conviction, et avec moi plus particulièrement, j'ai l'impression, comme s'il guettait en permanence le scepticisme avec lequel j'allais accueillir ses paroles, et qu'il en prenait déjà ombrage. Alors qu'on lit dans sa tête, et dans ses gestes, comme dans un livre ouvert.

Ce soir, après le boulot, film-docu sur D. Darc, au Louxor. G. y fait plusieurs apparitions, c'est assez marrant. Mais film assez morbide dans l'ensemble, à l'image de ce que le chanteur était devenu malheureusement. C'était vraiment un poseur.

Etrange sensation, en sortant du ciné climatisé, de se retrouver dans cette fournaise, avec en tête l'ambiance un peu sinistre du film. Il était 21h, et il faisait encore 38°. Le soleil venait de passer sous l'horizon, des nuages menaçants s'étaient amoncelés dans le ciel, un éclairage de fin du monde était tombé sur les boulevards parisiens. Tout le monde semblait abattu, exténué, au bord du collapsus.
Il faisait si chaud, si sec, l'air était si immobile, qu'on ne sentait plus rien, plus aucune odeur. Même la puanteur ordinaire du trottoir parisien semblait avoir été annihilée par la température. Plus aucune trace de vie animale. Plus un pigeon sur les toits, même les insectes semblaient avoir disparu.

C'était une situation hors du commun, anormale, qui perturbait le quotidien, plongeait chaque être vivant dans une sorte de détresse.

Mais le plus désespérant, dans cette histoire, reste peut-être encore l'accueil réservé à cette jeune militante écologiste suédoise, G. Thunberg, venue tenir un discours sur le climat devant quelques parlementaires français. Alors que son discours était d'une clarté et d'une sincérité indiscutables, étayé par des considérations d'ordre strictement scientifique, il s'est trouvé, dans ce contexte de canicule hors-norme, pourtant de nature à faire réfléchir, un certain nombre de commentateurs et d'éditorialistes franchouillards pour remettre en question l'authenticité de son propos, voire pour se laisser aller à des attaques d'une goujaterie et d'une sottise à pleurer. Pire, ces moqueries auraient été largement relayées sur les réseaux sociaux. Alors, si même cette canicule, qui n'est que l'une des manifestations du réchauffement climatique, parmi d'autres, n'est même pas de nature à unir la société autour d'un constat d'urgence, le pire reste effectivement à venir. Sans doute aussi que le spectacle de la jeunesse qui se rebelle, quel que soit le motif cette révolte, fera toujours trembler ceux dont la situation est bien établie. C'est universel. Mais quand on a 15 ans aujourd'hui, que peut-on attendre de l'avenir, dans un contexte pareil ?

Samedi 3 août 2019

23h, je traîne dans le Marais sans conviction.
Je m'arrête au bar "El Hombre", non loin du boulevard de Sébastopol.
Je viens grossir les rangs de la petite population de quadras défraichis qui sirote son verre dehors, sur la placette devant le bar. Des habitués. Ça cause produit contre le jaunissement des cheveux. « La marque, c'est Revlon ».
Pantalon skiny en forme de salière, taille de brioche en haut, et mollets atrophiés en bas. Lunettes rétro et polo saumon fatigué. L'éternelle chemise à fleurs. Le tee-shirt Fly Emirates. La veste Zara tristoune. La casquette pour cacher la calvitie.
« Ah bon ? T'as un mari en ce moment ? » qu'il dit, émoustillé.

Dimanche 25 août 2019

Descends sur Toulouse lundi 12. Hébergé par C. dans sa maison de St Cyprien. Dinons sur une terrasse des alentours, avec L., son copain hématologue. Discussions à bâtons rompus, alors qu'une petite fraicheur pas désagréable tombe sur la ville rose. Ne m'attendais pas à parler avec eux de philosophie postmoderne (qu'ai-je à dire sur Derrida ?), ni du Bloomsbury Group.
Au milieu de la nuit, fais une crise d'asthme. Suspecte immédiatement leurs deux chats sibériens, deux charmants félins qui se sont faufilés dans ma chambre pour me faire des câlins, et qui laissent derrière eux des montagnes de poils longs et collants. Et moi de suffoquer comme un poisson hors de l'eau, incapable de me rendormir. Et je n'avais pas emporté mes médocs évidemment. N'en souffle mot à C. au matin, elle serait capable de se débarrasser d'eux – vu qu'ils sont censés être d'une race hypoallergénique, rapport à son fils, également asthmatique. L'ironie du sort, comme on dit.
J'ai beau la connaitre depuis 30 ans, C. me surprend toujours.
D'un côté, elle respecte tout un tas de normes sociales attendues (stabilité et réussite professionnelles avant toute chose, soumission aux règles hiérarchiques, adhérence au modèle familial traditionnel, solidarité familiale, mode de vie urbain, centralité du domicile, interactions limitées avec les autres classes sociales, opinions politiques libérales, etc.) qu'on pourrait résumer par la préservation du statut social – et je ne m'étonne pas qu'elle défende quelqu'un comme Macron – et de l'autre, elle exprime un dédain du prestige, un détachement vis à vis des choses matérielles, et surtout un mépris total pour les convenances, tant publiquement que dans la sphère privée – à la limite de l'insolence – qui ne laissent pas de m'amuser. J'ignore si cette impertinence, souvent non dénuée d'humour, est une tentative de défense contre sa tendance à la conformité sociale (à laquelle elle finit cependant par donner le dernier mot) mais c'est sans doute l'une des choses qui m'a toujours le plus séduit chez elle. Certainement plus que sa défense de Macron, ça c'est sûr.

Bref, 11h15, je monte dans un TER bondé pour Perpignan, après avoir réussi à me dégoter de la ventoline dans une pharmacie.

Arrive à Vernet sur les coups de 16h, un peu comme dans un rêve.
J'ai loué une petite maison en pierres, à deux pas de l'ancien appartement de p. et m. De loin le meilleur hébergement que j'aie déniché là-bas depuis 15 ans. Enfin un logement dont le mauvais goût de la déco ne me déprime pas. Lumineux, calme – si l'on fait abstraction de la circulation sur la route de St Saturnin, toute proche – j'y retrouve des sensations familières, similaires à celles qu'on avait dans l'ancien appartement. La même lumière éclatante au petit matin, les mêmes ambiances nocturnes, la même vue sur le massif du Canigou.
Mais point de mélancolie au programme. Me reposer, aller à la piscine, randonner, bouquiner, je n'ai pas d'autres intentions en descendant à Vernet cette année.
Ce qui ne m'empêche pas de jeter un œil, de temps à autre, en direction des fenêtres de l'ancien appartement, moins par nostalgie véritable, que pour éprouver en moi la fuite du temps, et l'impermanence des choses, si j'ose dire. Dépossédé des meubles et des différents objets dont mes grands-parents s'étaient entourés, l'appartement de Vernet n'existe plus. On l'a désacralisé. Cette année, je crois qu'il a bel et bien disparu.

Séjour solitaire, donc, avec des écrivains pour seuls compagnons.
En l'occurrence, Hervé Guibert, et son ami qui ne lui a pas sauvé la vie.
Lecture passionnante, pour la thématique et pour l'époque, mais non exempte d'épines.
Il y a la valeur du témoignage sur les premières années sida, sur la façon dont la maladie a pris tout le monde au dépourvu, sur le quotidien des malades, l'attitude de l'institution médicale, etc.
En particulier, Guibert a cette intuition que, face au sida, il faut briser le silence, quitte à créer le scandale, et qu'en tant qu'écrivain, comme en tant que malade, il se sent légitime pour faire ce travail de dénonciation.
Il montre aussi comment l'imminence de la mort modifie, pas seulement les comportements, mais les êtres eux-mêmes, dans leur identité.
Mais au delà de la valeur de ce témoignage, je trouve que son "jeu de massacre" ne l'honore guère. On sait bien qu'à l'approche de la mort, certains personnes, se sachant condamnées, deviennent méchantes. Jalousie d'apprendre que les autres leur survivront ? Douleurs lancinantes qui finissent par leur faire perdre la raison ? Ou ultime repentance publique, à laquelle ils succombent dans l'urgence ?
Cette mort qui avait tant fasciné Guibert lorsqu'il était bien portant, maintenant qu'elle s'annonce à lui officiellement, elle se met à l'angoisser, à l'empêcher de travailler, elle lui fait rechercher des coupables, redresser les torts des uns, et railler l'attitude des autres.
On ne peut reprocher à personne de paniquer devant la mort. Mais il faut bien reconnaître que cette panique s'avère rarement flatteuse.

Narcissique et calculateur, Guibert a ce côté "Poussez-vous, plèbe infâme, je vais mourir" qui m'insupporte dès le premier chapitre.
Je me moque qu'il ait révélé, sous le masque de l'autofiction, tel ou tel aspect de la vie privée des gens. On le lui a reproché, parait-il. Moi c'est le personnage Guibert, égocentrique et altier, qui m'agace.
Son attitude face à la mort contraste avec celle de Foucault (dont il relate brièvement l'agonie) : mort en catimini dans une chambre d'hôpital, Foucault pensait, semble-t-il, avec une coquetterie un peu surprenante quand on sait le peu d'intérêt qu'il portait à l'individualité en général, qu'il pourrait polir son image post-mortem, en en corrigeant les imperfections (il avait ordonné qu'on détruise ses manuscrits) et les laideurs (sa déchéance). Guibert au contraire, au nom de la vérité et de la liberté, clame haut et fort, à qui veut l'entendre, à la fois les injures commises par le virus sur son corps, et l'injustice morale dont il serait victime – cette histoire de vaccin dont il n'aurait pu bénéficier en raison des manigances d'un homme d'affaires – une dénonciation bien dérisoire en regard de l'ampleur de la pandémie. Et le livre de se conclure sur ce non-événement, sur cette obscure histoire de vaccin jamais obtenu, laissant au lecteur un gout d'inachevé, n'exposant finalement rien d'autre que les contradictions de l'auteur face à la mort, entre sa fascination personnelle pour la damnation et ses obsessions de malade imaginaire.

Au passage, Guibert n'est pas le seul à avoir ressenti la nécessité de rompre le silence autour du sida. Il l'évoque un moment dans son bouquin : la fondation en 1984, par l'ex-compagnon de Foucault, de l'association Aides. Ce qui pousse Guibert à écrire un livre, un livre de conjuration d'angoisses, en amène d'autres à se lancer à corps perdu dans un projet militant, autour de valeurs d'entraide, de solidarité, un projet visant à changer l'ordre des choses, pas juste pour soi, mais aussi pour les autres.
Et entre les deux attitudes, je préfère évidemment la seconde.

Surtout quand je glandouille royalement dans une station thermale des Pyrénées...

A part ça, mon venin étant craché, quoi de neuf à Vernet ?
Pas grand-chose.
Après des années passées à râler sur l'accueil lamentable que ce fichu village réserve à ses hôtes de passage, quelle surprise d'y faire un si bon séjour cette année.
Beaucoup de britanniques. Eux qui avaient été si nombreux à coloniser cette station à la fin du 19ème siècle, maintenant que l'endroit se dépeuple et devient moribond, les voilà de retour.
Car non, Vernet n'a pas retrouvé son "dynamisme", si j'ose dire, de la fin des années 80.
Un soir, un concert de rock est organisé sur la place du village. J'en perçois les échos depuis le balcon de ma petite maison. Des reprises de U2, de Police, de Bruce Springsteen... Ça ne donne pas très envie, mais je décide d'y faire un tour. Je m'attends à retrouver le même genre de public qu'à l'époque des "bals-disco", quand l'air de la Lambada soufflait sur tous les campings de France : un mélange de la jeunesse locale, enchantée qu'il se passe enfin quelque chose au village, et de la progéniture boutonneuse des vacanciers, qui va pouvoir se bécoter discrètement dans un coin. J'arrive donc sur la place du village, et là, en guise de jeunesse en goguette, je tombe sur une poignée de quadragénaires avachis sur des sièges en plastique, qui applaudissent poliment à la fin de chaque morceau.

La plante odorante mystère...
A part ça, toujours cette même lumière, cette même pureté de l'air, et ces mêmes odeurs exquises.
Il y a le buddleia, dont le parfum embaume les berges du Cady. Il y a évidemment ces pins, omniprésents, à la senteur si vivifiante.. Et il y a cette plante à l'apparence anodine, dont je ne connais toujours pas le nom, qui pousse sur les rocailles, le long des sentiers, et qui, exposée au soleil, dégage un parfum envoûtant, un arôme de soleil et de montagne mélangé, que je n'ai jamais senti ailleurs que sur les pentes du Canigou.

Vendredi, randonnée d'une journée, du Col de Mantet jusqu'à Vernet, en passant par la Porteille de Rotja et le Pla Guillem. J'avais déjà expérimenté ce circuit en 2008. Sans conteste l'un des plus beaux qu'il m'ait été donné de faire dans le Massif, avec des vues panoramiques tout du long. Au sud, les montagnes bleutées de la Catalogne. A l'ouest, les sommets gris et austères de la vallée d'Eyne. Au nord, les lointaines collines du pays cathare. Et à l'est, la fière forteresse du Canigou, ultime contrefort des Pyrénées avant le plongeon dans la Méditerranée.
Qui c'est qu'est fier comme Artaban d'avoir gravi des montagnes ??
Pendant douze heures, je ne suis plus qu'une bulle d'euphorie et de plénitude, rempli seulement du bonheur de l'émerveillement. Un état de contentement total, physique et psychologique. Il y a sans doute des résonnances avec les promenades qu'enfant je faisais avec papi, – ces petites promenades qui m'enchantaient, mais qui ne m'éloignaient jamais beaucoup du village, et à l'issue desquelles je me demandais : mais comment est-ce, plus haut ? A quoi ça ressemble, quand on continue de monter ? Cette randonnée en haute montagne me renvoie aussi à tout un tas de symboles constitutifs de ma psychologie : cette idée du chemin que l'on suit, et que l'on conserve pour ne pas se perdre dans le labyrinthe des possibles, cette construction de soi au travers du cheminement, cette idée du défi personnel que l'on se lance et que l'on relève seul, ces ténèbres où l'on est plongé ab initio, et qui s'estompent avec l'effort et le temps, cette vue sur les choses qui va s'élargissant à mesure que l'on s'élève, cet apprentissage et cette expérience intime de la beauté, que je pressentais enfant, et qui se révèle dans sa totalité une fois adulte.
De retour dans ma petite maison en pierres, au coucher du soleil, je ferme les yeux, et me reviennent alors les harmonies contemplatives de ce morceau d'Arvo Pärt, depuis longtemps associé pour moi aux montagnes du Canigou et à ses mystères : Mein Weg hat Gipfel und Wellentäler.

Sur un mode moins lyrique, une petite anecdote en passant :

Juste avant l'apparition divine
Alors que je suis en train de faire des photos dans le bois de Mariailles, en fin de journée, j'entends les pas de quelqu'un qui s'approche. Je lève les yeux, et là, sur le sentier devant moi, surgit un beau mec, jeune, torse nu, imberbe, baraqué, superbement musclé, gaulé comme un gladiateur, avec des pecs énormes, la peau luisante de transpiration, et un gros sac sur le dos. Une plastique d'enfer, exhibée avec ostentation. Brun, les traits slaves, il n'est manifestement pas d'ici. On le dirait tout droit sorti d'un porno gay russe, ukrainien, tchèque, que sais-je. Quel choc. L'appareil photo a failli m'en tomber des mains.
Je voudrais lui faire de l'œil, mais impossible, il est trop canon. Même dans mes rêves érotiques nocturnes, je ne vis pas des scènes pareilles.
Le gars a l'air un peu soucieux, comme s'il cherchait son chemin. Il me dépasse, s'arrête, se retourne, et me demande avec un léger accent : combien de temps encore avant le refuge de Mariailles ?

En 10 secondes, on assiste alors à une synthèse du drame de toute ma vie : au lieu de saisir la perche et d'engager la conversation avec lui, comme l'aurait fait n'importe quel pédé normalement constitué, je lui réponds sobrement, comme une idiote, avec un petit sourire à la Mona Lisa, qu'il en a encore pour 45 minutes. Il me demande : – 45 minutes en montant ? – Oui, 45 minutes en montant. (vu qu'il a compris que moi je descends). Il me remercie et nous reprenons chacun notre chemin.
Je me retourne au bout de quelques mètres, et je vois qu'il s'est arrêté de nouveau, il semble hésiter entre deux sentiers. Mais je le laisse se débrouiller. Trop d'émotion pour moi tout ça, vite, fichons le camp.

Une synthèse du drame de toute ma vie, oui, car voici ce que je me suis dit sur le coup : il est 18 heures passé, donc il est tard, donc ce gars-là va coucher au refuge, donc ce gars-là est pressé (d'ailleurs il transpire beaucoup, donc il marche vite), donc ce n'est pas la peine de me faire des plans sur la comète, donc ce n'est pas la peine de le retenir avec des questions reloues. Il m'a adressé la parole, OK, mais je n'ai pas vu de petite lumière dans son regard, c'est poker face à tous les étages, donc la situation n'est pas engageante. Or la simple idée que je puisse déranger quelqu'un me prive de tous mes moyens. Ce n'est pas seulement une espèce de peur intégrée héritée du collège – la peur d'être frappé ou dénoncé publiquement –, ce n'est pas seulement un manque d'à-propos, c'est une attitude réflexe chez moi, où se mélangent mon pessimisme naturel (il est trop beau, il n'est pas intéressé) et un truc que je pense être du savoir-vivre – on n'importune pas les inconnus dans la rue – mais qui, vu de l'extérieur, passe au contraire pour de la rudesse et de la froideur, et dissuade les gens d'insister.

Enfin voilà, c'était la petite parenthèse érotico-bucolico-psychologico-gay de mon voyage.
Les jours suivants, je soigne mes courbatures et mes doigts de pied endoloris en allant barboter à la piscine, c'est moins sexy.
Et c'est à regret, 6 jours après mon arrivée, que je remballe mes affaires, et que je grimpe dans un bus pour Perpignan.

A Sète, suis accueilli par S. dans son appartement de la rue Villaret-Joyeuse.
Deux ans maintenant qu'elle a quitté Paris pour ce quartier des hauteurs de Sète, où un grand F2 en rez-de-chaussée lui tient lieu à la fois de logement et de boutique pour exposer son travail. Forcément, l'accent de son Midi natal lui est revenu au galop, et elle a facilement lié connaissance avec tout le voisinage, des personnages hauts en couleur qui défilent chaque jour devant sa fenêtre, qui s'enquièrent de sa santé (elle s'est cassé les deux poignets juste avant mon arrivée) et dont elle me raconte à mi-voix les histoires et les frasques, étendue sur un transat à même le trottoir, en sirotant un verre de blanc. On ne pouvait trouver incursion plus poétique et plus humaine dans la cité sétoise. (plus humaine, ce n'est pas du luxe, parce que ces brochettes de bonshommes assis sur un banc, qu'on entend médire sur les étrangers et se plaindre à tout bout de champ, on ne peut pas dire qu'ils donnent des villes méridionales la meilleure image qui soit)
Dinons avec un photographe de sa rue, lui aussi émigré parisien, sur la terrasse d'un restau populaire de poissons et de grillades, à deux pas de la criée.
Rétrospective A. Marquet, dans la fraicheur du musée Paul Valéry.
Au cimetière marin, magnifique lumière matinale jetée sur la mer.
Visite de la Pointe Courte, qui relève aujourd'hui plus du folklore touristique qu'autre chose (en plus, les habitants y seraient tous fachos, soupçonne S.) mais qui a la particularité d'héberger toute une colonie de chats, plus ou moins sauvages, qui s'exhibent avec superbe, lascifs, l'œil langoureux, derrière des fenêtres, sous des tables, ou juchés sur des cageots, et qui regardent passer le chaland comme des prostituées dans le quartier rouge d'Amsterdam.

Mercredi, je passe une journée en solo à Nîmes, où, stakhanoviste, j'enchaine les différents spots touristiques – Arènes, Maison Carrée, tour Magne, musée de la Romanité... Bien aimé les jardins de la Fontaine, jardins ambigus, qui marient la végétation méditerranéenne au classicisme versaillais, et dont les vestiges antiques créent la nostalgie d'un temps disparu (je devrais écrire des guides touristiques moi).
Retour sur Paris en soirée, dans un Ouigo bondé. Ambiance jambon-rillettes, marmaille remuante, gazouillis des écouteurs du voisin.

Départ pour la Hague le surlendemain.

Météo inespérée : trois jours de "chaleur" et de beau temps consécutifs. Du jamais vu.
Végétation aux couleurs inhabituelles, ici aussi la sècheresse a sévi.
Promenades et baignades au programme.
Mais je dois bien reconnaitre que ces vacances dans le Cotentin, comme les fois précédentes, me mettent un peu mal à l'aise. J'ai l'impression de venir importuner m. et S. dans un séjour réglé comme du papier à musique. Conscientes qu'elles m'imposent un rythme dont il n'est cependant pas question de changer, elles sollicitent mon avis sur des questions marginales : quelle promenade j'aimerais bien faire ce matin, qu'est-ce que je voudrais manger ce soir. Je réponds invariablement que cela m'est égal, me doutant bien que mes réponses risqueraient de les contrarier, soit parce que cela modifierait leurs habitudes, soit parce que cela correspondrait à quelque chose qu'elles ont déjà fait les jours précédents.
Comme elles seraient prises au dépourvu, si je leur répondais qu'à la balade de Merquetot, ou à la traditionnelle randonnée de Port-Racine à Goury, je préférerais faire la visite de la Cité de la Mer à Cherbourg !

Aussi, lorsqu'elles m'ont appris que les propriétaires du gîte, de ce gîte que nous louons chaque été depuis 1984, envisageaient de ne pas le remettre en location l'année prochaine, c'est avec une certaine indifférence que j'ai accueilli la nouvelle. Cette répétition inlassable, année après année, des mêmes rituels me pèse : j'ai l'impression (moi qui n'ai pourtant rien, ni d'un aventurier, ni d'une girouette) de vivre avec des personnes qui ont exclu toute nouveauté, tout changement dans leur existence, et qui attendent la mort avec la résignation des condamnés. Et c'est justement parce que moi-même je fonctionne trop souvent sur la base de rituels et de répétitions qu'il m'est insupportable de devoir me plier, en plus, à ceux des autres.
Un soir, prise de bec inattendue avec S. sur la question de la bagnole à Paris – Paris dont elle ignore tout de la réalité des transports, et de leur réalité sociale en particulier – la voilà qui prend la défense de l'automobiliste francilien contrarié. Incroyable. Cet automobiliste qui, plutôt que d'assumer la défense de ce qu'il faut bien appeler un privilège, son privilège, préfère invoquer, très hypocritement, les emmerdements que la mairie de Paris imposerait aux "classes laborieuses". Sachant que les classes laborieuses parisiennes, dans leur grande majorité, n'ont jamais eu d'autre choix que de prendre le métro, et de respirer les gaz d'échappement des autres. Bref. Je crois que son ignorance de la situation, feinte ou non, cache surtout le fait qu'elle se sent menacée, elle, dans son propre statut d'automobiliste provinciale.
Ça m'a déprimé. Si même ma sœur réagit ainsi aux timides tentatives de la mairie de Paris pour restreindre l'utilisation de la voiture, dans une ville qui n'est même pas la sienne et dont on connait pourtant le niveau élevé de pollution, on n'est pas sorti de l'auberge.

Mardi 17 septembre 2019

Ça ne fait pas 10 minutes que je suis descendu de mon TGV, pas 5 minutes que je marche sur le cours Kennedy vers le centre-ville, je viens à peine de dépasser le château des ducs de Bretagne, que j'aperçois, avançant dans ma direction, tous de noir et de jaune vêtus, une horde de manifestants poussant des clameurs incompréhensibles, armés de dangereux parapluies et de drapeaux bretons, et laissant derrière eux un sillage de fumées noires. Des cars de gendarmerie et de CRS déboulent de tous côtés, sirènes hurlantes, et tentent, dans la précipitation, de bloquer la progression de cette foule redoutable. Quelques instants plus tard, la place est plongée dans des nuages de gaz lacrymogène, au travers desquels j'aperçois encore quelques silhouettes encapuchonnées cherchant à s'enfuir.

Nantes la rebelle ! Nantes la révoltée !

Quel plus pittoresque accueil pouvais-tu me réserver, en ce week-end ensoleillé, pour ma toute première rencontre avec toi ?

Blague à part, je note que les Nantais – ceux que je croiserai en ville durant mon séjour en tout cas, ceux dont je capte par bribes les conversations dans la rue – observent avec une certaine indulgence le petit grabuge de ces révolutionnaires de carnaval. Ils jugent sévèrement l'action de la police en revanche, et l'affaire "Steve" leur reste en travers de la gorge.
— Ils ont traîné des pieds, ils n'ont pas voulu enquêter sérieusement sur sa mort.
— C'est aussi mon avis, se disent deux inconnus, totalement étrangers à la manif, qui viennent de se rencontrer à la "croisée des trams" et qui regardent ensemble les gendarmes ajuster leurs lance-grenades.
Et dans les rues piétonnes du centre-ville, on dirait que les Nantais mettent un point d'honneur à ne pas se laisser impressionner par le maelström des dernières manifestations : ils font leurs courses du samedi comme si de rien n'était, bouffent leur khebab, se filent rencard, et sirotent leur bibine en terrasse. Les gilets jaunes défilent ? Qu'ils défilent. La police charge ? Qu'elle charge.
Ça change de Paris, et de ses commerçants terrifiés.

Suis hébergé par un petit couple gay. J'arrive chez eux sur les coups de 19h, alors qu'ils s'apprêtent à sortir prendre un verre. Très propres sur eux, de bonne famille, lettrés, esthètes. Ils habitent au dernier étage d'un vieil immeuble en pierre, en plein centre, non loin de la tour Bretagne. L'escalier est sombre, froid, massif, humide, il sent l'église. Mais une fois franchie la porte de leur appartement, on découvre un intérieur chaleureux, décoré avec soin, intelligemment conçu pour maximiser la place. L'un des garçons est architecte, ça aide évidemment. Ils sont charmants, décontractés, obligeants, mais je sens qu'ils ont déjà accueilli mille et une personnes avant moi. Une imperceptible lassitude accompagne le rituel de la visite des lieux.

Un soir, je rentre légèrement pompette. Je les trouve en train de terminer une pizza devant un DVD. Debout à l'entrée du salon, sans oser m'imposer, je leur sors quelques sornettes, comme ça, histoire de les faire rigoler, mais j'ai encore assez de lucidité pour sentir qu'ils se moquent bien de ce que j'ai fait à Pornichet dans la journée, ou de savoir que j'ai eu le vertige au moment de descendre de leur mezzanine la nuit dernière (la chambre où je dors a une mezzanine hyper haute). Comme ils accueillent mon babillage avec hilarité, mais sans m'inviter à rester pour autant, je n'insiste pas, et je vais prendre une douche. Lorsque je ressors de la salle de bain, ils sont déjà sur le point d'aller se coucher.

Le lendemain matin, quand je me lève, je trouve leur appartement vide et silencieux. Ils sont partis travailler. Tout est nickel chez eux. Il y a une petite photo de leur mariage, accrochée au dessus de l'interphone, où on les voit tous les deux en costume, se passant des alliances au doigt. Des recueils de pièces de théâtre sont posés sur la table basse du salon. Des billets de spectacles dépassent d'un panier, j'en aperçois un pour le théâtre St Martin. Manifestement, le blondinet, celui qui n'est pas architecte, est un théâtreux. D'une lettre manuscrite posée sur un coin de buffet, je comprends qu'ils sont sur le point de vendre leur appartement. Il y a des boîtes de jeux de société à gogo, bien rangées dans des étagères, entre des livres sur David Lachapelle, le journal de Fabrice Neaud, un programme du Festival d'Avignon, et l'Histoire de France pour les Nuls.

Je médite sur l'idée du couple homo. Comment ça marche un couple homo ? J'en connais un certain nombre pourtant, mais ceux-là, je ne sais pas pourquoi, ils me font me poser la question. Est-ce leur apparence très lisse, qui me fascine et me rebute à la fois ?
J'avise une enveloppe adressée au Diocèse de Reims, posée debout contre le mur, comme s'il ne fallait pas oublier de la poster, juste à côté d'un tapis de souris "Karambolage". Tiens. Ils sont cathos ? Ils font bourges, mais ils n'ont pas l'air catho pourtant.
Je n'en saurai pas plus.
Je ne fouille pas, je ne pénètrerai pas dans leur chambre non plus. Leur vie ne me regarde pas.
Je l'ai bien compris.

Lundi, grande promenade du nord au sud, depuis le quartier résidentiel des Hauts-Pavés, qui m'évoque beaucoup Rouen – on est bien dans l'ouest de la France – jusqu'à l'île de Nantes, en totale rénovation, où, entre grues et bétonneuses, comme des champignons, poussent bureaux contemporains, équipements publics, cabinets d'architectes, sociétés high-tech, centres de création en tout genre...

Je passe devant d'anciens entrepôts reconvertis en brasseries ou en salles de spectacles. La lumière est aveuglante. Je marque un arrêt à l'extrémité sud du quai des Antilles, là où les deux bras de la Loire se rejoignent. Sur une façade, on a peint une grande fresque murale à la mémoire de Steve, fustigeant les actions de la police, un peu dans l'esprit des murals irlandais.
C'est ici, paraît-il, que le gars s'est noyé.

Suis rentré enchanté par cette ville.
Bien aimé le contraste entre le classicisme du patrimoine, et le dynamisme, la jeunesse de la population.

Dimanche 29 septembre 2019

A la Techno Parade.

A la Techno Parade, les boulevards se transforment en dance-floors, les carrefours en bars à ciel ouvert, et les ruelles en répugnantes pissotières.
Bacchanale moderne, fête des fous électronique, la Techno Parade choque bourgeois et curés, ronchons et vioques, gens bien éduqués et mauvais coucheurs. Le précieux dégouté retrousse son pantalon pour traverser la rue pleine de déchets, il peste, comme il le faisait au Moyen-Age, il s'enfuit à l'arrivée de ces chars du diable, de ces saltimbanques, de ces hordes de saoulards, avec leur musique assommante et leur malpropreté.
Ouf, notre gentilhomme a réussi à attraper un fiacre, il est sauvé !
Il laissera peut-être un commentaire scandalisé sur le site web du Figaro.
Populaire, publique, païenne, et sans mot d'ordre, la Techno Parade est pourtant l'une des fêtes les plus anachroniques qui soit, l'une des plus enracinées dans une certaine tradition.

Dimanche 13 octobre 2019

Ambiance étonnante, sur la place du Châtelet cette semaine. Après avoir occupé un centre commercial samedi dernier, les militants écolos d'Extinction Rebellion ont planté leurs tentes au beau milieu de la chaussée, prenant tout le monde de court. Quel silence, soudain, sur cette place d'ordinaire noyée dans la circulation. On s'y promène religieusement, comme dans une installation d'art contemporain. Ça sent la paille. Une batucada par-ci, une fanfare par-là. Une soupe populaire improvisée sous des bâches en plastique. Une partie de volley-ball au pied de la tour Saint-Jacques.
Beaucoup de provinciaux, m'explique C., que je croise par hasard devant le Pont au Change, alors que je tente de déchiffrer le compte-rendu des réunions de la journée, affiché sur une barricade. – Ça ressemble un peu à Nuit Debout, lui dis-je. – Rien à voir, ils sont beaucoup mieux organisés, me répond-il, avant de me quitter pour aller rencontrer un responsable du "pôle média".

Absence quasi complète des FO. Ils ne sortent du bois que lorsque les militants organisent une action, par exemple une petite manif improvisée dans les rues de Paris, et encore, ce n'est que pour les encadrer en silence, comme le feraient des animaux de compagnie.

Des AG trois fois par jour. Mais à celle de vendredi soir dernier, l'ambiance est un peu morose. Les militants XR (reconnaissables à leur gilet orange fluo) se font remarquer par leur absence ce soir, tandis que les PK (peace keepers) s'avouent épuisés après plusieurs nuits à tenter de dormir sur le pavé de la capitale. En revanche, les badauds parisiens comme moi sont nombreux à pointer le bout de leur nez ce soir, en sortant de leur boulot, attirés par le côté folklorique de la chose.
Quelques riverains excédés zigzaguent entre les ballots de paille en fulminant.

Depuis mercredi, d'autres mouvements sont arrivés sur place, au nom de la "convergence des luttes". Le DAL, les Gilets Jaunes... Ces derniers sont acceptés tant qu'ils respectent le code de bonne conduite édicté par Extinction Rebellion : pas de violence, pas d'alcool, pas de drogue, etc.

La cohabitation des GJ avec les militants d'XR est d'ailleurs assez savoureuse à observer. Les écolos font apparaître les GJ plus braillards et mal dégrossis que jamais – on les entend chanter à cinq cents mètres à la ronde. A contrario, les GJ donnent des activistes d'Extinction Rebellion une image d'intellos naïfs, inaudibles, qui s'épuisent en chicaneries dans des AG sans réel objet, et auxquels le pouvoir a décidé d'accorder la clémence.

Parce qu'il faut bien reconnaitre que ces pauvres GJ auraient tenté le dixième de ce que ces militants ont osé faire place du Châtelet, qu'on les aurait noyé dans un océan de lacrymo avant même qu'ils aient pu planter le premier piquet de tente. Ça ne va pas sans provoquer quelques jalousies et suspicions de la part des GJ, voire des accusations de connivence, des délires conspirationnistes...
Je pense pour ma part qu'une répression trop brutale de cette action de "désobéissance civile" aurait donné une image catastrophique du gouvernement, alors que de nombreuses autres manifestations se réclamant d'XR avaient lieu au même moment dans le monde. Et puis ce n'est un mystère pour personne que la cible électorale de Macron est assez sensible aux questions environnementales (davantage qu'aux questions sociales en tout cas). Donc, même si ce n'est pas elle qui vient dormir sous une tente Quechua place du Châtelet – loin de là –, elle aurait sans doute assez mal vu que l'on tape sur ces jeunes qui se mobilisent pour le climat, d'autant que le bilan du gouvernement en matière d'écologie est de plus en plus critiqué. Et puis les militants d'XR s'attendaient tellement à une répression policière, qu'en les laissant tranquilles, ils se retrouvent désemparés, désœuvrés, désorientés, et que du coup, ils peinent un peu à entretenir leur mouvement. Ça leur coupe l'herbe sous le pied, si j'ose dire. Mais ils ne s'avouent pas vaincus, ils disent que leur action s'inscrit sur le long terme. Je l'espère.

Dimanche 20 octobre 2019

Et sur le front professionnel alors ? On en est où ?

Franchement, je reste fasciné par la capacité de X à rouler les gens, les uns après les autres.
Je ne sais pas s'il faut y voir une absence de morale de sa part, ou une vertu cardinale du monde marchand. Les deux sans doute.

Cet été, il a réussi à obtenir le renouvellement d'un gros client, pourtant mécontent, et mécontent avec raison, rien qu'avec une réunion, un powerpoint à deux balles, et une invitation à déjeuner au restaurant. Un important cabinet de l'ouest de la France. Plus d'un an qu'ils râlaient, qu'ils se plaignaient d'un manque de communication de notre part, de promesses jamais tenues. Ils ont débarqué dans nos bureaux comme des provinciaux : hébétés, mal à l'aise, déjà fatigués par leur trajet en TGV et leur expérience matinale du métro parisien. Après le café et les croissants, il leur a servi son petit discours lénifiant habituel, huilé comme une horlogerie suisse, qu'il tient avec la rigueur d'un jésuite, et l'aplomb de la Tour Eiffel. Il y a glissé un peu d'humour de temps à autre, pour ne pas lasser, et surtout, il a tenu le crachoir le plus longtemps possible. Comme il s'était fait briefer par le commercial sur tous les points noirs avant la réunion, il n'a jamais été pris au dépourvu. Bien sûr il a promis monts et merveilles au client, sans faillir, avec la certitude d'un apôtre : on a eu des bas ces derniers temps, je vous l'accorde, mais tout ira mieux maintenant. Toutes nos équipes de développement sont mobilisées pour vous. (Tu parles, deux personnes !) Et une fois que le client a eu tourné les talons, une fois le client reparti dans ses vertes prairies, il est revenu à son bureau, couvert de papiers en tout genre (courriers recommandés non ouverts, relances de factures, petits dessins, prospectus...) et il a repris sa partie d'échec en ligne (ou ses lectures sur l'IA, son nouveau dada).
Le client a resigné, donc on est tranquille pour un an. On peut retourner jouer.

Mais certaines personnes sont moins faciles à berner que d'autres. Avec elles, les discussions se tendent rapidement. J'en entends parfois les échos depuis mon bureau. Avec un individu retors, sa stratégie consiste à exploiter la moindre faiblesse, le moindre faux-pas : un impayé s'il s'agit d'un client, un incident passé s'il s'agit d'un fournisseur, ou une action non réalisée s'il s'agit d'un salarié, tout est bon pour renvoyer la balle à l'adversaire, même s'il n'y a pas de rapport direct entre ce qu'il reproche à l'autre, et l'objet du contentieux. Il n'a aucun scrupule. Sa mauvaise foi est sans limite. Il appuie là où ça fait mal, là où ça déstabilise, jusqu'à obtenir ce qu'il veut, ou bien jusqu'à ce qu'on le laisse tranquille, selon la position qu'il occupe. Et si on le met vraiment en difficulté, s'il a vraiment le couteau sous la gorge, alors il pleurniche, il implore pitié (sur l'air patronal du : on nous saigne, on a trop de charges, trop d'impayés, trop de taxes, etc.) avec des accents de sincérité propres à émouvoir une statue.
Parfois j'ai pensé à D. Trump en le voyant. Comme lui, il est capable de sortir, avec panache, les mensonges les plus éhontés, les énormités les plus énormes, du moment qu'il s'imagine garder la face.

Parce qu'avec lui, ce n'est pas que de la marketing-psychologie. C'est aussi de l'amour-propre. Il ne reconnait jamais qu'il a oublié quelque chose, ou qu'il a perdu la maîtrise d'une situation. Avec un automatisme quasi-pavlovien, il s'arrange toujours pour attribuer la responsabilité de son malheur aux autres. Il est capable de ferrailler pendant des heures, par oral ou par email, juste pour avoir le dernier mot, juste pour pouvoir clore le sujet la tête haute.

Son poste de "travail"
En fait, avec lui, tout est une question de forme, de discours. Il a tout du sophiste. Souvent, quand j'échange avec lui, j'ai l'impression de m'entretenir avec un robot, avec un être dont la vraie personnalité se déroberait constamment derrière un dispositif formel, langagier, derrière un truc complètement artificiel, programmatique, impossible à déverrouiller, à déjouer, qui lui permettrait d'éviter de dire la vérité – laquelle le met rarement en valeur, en effet – et de révéler qui il est vraiment : à savoir, un individu très malin, mais très paresseux (tout monde attend une action, ou un document de sa part), anxieux, irascible, et pingre comme un rat (les exemples sont innombrables, cela va de l'hygiène des locaux, à la revalorisation des salaires ; je me souviens, comme ça, qu'il avait réprimandé vertement le commercial qui avait accordé 60 € de trop à une stagiaire, quand lui, dans le même temps, se payait d'un petit 9000 €) (Eh oui, t'as laissé traîner ton bulletin de paie à côté de l'imprimante une fois, gros, tu crois qu'on n'y a pas jeté un œil ?)

La poubelle de l'entreprise
Avec moi, évidemment, ça a fait des étincelles assez vite. J'ai horreur qu'on me prenne pour un imbécile, et je déteste les donneurs de leçon. Qu'on soit mauvais gestionnaire, ça m'est un peu égal. Qu'on joue du pipeau aux clients, c'est de bonne guerre, dans ce milieu. Qu'il demande à ses développeurs d'écrire les documents qu'ils attendent précisément de lui pour pouvoir avancer, ou qu'il fasse de son commercial son secrétaire, son assistant de direction et son testeur logiciel simultanément, c'est moins sympa, mais ça passe encore, pourvu qu'il demande ces suppléments de travail aimablement, et qu'il soit reconnaissant à la fin pour l'exercice effectué. Au lieu de ça, il fait la fine bouche, il joue les inspecteurs des travaux finis, il rectifie, reprend, corrige, chapitre, sur le ton du maître d'école, alors qu'on sait très bien qu'il n'en branle pas une dans son bureau – quand il est là. En 2012, l'année de mon arrivée, nombre de messages qu'il nous envoyait, à moi ou à mes collègues, étaient odieux, pleins de remontrances, de commentaires désagréables, soulignés, surlignés, en couleur, tout en majuscules, alors même que le CA de l'entreprise s'envolait pour la première fois de son histoire. Jamais dans ma carrière je n'avais reçu des emails pareils (quand on en recevait un bien corsé, on se le transférait entre nous en rigolant ; on appelait ça "recevoir un scud"). Ils nous les écrivait de son domicile, le soir, après qu'il ait passé en revue l'activité de chacun dans la journée. Au début, j'ai pensé qu'il buvait, tellement le ton qu'il employait était ridicule. Mais non, il ne buvait pas. Je crois que c'était juste l'expression d'un besoin maladif de réaffirmer son autorité, qu'il craignait de perdre, autorité que son attitude avec nous, paradoxalement, ne pouvait que miner. Fin 2012, il a licencié D., un commercial junior avec qui ses relations étaient devenues exécrables (« Il est clair que tu deviens un handicap majeur à la survie de la société. Je passe tout à l'heure au bureau pour voir avec toi comment résoudre ce problème. » lui a-t-il écrit peu de temps avant de le virer). Pour ma part, j'ai réussi à me contenir durant ma période de préavis, avant de commencer à le défier – poliment – en le contredisant. Il a horreur qu'on le contredise :ça le rend dingue, après deux ou trois objections qu'on lui fait, il passe à 200 bpm, il hurle, claque les portes, tape des pieds, c'est spectaculaire. Comme il ne pouvait remettre en question ma compétence, il s'est mis à me reprocher de ne pas saisir correctement mon activité dans le CRM, ou d'arriver trop tard le matin. Ses emails étaient remplis de remarques perfides à mon endroit, les miens étaient secs comme des triques. Là-dessus, mon collègue F. a démissionné, il n'en pouvait plus. J'ai commencé à refuser de faire ce qui n'était pas prévu dans mon contrat. Il m'a convoqué dans son bureau pour me demander de démissionner. J'ai fini par le coller aux Prudhommes, pour une histoire d'inégalité de traitement. C'était en 2014. Quelle année. Quel gâchis.

Comme il ne pouvait se débarrasser d'une personne-clef comme moi, surtout depuis le départ de F., il a d'abord tenté le coup du cheval de Troie : embaucher à la technique un gars qui monterait en compétence et qui finirait par me dégager. Comme cette stratégie s'est soldée par un échec cuisant (il a dû licencier les deux développeurs qu'il avait ainsi recrutés, des cas sociaux « complètement à la rue » comme il disait, avec lesquels il se prenait le bec encore plus souvent qu'avec moi), il s'est lancé dans un gigantesque projet d'externalisation visant ni plus ni moins qu'à supprimer mon poste, à terme. Comme ça, on me supprime en même temps. Bingo. Plus d'équipe technique, plus de ces « quiches » et de ces « cons » dans les pattes, plus de Baptiste, la paix quoi. Je le revois me toisant, debout dans mon bureau, au démarrage de ce projet grandiose : il avait le regard pétillant de celui qui prépare un bon coup, qui savoure à l'avance sa victoire. Sauf qu'il avait largement sous-estimé l'envergure de l'opération, tout comme l'importance cruciale de ma contribution au quotidien, si bien que ce qui devait lui permettre d'économiser un poste d'ingénieur s'est transformé en un gouffre financier sans fond, en plus de devenir une source de tracas et de dysfonctionnements continuels. Les clients ont commencé à nous quitter un à un, d'autant plus mécontents qu'il leur avait promis dès 2015, fort imprudemment, une nouvelle version ultra-performante de notre produit. Eh oui, comme toujours, tu parles trop, et trop vite, gros.
Ç'a été le début de la fin.

Quel rapport avec la choucroute ? Aucun
Les années ont passé, son projet a pris de plus en plus de retard, repoussant d'autant le moment où il pourrait enfin se passer de mes services. De mon côté j'ai continué à faire mon travail normalement, je me suis même permis de l'avertir de certains risques qu'il prenait, de lui donner quelques conseils – en terme d'architecture –, dont il n'a pas tenu compte, ou bien qu'il a contesté, en m'expliquant pourquoi, comme s'il maîtrisait mieux les aspects techniques que moi. Evidemment, avec le temps, mes intuitions et mes conseils se sont révélés justes. Eh oui, j'ai peut-être mon caractère, mais je connais mon métier, gros !

Jusqu'au mois dernier, il pensait encore pouvoir s'en sortir en revendant la boîte, et récupérer ainsi sa mise. Il était certain d'avoir trouvé un bon pigeon : une startup brillante, pleine aux as, en quête de nouveaux clients. Il les a invité à visiter nos locaux. A eux aussi, il a fait le coup du powerpoint à deux balles, et de l'invitation à déjeuner au restaurant pseudo-gastronomique du coin. Sauf qu'on ne rachète pas une boîte comme ça, comme on commande un tartare de concombre, sans en examiner sérieusement les comptes. Deux mois plus tard, l'affaire était enterrée. Tombée à l'eau, comme d'ailleurs toutes les tentatives de collaboration dans lesquelles je l'ai vu se lancer, depuis sept ans que je bosse pour lui, avec d'autres boites ou avec des consultants externes. Combien de gugusses ai-je ainsi vu débarquer dans nos bureaux pour un mois ou deux... Ils arrivent, optimistes, avec un projet à développer sous le bras, il leur offre le gîte, les croissants, et la promesse de s'impliquer. Au début ils s'entretiennent ensemble pendant des heures dans la kitchenette, autour d'un café, ils parlent stratégies digitales, approches disruptives, business plans juteux, ils se racontent des histoires d'entrepreneurs, des anecdotes de gens du métier. Mais quand les gars comprennent qui ce type est vraiment, qu'il n'en foutra pas une rame et qu'il espère juste qu'on bosse pour lui gratos, ils disparaissent du jour au lendemain, pfiou, et on n'en entend plus jamais parler.

Bref, bref, je crois que le dépôt de bilan n'est plus qu'une histoire de mois maintenant.

Au commercial, le fidèle commercial qui le supporte depuis dix ans, et qu'il s'apprêtait à licencier en mars dernier sans un mot de remerciement, il a déclaré, au tout dernier moment – le gars avait déjà rangé son bureau et fait ses paquets –, qu'il n'avait finalement pas assez d'argent pour payer ses indemnités de départ, et qu'il devait donc le garder. Depuis, il ne rate plus une occasion pour attaquer son travail et pour l'éreinter, en espérant qu'il finira par claquer la porte de lui-même.
Mais surtout, il s'est brouillé définitivement avec le prestataire qui, depuis 5 ans, travaillait à redévelopper notre logiciel (cf. son fameux projet de sous-traitance qui devait lui permettre de se débarrasser de moi). J'attendais cette brouille depuis le début, je savais qu'elle surviendrait. Il est impossible, sincèrement, de mener une collaboration pérenne avec un individu pareil. Le conflit survient toujours. Toujours. En l'occurrence, nous laissons une ardoise de plus de 100 000 € chez ce fournisseur. Quand ce dernier appelle pour réclamer ses sous, on lui répond qu'il nous a fait de la merde, qu'on a perdu tous nos clients à cause de lui, et que, s'il insiste trop, on dépose le bilan, et alors il ne récupérera rien de sa créance, rien du tout, alors qu'il arrête de nous embêter, ça suffit comme ça ! Jusqu'à présent, la stratégie a fonctionné. Il a réussi à rouler une startup parisienne de 100 000 € !

Mais comme il croit encore à ce projet désastreux, il a aussitôt mis un autre prestataire sur le coup (parce que des sous, en réalité, ce vieux briscard en a encore...), une holding à la structure opaque, qui emploie des informaticiens basés en Russie, payés moitié moins qu'en France. L'objectif est que « les Russes » reprennent le projet, qu'ils deviennent autonomes... et qu'ils me remplacent ! Vite, vite, vite, on perd de l'argent tous les jours, se désole-t-il devant le commercial (qui se sait pourtant condamné, et qui se fiche pas mal de ce qui va advenir de la société maintenant). Aux dernières nouvelles, ça se passerait beaucoup mieux qu'avec l'autre prestataire, la startup parisienne, qu'il vilipende dorénavant à la moindre occasion, après les avoir loués devant moi pendant des années en espérant m'humilier. A une cliente qui se plaignait récemment des problèmes récurrents de la nouvelle version de notre logiciel, il a répondu, sur le ton de la plaisanterie, mais je doute qu'elle l'ait goûtée, que tous les ingénieurs français étaient des feignants, et que « tant que nous n'aurons pas transféré notre équipe technique au fin fond de la Sibérie, les problèmes persisteront ».

En attendant, donc, que l'on m'envoie au goulag, ce qui n'est pas encore fait, des huissiers sont venus frapper à la porte le mois dernier pour la 2ème fois... On aurait deux trimestres de loyer de retard. Conscient qu'un vent mauvais souffle sur ses comptes depuis plusieurs années, il s'efforce maintenant d'être présent huit heures par jour au bureau. Au moins pour la présence. En arrivant le matin, il se note sur un cahier les tâches du jour. Il n'y en a généralement que 4 ou 5 – des choses très basiques, comme payer un fournisseur, faire un virement par internet, créer un ticket d'incident, demander à X de vérifier un point, appeler Y... – il les raye bien proprement au stabilo au fur et à mesure qu'il les a exécutées. Parfois il en reporte une au jour suivant. L'exécution de toutes ces tâches ne prendrait pourtant pas plus d'une heure. Que fait-il entretemps ? Je pense qu'il se change les idées en surfant sur Internet, ou en jouant aux échecs. Il ne nous écrit plus d'emails incendiaires depuis son domicile, le soir venu, comme il le faisait avant. Il faut dire qu'il est devenu papa en 2014, et que son épouse, si gentille soit-elle, lui a bien fait comprendre qu'elle ne serait pas toute seule à s'occuper de sa progéniture. Je pense que ce nouveau statut paternel lui a mis un peu de plomb dans la tête. Ça ne l'a pas rendu plus dynamique pour autant.

Car ce type vit dans un autre monde. Il croit encore en sa toute-puissance, en son karma, en la Bernadette Soubirous des patrons, laquelle finira peut-être, comme il l'espère, par intercéder en sa faveur. Mais son intelligence ne compensera jamais ses défauts, au premier rang desquels son incapacité à nouer des relations de travail saines et sincères avec quiconque. Il est le meilleur ennemi de sa propre entreprise. Il est trop intelligent pour ne pas avoir remarqué qu'il finissait par se friter avec tout le monde, du développeur au chef de projet, du technico-commercial au dirigeant d'entreprise, et que cela nuisait à ses affaires. Et ce projet d'externalisation généralisée, juste afin d'éviter le contact avec les informaticiens qu'il méprise (pour éviter le conflit, évitons le contact) est voué à l'échec aussi. Car comment peut-on développer une entreprise en en sous-traitant son cœur de métier ? En la gérant au clavier et à la souris, depuis chez soi, comme un jeu en 3D ? Non seulement l'opération ne serait pas rentable, mais elle imposerait de fournir un travail supplémentaire (en terme d'analyse, de pilotage, de suivi...) dont il est incapable, à tout point de vue, et qu'assuraient justement les personnes dont il veut se débarrasser. Sans parler des risques de dépendance et de défaillance du prestataire, évidemment.

Vingt ans que je bosse, et c'est ma pire expérience professionnelle, celle qui m'a donné la pire image du monde du travail, la plus caricaturale, la plus démotivante. Celle du petit patron caractériel qui se fourvoie dans des stratégies hasardeuses faute de s'entendre avec ses salariés, et qui, plein de morgue, accuse ensuite la terre entière pour expliquer ses échecs.
Penser que ce guignol en cravate ait pu aller aussi loin dans le développement de son business – presque 700 000 € de CA en 2012, pour seulement 4 salariés – me sidère. En même temps, quand je vois des Donald Trump ou des Boris Johnson accéder au pouvoir, je me dis que la méritocratie est belle et bien un mythe, et que seul le désir du pouvoir conduit au pouvoir. Mais pas la compétence. Ou alors la seule compétence à assujettir et à subordonner.

Car on voit bien, dans le cas de mon entreprise, que le recours à la sous-traitance n'a jamais été lié à un besoin de flexibilité dans la gestion de son personnel. Je doute également qu'il s'agisse d'une tentative de réduction des coûts. Il avait au contraire été anticipé un accroissement des charges. C'est justement parce qu'on dégageait encore une marge considérable en 2014 que mon patron pensait pouvoir se payer ce luxe.
Peut-être a-t-il cru qu'en externalisant, il réintroduirait un certain contrôle sur ses processus, et de la subordination et de la discipline sur sa main d'œuvre... Je crois qu'il aurait mieux fait de se remettre en question plus tôt, et de passer la main rapidement, surtout si son but n'était pas de développer réellement une société, mais juste de se faire du pognon.

Tout ça montre, à mon avis, comment la personnalité d'un gérant peut faire dérailler une boîte, et l'amener à adopter des comportements économiques irrationnels. Ça en dit long aussi sur cette espèce de mimétisme un peu crétin à l'œuvre dans la gestion des entreprises (l'externalisation à tout-va !), mais également sur l'ampleur de ce phénomène de déshumanisation des relations de travail auquel on assiste un peu partout.

Dimanche 3 novembre 2019

Peter Hujar au Jeu de Paume.
Une découverte. Difficile de rester insensible devant le travail de cet artiste new yorkais, d'abord très facile – trop diront sûrement certains –, qui m'évoque plein d'autres photographes (les grands portraitistes du 20ème, de Sander à Avedon, rien que ça) sans donner pour autant l'impression d'avoir été influencé par quiconque. J'aime bien son approche humble, pudique et humaine de la photographie, sans concession à une esthétique ou à un langage en particulier, loin de la flamboyance tapageuse d'un Mapplethorpe par exemple. Par son humanité, et par les thèmes qu'il aborde – les travestis, la subculture américaine, le récit de soi, les amis, la mort... –, il m'a aussitôt fait penser à Nan Goldin. Quelques unes de ses photos prises en studio, très dynamiques, m'ont rappelé aussi un peu Avedon – son self-portrait jumping par exemple. C'est d'ailleurs peut-être la seule influence que je décèle dans son œuvre – celle du monde de la mode, un monde dont il s'est détourné, mais qui l'a marqué au moins sur le plan technique. Pour autant, même s'il a recours à de la mise en scène, le résultat n'est jamais artificiel, ni frivole, ni tape-à-l'œil. Ses modèles dégagent de la sérénité, de la paix intérieure, un état d'équilibre qui n'est sans doute que celui qui lui faisait défaut, et auquel il aspirait. Hujar n'exprime ni ironie ni moquerie à l'égard de ceux qu'il photographie, et ne donne jamais l'impression de se servir d'eux. Son regard est noble et bienveillant, même dans l'adversité, même dans les lieux de drague du Village.

Comme sa compatriote Diane Arbus, il pensait que la photographie pouvait révéler l'invisible : mais quelle différence dans leurs cheminements respectifs ! Diane Arbus révèle l'invisible qui se glisse dans toute chose – une espèce d'invisibilité fantastique, immanente au monde –, tandis qu'Hujar révèle, par une approche très classique, presque conservatrice du portrait finalement, la pseudo-réalité du sujet, avec sa sacrosainte personnalité, et sa sacrosainte beauté intérieure, qui ne demandent qu'à être dévoilées. Il se laisse aller à cette double illusion que constitue le portrait photographique, cette construction en miroir où l'artiste s'immerge avec délectation, à laquelle il s'abandonne comme l'opiomane à son délice, pour oublier ce qu'il est, pour oublier la misère de son sort, et l'insignifiance de sa propre identité.

Lundi 11 novembre 2019

Hier soir, ciné-mix du groupe islandais Amiina, sur des vieux "Fantômas" de Louis Feuillade, à la Philharmonie. Travail de restauration étonnant. Intrigues sans grand intérêt, un peu tirées par les cheveux, mais photographie excellente, comme les comédiens. Plongée surréaliste dans le Paris de 1910. La musique d'Amiina soulignait l'atmosphère fantastique des films, leur apportait une autre dimension, sans les dénaturer. Jolies harmonies mineures. Un exemple de comment une musique actuelle peut révéler un film muet, tourné à une époque où le langage musical du cinéma était encore fragmentaire, où la paraphrase et le remplissage étaient à peu près les seules fonctions attendues de l'accompagnement musical. Et puis à une époque où le lien entre un film et sa musique n'était pas aussi déterminé qu'il l'est aujourd'hui – j'imagine qu'à l'époque, les salles de cinéma faisaient aussi avec les interprètes qu'elles avaient sous la main.

Ça m'a rappelé les cinémixes que j'allais voir au Forum des Images, il y a une quinzaine d'années de ça, également sur des films muets – un truc qui se faisait pas mal au début des années 2000, et qui semble être un peu passé de mode.
Je pense en tout cas qu'à partir du moment où l'on ne peut plus ressentir ce que les spectateurs d'antan éprouvaient en entendant la musique d'origine, il n'y a guère de sacrilège à en changer – au contraire, n'y aurait-il pas quelque snobisme à vouloir s'imposer des enregistrements d'une qualité déplorable d'une musique symphonique dont même l'interprétation, en terme de tempi, de nuances, etc, ne correspond plus à nos canons actuels ? Les esthétiques musicales ont trop changé, plus vite que les esthétiques visuelles finalement. Et puis ce style romantique, Sturm und Drang, qui accompagnait la projection du cinéma muet, n'a plus le même sens maintenant. Aujourd'hui, ce serait presque un marqueur social, presque un cliché. Encore que même à l'époque, on peut se demander si les conventions stylistiques (qui faisaient associer certains morceaux aux différentes scènes d'un film) étaient appréciées d'une façon identique par le public. Comment sonnait exactement une partition de Saint-Saëns, ou de Strauss, aux oreilles d'un titi de Belleville, ou à celles d'un habitué des cabarets de Montmartre ? Une personne de la haute société, abonnée aux concerts de musique "savante", à l'écoute des mêmes morceaux, éprouvait-elle les mêmes émotions, entendait-elle les mêmes choses ? Mystère.
Bon, en tout cas, je suis ressorti ravi de ma projection, c'est l'essentiel.

Bof
Je ne peux malheureusement pas en dire autant après la prestation d'Ólafur Arnalds, qui donnait un concert au cours de la même soirée "islandaise". M'y suis royalement cassé les pieds. Cet artiste use et abuse pourtant d'ingrédients de nature à me plaire : des ambiances calmes et contemplatives, un mélange d'instruments classiques et de sonorités électro, des nappes à gogo... Mais je trouve son harmonie ennuyeuse au possible, plate comme un verre d'eau, et ses mélodies sont inexistantes. Je veux bien qu'on déstructure la mélodie – en amateur de musique minimaliste, ça ne me pose pas de problème évidemment – mais qu'on le fasse avec de la personnalité, de l'invention... J'avais déjà ressenti la même déception à un concert de Niels Frahm l'année dernière. Ce qui m'épate, c'est que ces « prodiges » du clavier, comme l'écrivent fort gentiment les brochures de présentation de la Philharmonie, ces espèces de Richard Clayderman de l'ambiant, arrivent à remplir des salles entières.
Trop lisse, trop mou, sans aspérité, sans mystère, ils me laissent de glace. Pourtant, même en pur diatonique, on peut faire des choses originales, des trucs zazous, il suffit de bidouiller les sons, d'expérimenter des rythmes, de jouer avec les notes étrangères à l'harmonie, de raconter quelque chose, je ne sais pas, de chercher un peu... Mais cet Ólafur Arnalds ne cherche pas, il se contente d'enchainements dignes d'une méthode d'apprentissage du clavier, et il se fait fabriquer des pianos mécaniques sur mesure, capables d'être actionnés à distance, enfin, ce genre de gadgets. Et j'imagine qu'avec ses musiciens, c'est un vrai tyran. Ils n'étaient d'ailleurs pas mauvais, ceux qui l'accompagnaient : un percussionniste discret, et un trio à cordes qui s'escrimait à jouer des nuances délicates, sul tasto, qui s'épuisait en longs legati éthérés, le tout dans des jeux de lumière très léchés. Des sophistications qui ne faisaient que mettre en relief l'absence d'originalité des compositions.

Et à la fin du concert, en guise de bis, alors que je mourais de faim, il a fallu encore se taper le coup du « morceau que j'ai écrit après la mort de ma grand-mère, qui comptait beaucoup pour moi », et le grand artiste de s'assoir au piano, après avoir congédié ses musiciens, et de commencer, archi-lentement, dans l'intimité d'une demi pénombre, à nous égrener des accords parfaits majeurs plats comme la lune, du bout des doigts, nuance pppppppp, mais vraiment pianissimo de chez pianissimo – on pouvait entendre déglutir les spectateurs à l'autre bout de la salle – une prestation étique accueillie par un tonnerre d'applaudissements, et lui de se la jouer super ému, joignant les mains, oh thank you Paris, thank you so much.

Dimanche 17 novembre 2019

14h.
Aller écouter Vanessa Wagner jouer du Grieg (chaussures à paillettes fort remarquées dans l'assistance). Apercevoir par la fenêtre le feuillage rouge et jaune des arbres. Laisser couler discrètement quelques larmes sur mes joues blêmes. Piétiner sans faire exprès le sac de ma voisine.

Vanessa Wagner, elle fait des petites fautes parfois – la précipitation je suppose – mais elle est sublime quand même, sa sensualité, son toucher de velours, sa rêverie, je l'adore.

21h.
Certains soirs, c'est chou blanc. A peine ai-je engagé la conversation avec ce petit mec en latex qui se tient sur ma droite, et qui papote tranquilou avec un poteau looké idem, que je sais, QUE JE SAIS, que je sonne faux, que mon sourire n'exhibe plus que mon âge et ma maladresse, et que je brise tout ce que j'ébauche. Il me répond de bonne grâce, Dieu le bénisse, mais je le sens se raidir un chouïa, dans son habit de lumière noire. Ou bien est-ce moi qui décode mal les signaux ?
Pourquoi lui avoir adressé la parole d'ailleurs ? Parce que je voulais causer, voilà, rien de plus. Mais à peine ai-je ouvert la bouche, que je ne sais plus quoi dire. J'ânnone, je ferais mieux de me taire. Mais quand je me tais, je fais peur. Alors que faire ? Sourire bêtement en exhibant mes dents pourries ?
T'es pas en forme ma vieille, filons !

Dimanche 15 décembre 2019

Grève contre la réforme des retraites. Une énième réforme des retraites.
Quelques semaines à peine après l'entrée en vigueur d'une réforme de l'assurance chômage particulièrement dure (et que je redoute de plus en plus, au vu de ma situation).
Un gouvernement sous pression, qui débite sa novlangue technocratique avec suffisance. Des révélations presque quotidiennes de conflits d'intérêt, de lobbyings, de pantouflages, de rétro-pantouflages et d'opportunismes en tous genres, certainement pas de nature à redonner « la confiance » dans les élus, un spectacle qui ne fait, au contraire, que nourrir le discours malsain du Tous pourris. Une invocation ad nauseam des arguments d'équilibre budgétaire, de moins en moins convaincants lorsqu'ils sont tenus par des individus si peu soucieux d'éthique publique. Un refus de toute action qui pourrait nuire aux intérêts des grandes entreprises, avec la certitude que celles-ci sauront s'en souvenir un jour. Un entêtement dogmatique à privatiser tout ce qui bouge, jusqu'au non-sens économique.
En somme, un feu d'artifice de tout ce qui avait rendu impopulaires les gouvernements précédents, un condensé de cet « ancien monde » dont Macron avait pourtant promis de faire table rase, un étalage de faiblesse politique – l'Etat n'exprimant plus sa force qu'au travers de sa police, dans la rue, pour mater les manifestants en colère. Et une inaction quasi complète sur le plan environnemental, avec un parlement réduit à voter des lois sur l'écologie destinées à n'être appliquées qu'en 2040...

Bref, c'est la machine à fabriquer du vote populiste en pleine action, presque en surchauffe. Je ne vois maintenant plus par quel miracle nous pourrions échapper à l'élection de MLP en 2022, d'autant que les formations politiques de gauche peinent toujours autant à tirer profit du rejet populaire de Macron.

Décès de W., le 5 décembre dernier. C'est T. qui m'a appelé pour me dire qu'il venait de le retrouver inanimé dans son lit. Je venais de quitter une manif, place de la Nation. J'ai pédalé comme un dératé jusqu'à Belleville. Il n'y avait plus rien à faire, en effet. Une soirée terrible. Le spectacle de la mort, puis de la mort administrative, à gérer.
Un brutal rappel à la réalité, à l'urgence de vivre.

A une manif pour le mariage gay, en 2013
Pauvre W., pauvre T. C'était d'autant plus triste que W. s'était lentement désocialisé ces dernières années, que beaucoup de ses amis s'étaient éloignés de lui lorsqu'il avait commencé à dérailler. Moi-même je ne suis pas très à l'aise avec ma conscience. On avait pris un café ensemble en 2018, et j'avais trouvé son discours si délirant que j'avais renoncé à le raisonner, ne serait-ce qu'un peu. On s'était promis de se revoir, mais je n'étais pas immédiatement revenu vers lui après ça.
Pourtant, c'est justement parce qu'il vivait isolé, au sommet de sa tour de Belleville, comme un ermite, seulement surveillé par T., que je pouvais un peu m'identifier à lui, au travers de sa solitude, d'autant que W. n'était pas un misanthrope, c'était juste un gars avec un sale caractère, de sacrées convictions, et qui rêvait de reconnaissance. Paradoxalement, je trouvais même qu'il allait mieux, ces derniers mois, malgré une tuberculose dont il se remettait lentement. Je l'avais invité à venir à l'atelier en septembre dernier, il avait fait l'effort de se déplacer, mais N. l'avait reçu avec tant de froideur, que j'en avais été gêné pour lui.
J'ai observé ses livres éparpillés sur le sol, dont la mort venait d'interrompre brutalement, et pour toujours, la lecture. Je crois que, plus que la vue d'un corps sans vie, ce sont ces livres dont la lecture ne sera jamais terminée, qui représentent pour moi la mort d'un être, surtout celle de ces êtres intelligents, érudits et passionnés, comme l'était W.