Un hiver sans relief, sans joie particulière. Je me demande d'ailleurs pourquoi je m'entête à déballer ici toute l'inanité de ma vie.
Quand on n'a rien à dire, ne vaudrait-il pas mieux se taire ? Je suis trop bavard, c'est bien connu.
Noël à Rouen.
Conscience aigüe que ma mère et mes sœurs sont là, que je profite d'instants précieux.
Nouvel an passé tout seul chez moi, comme chaque année. Une situation hautement symbolique : commencer l'année tout seul.
Je m'y suis plus ou moins fait, mais je n'ose pas toujours avouer que je n'ai été invité nulle part pour le 31. Paria ! Paria que je suis !
Pérégrinations en banlieue pour retrouver un vélo de course d'occasion, un qui soit à ma taille, et qui se prête à ma posture peu
orthodoxe. Me retrouve avec trois vélos sur les bras maintenant.
Symboles du vélo : l'échappée, l'exploration, voler de ses propres ailes...
Mi-janvier : la grippe me cloue au lit presque une semaine. Mais satisfaction de pouvoir dormir dans la journée, de pouvoir regarder les nuages passer dans le ciel
depuis mon lit. De pouvoir continuer la lecture du journal de P. Fermor, dont le récit de son voyage à pied à travers l'Europe en 1933 aurait
été vraiment excellent... s'il nous avait épargné ses petites leçons d'histoire. Très bonnes pages sur Munich et Vienne.
Seul réconfort, dans ce tableau morose : les échanges inattendus que j'ai parfois dans ce bar du Marais que je continue de fréquenter,
ou dans cette association gay que j'ai fini par rejoindre. Impression d'exister pour des gens
qui ne savent pas grand-chose de moi, qui n'ont pas de raison de m'en vouloir, dont je pique la curiosité, et auxquelles je m'ouvre
peu à peu, sans arrière-pensées.
Mais je radote, je l'ai déjà écrit ce truc.
J'étais au bureau l'autre jour,
je regardais la neige tomber lentement sur les toits de Paris, et voilà que je me suis mis à rêver d'U.
J'imaginais qu'on s'installait ensemble, lui et moi. Qu'on faisait ménage, quoi. C'était totalement délirant comme idée, bien sûr. Pas seulement
parce que rien ne s'est jamais produit, et ne se produira jamais entre nous. Pas seulement parce qu'il a déjà une copine (!).
C'était délirant parce que j'ai toujours vécu seul, comme
un ours mal léché, et que vu mon âge à présent, la situation ne risque plus guère d'évoluer.
Chaque jour avec lui ! Elle est bien bonne. Mais réfléchissez un peu, ma fille ! Le besoin de solitude qui me rattraperait vite.
L'angoisse qu'il ne finisse par me quitter, pour une nana ou pour un mec (il est très sociable). Nos désaccords au quotidien. Ses copains hétéros
qui me saouleraient. Sa passion pour le sport (il adore le foot). Je ne tiendrais pas trois jours.
J'ai eu ainsi beau soumettre ce projet farfelu à la question, lui faire éprouver, impitoyablement, toute la rigueur de ma raisonnable objectivité
– de mon apparente objectivité –,
je me suis accroché à l'idée comme un enfant à une croyance erronée.
Car ce n'est pas seulement de l'attraction que j'éprouve pour U., c'est aussi le besoin, surprenant chez moi, de sa simple présence. J'aime quand il est
à mes côtés, je ne m'en lasse pas. J'aime son regard positif, sa spontanéité,
sa curiosité. J'aime sa silhouette élancée et sportive à la fois. J'aime ses yeux bruns, pétillants, pleins de vie,
son sourire, et ce qu'il dégage quand il me regarde.
Quand je suis avec lui, je me sens en confiance. Je sais, et je sens, qu'il m'aime bien, que j'existe à ses yeux, mais sans être une proie pour autant,
sans être le moucheron qu'il compte attirer dans sa toile. Il ne cherche pas à m'épater, à me juger, à me dominer.
Il vit sa vie, avec peu d'attaches, et beaucoup de curiosité. Je sais qu'il n'a pas hésité à entreprendre, seul, des choses qui lui tenaient
vraiment à cœur (un voyage en Iran, un stage en Corée...)
C'est aussi pour ça que j'ai fondu pour ce garçon : parce qu'il est indépendant, et que je ne peux pas m'attacher à quelqu'un qui ne serait
pas indépendant.
Parfois, quand on se regarde lui et moi, j'ai l'impression de me reconnaitre en lui, moins dans la personnalité ou dans le caractère,
que dans la morphologie, dans la structure physique et mentale, dans les réflexes, dans des sortes d'antécédents physiques et psychiques
très profonds, comme si nous étions issus d'une ancienne et même famille, comme si nous avions été frères de sang, dans des vies antérieures, et qu'à
cause de cette sensation de familiarité que j'éprouve en sa présence, je pouvais m'imaginer vivre avec lui – de la même
façon que j'ai pu vivre avec mes parents et mes sœurs au jour le jour pendant 25 ans.
Mais est-ce vraiment de l'amour ? Ou du délire ? Un énième idéal que je m'invente ?
Il faut dire, je ne suis plus amoureux depuis longtemps. Je ne sais plus ce que c'est, l'amour. Mon cœur est devenu tout sec, tout ratatiné,
c'est triste.
En tout cas, je sais qu'il n'y a aucun espoir. Mardi dernier, en sortant du cours d'allemand, on a fait quelques courses rapides
ensemble au Monoprix. Je sentais bien qu'il ne pensait qu'à la soirée foot qui l'attendait chez un pote juste après, qu'il n'avait aucune réelle envie
que nous fassions nos courses ensemble comme un vieux couple, et que je lui collais dans les baskets plus qu'autre chose.
Mais il est trop amical et trop poli pour me le signifier brutalement.
Et je ne veux pas perdre le peu que nous partageons.
Jeudi 1er mars 2018
Quelques concerts.
Loney Dear. Est-ce sa voix habile et plaintive, ses harmonies mineures, son style décontracté ? En tout cas, pas déçu. Ai même versé des petites larmes.
Retrouvé l'état d'esprit de mes concerts rouennais d'antan, quand j'allais voir Pulp ou Divine Comedy en concert à l'Exo7, et que j'en ressortais
tout chamboulé, plein d'une envie renouvelée de faire, moi aussi, de la musique.
Nourris Prolo, le chat d'I., partie en vacances. Pauvre chat de 19 ans, très affaibli, dont je m'occupe pendant une semaine. Créature chétive,
efflanquée et fragile comme de la dentelle, décharné et engourdi par la dénutrition – ou la maladie, on ne sait trop –, que je soulève et
repose avec d'infinies précautions, que j'accompagne à la cuisine pour lui donner à la cuillère de la pâté diluée avec de l'eau, car il ne peut plus rien mâcher,
et qui, après avoir fait l'effort d'ingérer ce qu'il peut, s'approche lentement de moi sur le canapé, et se laisse tomber sur mes genoux.
Je sens, contre mes doigts, les coussinets tout froids de ses petites pattes. Je le caresse très doucement, je voudrais lui donner de la chaleur,
de la vie. Il ronronne un peu, mais le simple fait de ronronner semble lui coûter. Il me fait une peine incroyable.
Dehors, il fait nuit, il gèle, ce sont les journées les plus froides de l'hiver, dit-on.
Quand je le quitte, il se tient immobile sur un sofa, devant un radiateur, la tête tombante, l'esprit ailleurs.
Dans la nuit, sous mes couvertures douillettes, je me réveille parfois et je repense à lui, lui qui attend tout seul dans le froid de son appartement.
Quand je reviens le soir suivant, je m'attends au pire, au moment d'ouvrir la porte.
Mais à force de patience, et en expérimentant plusieurs pâtés pour chat, je remarque qu'il mange chaque jour un peu plus, et qu'il reprend
vie. Pourvu que cela dure.
Dimanche 4 mars 2018
J'ai une capacité épatante à me présenter aux autres sous mon plus mauvais jour. Et je m'en amuse. Je m'imagine qu'en faisant ça, je veux dire,
en me parant de mes vêtements les plus repoussants, par exemple, en me la jouant pessimiste, passif et hyper-blasé, je fais preuve d'une sincérité et d'une honnêteté qui me seront récompensées. Qu'on appréciera
mon naturel, ma franchise. Qu'on saura distinguer, derrière la laideur de mes défauts, la beauté de mon âme. Sauf que pas du tout, si j'ai paru
pessimiste, passif et hyper-blasé, alors j'en subirai les conséquences, comme tout le monde.
Dernier exemple en date, lundi dernier : débarque chez moi une grande pouliche dénichée sur Grindr. De la même façon que j'évite d'en trop savoir sur un film que
je m'apprête à aller voir au cinéma (me contentant d'en connaître le nom du réalisateur, par exemple) afin – on l'a compris – de me réserver une
bonne surprise, je m'étais arrangé pour tout ignorer de l'individu qui s'invitait chez moi ce soir. Aucune question, rien. Je me souvenais juste
qu'il était mignon sur ses photos, sur toutes ses photos, ce qui, sur le moment, j'avoue, m'avait paru le plus important. Et lui, curieusement,
ne m'avait pas questionné non plus. Pas même exigé un détail sexuel, du genre actif-passif, t'aimes quoi, tu suces, etc., l'interrogatoire
habituel que tous les pédés ne peuvent s'empêcher de faire subir, à un moment ou à autre, au poisson qu'ils tiennent au bout de leur fil.
Etrange. Je commençais à me dire qu'il y avait anguille sous roche, que c'était louche, surtout qu'il semblait très désireux de me rencontrer.
Une personne très désireuse de me rencontrer ? Ça doit être une sacrée emmerdeuse. Ou un cambrioleur. Ou un fou. Mais on s'était échangé
des SMS dans la journée, et les siens m'avaient paru normaux, bien écrits, équilibrés.
Vraiment bizarre.
Et donc le voilà qui déboule chez moi à 20h.
On se claque la bise en se regardant à peine, comme deux vieilles copines qui se sont vues encore la veille, et il pose une bouteille de Haut-Médoc
sur la table, paf.
Je proteste, bien sûr, sur le mode Oh il ne fallait pas, alors que j'ai les yeux qui brillent aussitôt (à la vue de la bouteille)
(lui, je ne vois pas bien sa tronche, car j'ai ôté mes lunettes, par coquetterie, autant que pour ne pas contrarier ma libido, au cas
où il ne se révélerait pas aussi mignon que sur ses photos).
De tout à trac, il m'explique que, comme il ne savait pas si j'avais envie d'un plan cul ou d'autre chose, il avait jugé bon d'amener cette bouteille
de vin.
Au lieu de lui répondre qu'on la boirait après avoir fait plus ample connaissance, et là, de l'attirer dans mes bras pour l'embrasser, comme la
vamp entraine sa proie dans son piège de volupté, je me contente de lui ricaner à la figure, et de déclarer platement que moi non plus je ne
savais pas ce que nous allions faire ensemble. Là dessus, je sors d'un placard deux vulgaires verres de cantine dont je m'excuse en gloussant, en prétextant que mes
verres à pied sont sales, je me précipite sur mon tire-bouchon pour ouvrir sa bouteille, en débitant je ne sais quelle sottise, et nous voilà
partis pour pérorer pendant une heure, avec moi qui ne m'épargne aucun effort pour me rendre godiche à souhait, en me lamentant de mon absence
de volonté et de pragmatisme (afin d'expliquer pourquoi mon appartement est aussi décati par exemple, ce dont il se moque éperdument),
en riant de ma propre stupidité, de mes incapacités, inaptitudes, échecs, etc.
Lui, au contraire, s'avère pas si débile : cultivé, travaillant dans le milieu humanitaire, agréable, sensible, à l'écoute, fait du théâtre, et,
last but not least, fraîchement séparé de son copain après des années de vie commune. Voilà, c'est donc pour ça qu'il a l'air normal ! Il
vient de rompre, et il est sur le marché depuis peu ! Vite, vite, il faut saisir l'occasion, lui foutre le grappin dessus !
Sauf que son téléphone se met à sonner soudain : c'est son coloc qui a oublié ses clefs. Putain de coloc ! Ah, je vais devoir te quitter cher
Baptiste... Je suis vraiment navré, ajoute-t-il sans grande conviction.
Et moi, apprenant ça, qui continue sur le même mode je-m'en-foutiste, amusé, genre, mais c'est pas grave du tout, ça nous donnera une occasion de
nous revoir, hi hi hi, en sifflant mon verre et en me goinfrant de pistaches.
Il me quitte une demi-heure plus tard, sans que rien n'ait été consommé (à part son Haut-Médoc, pas mal d'ailleurs).
Je m'obstine à vouloir l'accompagner au métro, en lui parlant de Prolo que je dois aller nourrir. Au fond de moi, j'espère malgré tout le revoir.
Mais à la manière précipitée, un peu inattendue, dont il se précipite vers la bouche de métro après m'avoir fait une bise, je comprends que cela
ne sera pas le cas, et qu'un petit texto de rattrapage ne sera pas suffisant.
Verdict : zéro, zéro pointé pour ma performance.
[note ultérieure : effectivement, le SMS de rattrapage ne sera pas suffisant ; mais peu importe, cette greluche barbue était finalement
bien précieuse et sucrée, comme du miel, j'en aurais fait une indigestion en cinq sec]
[La semaine suivante, rebelote avec un autre gus. Cette fois-ci, je ne le laisse poser aucune bouteille sur la table, et je lui saute dessus en
arrivant. Un excellent coup, 20/20. Mais de mes succès, je ne sais pas pourquoi, je n'ai jamais envie de parler, en plus d'avoir tendance
à les oublier.]
Dimanche 18 mars 2018
Week-end à Lyon, avec Ch., Cl. et D.
Ciel plombé, températures frisquettes. Mais humeur légère, porté que j'étais par le plaisir de les retrouver.
Etrange de se retrouver avec ces filles que j'ai si souvent fréquentées dans les années 90. Dire que nous nous connaissons,
Cl., D. et moi, depuis la seconde, donc depuis, voyons... 28 ans.
Ch. avec sa fille S.
M'arrange généralement pour éviter les enfants, mais là, pas le choix.
Courageux de la part de C. d'élever ainsi sa fille toute seule. Fait ça avec sérieux, amour, et justesse, mais également avec cette nonchalance
qui la caractérise, et qui la conduit à speeder en catastrophe au dernier moment.
Cl. ne supporte décidément plus l'alcool. Deux verres, et hop, tous les chevaux de sa névrose familiale sont lâchés. Névrose ou folie, je
ne sais pas. Dit ne se souvenir de rien, le lendemain, des aveux éthyliques dont elle nous a gratifié, ni de son discours égocentrique de
mère-ivrogne. Ses deux fistons n'étaient pas là, mais ils étaient tellement omniprésents dans son discours, qu'on aurait dit qu'elle les
dévorait en en parlant. Au restaurant Les Demoiselles de Rochefort, le sujet a été abordé sans détour. Elle en était bien consciente.
Me fichait quand même bien la honte au restau (pénétrant dans les cuisines, s'embrouillant avec un serveur, etc.) Elle a perdu sa joie de vivre,
et ce qui, à l'adolescence, m'amusait et passait pour de l'excentricité, ou de l'humour, pourrait s'interpréter aujourd'hui, avec le recul, comme les
signes avant-coureurs de son hystérie.
Et puis D., équilibrée, écolo et végétarienne, avec qui je visite rapidement le musée des Beaux-Arts le dernier jour, et que j'accompagne
jusqu'à la Part-Dieu en fin de journée, sous un ciel encore hivernal.
Dimanche 1er avril 2018
Je fais des rêves sentimentaux.
Cette nuit, j'étais assis sur des marches, et je me sentais profondément abattu. Triste à un point de rupture.
Et puis un jeune inconnu, d'une vingtaine d'années à peine, venu d'on ne sait où, et qui avait – on ne sait comment – lu dans mes pensées,
s'approche de moi, s'assoit à mes côtés, et, poussé par sa sensibilité et sa nature généreuse, me demande avec douceur si je vais bien.
Je le regarde, interdit, j'essaye de me composer une attitude, je le remercie de sa gentillesse, et puis je cède, et nous tombons dans les bras
l'un de l'autre.
Le tout sur une chanson (un peu étrange, tirée du plus profond de mon imaginaire, ou de ma mémoire) dont le refrain lancinant faisait :
Take me... away. Take me... away.
Jeudi 19 avril 2018
Milan.
Pluie ininterrompue.
Hébergé chez une certaine Laura, qui vit avec son fils de 13 ans dans un appartement de classe moyenne, assez loin du centre,
mais proche de l'aéroport
de Linate, où j'atterris sur les coups de midi. Sur sa photo de profil Airbnb, elle apparaît, majestueuse, à contre-jour, dans
l'encadrement d'une porte, genre Claudia Cardinale s'apprêtant à entrer en scène. J'arrive chez elle. C'est un petit hanneton
fripé aux cheveux tout noirs et tout secs qui m'ouvre la porte. Quant à son fils de 13 ans, que j'imaginais ragazzo pasolinien,
échappé d'un film de Visconti, ce n'est qu'un adolescent joufflu et maladroit, et complètement indifférent à mon sort.
Et puis la pluie, la pluie, la pluie...
Dîner minable dans un restau de fripouilles du quartier de Ticinese, où un groupe de 6 jeunes touristes chinois, assis autour d'une table ronde,
consultent silencieusement leurs smartphones.
Bref, une journée pas fantastique à Milan, journée qui ne fait rien pour dissiper le préjugé négatif que j'avais déjà sur la ville.
Le lendemain, promenade sur les bords du lac de Côme. L'air est humide, mais la pluie a cessé, et le soleil fait son apparition,
entre deux nuages. Visite de la villa del Balbianello, que j'atteins en sueur vers 17h (me suis tapé l'ascension de la colline qui la
surplombe, après m'être trompé de chemin).
Joli jardin. Paraît qu'on y a tourné un James Bond. Jeux d'ombres et de lumière sur le lac. Nuages cotonneux accrochés aux cimes.
De retour au petit village de Lenno, je m'achète une glace sur le port, quasi désert, en attendant mon bateau pour Menaggio. Coucher de soleil
étonnant sur le lac, baigné d'une lumière mystique d'argent et d'anthracite.
La pluie se remet à tomber au moment où j'atteins mon auberge de jeunesse.
Dîne au restau de l'auberge, où quelques touristes américains, ou australiens, se montrent leurs photos de la journée.
Le lendemain, crachin sur Menaggio, crachin qui s'arrête heureusement lorsque je débarque à Esino pour la visite de l'élégante villa del
Monasterio.
Arrivée à Turin en fin de journée, après un rapide transit par Milan Centrale.
L'air est plus sec, le soleil se montre enfin. Un peu surpris par la taille de Turin, et par son trafic automobile frénétique. Loge dans un studio
pas loin de la gare, à proximité de la piazza Madama Cristina, un quartier populaire dont je découvrirai avec stupéfaction, à minuit, en rentrant,
que c'est un aussi quartier branché, et fort animé la nuit. L'appart est sombre et sent le tabac.
Le lendemain, samedi, je fais trois courses au marché du coin, puis je me mets en route pour la gare routière, d'où part mon car pour Grenoble.
Traversée des Alpes par le tunnel du Fréjus. Méditations.
Passe la nuit chez JC et B., dans leur agréable maison sur les hauteurs de Grenoble. Le lendemain, déjeuner sur la terrasse, face au massif de Belledonne.
Promenade en vélo, avec Benoît, jusqu'à une cascade des environs.
Retour sur Paris, un peu à contrecœur, par le dernier TGV de la journée.
Dimanche 27 mai 2018
Marrackech.
Vision onirique de la place Jemaa el-Fna, où je débarque sous une pluie battante, à la nuit tombée. Nuances de gris et d'ombres.
Parfums d'épices, d'urine et de crottin (les carrioles à touristes se sont rangées sous les arbres du square), physionomies arabes toutes
piteuses sous la pluie qui dégouline sur les visages, délicieuse sensation de dépaysement.
Je trouve mon riad sans difficulté, à une encablure de la place, en évitant les flaques.
Comme tout est sombre, dans ces villes méridionales aux rues étroites et aux maisons sans fenêtres, quand il ne fait pas beau !
Le préposé à l'accueil consulte son registre d'un air las. Ma chambre s'avère spartiate, mais elle fera l'affaire, et le patio
sur lequel elle donne est assez mignon, avec ses plantes et sa fontaine centrale. Je reste assis sur mon lit quelques minutes, à écouter le bruit
de la pluie qui ruisselle.
Tente une incursion dans le quartier des alentours, mais renonce assez vite à cause du temps, et me résous finalement à dîner dans un restau-snack,
donnant sur la place, un boui-boui qui se révèle bon et pas cher, et où je reviendrai plusieurs fois.
Le lendemain, agréable petit déjeuner sur le toit de mon riad, dans une éblouissante lumière grise – la brume se lève lentement – et
plein du chant frénétique des oiseaux. Jolie vue sur les toits de la ville. J'émerge de mes songes dans la beauté.
Guêpes qui se noient dans les coupelles de confiture.
Grande promenade dans les souks, dès 10 heures du matin. Les commerçant ouvrent à peine leurs échoppes, ils ont encore
trop de sommeil dans les yeux pour m'alpaguer. La medersa Ben Youssef est en travaux, je me rabats sur le musée de la Ville,
à deux pas, un attrape-couillon où s'exposent trois babioles et quelques photos du Roi, et où s'agglutinent les
touristes français qui viennent y faire pipi. Le soleil est maintenant généreux.
Pause au musée de la photographie. Vieilles photos de Marrakech en noir et blanc, intéressant.
M'achète un sandwich roboratif à la pomme de terre dans une ruelle au hasard, que j'avale
avec un peu de honte, dans un coin, car le Ramadan vient tout juste de commencer (je comprends assez vite, cependant, que cela ne pose guère de problème
dans une ville comme Marrakech, nourrie du tourisme et de ses vices).
Remonte jusqu'aux jardins Majorelle, délicieuse enclave de fraicheur et de couleurs, dont le calme et le raffinement tranchent avec
le chaos et la poussière des boulevards des alentours. Stèle phallique un peu incongrue dans un coin, à la mémoire d'YSL et de Pierre Bergé.
Des extraits du film Saint-Laurent me reviennent en tête, l'élocution particulière du personnage.
Rentre par l'Hivernage, alors que le soleil descend sur l'horizon
Le lendemain, je prends un car pour Essaouira.
Les paysages à la sortie de Marrakech me rappellent un peu l'Andalousie. Encore quelques kilomètres et puis c'est le désert qui fait son apparition,
austère, presque lunaire. Pause d'une vingtaine de minutes dans un village un peu morne, plein de constructions en béton inachevées. Les serveurs des restaurants qui accourent avec leur menu dans la main. On repart. Les troupeaux de moutons maigrichons accompagnés de leur gardien, sur le bord de la route. Le paysan en djellaba sur son âne. Dans le bus : rien que des jeunes routards occidentaux, avec leurs sac-à-dos, leurs écouteurs dans les oreilles,
le nez dans un smartphone ou dans de la bouffe. Discute un peu avec mon voisin, un jeune Californien poli qui voyage solo comme moi.
14h, Essaouira nous apparaît enfin au détour d'un virage.
Le vent du large, l'horizon qui s'élargit, la lumière éblouissante de l'océan. Après la poussière et la promiscuité de Marrakech,
quel plaisir ! Je flâne avec ravissement dans les ruelles de la vieille ville, dont les murs blancs et bleus éclatent sous le soleil.
Grignote un sandwich tout en marchant. Deux jeunes morveux, dont j'ai ignoré superbement les appels, se moquent de moi à distance. Les
habitants qui s'activent dans leurs commerces. Le marché aux poissons, au bout de la grève, entre deux carcasses de bateaux qu'on
retape : raies, maquereaux, soles, sardines, étalés sur des morceaux de toile à même le sol, qu'on éventre sans pitié, et dont les restes
sanguinolents attirent des nuées invraisemblables de mouettes. Gare au guano.
Retour vers 21h sur Marrakech, qu'un orage vient tout juste de lessiver.
Le lendemain, promenade dans les quartiers sud de la ville – le Palais Bahia, les Tombeaux Saoudiens – malheureusement pris
d'assaut par des hordes d'Espagnols en voyage organisé, une marée humaine assourdissante qui transforme ces lieux certainement fort jolis en
attractions à kéké. Se bousculent les uns les autres, se plaignent de ne pas pouvoir faire leurs selfies tranquillement.
Des petites chinoises, sur leur 31, se prennent
en photo sous les portiques en stuc finement ouvragé en prenant des poses ridicules. Les vieux gardes marocains observent cet étalage de vulgarité
sans broncher, blasés. Finis par m'enfuir dans l'ancien quartier
juif, à deux pas, où je passe d'un extrême à l'autre, et où aucun Espagnol en chemisette n'osera s'aventurer. Labyrinthe inextricable,
population miséreuse, enfants gais qui jouent dans la rue, on me regarde d'un drôle d'air parfois.
Déjeune d'une excellente tajine, sur une table dans la rue, juste en face des remparts du palais Badiî, remparts sur le faîte
desquels quantités de cigognes ont établi leurs nids, et dont j'observe pendant quelques minutes le manège des mamans nourrissant leur progéniture.
Le patron m'offre le thé, me fait oublier les marchands de tapis du centre-ville.
Comme à Istanbul, comme à Grenade, beaucoup de chats errants ici – ils ne doivent pas survivre bien longtemps – qui dorment dans les terrains vagues, se nourrissent aux tables des restaurants, et qu'on entend parfois miauler sans raison.
Le casse-pied. « Mon ami... Where do you come from? » On s'y fait sans s'y faire. Je le repère à deux cent mètres à la ronde,
parfois même en vision périphérique, je le vois qui s'approche, qui se prépare à m'accoster. On s'en décolle heureusement sans peine.
Quelques uns cependant sont méchants : ceux-là, je les reconnais à leurs lunettes de soleil, et à une expression mauvaise qu'ils gardent toujours au coin de la bouche. Une fois éconduits, la liste de leurs
jurons est invariablement la même : Fuck off ! Racist ! Jewish !
Dimanche 24 juin 2018
Munich.
Retrouve pour la 3ème année consécutive mon couple de précieuses de la Marsstraße. Toujours le même exercice linguistique avec elles
au petit déjeuner, un petit déjeuner toujours aussi royal, servi dans de la porcelaine, ou presque, sous le regard d'une gravure austère de Beethoven.
Me sens plus à l'aise avec Al. qu'avec Th., Th. qui est bouffi comme un cochon bavarois, et dont je ne sais si ce sont ses origines germaniques
qui lui donnent ce caractère plus brut, plus tranchant, là où Al., canadien d'origine, arrondit les angles naturellement comme un Anglo-saxon.
Déambulations paresseuses dans les parcs de Munich. Dîne à Chinesischer Turm.
Le lendemain, prends le train pour Chiemsee, vaste étendue d'eau aux confins de l'Allemagne et de l'Autriche. Visite le château de Herrenchiemsee,
dernière œuvre inachevée de Louis II de B., à la décoration folle, création peut-être encore plus délirante – par sa munificence – que les châteaux
de Neuschwanstein et de Linderhof. On se demande comment un souverain pareil a pu régner aussi longtemps. Un énième exemple des folies auxquelles une âme dérangée
– encore que celle-ci l'était sans méchanceté, ce n'était qu'un petit garçon qui se refusait à grandir pour continuer à vivre ses rêves
romantiques – peut donner naissance lorsqu'elle se voit accorder le pouvoir. Bon, le patrimoine que laisse Ludwig sera toujours
plus fascinant que les activités superficielles, ou mesquines, dans lesquelles certains privilégiés peuvent se complaire. Mais voir
aujourd'hui tous ces touristes lambda, aux origines plus ou moins modestes, défiler en nombre dans ces châteaux hors de prix, et s'émerveiller,
avec des Ooooh et des Aaaah, des caprices exorbitants d'un monarque misanthrope me fait quand même une impression bizarre.
Promenade sur la ravissante île de Frauenchiemsee ensuite, toute baignée d'une chaude lumière de fin de journée. Sur un coin de plage, j'enfile
un maillot de bain, et je plonge dans l'eau délicieuse du lac, en admirant, posée sur l'horizon, la silhouette bleutée des Alpes. Moment d'extase.
Rentre sur Munich vers 21h, et dîne à l'Augustiner Keller.
Excursion à Regensburg le lendemain.
Train tchèque, vétuste, avec des compartiments mal ventilés, qui me rappelle le trajet Gdansk-Wroclaw de l'été dernier.
Ratisbonne donc, ville ancienne, aux ruelles médiévales, et complètement endormies, car nous sommes dimanche.
Moi-même je suis somnolent toute la journée, malgré une longue nuit de sommeil. La faute à un air trop lourd peut-être : un orage gronde
au loin, sans jamais se décider à approcher.
Tous les fruits sont dans la nature...
Me traîne sur les berges arborées du Danube, en m'accordant de petites pauses sur les bancs publics. Depuis plusieurs semaines, l'écran de
mon smartphone a des problèmes, qui m'empêchent d'accéder à Grindr. Ce serait quand même bien que je me lie avec des Teutons, depuis le temps
que je visite l'Allemagne... Mais je trouve les Allemands aussi sauvages et maladroits que moi. (Une fois, un cycliste passe dans la rue, et
je lui souris ; voyant cela, il me regarde avec une expression stupéfaite, comme si j'avais fait l'incongruité du siècle)
Petit moment de joie quand même, durant cette molle journée à Regensburg : cette bière et ces saucisses que je déguste sous un parasol, dans un
Bratwuststube au pied du vieux pont de pierres.
La pluie se met à tomber sur Munich au moment où mon train entre en gare, vers 21h. En tee-shirt, je n'ai d'autre choix que de grignoter dans
l'un des restaurants de la gare (que je commence à bien connaître !)
Le lendemain, je débarque à Stuttgart avec tout mon barda. Regensburg m'avait endormi, Stuttgart me réveille. On ne peut pourtant pas appeler
ça une très belle ville. Déambule le longs de ses artères commerçantes anonymes à la recherche d'un bermuda (car il paraît qu'il va faire chaud).
Sensation d'opulence. Cette ville est riche, et n'a pas à rougir face à Munich sur ce plan-là. Pour le reste, c'est à dire pour le flâneur naïf
comme moi, on ira voir ailleurs.
Seul élément remarquable : les bois, les vignes, les coteaux que l'on aperçoit, à l'horizon, depuis les rues piétonnes, et qui semblent vous lancer un appel.
Je loge assez loin, en banlieue, au sud de la Fernsehturm, dans une cave aménagée sous une petite résidence de classe moyenne.
Les Allemands rechignent à s'entasser en centre-ville : dès que la place vient à manquer, ils construisent des
villes nouvelles, en périphérie, qu'ils relient au centre avec des transports efficaces.
Tübingen.
Bourgade universitaire au sud de Stuttgart, avec bégonias et pétunias aux façades. Les étudiants y prennent leur pause-déjeuner assis au bord
du Neckar, dont le flot tranquille semble avoir imposé son rythme à toute la ville. Déjeune sur une terrasse de la place de l'ancienne Mairie,
illuminée de soleil. L'omniprésence des étudiants et des jeunes couples avec marmots, dont les vélos-remorques sillonnent les pistes cyclables,
atténue le côté carte postale d'une ville bien coquette. Rentre sur Stuttgart à la nuit tombée, dans un train à demi vide.
Le lendemain, mercredi, ICE pour Freiburg-im-Bresgau, via Karlsruhe. Freiburg, ville du sud du Bade-Wurtemberg, sur l'axe Francfort-Bâle. Mets
mon sac à la consigne, puis vais me promener en ville. Ciel sans nuage, lumière éblouissante, chaleur estivale, ambiance particulièrement méridionale.
Me cale l'estomac à la Brauerei Feierling, où je tombe par hasard. Je ne me lasse pas de ces grands Biergarten : de leur cadre
verdoyant, de la simplicité de leur protocole, de leur mixité sociale, de leur rapport qualité-prix.
Loge chez un couple d'ex-soixante-huitards (ou que j'imagine comme tels) : un couple de quinquas, routards, férus d'Amérique du sud et de tango.
Bouquins d'art et de voyage posés sur les étagères, photographies en NB les montrant à l'autre bout du monde. Mobilier de brocante, guitare rangée
dans un coin. Pas pressés pour réparer le robinet qui goutte, pas du genre à mettre un verrou aux chiottes. C'est bien, je ne me sens pas dépaysé chez eux au moins.
Je grignote dans le quartier, sur une placette. Ambiance méditerranéenne. Les étudiants qui picolent assis à même le trottoir, un petit enfant tout nu qui joue
dans une fontaine avec son père.
Rassasié, j'hésite à prendre un verre ailleurs. Mais je suis cuit, allez, on rentre à l'appartement. Mes logeurs ont mis du folk-rock. Elle, je
l'entends rigoler régulièrement, je pense qu'ils ont un peu bu et je me demande même s'ils ne sont pas en train de danser tous les deux, au salon,
alors que je suis maintenant étendu sur mon lit. Mais à minuit, tout est plongé dans le silence et la pénombre : on se lève tôt pour aller bosser
en Allemagne, même ici, même à Freiburg.
Le lendemain, incursion en Forêt Noire. Courte étape à Titisee, dont les berges du lac, dès 10h30, sont envahies par des meutes de touristes chinois
déboulant d'on ne sait où. Horrifié, je remonte presque aussitôt dans mon bus, pour en redescendre à Donaueschingen, village célèbre pour abriter la
source du Danube. Guère le temps de profiter de son joli parc et de son petit musée d'art moderne – un peu inattendu ici –, puisque dès 14h, je
monte dans le Schwarzwaldbahn direction Offenburg, un trajet que j'interromprai à deux reprises : à Triberg d'abord, pour y admirer ses
fameuses chutes d'eau (respirer soudain l'odeur de la montagne me fait monter les larmes aux yeux), ma foi fort touristiques, puis à Gengenbach, énième
village médiéval bien propret (je vais finir par faire tous ceux d'Allemagne), où je me rafraichis les pieds dans un ruisseau, et où je sirote un
petit Riesling sous un balcon couvert de vigne, pendant qu'une cigogne, perchée sur un toît, claque du bec.
19h00, changement à Offenburg. Sur les quais, de nombreux lycéens qui attendent. Je grimpe pour ma part dans un train régional minuscule destination...
Strasbourg. Tandis que notre train traverse les champs de la plaine du Rhin, sous une lumière de fin de journée, je regarde les
passagers. Un curieux mélange : des Allemands rentrant chez eux, le visage las des tracas du quotidien, et puis des touristes
comme moi, s'apprêtant à changer de pays, le bagage à la main. Je descends à Kehl, et grimpe immédiatement dans un tramway pour le centre-ville.
Strasbourg. Reprendre contact avec le fouillis et la frénésie françaises, tandis que dans l'air, au dessus de la ville,
s'élèvent des rumeurs, des chants, des accords de guitares... Mais qu'est-ce que c'est que ce ramdam ? On est en France, d'accord, mais quand même.
Bon sang, nous sommes le 21 juin, c'est la fête de la Musique, j'avais oublié.
Strasbourg
Je finis par trouver l'immeuble où je suis censé loger, juste à côté des hôpitaux de la Petite France. Persuadé que je vais être hébergé par
une étudiante allemande timide arrondissant ses fins de mois avec Airbnb, je suis un peu surpris d'être accueilli par une femme d'une cinquantaine
d'année, assez volubile, parlant très bien le français, vivant avec son chat et sa fille, une jeune adolescente dont je ne connaîtrai d'ailleurs rien d'autre
que la voix (elle s'est enfermée dans sa chambre, à la porte de laquelle elle a accroché un avertissement "Happy people only").
L'appartement est particulièrement bordélique et bohême : bouquins et BD abandonnés en vrac le long du mur du couloir, bazar stocké sous les
chaises plutôt que dans des meubles, gros galets de plage au fond du lavabo pour faire joli, invraisemblable superposition de tapis synthétiques
en tout genre au sol, etc. Aux murs, des plans de métro de villes du monde, des dessins d'enfant. Dans ma chambre, un poster de la dernière rétro de Walker
Evans à Beaubourg (que j'ai ratée). Et un gros matou gris qui me regarde d'un air stupéfait lorsque je pénètre dans l'appartement silencieux
et plongé dans le noir, vers 23h, après m'être alourdi d'une choucroute dans un restau du coin.
Le lendemain, le soleil est encore généreux, mais un air océanique a brutalement rafraichi la ville.
La dernière fois que je suis venu à Strasbourg, c'était avec S. et F., en prépa HEC, il y a quoi... 25 ans ? J'ai du mal à le croire. C'était
la fin de l'automne, il faisait nuit tôt.
Je visite la cathédrale, le musée d'art moderne. Ville intéressante que Strasbourg : dynamique, population jeune, patrimoine mis en valeur,
urbanisme qui fait la part belle aux piétons et au tramway, couplage tradition/modernité. Un retour en douceur sur la France.
TGV pour Paris vers 20h30.
Me demande parfois à quoi riment ces petits voyages que je fais à droite, à gauche. Je suis gagné par une espèce de lassitude, comme ça, je
n'arrive plus à m'émerveiller – en tout cas, pas à m'émerveiller autant que ce que j'escomptais – et je ne sais pas pourquoi. Enfin, si, les
raisons, je les connais bien, depuis le temps. Parfois, c'est qu'une angoisse est là, latente, une angoisse névrotique qui m'empêche de
profiter de ce que j'entreprends. Parfois, c'est qu'inconsciemment je recommence à me dévaloriser : ce que je fais est nul et ne sert à
rien, je suis moche et sans intérêt, et c'est pour ça qu'on ne m'adresse pas la parole. Parfois c'est un stress sournois qui s'est installé, et la
fatigue physique qui va avec ; je ne parviens pas à lâcher du lest. Parfois c'est une authentique tristesse, un besoin de sociabilité qui
ne se réalise pas, une solitude que j'arrive à bien gérer d'ordinaire, et qui soudain me pèse plus particulièrement.
Le traitement de tous ces symptômes, il est toujours le même, et il est bien connu : on n'a qu'à suivre, et réaliser, ses désirs profonds.
Mais que faire quand on ne sait plus quels sont ses propres désirs ? Ou quand on a l'impression qu'ils nous ont déserté ? Quand on
voudrait juste s'allonger, fermer les yeux, ne plus penser à rien.
Quand on voudrait quoi ? Aimer quelqu'un ?
Même pas sûr.
Vendredi 6 juillet 2018
Dimanche 8 juillet 2018
Chaleur persistante depuis plusieurs semaines. Chaque année désormais j'appréhende l'été. L'été à Paris est plus éprouvant que jamais,
avec ces canicules à répétition, la pollution, la promiscuité, le bruit, les locations Airbnb des voisins, leurs apéros...
Dimanche, plan Q au fin fond des Yvelines.
Après une heure de train, et vingt minutes de vélo dans une cambrousse grillée par le soleil.
Je n'ai pas l'adresse exacte, je dois lui envoyer un SMS à l'entrée du village, devant la gendarmerie.
On s'est rencontré le week-end dernier à la gay-pride. On a pris un verre, rien de plus.
Le voilà, il sort de son logement pour m'ouvrir la porte. Il est
accompagné d'un petit chien qui aboie. On se fait la bise. Il me fait entrer chez lui.
Il fait frais chez lui.
Bâtiment récent, d'une douzaine de logements, le truc conçu pour séparer vie professionnelle et vie personnelle. Pas inutile quand on habite
à vingt mètres de son boulot. Les fenêtres, placées à l'arrière, donnent sur des jardinets et des champs de blé. On ne voit donc pas ce qui se
passe chez le collègue, quelles sont ses mauvaises fréquentations, les hommes qui se pointent chez lui le dimanche...
On s'installe au salon. Il ouvre une bouteille de limonade. J'ai transpiré, je suis un peu gêné. J'ai mis exprès une tenue cycliste en lycra pour
le titiller, mais on fait comme si de rien n'était. Je tente de dissimuler mon embarras en m'émerveillant de ses plants de groseilliers,
que j'aperçois par la fenêtre.
Au détour de la conversation, il m'avoue qu'il est un peu maniaque du rangement. Mais ça, je l'ai compris dès le début, vu l'état
impeccable de son carrelage, et du "débarras" où il m'a invité à ranger mon vélo. Et puis, quel militaire n'est pas un peu maniaque,
hein ? Je sais où je mets les pieds.
Murs tout blancs, seulement égayés d'une aquarelle d'après photo, une vue de la baie de Somme. A côté de la chaîne hifi, un CD de Claude
François. Quelques balles d'un calibre impressionnant, exposées sur une étagère en verre, seul indice du métier du maître de maison. Un aquarium
qui fait des bulles. Et
le petit chienchien qui pose ses papattes sur mes genoux en tirant la langue.
Il lui demande tout le temps s'il veut aller faire un tour dans le jardin. Chercherait-il à l'éloigner pour favoriser le rapprochement avec
moi ? Tactique inefficace, car l'animal continue à nous tourner autour en frétillant la queue. Et la friandise du toutou est
programmée à 18h, pas avant. « Tu attendras » lui signifie-t-il après avoir regardé sa montre, sur un ton de mère à chat.
Il est maniaque, mais pas méchant. Il n'a pas prononcé une seule parole négative depuis que nous nous sommes rencontrés, la semaine
dernière. J'apprécie, parce que les flics, parfois, ce sont de vrais pelotes de nerf, avec autant de tact qu'une casquette...
D'ailleurs, j'oublierais presque que j'ai affaire à un flic. Mais ça ressort de temps en temps, dans ses manières. Ainsi, je lui raconte que
j'aime bien faire des randonnées à vélo, et que, pas plus tard que le week-end dernier, j'ai fait une grande balade en Seine-et-Marne, le
long d'un aqueduc, et que c'était fort agréable. « Mais c'était la gay-pride ! » s'exclame-t-il avec surprise, en roulant des yeux,
comme un inspecteur qui aurait découvert une énorme contradiction dans l'emploi du temps de son suspect. « J'ai fait ça
dimanche, le lendemain de la gay-pride » dois-je alors préciser.
Parfois, il dit nous, pour parler d'événements de son passé.
– Nous ?
– Avec mon copain.
– Ah... Vous êtes séparés ?
– Oui.
Je ne l'interrogerai pas davantage sur le sujet. Dans l'ensemble, j'évite de trop l'interroger, surtout sur son métier (alors que
c'est justement ça qui pique ma curiosité).
Lui aussi se retient de me questionner, ce dont je lui suis reconnaissant. Je n'aime pas parler de mon boulot idiot, ou du pourquoi de mon célibat.
Est-ce qu'il est mignon ? Je ne sais pas. Il a de beaux yeux bleus, oui, mais il devrait faire un peu de sport, le gras commence à s'inviter.
« Pas le temps » s'excuse-t-il. Je l'observe encore. Non, il n'est pas mal, il a dû être assez beau, plus jeune. En fait, il est comme moi, quoi, une
sorte de vieux beau, la date de péremption n'est pas encore dépassée, mais limite.
Bon, qu'est-ce que je fais ? Je reste ? Il me propose de me resservir de la limonade.
Il est gentil et malin. Il s'abstient vraiment de dire quoi que ce soit qui pourrait me contrarier.
Cette petite comédie courtoise et policée finit par s'interrompre lorsque, debout l'un à côté de l'autre, devant la fenêtre,
face aux champs de blé cramoisis, nous nous décidons enfin à nous embrasser.
Lundi 30 juillet 2018
Vue depuis la terrasse, au petit déjeuner
Quelques jours en compagnie de JC et B., dans une agréable maison de vacances appartenant aux parents de B., à St Cyr les Lecques,
entre Marseille et Toulon.
Moments oisifs, à nous traîner entre la piscine et la terrasse.
Conversations tantôt sérieuses tantôt badines, tantôt à trois, tantôt séparément. Je connais mieux JC, évidemment, depuis le temps – 18 ans que
nous nous sommes amis ! –, lui et son regard analytique, assuré, psychologique sur les choses, et son sens de l'humour. Mais je découvre
aussi la personnalité de B., dont j'apprécie la curiosité, la modestie et l'intelligence. Ingénieur de formation, il me dit se passionner
pour la sociologie depuis quelques années, thème qu'il aborde par la lecture (Weber, Bourdieu), avec la rigueur et l'attitude critique du
scientifique, et aiguillonné par un certain rejet de son origine sociale.
Querelles domestiques régulières entre lui et JC, mais généralement pas méchantes et sans conséquence.
Le lendemain soir de mon arrivée, débarquent un couple d'amis à eux : T. et J. Discutons autour de la table du jardin, dans la pénombre
nocturne, en jetant un œil de temps en temps au spectacle d'une éclipse totale de lune. Dimanche, promenade sur un sentier côtier
caillouteux, une promenade rendue difficile à cause de la chaleur. Baignade dans une crique de rochers blancs. Mer remuante,
où l'on perd pied rapidement. Jouons à un jeu de société après le repas.
De retour à la maison, sieste, barbotages dans la piscine, et lectures sur un transat.
Le souffle éthéré du vent dans les pins, le chant frénétique des cigales, le roucoulement des tourterelles, les protestations des pies,
qui se disputent entre les branches d'un olivier, les grands papillons qui dansent au dessus des massifs de fleurs, les palmiers qui se
déhanchent dans le vent, comme des pantins ébouriffés.
Sur la mer au loin, le sillage blanc des vedettes de luxe.
L'air sec et chaud des garrigues, qui glisse entre les mollets. Les effluves de pins et de lavande qui envahissent routes et jardins.
Rentre sur Paris la peau tatouée de coups de soleil et de piqûres de moustiques.
Visions des paysages du Midi, arides, défilant par la fenêtre de mon TGV climatisé, sous un grand ciel bleu de fin de journée.
Coup de blues ensuite, à repenser à ces moments de bonheur en compagnie de JC et B.
Mercredi 29 août 2018
Colombie.
Arrivée à Bogota vendredi 10 au soir. Passons une première nuit dans un hôtel miséreux des abords de l'aéroport, avant de reprendre l'avion
dès le lendemain matin pour Pereira, la capitale de la région dite "du café", une cité commerçante à quelques encablures de Bogota,
mais que la géographie montagneuse rend difficile d'accès par la route. A peine arrivés à la gare routière, grimpons
dans un minibus qui nous brinquebale jusqu'à Salento, un village carte postale où nous avons prévu de rester 2 ou 3 nuits. J'ai loué
une maison soignée, à la décoration brute et minimale plutôt réussie, plongée dans un écrin de verdure, que l'on gagne par un petit
sentier caillouteux bordé de fuchsias et de rhododendrons. Nous déballons nos affaires, euphoriques. Les vacances commencent.
L'altitude élevée de la région est compensée par sa position sur l'équateur, et de cet antagonisme nait des paysages inattendus : une
végétation luxuriante, avec la fraîcheur et les ombres des montagnes, et les couleurs chaudes de l'Amérique latine par dessus tout ça. Une sorte de
croisement de l'Auvergne et de l'Indonésie.
Explorons la vallée de Cocora, que nous gagnons, comme des centaines d'autres touristes, en jeep Willys – le moyen de locomotion favori
de la région. Pour ne pas que le groupe se sépare, N. et moi faisons le trajet debout sur la plateforme arrière du véhicule, accrochés à la
galerie. Point d'excès de précaution, ici... Découvrons avec stupéfaction des reliefs de haute montagne, mais couverts de palmiers,
des palmiers « à cire », une espèce endémique, les plus hauts du monde, près de 50 mètres de haut. On se croirait
revenu au temps du Jurassique, on s'attendrait presque à voir surgir un dinosaure. Très bel endroit, dont nous revenons enchanté.
Salento
Le lendemain, visitons deux fermes de production de café, les fameuses fincas. L'étudiant qui nous fait visiter la première est
manifestement habitué aux touristes étrangers, dont il se moque de temps en temps de leurs comportements stéréotypés. Il nous débite
par le menu tout le processus de production du café, en nous traînant d'un endroit à un autre de la plantation,
et en nous demandant régulièrement si nous avons des questions,
mais il garde constamment sur son visage un air facétieux, un peu cabotin, qui se révèle pleinement lorsqu'il décide soudain de nous interroger
sur ce qu'il a dit la minute d'avant. Je le trouve mignon. La seconde ferme est plus grande,
plus industrieuse. N. et G., avec leurs ruses oratoires habituelles,
ne peuvent s'empêcher de tchatcher avec tous ses employés, tandis que je photographie colibris et pics-épeiche, qui virevoltent autour des arbres
de la propriété. Rentrons sur Salento par un sentier verdoyant, longeant un torrent. Paysages toujours aussi surprenants, mêlant
ambiance des montagnes, humidité des campagnes, et exubérance tropicale. Grimpons dans un minibus archibondé pour faire les derniers
kilomètres (debout dans le couloir central, balancé entre le sac à dos d'un écolier et la poitrine d'une maman assise avec son bébé
dans les bras, j'observe avec inquiétude le ravin en contrebas de la route).
Le soir, jouons aux cartes sous la véranda de la maison, en sifflant une bouteille de vin rouge.
Attributs du macho local : le panama, l'écharpe jetée sur l'épaule, la bouteille de Coca
Les Colombiens que nous rencontrons sont généralement souriants et hospitaliers, même s'ils ne se départissent jamais d'une certaine
réserve, d'une modération que la société colombienne, j'imagine, attend d'eux, une image de respectabilité. On ne se la raconte pas,
mais on ne s'approche pas de vous comme ça non plus. Une disposition d'esprit obligeante et courtoise, mais où n'est
pas absente une certaine rouerie pour autant – la monnaie qui m'est rendue par les commerçants est souvent inexacte.
Filandia
Les deux jours suivants, nous les passons à Filandia, une commune située dans une autre vallée, trente kilomètres plus loin, un endroit plus fruste,
moins léché que Salento. Le temps s'est couvert. Humeur morose des uns et des autres. Disputes régulières
du trouple, petits conflits d'amour-propre, crispations sur l'organisation du voyage – les choses se
tassent heureusement assez vite.
Faisons la visite d'une réserve naturelle connue pour héberger des singes "alouates", les singes hurleurs, une promenade assez épuisante,
à flanc de coteau, sur un sentier étroit et glissant, parsemé d'arbres épineux que notre guide, avec un certain sens du dramatique,
nous défend absolument de toucher.
Finirons effectivement par apercevoir, au loin, dans le feuillage des arbres, quelques tâches brunes faisant penser à des singes. Mais c'est
au moment de s'extraire de ce bosquet infernal, vers 17h, alors que la lumière commence à décliner, que les ombres envahissent les champs,
et que de grands nuages blancs, fantomatiques, s'élèvent du ravin boisé que nous venons de traverser en suant, que nous entendrons le fameux
"cri" de ces singes hurleurs, un bruit entre le râle d'un spectre et le rugissement d'un fauve, un son assez lugubre et impressionnant qui nous fige
sur place.
Le soir même, me couche assez tôt, j'ai pris froid. Logeons dans un hôtel fort simple, donnant sur la rue, avec des volets de bois en guise
de fenêtres, et des cadenas en guise de verrous.
Le lendemain, nous avons rendez-vous avec le même guide que la veille – Luis ?, j'ai oublié son nom – pour
une promenade à cheval, une randonnée pépère d'une petite heure sur les collines herbeuses des environs. Première fois que je remonte sur un
canasson depuis que j'ai abandonné l'équitation, il y a 35 ans. Sensation familière, semblant remonter du plus profond de ma
mémoire. Marrant. Comme toujours avec ces activités qui ciblent les touristes et qui mettent en jeu un animal, je suis pris d'un doute sur le
bien-être de ces bêtes que l'on exploite, en l'occurrence je trouve nos juments bien maigrichonnes. Ce label "éco-" dont s'affublent certains
parcs, tours, attractions ou hôtels a toujours quelque chose d'un peu suspect, malgré leurs
efforts pour rassurer le touriste sur ce point. Quand ils font des efforts, car parfois c'est clairement juste un emballage destiné à
donner bonne conscience au touriste lambda, qui ne veut surtout pas en savoir davantage.
Mais bon, dans l'ensemble ce Luis nous inspire confiance, nous le trouvons consciencieux et attentif.
« Que Dios les guarde! » nous lance-t-il lorsque nous le quittons.
Le lendemain, faisons le voyage jusqu'à Medellin dans un break privé que nous dénichons à la gare routière de Pereira, en compagnie de trois
autres touristes colombiens. La route est en travaux, sinueuse, pleine de camions. Me rappelle le trajet Manado-Gorontalo de 2014, effectué
avec les mêmes comparses. La route part du creux d'une vallée, franchit un fleuve, longe une allée bordée de palmiers majestueux, et de quelques
détritus, puis s'élève en serpentant vertigineusement pendant des
heures jusqu'à un col où s'accroche une petite ville, toute grise des poussières de la circulation, où des écolières en
uniforme gambadent sur le bord de la route, et où des commerçants attendent derrière leurs étals qu'on vienne
leur acheter un kilo de bananes, un pneu, une bouteille de Coca, une volaille quelconque. Et puis la route redescend, et ça recommence.
Peu avant 19h, les premières lumières de Medellin apparaissent enfin au loin.
Attrapons un taxi à la gare routière. Les tics nerveux
des épaules du chauffeur, et ses reniflements incessants, finissent par nous mettre mal à l'aise.
Avons loué une maison pour 3 jours, dans le quartier de Laureles, résidentiel et réputé sûr. Vers 20h, trouvons Gilles sur le pas de la
porte, en discussion avec la responsable de la location, prête à partir en week-end. Retrouvailles joyeuses, l'équipe Sulawesi 2014 est maintenant
au complet. Posons nos affaires, puis allons dîner sur la terrasse d'un restau pris au hasard dans le quartier,
en échangeant des plaisanteries sur la nourriture colombienne, que, malgré une semaine d'efforts de notre part, nous goutons
finalement assez peu.
Le lendemain, vendredi, nous gagnons le centre ville à pied, en suivant des ruelles paisibles, arborées de frangipaniers et
de lauriers en fleur.
Croisons des retraités qui reviennent avec leurs courses, des hommes à casquette promenant leurs chiens, des voisines qui potinent, sous le soleil
du printemps éternel. Mais lorsque nous arrivons sur les bruyantes artères qui mènent au centro, chacun est sur ses gardes,
et se met à surveiller son sac. Sur la plaza Botero, il y a un flic posté tous les trente mètres.
Prenons le métro, et montons au parque Arvi par d'impressionnantes remontées mécaniques, d'où l'on découvre une vue étonnante sur
les bidonvilles et toute
l'agglomération de Medellin. Le parc, lui, a des allures de petite Suisse, assez inattendu dans cet environnement,
avec des sentiers de marche, des conifères, des petites rivières, et l'air piquant de l'altitude, sur des milliers d'hectares.
Rentrons par le bus sur les coups de 18h. Descente vertigineuse, alors que le soleil est en train de disparaitre derrière l'horizon.
Traversée des faubourgs populeux.
Descendons du bus sur l'avenida Colombia.
Ambiance frénétique de fin de journée. Voitures, mobylettes, minibus, ouvriers, secrétaires, acheteurs pressés, tout le monde se croise
et se dépêche de rentrer au bercail.
Aux quatre coins des rues, des vendeurs à la sauvette de maracuyas, de guabanas et de tomates Arbol
hurlent dans un micro une espèce de monodie incompréhensible.
Arrivés à la station de métro San Antonio, nous montons dans une rame en direction
du Poblado, le quartier des sorties de Medellin. La rame est remplie d'étudiants avec leurs écouteurs dans les oreilles
et de jeunes travailleurs habillés à la mode.
Sirotons quelques cocktails bien mérités sur la terrasse d'un bar rock, le "Berlin",
tandis que la lune s'élève dans le ciel. Dînons dans un restau couru des environs. Aux alentours du square Lleras, les bars et les
discothèques battent la mesure dans un déluge de néons et de décibels, tandis qu'à chaque coin de rue, un petit revendeur
propose discrètement sa came aux passants. Un vrai tapage, plus assourdissant qu'entraînant, que nous quittons sur les coups de minuit en Über.
La journée du lendemain est assombrie par la crise de JC, spectaculaire et violente, qui nécessite de trouver d'urgence un médecin.
Gilles tente de s'illustrer dans sa maîtrise de la gestion de crise, en passant des coups de fil au consulat, ainsi qu'au propriétaire de la maison, à qui
il annonce que « we have a situation here » et que sa salle de bain est toute esquintée. Bilan, vingt points de suture,
placés par un ancien chirurgien au visage grave, qui
arrive deux heures plus tard, avec sa grosse mallette en cuir et son assistante. La mésaventure qui vient troubler votre voyage n'est pas
toujours celle que vous redoutiez. Les disputes régulières du trio sont soudain mises de côté, et JC, les jours suivants, s'exprime avec une
voix angélique de petit garçon qui vient de faire une grosse bêtise.
Heureusement, la poursuite du voyage n'est pas contre-indiquée. Après le départ du médecin, nous laissons JC se reposer dans sa chambre,
pendant que nous allons nous changer les idées au jardin botanique.
Ambiance très contrastée selon les quartiers. Nous logeons certes dans un quartier sans histoire, mais en passant
en taxi dans certaines rues du centre-ville, nous apercevons des silhouettes de mort-vivants se traînant dans la poussière et les déchets. Brève
vision de la misère extrême qui se développe dans les grandes villes colombiennes, et qui pousse les uns vers la violence,
les autres vers la consommation de drogues – souvent des dérivés de la cocaïne, aux effets ravageurs. Même si les FARC ont désarmé il y a quelques
années, les milices paramilitaires, elles, continuent de sévir, l'export de cocaïne se porte
à merveille, et l'élection récente de Duque, un conservateur, n'augure rien de bon.
Bienvenue au Yerba Buena
Changement d'ambiance, dimanche, avec notre arrivée à Santa Marta, sur la côte caraïbe. C'est la chaleur et la moiteur, après l'air sec
des reliefs andins.
Passons notre première nuit au Yerba Buena, un resort en pleine campagne tenu par un drôle de hippie, un peu frigide et lunatique au
premier abord, mais qui ne tarde pas, sous l'influence de la sociabilité déployée par N. (de bonne humeur depuis que nous atterri à Santa Marta),
à partager sa bonne herbe et sa bonne connaissance de la région avec nous autour d'une table. Je m'abstiens de toucher au joint
qu'il fait circuler, et qui fera tourner G. de l'œil, me doutant qu'il ne serait pas des plus légers. On sort notre bouteille de rhum et nos sachets de chips. La glace est rompue.
L'arrivée en pleine nuit dans les lieux est épique : l'hôtel étant séparé de la route
principale par 800 mètres de chemin de terre particulièrement mauvais, le personnel vient nous chercher avec 2 land-rovers, qui
semblent elles-mêmes sur le point d'expirer tant le parcours est difficile.
Je dors plutôt bien, dans un bungalow nickel-chrome et pas trop étouffant,
entouré des bruits de la jungle. Quand je me réveille le lendemain matin, et que je passe la tête au dehors, je croise le regard étonné d'un Indien occupé
à construire un bungalow en face du mien. Je retrouve G. et M., déjà levés (mais pas très frais apparemment), à la petite paillote qui fait office de salle à manger.
Le petit déjeuner est servi par un jeune Vénézuélien qui nous raconte comment il a, comme tant d'autres, fui son pays en crise. (Il
nous parle avec sérieux et retenue, mais sur son compte Instagram, nous découvrirons plus tard des selfies des plus girly qui soient.)
Sur le coup de midi, nous prenons nos cliques et nos claques, et nous nous installons quelques kilomètres plus loin, au Quetzal Dorado, un
établissement plus confortable, avec piscine, restaurant et tout le tralala.
Faisons nos starlettes au bord de la piscine, puis passons l'après-midi sur une plage des environs, conseillée
par le hippie du Yerba Buena, au bord de laquelle N. rencontre par hasard une sorte de vieil ermite à la peau fripée par des années passées
à griller ici, lequel se révèle être un Allemand échoué en Colombie il y a des lustres, avec mille et une vie antérieures, et dont
le propos désabusé sur l'industrie touristique de la région douche les derniers espoirs de N. quant à l'authenticité restante des spots que nous nous
apprêtons à visiter.
Le lendemain, promenade au parc Tayrona avec JC et G. Nous suons à grosses gouttes sur le sentier littoral, mais le parc s'avère effectivement
beau et sauvage, une fois la billetterie d'entrée franchie. Baignade bien méritée sur une plage autorisée (la mer est dangereuse sur toute la côte),
puis sieste d'une heure à l'ombre de cocotiers. Un vol de pélicans passe dans le ciel. Végétation luxuriante, fantastique, arbres
fromagers qui me rappellent un peu ceux d'Angkor. Retour à fond de train avant la fermeture du parc. Attrapons de justesse un bus pour Palomino,
où nous sommes accueillis par N. et G., qui sont arrivés sur les lieux durant notre visite du parc Tayrona, et qui prennent
en quelque sorte les devants... pour nous prévenir que l'endroit où nous allons passer la nuit n'est pas extraordinaire.
Et en effet l'hôtel n'est pas terrible – seuls les deux chats jumeaux des propriétaires trouveront grâce à mes yeux –, et je regrette
qu'on n'ait pas tenu compte des mises en garde et des propositions d'hébergement que j'avais formulées les jours d'avant.
Par ailleurs, pas grand-chose à faire dans ce bled, à part se baigner, bouquiner et jouer aux cartes. Comme la chaleur et l'humidité n'incitent
guère à prendre des initiatives,
c'est le programme que nous adoptons pour le lendemain, en squattant les transats d'un restaurant de la plage.
Nous sentons que le voyage touche à sa fin : nous manquons de temps pour pousser plus avant sur la côte, jusqu'à Riohacha et le désert de Guajira.
Il nous faut rebrousser chemin.
Au final, je trouve que Palomino n'est qu'un resort cher et
inconfortable pour jeunes routards prétentieux s'imaginant évoluer hors des sentiers battus, un endroit sans laideur, mais sans
charme particulier non plus, à part la plage, où, du coup, tous les touristes viennent se concentrer, et se regarder du coin de l'œil
en sirotant leurs cocktails.
Dernier jour sur la côte caraïbe. Après une promenade sur un sentier des environs, rendue pénible par ma difficulté à digérer autant le petit déjeuner que la
facture de l'hôtel (dont je viens de prendre conscience car je viens de la régler, ce qui a pour effet de réveiller l'agacement qui m'avait saisi à mon arrivée
sur les lieux, agacement dont je m'étais heureusement vite libéré, mais dans lequel je replonge en silence pour toute la journée),
nous quittons enfin Palomino sur les coups de 14h, direction l'aéroport de Santa Marta. L'aérogare est construit au bord d'une plage,
le long de laquelle on peut aller se promener après avoir enregistré ses bagages. De gros nuages noirs menacent cependant à l'horizon. Décollons alors
que les premières gouttes commencent à éclater sur le tarmac.
Visitons Bogota les deux derniers jours. Météo clémente et inespérée (Bogota, perchée sur un plateau à 2500 mètres d'altitude, n'est pas
réputée pour son soleil). Dormons dans un apparthotel des quartiers nord de la ville, à Chico, autour du
parque Virrey, un lieu de sorties pour touristes trendy et Colombiens fortunés. Le premier jour, visitons la colline de Monserrate,
un petit attrape-touristes qui nous fait grimper à plus de 3000 mètres par un funiculaire vertigineux. Le chemin final qui mène à l'église est
agrémenté de sculptures représentant les étapes du calvaire du Christ, un chemin qui se révèle aussi un calvaire pour N. et moi,
affectés par la diarrhée, et oui, la turista s'est officiellement déclarée pour nous deux. La traversée des stands de bouffe, au dessus de
l'église, après ceux des souvenirs en plastique, est un cauchemar, avec des odeurs de fritures intenses, et la vue en vitrine de toutes les
spécialités culinaires colombiennes que nous avons endurées pendant 10 jours, un spectacle qui, dans l'état où se trouvent mes intestins,
me déclenche des haut-le-cœur à la hauteur des lieux. L'après-midi, mes quatre comparses s'en vont au musée de l'Or, tandis que je gagne
celui de la Police – ça alors. Visite guidée obligatoire en semaine, le flic promène de salle en salle le petit groupe de visiteurs que j'ai rejoint,
en nous brossant un tableau tout à la gloire de la police colombienne, avec un discours largement centré sur le narcotrafic,
très factuel, et dénué, évidemment, de toute référence à la politique. Pas inintéressant pour autant. Je retrouve mes quatre compagnons sur la
plaza Bolivar deux heures plus tard. Rentrons en taxi, N. n'y tient plus. Mettrons quand même une heure pour regagner notre quartier huppé,
ça donne une idée de la taille de cette mégapole, dépourvue de tout métro. 20h, éprouvons quelque difficulté à trouver une table pour dîner,
en ce vendredi soir, tant les lieux sont courus, mais finissons par trouver de la place dans un restaurant de céviches.
C'est au tour de Gi. d'être fatigué et de rouspéter (il a un avion le lendemain à l'aube pour le Mexique, et je le suspecte
de ne pas être mécontent de quitter les quatre grincheuses qu'il supporte depuis maintenant une semaine).
Consacrons notre dernière journée à la visite du musée Botero, dans le quartier de la Candelaria. Les sculptures de Botero, dont la visite complète celle que nous avions faite
au musée d'Antioquia à Medellin, se comprennent d'autant mieux quand on a vu les formes plantureuses des Colombiennes qui marchent dans la
rue, nourries de saucisses, de haricots et de poulets frits. Une autre partie du musée est consacrée à la collection personnelle du peintre, un legs
remarquable de tableaux modernes de tout style. Bon, c'est l'heure de déjeuner, dernière prise de tête pour trouver un restau qui convienne
à tout le monde. Quelques courses dans un supermarché à proximité de l'hôtel – du café, du chocolat –, et hop, direction Paris CDG.
Dimanche 7 octobre 2018
Fin septembre, petite escapade irlandaise avec maman. Cela faisait plusieurs mois que j'y songeais : organiser avec elle un voyage
dans ce pays anglophone où elle n'avait jamais mis les pieds, et qu'elle m'avait dit rêver de visiter un jour. Et puis la savoir seule à Rouen,
depuis la mort de papa, m'attristait. Et j'ai toujours des scrupules à m'organiser ces petits voyages égoïstes, dont
je parle d'un ton satisfait, tandis qu'elle
reste à la maison, avec la vieillesse et la mort en guise d'horizon. Et puis, même si sa santé n'est pas trop mauvaise aujourd'hui, elle fume
et boit beaucoup, et la perspective qu'une "longue maladie" ne l'emporte dans les prochaines années n'a plus rien d'abstrait à mes yeux,
surtout depuis papa. C'est une pensée que je chasse avec horreur bien sûr, mais qui revient régulièrement, et qui, avec le temps, a fini par s'installer
en moi.
Bref. Nous l'avons fait. Je pense que j'ai autant apprécié les lieux que nous avons visités, que de constater qu'elle était contente.
Faire ce voyage ensemble, c'était aussi une façon de lui dire, de nous dire, que la vie peut réserver des surprises, même tard.
J'avais tout organisé : les vols en avion, l'hébergement, les lieux que nous visiterions. Elle a décollé de Beauvais, moi de Roissy,
et nous nous sommes retrouvés à l'aéroport de Dublin. C'était drôle, ces retrouvailles, elle que je vois, d'ordinaire, dans les sempiternels mêmes
lieux : à Rouen, ou à Gruchy.
Elle s'est laissé porter. C'était bien la première fois que je tenais, avec elle, un rôle proactif aussi longtemps.
Deux nuits à Dublin. Une nuit à Kilkenny. Une excursion à Glendalough. Quelques musées, comme le Hugh Lane, que nous avons particulièrement apprécié.
Avons beaucoup marché, et c'était très bien, cette oxygénation, cet exercice continu du corps. Météo agréable, une aubaine. Quelques pubs,
conformes aux images qu'on peut s'en faire.
Fish and chips sur le port de Howth, par un soleil magnifique, dans la rue, et dans le ballet facétieux des étourneaux.
Le voyage a cette qualité extraordinaire de nous amener, avec un minimum d'effort et de perturbation dans nos vies,
à rester dans l'action – même assis sans rien faire dans un train, ou dans
un bus, nous sommes toujours dans l'action – et s'il y a bien quelque chose qui gâte, ou qui éloigne les êtres, c'est leur passivité, les pensées
aigres qu'ils ressassent à défaut d'agir – et je sais combien maman a cette tendance à ressasser, surtout le soir venu, en face de son verre de vin
blanc.
Voir maman en voyage, c'était aussi me rappeler comment elle se conduit avec les gens qu'elle ne connait pas. J'avais oublié
cette timidité froide, cette distance, cet autocontrôle permanent dont j'ai hérités – encore que peut-être pas dans les mêmes proportions.
Enfin, je ne sais pas. Je sais aujourd'hui qu'il faut beaucoup sourire, ou faire parler, pour ne pas effrayer les inconnus.
Sommes rentrés ensemble sur Beauvais vendredi soir. Avons récupéré la voiture sur le parking, et sommes rentrés sur Rouen dans la nuit noire.
Lundi 5 novembre 2018
Il n'y a plus d'asticots au plafond de la cuisine. Voilà deux mois que je me battais quotidiennement contre ces intrus, une calamité domestique qui
venait s'ajouter à l'état de délabrement avancé des murs de mon appartement. Longtemps je me suis dit que ces lombrics s'échappaient
de quelque cadavre coincé dans le plancher, avant de comprendre qu'ils sortaient d'un tas de boules de graisse pour oiseaux que j'avais
négligemment laissé traîner dans un coin, boules de graisse que je n'avais pu suspendre à mes fenêtres durant l'hiver dernier,
à cause de l'opposition du vilain voisin d'en face, qui s'était plaint en AG des pigeons que ces aliments avaient fini par attirer.
Ma vie est vraiment passionnante.
Trouvez Arvo Pärt dans le public...
Et mes concerts ? Ah, mes concerts ! Jaroussky en septembre, pour un petit programme Haendel de derrière les fagots : très
bien, j'y allais avec la désinvolture capricieuse de celui qui se dit, bon,
il faut bien que je goûte des huitres une fois dans ma vie, et puis j'en suis ressorti ravi, ému aux larmes même, bref, un très bon concert
(puisqu'un concert qui me fait pleurer est toujours un très bon concert).
Soirée Arvo Pärt en octobre. Ah, retour sur une star de mes années 90 ! Je l'ai reconnu immédiatement d'ailleurs, dans le hall de la Philharmonie,
avec sa barbe folle et ses airs de SDF, il observait une personne qui se tenait juste derrière moi, j'ai cru que c'était moi qu'il regardait. Au programme, les Tabula Rasa,
le Cantus in memoriam BB, et surtout le Te Deum, interprétés par les formations de référence : l'orchestre de chambre de Tallinn et le Choeur
de chambre d'Estonie. Eh bien, j'avoue, un peu de déception, non pas tant en raison de quelque défaut technique de leur part – ils sont prodigieux –,
que parce que tout ce petit monde semblait assez tendu, ils se précipitaient comme s'ils avaient un métro à prendre, au point que ça
manquait parfois de respiration, de silence –
un comble pour la musique d'Arvo Pärt. Je pense qu'ils redoutaient surtout les grossieretés du public parisien, que celui-ci ne se mette à applaudir au mauvais
moment par exemple, comme cela n'a pas
manqué de se produire à la fin du Cantus, lui grignotant deux mesures – sacrilège. Et puis il y avait du gratin dans la salle, le compositeur en personne,
mais aussi l'ambassadeur d'Estonie, etc., une salle archi comble d'ailleurs, pour un concert filmé par dessus le marché. Bref, l'anti-cadre pour une
musique mystique comme celle-ci.
Et puis le lendemain (de justesse, car je ne suis arrivé qu'à l'entracte, ayant purement et simplement oublié ce concert), la
Martha Argerich, pleine de grâce – je m'en serais voulu de la rater – pour un fort joli concerto de Liszt. Dès les premières mesures de piano,
dès que ses doigts se sont posés sur le clavier, elle a planté le décor, paf, elle a projeté toute la salle dans un espace d'une délicatesse,
d'une musicalité remarquables, un truc presque religieux, métaphysique, qui m'a fait méditer sur la condition humaine et la Création (rien que ça).
Je veux dire, ce qui est fabuleux, avec ces concertos de Marta Argerich – Liszt, Ravel –, c'est d'être capable, devant des partitions si virtuoses
qu'elles courent le risque de paraître stériles, ou incompréhensibles, de réussir à les faire s'incarner en œuvres, à les faire s'articuler de telle
façon qu'on puisse les entendre et les apprécier. J'avais déjà
ressenti ça, l'an dernier, à un concert de pièces pour orgue assez monumentales de Bach : parvenir, à partir d'une masse monstrueuse de notes,
pas toujours arrangées avec la clarté du classicisme,
à éviter la noyade, ou la logorrhée, et au contraire à reproduire, à réédifier ce qu'un compositeur avait imaginé un jour, à reconstruire
l'édifice complexe que son âme fantasque lui avait dicté,
une prouesse qui m'évoque le doigt de Dieu touchant celui de l'Homme.
Mais trêve de lyrisme : pour Martha, comme pour Arvo, standing ovation à la fin du concert, et moi de rentrer à la maison sur un petit nuage.
Dimanche 25 novembre 2018
Un peu de déception pour mon dernier concert d' A. Tharaud, jeudi dernier.
Etait-ce Beethoven, qui ne lui convenait pas ? Son phrasé a vraiment quelque chose de robotique, et son timbre est glacial comme l'acier, d'une raideur monarchique,
il frappe les notes comme des boules de billard, comme s'il imitait le clavecin. Ça passe crème pour du Bach ou du Couperin, mais pour de la musique romantique...
Du coup, sa gestuelle de concertiste exalté,
ses élans de virtuose, sa façon de se balancer sur son siège, de faire retomber lourdement ses pieds sur les pédales, paraissent complètement exagérés. On dirait la princesse
des Neiges qui tente de danser la salsa.
Excellent concert de l'ensemble Links en revanche. Donnaient le Drumming de Steve Reich. Ils avaient viré tous les sièges de la salle, et placé les quatre groupes
de percussions sur des estrades, autour desquelles le public pouvait librement se déplacer pendant le concert. Effet spectaculaire, ça insufflait de la vie à l'œuvre, ça
lui ôtait toute la pesanteur du concert en vis-à-vis. Paradoxalement, l'extrême concentration dans laquelle étaient plongés les interprètes, tout occupés qu'ils étaient à faire
s'entrecroiser les figures rythmiques entêtantes de la partition, donnait un peu l'impression d'assister à un rite religieux, sacré, à un truc ésotérique.
Sonorités spectrales, très "musique concrète", un peu inattendues pour du Steve Reich. Gros succès. Quitté le concert enchanté
et avec la pêche.
Dimanche 9 décembre 2018
Aux abords des Champs-Elysées, les rues sont remplies de gaz lacrymogène, que le vent emporte et disperse sur tout le huitième arrondissement. A proximité de
l'Arc de Triomphe, dont j'approche prudemment à vélo, quelques touristes étrangers, sortis de leurs hôtels, se promènent, médusés, et observent une moto se
consumant au milieu de la chaussée. Le ciel est bouché, tout gris. Aux détonations des grenades, aux sirènes incessantes des pompiers et des véhicules de police,
s'ajoute le vrombissement des hélicoptères de surveillance qui tournoient dans le ciel – une petite touche orwellienne des plus déprimantes. Je finis par atteindre les Champs,
où des manifestants attendent sans bouger. Comme eux, j'essaie de voir ce qui se passe plus bas sur l'avenue, mais tout baigne dans un épais nuage de lacrymo et de fumée.
Je reviens vers le centre, vers la Madeleine, en évitant les éclats de verre et les poubelles renversées. Des cars de gendarmes mobiles protègent le quartier de l'Elysée. Parfois
j'aperçois un groupe d'individus au visage masqué qui se met à courir, au bout d'une rue, fuyant une menace invisible. Tout le monde les imite alors. Mais rapidement, ils
s'arrêtent, et reviennent sur leur pas.
Depuis la rue de Rivoli, au niveau des Tuileries, je distingue le jet du canon à eau qui balaye à tout-va l'entrée de la place
de la Concorde. Les CRS projettent en l'air quantités de pastilles de gaz lacrymogène, qui, comme des popcorns, retombent sur les balcons des beaux immeubles,
d'où ils continuent à fumer, un peu comme des diffuseurs d'encens, une scène qui provoque l'hilarité chez les manifestants.
Boulevard Hausmann, juste en face des galeries Lafayette, des voitures de police déboulent sirène hurlante ; des flics en civil, patibulaires, armés de boucliers
et de matraques, en sortent précipitamment, sous le regard médusé des Parisiens venus faire leurs courses de Noël ; les flics se massent au niveau de la rue
Tronchet et observent quelque chose qui brûle vers l'église Saint-Augustin. Je m'éloigne, et m'engage rue du Faubourg Saint-honoré, pleine de ses décorations de Noël,
et voilà que je tombe sur une voiture de police abandonnée, aux vitres brisées : manifestement, le forfait vient juste d'être commis, car quelques automobilistes
impatients, bloqués derrière le véhicule, s'évertuent encore à klaxonner. Place Vendôme, devant un
semblant de barricade, des poubelles s'enflamment en rougeoyant, tandis que les premières pénombres de la nuit envahissent les rues, pas encore illuminées par
les réverbères, et qu'un crachin glacial de décembre s'obstine à tomber sur les trottoirs, une vision très révolutionnaire et très romantique qu'immortalisent
en photo les passants.
Bon, j'en ai assez vu, j'ai froid aux pieds, on rentre à la maison, dans mon quartier prolétaire de l'est parisien, épargné par tout ce maelström.
Mais ça, c'était samedi dernier, samedi 1er décembre.
Cette semaine, le gouvernement, tirant la leçon des événements précédents, a prévenu la population : ne venez surtout pas sur Paris
samedi prochain, ce sera très dangereux. Message entendu, car en ce début de journée, la capitale est déserte. Presque tous les commerces du centre ont fermé. Dans le
1er et le 8ème arrondissement, la plupart des vitrines sont recouvertes de palissades de fortune. Tous les hôtels chics de la rue de Rivoli ont baissé leurs
volets. Et presque aucune voiture ne circule sur les grands axes. Encore plus efficace que lors de la "Journée sans voiture" !
C'est que c'est le troisième samedi que les "gilets jaunes", arrivés en nombre de toute la France, manifestent dans la capitale. Pas de parcours prédéfini,
pas d'organisation officielle, pas de leader charismatique, la communication passe par les réseaux sociaux. Pas de pancartes, pas de mégaphones, ni de banderoles,
le port du gilet jaune suffit à fédérer les individus, qui avancent dans les rues, isolément ou par petits groupes. Les profils sont hétéroclites, indéfinissables,
provinciaux. Certains semblent habitués aux manifs, d'autres non, ils demandent leur chemin aux policiers en faction. Dans l'ensemble, les gens que je croise sont plutôt calmes,
plutôt réservés. Quelques-uns, plus énervés, hurlent à la
cantonade des injures graveleuses, dont la cible reste invariablement la même : la personne de Macron. Il faut s'approcher d'un groupe de manifestants discutant
tranquillement sur un coin de trottoir, et tendre l'oreille, pour comprendre (on s'en doutait) que les revendications portent sur le pouvoir d'achat, le coût de
la vie, la fiscalité, le montant des minima sociaux, la sensation d'injustice sociale, etc.
Qu'en penser ? Comme plein de gens, j'ai mis du temps avant de me faire opinion, si tant est que j'ai réussi à m'en former une.
Le mouvement étant né d'une réaction à une taxation prévue dans le cadre d'une politique environnementale, et le climat sur Terre étant devenu ce qu'il est,
j'avoue qu'il m'avait initialement paru suspect. Opposé au tout-bagnole depuis longtemps, devenu asthmatique à cause de la pollution, manquant de me faire écraser
chaque jour à vélo par des Parisiens peu désireux de changer leurs habitudes, je n'avais aucune raison d'entendre avec complaisance ces protestations
d'automobilistes courroucés. Le soir, en rentrant du boulot, quand je descends de mon vélo, pas question de garder mon "gilet jaune" sur les épaules. Mais
petit à petit, la question des taxes sur l'essence s'est retrouvé noyée dans des revendications plus larges. Certains manifestants ont pris soin d'affirmer
qu'ils ne se battaient pas contre l'écologie, tandis que quelques écologistes ont parlé de « convergence ». Il n'en fallait pas davantage pour que le mouvement gagne en
popularité, y compris à Paris, dans des milieux pas forcément à plaindre économiquement. Oubliée la présence, dans les manifs, de fachos chantant la Marseillaise.
Oubliée la litanie anti-fiscale aux relents de poujadisme. La connotation populiste et droitière du truc a paru s'estomper. Soupir de soulagement. Autour de moi, parmi les
science-potards et les sociologues, certains ne cachent plus leur satisfaction : Macron, dont ils abhorrent l'arrogance et le mépris de classe, a enfin
trouvé maille à partir : un juste retour de bâton en somme, de la part de ce « peuple » qu'il dédaigne soigneusement depuis son arrivée au pouvoir.
Car c'est vraiment la réaction des uns et des autres face à ce phénomène des gilets jaunes que je trouve finalement le plus fascinant.
Le cœur des revendications étant de nature économique, et n'abordant que de façon marginale les thèmes traditionnels qui clivent les partis politiques
(autorité, sécurité, identités...), la colle a pu prendre entre des groupes ordinairement opposés, et d'autant plus
facilement que la personne de Macron incarnait un ennemi commun.
Du coup, ce mouvement des "gilets jaunes" a fragmenté la société en fonction de la seule position sociale des individus.
Les classes aisées, c'est à dire les classes que les politiques de rigueur de ces dernières années ont le plus épargné, se sont immédiatement focalisées sur les violences et les dégradations,
et ont refusé toute prise en considération de la dimension sociale du mouvement. La plupart du temps, il s'agit de gens qui ont voté Macron dès le premier tour. Je crois que leur
attitude me choque autant que le vandalisme des casseurs : on dirait qu'ils se sont sentis menacés dans leurs privilèges, comme des bourgeois du 19ème siècle
face à une révolte ouvrière. Et quand finalement, sous pression, le gouvernement a changé de registre, et déclaré renoncer aux augmentations de taxes, avec des
mesures en faveur du pouvoir d'achat, et que même des grands patrons ont commencé à évoquer une "prime exceptionnelle" qui pourrait être versée en fin d'année (!),
alors ces classes aisées se sont mises à leur tour, avec un air de contrition complètement insincère, à parler de ces « pauvres gens » qu'il faudrait bien aider
un peu. J'ai rarement vu, depuis le 1er tour de l'élection présidentielle, une telle démonstration d'égoïsme et de pleutrerie.
Depuis ce jour, depuis que le gouvernement ne s'est plus contenté « d'entendre » les revendications des GJ, mais qu'il a prétendu y apporter des réponses, les grands
médias ont changé de ton : le Parisien, par exemple, qui n'avait cessé de relayer les paroles de ces « infortunés » commerçants des Champs-Elysées aux vitrines
saccagées, titre aujourd'hui... sur l'annonce, par Pécresse, qu'aucune augmentation du pass Navigo n'aurait lieu l'année prochaine, illustrée par une jolie photo de l'intéressée,
radieuse, en train de franchir un tourniquet de métro.
Et c'est donc dans ce contexte social aussi tendu que surréaliste que la "petite entreprise" où je trime chaque jour depuis
bientôt 7 ans connait des difficultés financières si sérieuses, que sa fin me semble dorénavant imminente. La trésorerie serait à -20000 d'après le commercial.
A vrai dire, j'attends cela depuis 4 ans, depuis que mon patron s'est lancé dans ce
projet chimérique de sous-traitance, censé lui permettre de licencier toute l'équipe technique (c'est à dire, moi et mon ex-collègue) pour ne plus travailler
qu'avec un éditeur de logiciel externe. Sauf qu'il n'avait pas compris que les années florissantes de son entreprise, entre 2011 et 2014, il les devait
au travail acharné de développeurs dévoués. Et que se séparer de ses salariés au profit d'une agence web totalement étrangère au
secteur des ressources humaines, dans le but de refaire de A à Z un logiciel de recrutement par ailleurs devenu fort complexe avec les années, relevait du délire.
Ou d'un orgueil démesuré.
Dès le premier jour où j'ai eu vent de ses intentions, j'ai su qu'il se planterait. Qu'il mettrait des années avant de comprendre son erreur, et que, pendant ce temps
là, pendant que l'on migrerait de l'ancien logiciel vers le nouveau, il me ficherait la paix, tout occupé qu'il serait à cravacher son prestataire.
Mais le temps a passé, le projet a pris un retard considérable, le système développé par le prestataire s'est révélé mal conçu, rempli de bugs, les clients nous ont quitté,
et depuis un an, mon patron a changé de ton avec moi. Il rase les murs. Et s'il a encore piqué une crise récemment contre le commercial, en le traitant d'incapable, de demeuré, en hurlant
comme un petit garçon faisant un caprice dans un supermarché, dans l'ensemble, il a mis de l'eau dans son vin. Il lui arrive même de dire que j'ai fait du bon travail,
chose impensable en 2013.
Pour autant, je ne profite pas de la situation pour me moquer de lui. Je conserve l'attitude glaciale, retenue, un tantinet sourcilleuse, et strictement
professionnelle, que j'ai toujours eu avec lui.
J'attends l'épilogue.
Mardi 25 décembre 2018
Ambiance depuis la chambre de S., au matin du 25 : merles et cloches en contrepoint
Retour à Rouen pour les fêtes.
Arrivée à la gare vers 19h. S. qui m'attend dans la voiture, rue Bouquet. Traversée du jardin dans la nuit.
Douceur de retrouver le logis familial, maman qui cuisine. Sur le buffet, une photo de papa, avec Opale sur les genoux.
S. demande si elle peut prendre une bière au frigo. Maman me demande si mon train était à l'heure (il était en retard, comme d'habitude),
comment ça va au boulot, si Niko-Niko va bien, etc. Je mets un disque.
Une heure plus tard, Z. et F. débarquent, bien habillés, badins.
On passe au salon, j'ouvre le champagne. On parle des poules de Z. et F., du stage que S. fait au Palais de Justice actuellement,
des gilets jaunes.
On ouvre les cadeaux, le champagne fait son effet, je me sens idiot, mes gestes sont mal assurés.
On passe à table. On s'échange les plats, maman émet des doutes sur ce qu'elle a cuisiné. F. plaisante, on rigole.
Vers le dessert, il y a toujours cette redescente, ce dégrisement, voilà, le repas est fini, la fatigue se fait sentir.
On se lève de table, on dessert. S. rentre chez elle. Je prends un bain. F. et Z. montent se coucher. Maman reste en bas.
Promenade solitaire dans Bois-Guillaume et Mont-Saint-Aignan le lendemain.
Lumière diaphane, air piquant.