C'est toujours une mauvaise idée de parler politique avec des gens que l'on ne connaît pas bien.
Exemple en décembre dernier avec E. C, copain de collège un peu perdu de vue, que j'avais recontacté, et avec qui je dînais dans un petit resto
thaï de la rue de Belleville.
Aujourd'hui avocat en droit social, il se trouve qu'E. a aussi travaillé 10 ans au PS, fréquentant quotidiennement, et de près, toute la galaxie
de la rue de Solférino. Or voici qu'au moment d'attaquer ses nems, il m'avoue hésiter encore sur le candidat pour qui il votera au premier
tour des primaires. Comme je le savais, par certains de ses posts rageurs sur Macron et sa déconstruction du Code du travail,
graviter plutôt autour de l'aile gauche du PS, je n'hésite pas à brandir le nom de Benoît Hamon, Hamon qui n'avait pas encore percé dans les
sondages. Bingo, il me dit le connaître personnellement, qu'il pense à lui aussi...
mais qu'il hésite encore avec Montebourg. Là dessus, plutôt que de jouer la carte de la prudence, qu'il faut toujours préférer
dans ces situations, je fais une grosse moue dédaigneuse, comme je sais seul en faire, et déclare, sur un ton d'évidence absolu,
comme 2 et 2 font 4, que ce que je n'aime pas du tout chez Montebourg, c'est son souverainisme. A peine ai-je terminé ma phrase,
que je vois E. se redresser sur sa chaise, comme si on venait de lui pincer les fesses. « Ah oui ? Eh bien, écoute, c'est justement
l'une des seules choses qui pourrait m'inciter à voter pour Montebourg. Mais justement, très bien, parlons-en, abordons les vraies
questions. » Et voilà, le mal est fait. Tout le reste du repas sera consacré au futur de l'Union Européenne, au fédéralisme, au
souverainisme, aux échecs de la social-démocratie, etc., comme un remake des conversations sur le Traité Constitutionnel
qui m'avaient tant déprimé en 2005.
Nous nous séparons devant le restaurant une heure plus tard, en faisant tous les efforts possibles pour rester cordial et ne pas paraître
chiffonnés, en personnes bien élevées, mais on sent la tristesse, la flétrissure intérieure, encore qu'on ne sache si c'est d'être
contrarié par ce que l'autre nous a dit, ou si c'est de crainte d'avoir déçu une personne que l'on apprécie et que l'on respecte.
Chez le dentiste
Autre exemple d'une discussion politique bien inopportune : le week-end dernier, à l'atelier, avec le trio habituel,
ainsi qu'avec B., un ami de JC dont nous ne connaissions finalement pas grand-chose, sinon ses origines niçoises et sa mauvaise vie.
Plutôt détendue au départ (les déboires du candidat Fillon et le "Pénélopegate" assurant l'hilarité
générale), la discussion s'est évidemment assombrie dès qu'il fut question des faibles chances de la gauche de l'emporter aux prochaines
élections, et surtout des scores à venir du Front National.
Je ne sais comment la dispute a vraiment commencé. Est-ce
lorsque N. s'est vanté d'avoir reçu un SMS du comité de la primaire socialiste l'invitant à l'investiture du candidat Hamon, dimanche
matin, à la Mutualité ? Est-ce quand B. a commencé à se plaindre de la pression fiscale en France, et du mépris dans lequel il tenait
les taxes du programme de Benoît Hamon ? Ou est-ce une énième saillie vulgaire et simpliste de ma part au sujet des « patrons » ?
Je crois en fait
que tout a dérapé quand la thématique "évasion fiscale" versus "fraude sociale" est arrivée sur la table, B. affirmant, et réaffirmant comme
un robot, son dégout de payer 1000 euros d'impôt par mois pour qu'en profitent des fraudeurs aux allocations chômage, ce à quoi nous
répondions, N. et moi, comme des perroquets, que l'évasion fiscale coûtait bien davantage à l'Etat. Dialogue de sourds, malgré
l'absence, a priori, de vrai contentieux, chaque partie prenant soin d'affirmer ne pas s'opposer à ce que la partie adverse déclarait sur le fond.
C'est toujours la même histoire : ces débats s'enveniment dès que l'un des interlocuteurs, par des propos réducteurs, des expressions
sermonneuses, renvoie de nous une image qui ne correspond pas à ce que nous pensons être. Quand le discours de l'autre vient nous
emprisonner dans une caricature de nous-même, dans laquelle nous ne nous retrouvons nullement (peu importe si c'est à tort ou à raison
d'ailleurs). Cette confiscation nous est insupportable, et nous protestons, nous nous emportons, d'autant plus volontiers que nous ne reconnaissons
à l'autre aucune autorité particulière pour nous juger. C'est probablement dans cette position que B. s'est senti face à nous : dans
une position qui le caricaturait (en cadre sup qui rechigne à payer ses impôts), position dont il a alors cherché, avec un certain esprit
polémiste, à s'extraire, au point de finir par nous accuser – les yeux exorbités – de n'être que des
proto-gauchistes bien-pensants, et que c'est tout ce qu'il déteste, l'expression de la « détestation », dans un débat de ce
genre, signifiant généralement que l'on a dépassé le point de non-retour, que la soupe est désormais trop salée, et qu'il n'y a plus qu'à la jeter.
A la réflexion, cette discussion n'avait rien de très politique, ce n'était qu'une dispute autour de représentations sociales. En
l'occurrence, celles que nous avions de B. et celles que B. avait de nous. Chacun avait en tête le moment où, deux heures plus tôt,
il nous avait avoué être à la recherche d'un nouvel appartement sur Paris, et du budget conséquent dont il disposait pour
cela : 485 000 euros, sans même tenir compte de la vente de son appartement actuel, information qui révélait un patrimoine
et/ou un salaire particulièrement élevé, dont aucun de nous ne pouvait, même un peu, se prévaloir.
Or, qui croira que celui qui jouit de tels revenus et surtout d'un tel pouvoir d'achat – malgré un niveau d'imposition
certainement en rapport – et qui s'entête néanmoins à vouloir faire la chasse aux « fraudeurs », en oubliant que seule
une infime partie de « son » argent sera indûment redistribué, le fait par une préoccupation sincère et désintéressée
de l'utilisation du denier public ? L'enjeu pour lui sera toujours la réduction de sa contribution personnelle, peu importe le motif,
peu importe le prétexte (prétexte qui alimente d'ailleurs toute la rhétorique de la droite sur la dépense publique :
« gabegie de l'Etat », « assistanat », etc. ) et c'est de la conscience que nous avions de cette hypocrisie,
de ce non-dit, que se nourrissait notre propre entêtement à répondre à B.
En vain.
Bref, les discussions politiques vont partout bon train en ce moment, et, malgré la fréquente médiocrité des débats, chacun a
bien saisi que les enjeux de cette campagne dépassent largement le contexte hexagonal, et
que les sinistres prédictions que l'on entend ça et là sur le résultat des élections à venir s'inscrivent dans une évolution plus large des
opinions publiques, dont je prie pour qu'elle ne soit que passagère.
Mon dégoût viscéral du nationalisme, qui détermine chez moi, plus que toute autre notion, ma manière de voir les choses, me
rend les enjeux et les débats actuels insupportables.
Samedi 8 avril 2017
Quinze ans déjà depuis les dernières vacances à Lisbonne avec P. et D.
En ce début de printemps, la ville m'a paru plus fréquentée encore que durant l'été 2002.
Vendredi soir, le Bairro Alto ressemblait à une grande foire d'alcooliques, avec à chaque coin de rue un bar dégorgeant de touristes européens
lambda, et diffusant un rock insipide.
Les allées orthogonales du Baixa sont envahies par des dizaines de magasins de souvenirs, qui vendent tous exactement la même camelote.
Près de Rossio, il
reste heureusement encore quelques magasins de chaussures et de maroquinerie. Et si l'on s'éloigne un peu du centre, on a vite fait de tomber
sur une véritable pastelaria, aux vitrines remplies de tentations.
Déambulations dans l'Alfama en fin de journée. De la porte de chaque restaurant devant lequel je passais, s'échappait la mélopée tragique d'un chanteur de fado.
Surpris de voir comment ce Portugais, placide, sage, presque neurasthénique au quotidien, révèle
ainsi soudain son âme tourmentée dans des cris déchirants.
Retourné au Palacio Fronteira, qui m'a paru plus extraordinaire encore que dans mon souvenir. Le meilleur moment de mon séjour.
Visite guidée de la maison, encore occupée par des descendants de ses fondateurs, paraît-il. A la fin du circuit, sur la terrasse, un chat avec
un petit collier orange, parfaitement habitué à ces intrusions régulières dans son territoire, est venu salué très civilement chacun des
visiteurs du groupe.
Rentré à pied, par le parc du musée Gulbenkian, musée que j'ai renoncé à visiter, tant la douceur de l'air et la pureté de
la lumière invitaient à se promener.
Au miradouro de Santa Catarina, la jeunesse lisboète côtoie les touristes de passage.
Les deux populations se rejoignent parfois dans des jeux de boisson qui se passent de mots. L'ambiance reste calme et décontractée,
peut-être sous l'effet du Tage, dont le cours semble s'être figé en contrebas.
Sur l'horizon, baignant dans une lumière argentée, le pont suspendu du 25-Avril.
Je sirote une bière en regardant le soleil se coucher sur la ville. Puis je prends la direction d'un restaurant du quartier voisin de Santos,
archi-complet, mais où je trouve in extremis une place au comptoir. C'est la meilleure place dans ces restaus fréquentés par les locaux pour
leur cuisine : au plaisir de la dégustation, s'ajoute le spectacle des serveurs débordés, qui débouchent les bouteilles et se saisissent
des aliments exposés en vitrine, comme des musiciens virtuoses exécutent une partition.
Lundi 10 avril 2017
Week-end anormalement radieux et agréable sur Rouen.
Dimanche 16 avril 2017
Revu C. et D.
J'avais déjà revu D. en septembre dernier, dans son appartement de Clamart où elle vient de s'installer avec son mari et ses enfants,
après avoir passé plus de quinze ans sur Marseille. Elle est restée comme dans mon souvenir. Un peu plus posée qu'avant
peut-être, mais toujours aussi avenante, cohérente, spontanée, positive. Et le léger assagissement que je remarque aujourd'hui chez elle
ne ressemble en rien à du désenchantement, juste à de la maturité. Il faut absolument que nous nous revoyions. Avec son installation sur la
région parisienne, je n'ai pas d'excuse.
D. et C.
Les retrouvailles avec C., de passage sur Paris, si elles m'ont fait plaisir aussi, ont été plus surprenantes. Dès la première seconde où elle a franchi la porte de mon appartement,
j'ai senti que quelque chose avait changé en elle. Le regard tombant, la voix plus grave, le sourire hésitant. Je ne retrouvais plus
l'excitation lumineuse, la pétulance que je lui connaissais. Bien sûr, à plusieurs reprises, elle a déclaré qu'elle était « trop heureuse »
de nous revoir, D. et moi, mais on aurait dit qu'elle essayait de dissiper les doutes qu'elle sentait peut-être naître en nous.
Au début, notre conversation ressemblait à peu près à quelque chose. Les cancans sur les anciens amis de Rouen, l'élection présidentielle à venir,
les progénitures, etc. Mais dès la deuxième bouteille de champagne, C. ne tenait déjà plus debout, et radotait comme un disque rayé.
Elle répétait absolument les mêmes phrases en boucle, sans se lasser, à savoir qu'elle était trop contente de nous voir, qu'elle se
désolait de ne pas avoir de vrais amis comme nous sur Toulouse, et qu'elle voulait que D. dorme chez elle ce soir. Elle me demandait aussi
si je voulais avoir « un petit bébé » un jour, la maternité structurant dorénavant complètement l'existence de C. Toute avinée qu'elle
fût, je pense qu'elle avait conscience qu'elle répétait obsessionnellement les mêmes choses, mais, comme elle n'a jamais su faire semblant,
ni su faire le moindre effort en société, elle a décidé de s'en tenir à ces quatre seules phrases avec nous, qui constituaient sans doute aussi les seules qui avaient
un sens pour elle ce soir. Au début, D. et moi, échangions des clins d'œil amusés, devant ce radotage d'ivrogne, avant de comprendre
qu'il nous faudrait l'entendre toute la soirée.
Vers 22 heures, nous nous sommes mis en quête d'un endroit où dîner. C. s'est immédiatement cassé la
figure en bas de mon escalier. Nous l'avons ensuite soutenue dans les rues de Belleville, sous le regard amusé des Arabes dans les bars.
Les ai emmenées au Baratin (ce n'est que lorsque j'ai vu arriver la carte, et la tête de D. lorsqu'elle a découvert les prix, que je me suis
rappelé que ce restau n'était pas franchement le plus économique du quartier... Mais le raffut des cantines du boulevard de Belleville ne
convenait pas du tout à la situation. Quant à C., elle se moquait éperdument de l'endroit où nous l'avions traînée, elle avait déjà oublié
quel plat elle avait commandé sitôt après le départ de la serveuse, et, pour la huitième fois de la soirée, elle m'a demandé si je voulais avoir un enfant
un jour, tout en chipant du pain dans la bannette de la table voisine).
Bref, C. avait l'air triste, et ce, comme malgré elle. Bien sûr, ses enfants et son mari la comblent, et elle ne tarissait
pas de paroles élogieuses et affectueuses sur eux. Mais elle semblait abattue. De quoi ? Je ne sais pas. Du temps qui a passé ?
D'avoir vieilli ? De nous découvrir vieillis ? De nous avoir perdus ? De se sentir seule sur Toulouse ?
Je retrouvais le même alcoolisme que celui de ma mère : sur le mode litanique, égocentrique, dépressif. C. a toujours été égocentrique,
ce n'est un secret pour personne, et elle en a parfaitement conscience, mais dans mon souvenir, elle avait aussi une capacité à socialiser,
à aller vers l'autre, un goût de la fête, ainsi qu'un humour, une auto-ironie, une impertinence drôle et gaie qui non seulement rendaient son
égotisme supportable, mais donnaient presque à celui-ci un air de coquetterie.
Lorsque C. déclarait que nous faisions partie de ses seuls vrais amis, nous nous
empressions de lui répondre, comme on répondrait à un ivrogne que l'on voudrait consoler, qu'elle aussi, bien sûr, resterait pour toujours notre meilleure amie...
Mais je crois qu'indépendamment de nos états de conscience respectifs, nous étions tous les trois sincères dans nos affirmations d'amitié mutuelle.
Nous ne pourrons jamais oublier les moments que nous avons passés ensemble à Rouen, C., D. et moi, à une époque où nos vies étaient précaires,
incertaines, bancales, où tout était à construire, où l'amour était fragile et trompeur, les rapports
avec la famille parfois difficiles,
et où l'amitié, par conséquent, tenait toute la place, parce que nos amis étaient la seule chose de valeur que
nous possédions.
Quels pires poisons pour l'amitié, que le confort, l'argent, les enfants, les responsabilités ?
Samedi 6 mai 2017
Cauchemar la nuit dernière :
Je suis dans la rue, et j'aperçois une femme qui fait régulièrement irruption sur un balcon, en haut d'un immeuble haussmannien.
Je la sens fragile, dépressive, perturbée. Elle rentre, elle sort, en proie à une panique intérieure. Son mec fait des apparitions
aussi. Mais au lieu d'essayer de la calmer, je comprends qu'il cherche à profiter de son état pour la pousser au suicide. Il est manipulateur,
maléfique.
Soudain je le vois qui aide sa femme à escalader la balustrade en fer forgé. Ils passent à l'acte.
Je détourne les yeux.
J'aperçois ensuite une silhouette allongée sur le trottoir, et j'entends les cris horrifiés des passants dans la rue.
Rêve vite analysé à la lumière des inquiétudes que me cause l'actualité. Je prie pour qu'il ne soit pas prémonitoire.
Il faut dire que sur les réseaux sociaux, on apprend que pas mal de monde va voter Le Pen. En province surtout : dans le Sud-Est, dans le Nord.
Dans les villages, dans les petites villes. Des jeunes, des vieux. Même des gays.
C'est hallucinant. Beaucoup voteront FN sans grande conviction, en sachant que ce n'est pas un bon choix. Mais ils le feront quand même, par protestation,
par colère, pour faire chier. A l'extrême-gauche, de nombreux militants ont décidé de s'abstenir (pour cette raison d'ailleurs, je ne voterai pas
pour eux aux législatives. Le vague crédit que j'avais commencé à accorder aux "Insoumis" de Mélenchon a disparu dès qu'ils ont
parlé de s'abstenir)
Au 1er tour, j'avais voté Hamon. Mais il s'est vu siphonner toutes ses voix, sur sa droite, comme sur sa gauche.
Fête du travail sous tension. Craintes des attentats, militants antifa déchaînés, déception palpable chez les manifestants d'avoir à choisir,
dimanche prochain,
entre deux candidats qu'ils rejettent, l'un parce qu'il est associé au fascisme, l'autre parce qu'il est associé au capitalisme.
Mais comment oublier l'histoire
des partis d'extrême-droite ? La logique d'affrontement, le désastre moral et social où ils conduisent ?
Chez I.
Vu la petite bande aux Lilas mercredi soir dernier. Avons dîné devant le duel télévisé de l'entre-deux-tours.
(je ne comprends pas : ils
veulent absolument voir le débat, déclarent en cours de route que le spectacle est lamentable, mais protestent dès qu'on parle de couper
la télé)
Et sur le bureau
de mes patrons, que voit-on ?
Gi. est convaincu par Macron, il voit en lui un social-démocrate sincère.
Mon opinion sur lui s'est peut-être un poil adoucie, surtout depuis que je l'ai vu tenir tête à MLP, mais je ne saurais
dire si c'est l'effet
habituel du second tour, quand il faut supporter le champion par défaut et que celui-ci nous devient soudain moins hostile par comparaison avec le
concurrent honni (je repense à S. Royal en 2007,
qui avait pris des allures de passionaria en croisade contre Sarkozy) ou si j'ai enfin réussi à trouver quelque qualité au personnage.
mercredi 17 avril 2017
Porté par cette bonne humeur qui m'accompagne parfois durant mes petits voyages de printemps, par cet état d'esprit presque idiot qui
me rend tout spectaculaire, même les choses les plus banales, j'avoue que j'ai trouvé Cracovie charmante.
Ce que cette ville a à raconter n'a pourtant rien de très amusant, ni de très anodin : la guerre, les purges staliniennes, l'occupation allemande,
les déportations, les exterminations, la dictature soviétique...
Visité les camps d'Auschwitz.
Bêtement destabilisé par l'atmosphère très printanière des lieux, ambiance que je n'avais pas anticipé, et que je n'avais évidemment pas
associé à un tel endroit. Difficile de croire que ce fut là, là que s'opérèrent les fameuses sélections, là que s'endormirent chaque nuit
des détenus décharnés et malades, là qu'on a frappé, gazé, brûlé à la chaîne quantités d'innocents. J'avais au contraire l'impression d'avancer dans
une sorte de cinecittà, dans le décor abandonné d'un ancien film de guerre.
Mais paradoxalement, ces visions bucoliques inattendues amplifiaient l'absurde réalité des choses. La contingence des événements. Et, comme
par une boucle qui se referme, révélaient la permanence d'une horreur indicible, insoupçonnable, qui pourrait ressurgir presque à tout instant,
ici ou ailleurs.
Le premier camp n'est pas très grand. Constitué d'une trentaine de petits bâtiments de brique assez sinistres, il est le plus directement
connecté à l'histoire nationale de la Pologne, n'accueillant au départ que des détenus politiques, ou de droit commun, avant de devenir
progressivement le laboratoire du génocide des Nazis. Le second camp, Birkenau, est bien plus vaste, et, par ses proportions, révèle
que sa construction s'inscrit dans une logique et un temps différents de la guerre. C'est l'industrialisation de la mort, et la liquidation
de la "question juive" d'Hitler.
A l'arrêt de car, vers 18h, je retrouve un étudiant espagnol rencontré le matin même, et nous discutons lui et moi jusqu'à Cracovie,
ce qui nous épargne à tous deux une solitude pas forcément recherchée après pareille visite.
Les jours suivants, visite du musée Schindler, des vieilles synagogues du quartier de Kazimierz. Je retrouve le même
saisissement dans lequel mon voyage à Varsovie, en 2005, m'avait plongé. Cette histoire européenne omniprésente, et passionnante.
En sortant du musée Schindler, j'ère un peu dans le quartier de Podgorze, l'ancien ghetto juif. Présents en nombre dans Kazimierz, les bars
branchés commencent à s'installer dans ce quartier là aussi, de l'autre côté de la Vistule. Des opérations immobilières importantes sont en cours.
Ciel bouché, air humide. Indécision de fin de journée.
Je traîne rue Jozefa, sans pouvoir me décider pour un bistrot ou pour un autre. De l'un d'eux se dégage une odeur d'encens un peu particulière qui me fait m'arrêter.
Je pénètre alors dans un bar constitué d'une enfilade de pièces très sombres, éclairées seulement à la bougie, décoré de bric et de broc,
sur fond de hip-hop. Clientèle d'intellos, d'artistes branchés, sophistiqués, de cette sophistication polak qu'on a tendance à oublier,
celle du piano, de la poésie, du cinéma, fort éloignée du folklore traditionnel un peu nunuche qui colle à l'image des pays de l'Est. Un
serveur, petit mec à lunettes aux yeux de biche, passe dans les salles en se dandinant pour collecter les verres vides dans un grand panier
en osier, comme il ramasserait des fleurs. Son opération terminée, il rejoint une collègue féminine dans une arrière-salle, une fille blasée
qui flotte dans des vêtements trop grands pour elle, coiffée n'importe comment, la tignasse blonde vaguement retenue par une barrette.
Devant moi, enfoncé dans un fauteuil crapaud, un étudiant longiligne discute avec sa bonne amie en faisant de grands moulinets de ses mains
délicates. Il est mignon tout plein, et il sourit en permanence (alors que sa bonne amie, dans son chemisier blanc, elle, garde un air
constamment renfrogné).
Au Cocoon
Cette incursion dans ce bar loufoque me ranime un peu, et c'est l'âme légère que je m'en vais dîner d'une salade dans un restau
voisin. Là dessus, je me décide à aller en boîte, au "LaF", un club en sous-sol conseillé par quelque webzine gay. Rien n'indique l'endroit
depuis l'extérieur. Pas grand-monde, il est encore tôt. Clientèle manifestement plutôt lesbienne,
du coup je sirote mon gin-tonic au comptoir d'un air très détaché, comme si je connaissais l'endroit par cœur et que je n'étais pas là par hasard.
La salle se remplit lentement, quelques mecs font leur apparition.
Je quitte les
lieux au bout d'une heure, juste au moment où l'ambiance commençait à monter, pour me diriger vers le "Cocoon", le club gay de
Cracovie, situé sur les bords de la Vistule. Avant d'entrer, j'observe un instant les
péniches-bar amarrées, j'écoute les voix qui s'en échappent. A l'intérieur du Cocoon, ambiance de club gay à l'européenne, population de jeunes tapettes
en tee-shirts à la mode qui se dandinent sur de la house stéroïdée.
Au Lindo
Je ne saurais dire pourquoi Cracovie m'a plu. Pour les mêmes raisons que j'ai apprécié Budapest l'an dernier peut-être. Evidemment ces villes
sont touristiques, apprêtées, mais elles sont encore largement fréquentées par les locaux, et leur vie nocturne, ou sociale, est facile d'accès,
comme dans les villes de province.
Et pour finir, sur fond de pissenlits, ce charmant breakdancer aux oreilles de Nosferatu :
Vive les Carpates !
Samedi 24 juin 2017
Munich.
Vol AF du matin, rempli aux deux-tiers de messieurs en complet-veston portant mallette.
Retour chez Thomas et Alastair, les mêmes gus qui m'avaient hébergé l'année dernière. Appartement toujours aussi bien rangé,
toujours aussi affreusement décoré, avec ce mobilier pseudo-Biedermeyer dans le salon et ces kitcheries romantiques dans la chambre.
Aber: petit-déjeuner copieux, et proximité de la gare, deux atouts non négligeables vu que j'ai
prévu de bouger pas mal durant ce séjour.
L'après-midi, promenade
nonchalante dans le parc de Nymphenburg, que j'avais ignoré l'année dernière, malgré l'invitation enthousiaste de
mes logeurs à m'y rendre (pareil classicisme ne pouvant effectivement que leur correspondre). Belle lumière jaune. Nature exubérante.
Deux faons passent en courant dans mon dos, alors que je suis assis sur un banc.
Sur le chemin du retour, vers 19h30, je fais halte au Königlicher Hirschgarten, grand Biergarten un peu dans le style
d'Englischer Garten. Nombreux stands où acheter de la bière et de quoi manger. Reste un bon moment à observer
les faits et gestes de la clientèle, à essayer de comprendre comment tout cela fonctionne, avant de m'insérer à mon tour dans
ce manège bien rodé, et de tenter de passer commande comme un autochtone. L'absence de plateau semble constituer l'épreuve du feu pour les nouveaux
venus. Car il y a difficulté, quand on est seul, à trimbaler simultanément sa boustifaille et sa bière, avec ses deux seules mains,
puis à gagner son banc sans tout renverser – un exercice périlleux que je réussis brillamment, mais auquel échoue un autre client devant moi, lequel
fait tomber tous ses travers de porc sur le gravier (travers de porc que viendront ensuite piétiner deux chenapans échappés
d'une table voisine). Lumière rasante, éblouissant les chevelures blondes et rouquines,
comme à Englischer Garten l'année dernière.
J'adore ces grands Biergartens munichois, lieux d'ouverture et de sociabilité. Et de picole, évidemment.
Le lendemain, expédition au Zugspitze. Spectaculaires constructions pour y accéder, avec ce train à crémaillère qui gravit les pentes rocailleuses
comme un cabri, puis qui s'enfonce dans les entrailles de la montagne pendant presque vingt minutes, jusqu'aux hauteurs du
glacier – das Zugspitzplatt –, que l'on atteint comme on atteindrait une station de métro,
et ce téléphérique vertigineux qui mène aux ultimes plateformes sommitales.
Panorama à couper le souffle. Déjeune dans la partie autrichienne, dans un restaurant
avec vue imprenable. Même si les nuages envahissent progressivement le sommet.
Le téléphérique qui redescend directement sur l'Eibsee est malheureusement en travaux. Vision vertigineuse des ouvriers y
travaillant, les pieds dans le vide. Beaucoup de neige au glacier, neige que je foule en jubilant, comme un gamin. Redescends par le train.
M'arrête à Eibsee, joli lac au bord duquel je marche une petite heure, alors que les nuages ont complètement recouvert les sommets. Solitude soudaine.
Grand silence presque inquiétant.
Le soir, dîne dans un restaurant traditionnel de Garmisch, sur une table installée dans la rue. Quelques gouttes finissent par tomber.
Rentre vers 22h sur Munich, enchanté de ma journée.
Le lendemain, excursion à Salzbourg. Beau temps. Tourisme international un peu pénible, un peu crétin. Prends surtout
plaisir à déambuler sur les sentiers arborés qui surplombent la ville.
A mon arrivée dans des toilettes publiques, suis pris au dépourvu par le « Grüß Gott ! » que me lance une dame-pipi dans sa moustache.
Comme à Munich, on croise de nombreux jeunes en costume traditionnel, des mecs surtout, dans ces culottes en peau de je-ne-sais-quoi.
On finit par s'y faire, voire par trouver ça sexy. Je crois que c'est l'un des moteurs de la mode : le déplacement, la métonymie, tout ça...
Nouvelle nuit sur Munich, avant de gagner Bamberg et le nord de la Bavière le lendemain. La température a encore grimpé
de quelques degrés. La gare de Bamberg se trouve en périphérie de la vieille ville ; en marchant le long de l'avenue bordée de platanes qui mène
au centre historique, dans cette chaleur estivale, j'ai l'impression d'avoir débarqué dans une ville du sud de la France, à Narbonne ou à Perpignan.
Bamberg est une ravissante
petite cité endormie sur les bords d'une rivière endormie. Immenses massifs de roses accrochés aux façades des immeubles. Je me laisse
aller au hasard des ruelles et des canaux, je remplis ma bouteille d'eau aux fontaines, je ne pense à rien. Heureux pensionnaires de la Villa Concordia.
Grignotte d'une salade folle et d'une bière fumée (une spécialité locale).
En fin de journée, un peu à regret, je prends mon train pour Würzburg, où j'arrive vers 21h.
Würzburg. La journée a été chaude ici aussi. Le type qui m'héberge, un certain Manuel, habite au cœur de la ville, à deux pas de la Market
Platz et du Kaufhof. Son appartement, qui occupe tout le dernier étage d'un immeuble moderne, est chichement décoré (des murs tous nus, deux livres de
cuisine et trois guides de voyage posés sur une étagère, un banc de musculation rangé dans un coin, un matelas qui traîne dans l'entrée),
et le mec barbu et trappu qui m'accueille est à l'avenant : simple, concret, unkompliziert, comme il s'est décrit dans son profil Airbnb.
Pas désagréable pour autant, d'ailleurs, mais pas là pour minauder non plus. On est loin de mes deux précieuses munichoises et de leur
brocanterie rococo.
Je dépose mes affaires dans ma chambre, encore plus austère que le reste de l'appartement, j'ouvre une fenêtre pour aérer, puis je
sors dans la rue.
On est dimanche soir. Un dimanche soir chaud de juin. Les gens traînent, tentent de prolonger un peu leur week-end en flânant.
Sur le vieux pont (sorte de Pont Charles en miniature), on discute et on se saoule à l'apérol, ou au prosecco. C'est l'ambiance d'une ville de
province, sans histoire, avec sa petite université, ses restaurants et ses lieux de sortie sans façon, où tout le monde se connaît. Du pont,
on aperçoit les vignobles qui recouvrent les collines aux alentours. Et toujours cette ambiance méridionale vraiment inattendue.
J'ai envie de manger des pâtes (déjà trois jours sans pâtes !), et je m'installe à la table d'une pizzeria, dans la
rue. Un restau voisin passe de la salsa à tue-tête. On aperçoit quelques silhouettes qui dansent vaguement sur le trottoir. De temps en temps
un kéké turc, dans un petit coupé sport, passe dans la rue en faisant vrombir son moteur. Aux tables voisines, il y a une clique de
Napolitains un peu improbables ; ils ont terminé de manger, et le patron de la pizzeria, un type bedonnant avec une queue de cheval qui parle avec ses
mains – une vraie caricature – offre sa tournée de grappa à ses compatriotes attablés. Parmi eux, il y en a un avec une coupe de cheveux bicolore
brun/blanc complètement ratée, vraiment affreuse, on dirait un coulis sur un gâteau. Je ne vois pas son visage, mais j'entends sa voix nasillarde,
qui jacasse des banalités avec l'air de raconter une épopée, dans un mélange d'allemand et d'italien assez
indigeste. Les serveuses sont des jeunettes avec poitrine. L'une est légèrement nunuche, l'autre un peu pète-sèche. C'est la seconde
qui s'occupe de moi.
Le lendemain, je visite la fameuse résidence des princes-évêques, principal monument de la ville. Je m'y rends sans entrain, vu le peu d'amusement que me procure
en général la visite des grands palais. Mais j'en ressors charmé – la décoration des salles est effectivement étonnante, d'un baroque
exacerbé, délirant, virtuose, qui ne peut laisser personne indifférent. Gigantesques fresques de Tiepolo. Les deux-tiers du palais ont été détruits en
1945, mais progressivement restaurés par la suite, non sans difficulté, certaines techniques ayant été perdues depuis longtemps (c'est
du moins ce que je comprends d'une visite guidée à laquelle je me greffe).
L'après-midi, je me rends en train à Rothenbug ob der Tauber, un village médiéval à une cinquantaine de kilomètres au sud de Würzburg.
Propret, lisse comme un sou neuf, l'endroit frise la caricature. Mais visite agréable néanmoins, sous un soleil toujours aussi généreux.
Remparts, vieilles pierres, ruelles tortueuses, maisons à colombages, etc. Les habitants du centre-ville ont de grosses berlines garées devant chez eux,
et font leurs courses dans des supérettes hors de prix. Ne s'installe pas ici qui veut.
Puissante odeur de purin sur le chemin du retour : cette pittoresque citadelle reconstituée pour touristes
en mal de germanitude est manifestement entourée d'authentiques porcheries...
Dîné à Würzburg dans un resto de hamburgers fréquenté par des étudiants.
Dans le train pour Heidelberg, Super Dry ne s'intéresse pas du tout à moi. Seulement aux programmes TV de son Spiegel
Le lendemain, j'abandonne la rurale Franconie pour l'industrieux Bade-Wurtenberg, le temps d'une journée, avant mon retour sur
Paris programmé en soirée. Je fais donc halte à Heidelberg, où j'arrive sur les coups de midi. Laisse mon sac à la consigne.
Mais après tout ce que la Bavière m'a dévoilé de beauté ces derniers jours, j'avoue que cette ville « romantique » me laisse un peu tiède.
Traversé de fort jolis paysages avant d'arriver en gare cependant, le long de la ligne de chemin de fer qui suit les méandres boisés de la
vallée du Neckar.
Du haut du fameux château – une ruine au statut de ruine bien entretenu –, on aperçoit au loin toute la plaine du Rhin, qui,
plongée dans la brume, semble comme un océan de lumière où viendrait se jeter la vallée du Neckar. Sensation d'être sur
une falaise et de contempler la mer.
Malgré la présence marquée du tourisme, je trouve l'ambiance générale, dans les rues, plutôt authentique,
en tout cas plus cosmopolite qu'en Bavière, particulièrement sur la Bismarck Platz, où femmes voilées et minijupes H&M se côtoient sans ciller,
dans le ballet des tramways, des camionnettes et des vélos. Me promène le long du chemin des Philosophes, sans vraiment philosopher
d'ailleurs, plutôt à essayer de cadrer une photographie générale de la ville, la même photo déjà faite mille fois avant moi.
S-Bahn pour Mannheim vers 19h, et ICE jusqu'à Paris (où je m'installe en sueur, tout puant, avec mes sacs en plastique en vrac, mes bouteilles
de pif et mes club-sandwichs, à
côté d'une jeune Allemande bien mise qui ne demandait qu'à dormir tranquillement).
Arrive à Belleville vers 23h, où T. me remet un double des clefs de son appartement, en vue d'un cat-sitting.
Accueilli par les puces en rentrant chez moi, une invasion comme jamais. Avec, en prime, les vomis séchés de Niko-Niko sur le sol.
Barbecue de fin d'année avec les élèves du groupe d'allemand. A Sartrouville, chez L., une Canadienne sympa et pleine d'initiative.
Mais U. n'était pas là. (soupir)
U., c'est l'hétéro super mignon que la fréquentation des pédés émoustille. Enfin, c'est mon interprétation,
mon mauvais esprit qui parle. Mais il faut dire que depuis le début de l'année, U. s'assoit toujours à côté de moi. U. s'adresse à moi volontiers, U. m'écoute volontiers, U. me regarde volontiers. Moi le mec discret et transparent qu'on laisse toujours dans un coin !
C'est louche quand même (alors que le prof d'allemand, lui par exemple, m'a ignoré superbement toute l'année, m'oubliant toujours à la
distribution des papiers, sautant mon tour lorsqu'il interrogeait les élèves un à un, etc. : ça c'est normal, ça je connais)
Du coup, j'ai fini par tenter avec U. des approches infinitésimales
(du genre, une main amicale posée doucement sur son épaule, une invitation à rentrer ensemble après le cours, un message anodin laissé
sur Whatsapp)... en vain.
Si je vais trop loin pour lui (par exemple, si je lui demande s'il est fidèle en couple), il réplique en me parlant de sa copine. Sa copine, c'est
son bouclier féminin.
Et donc je savais qu'il ne serait pas au barbecue de L., hélas !, mais comme j'ai passé l'âge de faire des fixettes sur les hétéros
ambigus (bah oui), j'avais décidé de venir quand même (et comme mes amis "historiques" me laissent de plus en plus souvent sur la touche, je me dis que ce
genre de sauterie me permet de garder le contact avec la société, hein, de continuer à fréquenter le genre humain, à supporter le regard
des autres, à articuler des sons audibles, etc)
Alors, dans ce groupe d'allemand, ils sont gentils, ouverts, propres sur eux, mais pour certains, mieux vaut ne pas trop gratter le vernis.
Ainsi il y a ce retraité écossais – si cool quand il parle de son whisky et de ses voyages de jeunesse – qui ronchonne contre la mise à l'index
de la voiture dans Paris, et dont l'épouse (française) se lamente de la présence de migrants porte de la Chapelle (« c'est pénible pour le
voisinage quand même », dit-elle en trempant son bâtonnet de carotte dans la sauce à l'aneth).
Il y a cette jeune fille, si cool elle aussi durant les cours d'allemand, vive, claire, spontanée, tout ça, qui révèle qu'elle travaille en fait
pour une organisation patronale du secteur de la peinture, et qui se lance dans une diatribe contre l'ancienne ministre de l'Environnement laquelle,
selon elle, n'aurait écouté « que les ONG », au détriment des pauvres PME que cherche justement à défendre son organisation. Je me
bâfrais tranquillement, mais quand j'ai entendu ça, dis donc, ça m'a un peu coupé l'appétit. (n'ai pas moufté cependant, ce n'est pas la moment de me
faire des ennemis)
Heureusement que U. n'était pas là, dans le fond, parce que j'ai cru comprendre qu'il n'était pas très marxiste non plus.
Vers 17h, pour faire lever le camp à toute la poignée d'irréductibles pique-assiettes qui restaient le cul vissé à la leur chaise, L. a suggéré d'aller
se promener le long de la Seine.
Promenade agréable et bienvenue d'ailleurs, malgré la moiteur terrible de l'atmosphère, et alors qu'au loin un orage grondait. Rentré en RER juste
avant le déluge général, déluge fort attendu après plusieurs journées de canicule.
A noter : l'horrible gloubi-boulga que j'avais concocté pour l'occasion a eu beaucoup de succès. Se souvenir de la recette.
Dimanche 30 juillet 2017
Mai 2014. Deux mois avant sa mort, mon père prend la voiture pour aller acheter le journal en ville.
C'est l'une de ses dernières sorties, l'une des dernières fois où il trouve la force de quitter la maison.
Il n'a pas roulé 100 mètres, qu'il croise la moto de Google Street View remontant la rue de la Fraternité.
Il se range, la laisse passer, puis continue sa route. Au croisement, on aperçoit bien le visage de mon père, qui n'a pas été flouté par Google.
Il apparaît tel qu'il était dans les derniers mois de sa vie : décharné, cerné, d'une pâleur grise de cadavreBientôt trois ans.
Bientôt trois ans depuis que tu nous as quitté, papa.
Si tu revenais à la maison aujourd'hui, tu retrouverais la plupart de tes affaires. Tes livres, tes disques, tes dessins.
Maman a jeté tes vêtements je crois, mais on t'en rachèterait d'autres. Ta voiture a été vendue, oui, mais tu pourrais
toujours emprunter celle de maman. Tu retrouverais ton vieux canapé en tissu violet, il est toujours là, au même endroit, et
la place où tu avais l'habitude de t'assoir pour lire le journal a conservé la forme de ton corps, tu y reprendrais place comme
si tu t'y trouvais assis hier encore. Il y a certainement une bouteille de Scotch qui traîne quelque part dans la maison, si bien
que tu pourrais même te servir un whisky, à peine arrivé, comme tu aimais à le faire chaque soir avant le dîner.
Mais la première chose que tu ferais certainement, en arrivant, ce serait de mettre un disque. Tous tes disques sont là (à part quelques 33
tours de rock, que tu n'écoutais plus de toute façon), et les boîtiers de tes CD sont encore couverts de tes empreintes digitales. Maman en a
acheté de nouveaux, des CD, du jazz essentiellement, tu les écouterais avec intérêt.
Tu serais sans doute étonné de tout ce que maman a entrepris dans la maison depuis ton départ, tout ce qu'elle a fait dans la
salle de séjour surtout, avec ce beau parquet qu'elle a fait poser, et ces murs qu'elle a fait repeindre. Ces changements te
plairaient sans doute, même si, comme moi, tu aurais pu supporter la vieille moquette grise encore quelques années...
Tu n'a pas pu tondre la pelouse ni couper la haie pendant tout ce temps, mais maman a trouvé quelqu'un pour s'en occuper,
si bien que le jardin est comme tu l'as toujours connu : un peu débraillé, un peu négligé, mais pas trop non plus.
Tu retrouverais Mme Goué, notre voisine, celle qui ferme tous les volets de sa maison dès qu'elle part faire la moindre course
(et qui habitait déjà là lorsque maman et toi vous avez emménagé ici, en 1975), tu retrouverais
Minette, la chatte de Jacky, cette chatte un peu sauvage que vous aviez adoptée à la mort de votre ami Jacky, tu retrouverais Fifou,
le chat intrépide des voisins d'en face... Les voisins d'en face, ils sont toujours là eux aussi, ces deux femmes mystérieuses,
leur communauté bizarre...
En fait, je pense que tu retrouverais presque tout le monde. Et tout le monde te reconnaîtrait.
A peine aurais-tu franchi la barrière du jardin, que tous les regards se tourneraient vers toi, on se lèverait de table, on te regarderait
monter le chemin du jardin, quelqu'un dirait : ah bah enfin, le voilà. Ah bah c'est bien. Et toi tu serais submergé d'émotion, parce que
tout te reviendrait, tous les sons du quartier, toutes les odeurs du quartier, tout le quartier Saint-André te reviendrait aussitôt, en lumière,
en couleurs, en chaleur, en vibrations, en parfums, ce quartier qui était aussi celui de ton enfance. Ce quartier que tu habitais déjà lorsque tu
as appris brutalement le décès de ta propre mère, en 1956, alors que tu n'avais pas 14 ans.
Tout le monde serait si content de te revoir.
Je ne sais pas ce que maman a fait de ta raquette de tennis par contre. Mais aurais-tu vraiment envie de rejouer au tennis
aussitôt ? Tu voudrais peut-être te reposer, te réacclimater à la maison. Tu la connais bien cette maison, c'est
vrai, mais trois ans loin d'elle, c'est long.
On aurait plein de choses à se raconter d'ailleurs. On éviterait quand même de tout de déballer dès le premier jour, pour
ne pas te saouler. Les histoires des vivants, c'est finalement assez ennuyeux. C'est égoïste et vain. Raconter mes derniers voyages ?
Ce serait indécent. On évoquerait
quand même un peu ta maladie, l'époque terrible de ta longue maladie, quand tu avais des nausées et que tu as cessé de t'alimenter (tu n'as rien
mangé les six derniers mois de ta vie), quand tu ne te déplaçais plus qu'avec une béquille, que tu dormais toute la journée,
que la pneumologue a déclaré qu'il fallait arrêter la chimio,
que ta voix est devenue rauque et ta respiration difficile,
et que tu as fini par mourir dans une chambre d'hôpital, ce 1er août 2014, on en reparlerait comme on
parle de ces événements traumatisants du passé, que l'on convoque avec sang-froid, avec objectivité, avec détachement,
pour bien les mettre à distance, pour bien entériner leur fin. Heureusement, c'est terminé tout ça, papa. Parlons d'autre chose.
Au mois d'août prochain, on va dans la Hague, on a loué le gîte de Gruchy, comme chaque été. Ce gîte rural aussi tu le connais par
cœur, c'est toi qui l'avais choisi avec maman. Tu pourras nous accompagner, ça tombe bien, tu adorais cette région, le Cotentin. Tu
verras, c'est toujours pareil. Il y a toujours ton dessin accroché dans la cuisine.
Mais c'est maintenant qu'il faut revenir papa. Après, je ne sais pas ce qu'il se passerait.
Si tu tardes trop, tu risques de retrouver la maison de Mont-Saint-Aignan, ta propre maison, occupée par des inconnus. Tu risques aussi
de ne plus retrouver personne. Ni à Rouen, ni à Paris, ni nulle part. Maman sera morte. Je serai mort. Mes sœurs seront mortes. Tes sœurs seront
mortes. Tes amis seront morts, et même les enfants de tes amis seront morts. Tu ne
retrouveras plus personne, pas même une vague connaissance dans la rue. Et alors, où iras-tu comme ça, tout seul ? Qui se souviendra de
toi ? Qui se souviendra seulement de toi ?
Samedi 19 août 2017
Quelques soirées avec le trio habituel. Certaines un peu délurées, un peu fofolles, avec des gens que j'apprécie. Inutile de raconter.
Déguisements, déhanchements, delirium tremens, etc.
Comment raconter les manifestations éthyliques de sa propre puérilité ? Comment exprimer a posteriori la spontanéité joyeuse de sa propre idiotie ?
Comme l'année dernière, suis rentré de Bussy à Paris en vélo, vers cinq heures du matin. Je mets autant d'entrain à me lancer
dans cette aventure nocturne, que les autres tentent de me dissuader de l'entreprendre. Mes difficultés d'endormissement expliquent évidemment
mon refus de dormir sur place, mais j'aime aussi cette occasion qui m'est donnée de pédaler à travers la banlieue parisienne sans être dérangé.
Je crois que mon taux d'alcoolémie diminue rapidement avec l'effort et la fraicheur de l'air, de sorte qu'à mon arrivée chez moi,
deux heures plus tard, ce n'est plus de l'ivresse que je ressens, mais de saines courbatures aux jambes, et la prémonition d'un sommeil plus profond.
Ces villages silencieux, ces zones résidentielles désertes, ces jardins obscurs, ces avenues parisiennes plongées dans la torpeur bleutée de l'aube,
tout ce labyrinthe urbain que je parcours à fond de train (en suivant un cheminement précis que j'ai bien en tête) et dont on m'accorde l'usage
exclusif pour un instant, me permettent de réaliser ce que je peine à faire dans mon existence diurne : à avancer, à progresser en paix.
Sans l'hystérie, le tumulte, le champ de bataille permanent qu'est la ville de jour.
and Mrs HydeDr. Jekyll...
N. dit que j'ai l'air d'aller bien ces derniers temps. Je ne sais pas si je vais bien, franchement ; je parais peut-être moins morose
que d'habitude, c'est possible. Je ne suis pourtant pas
plus heureux qu'avant, je n'ai pas de raison de l'être en tout cas. Peut-être ai-je un peu plus conscience de mon caractère mortel,
de ma propre finitude, du fait que tout peut s'interrompre à tout moment pour moi. Oh, je n'ai pas acquis la sagesse du Bouddha pour autant,
loin s'en faut ! Mais l'idée de la mort me taraude – tiens donc, on ne s'en doutait pas –, et la conscience de cette funeste échéance m'aide
peut-être à relativiser, parfois, certaines préoccupations, certaines contrariétés, certains détails de mon existence que mon
pessimisme, ou mon amour-propre, toujours à l'affût, avaient jugé bon de relever pour moi, et que j'ai décidé d'ignorer sans un mot.
Quelle chance que de vivre. Quelle chance que de vivre, je sais bien.
J'en ai encore rêvé la nuit dernière, de la mort, de la mort en tant que telle – chose rare il me semble : on rêve de tout sauf de la mort.
Mais est-ce que je vais bien ?
Peut-être aussi que les patients exercices de musculation auxquels je m'astreins depuis plusieurs années portent leur fruit, que ma silhouette
paraît moins gringalette qu'avant, et que cela m'aide à m'affirmer.
Pas besoin d'aller chercher des choses compliquées, hein, la vérité est toujours plus prosaïque qu'on ne le croit.
Gruchy. Temps agréable, une fois n'est pas coutume. Maman était arrivée la veille, et nous avons passé deux jours ensemble, elle et moi,
avant que S. ne débarque mardi avec C. dans son panier. Promenade le matin, baignade à Vauville l'après-midi – le programme habituel quoi. Angoisse
que Niko-Niko me refasse la même scène que l'année dernière au moment de la mise en boîte. Mais heureusement, mon stratagème a fonctionné.
Mardi 5 septembre 2017
Arrivée à Gdańsk vendredi après-midi.
Suis d'abord un peu désarçonné par l'ambiance générale et l'architecture : j'ai l'impression
d'avoir débarqué dans les Flandres, à Calais, ou Louvain.
L'appartement que j'ai loué dans le Glówne Miasto, à deux pas de la basilique, est lumineux, fraîchement rénové, ambiance catalogue Ikea,
avec salle de bain à l'italienne, et ampoules-qui-pendouillent-au-plafond-exprès-pour-faire-genre.
Echanges un peu laborieux avec la proprio, une espèce de duchesse toute raide, qui ne parle pas un traître mot d'anglais (en l'occurrence,
discussion sur le thème : où sont les draps ?) et je devine, à sa façon maladroite de déplier le clic-clac, ou de se saisir des draps du bout des doigts,
que ce n'est certainement pas elle qui nettoie les lieux après chaque locataire. Elle finit par me passer son fils sur son portable, tellement
je la fais chier avec les draps. Bref.
Vais me promener ensuite sur la Długi Targ, la Grand-Place du marché, pleine de touristes étrangers à casquette. Jolies façades colorées,
dans un style hollandais. Et puis le soleil, jusque là voilé, se décide à faire
une apparition juste avant d'aller se coucher : belle lumière sur la Marina, que je remonte lentement, mains dans les poches, en humant l'air du large, dans le cri des mouettes.
Le lendemain, trouve un loueur un vélo près de la gare.
Déambule dans les chantiers navals. Fascinants paysages de terrains vagues, de friches industrielles, d'usines abandonnées,
d'entrepôts délabrés, avec la silhouette des grues et des cheminées en arrière-plan.
Gigantesques carcasses de navires dans des fosses, dont on ne sait si on est en train de les construire, ou de les désosser. Y a-t-il encore
de l'activité ici, ou ai-je mis les pieds dans un cimetière ?
L'écho soudain d'un marteau, un entrechoquement métallique, la plainte d'une scie, viennent comme répondre à ma question. De temps en temps,
je croise une dame avec un cabas, un jeune homme, quelqu'un qui marche d'un pas décidé au milieu de ce désert industriel, comme on marcherait sur
l'avenue de la République à Paris.
Je reprends ma route, une piste cyclable longeant un boulevard bruyant un peu fatigant, et j'arrive à Sopot sur les coups de 15 heures.
Sopot, station balnéaire bourgeoise particulièrement fréquentée en ce week-end estival.
Déjeune sur une terrasse de la rue Monte Cassino, de reconstituants pierogis et d'une bière.
Remonte sur mon vélo une heure plus tard, l'esprit léger (pas l'estomac). Dépasse le casino, les bars lounge branchouilles de la plage. M'éloigne de toute cette masse populeuse, et vais me baigner dans
une zone non surveillée, quelques kilomètres plus au nord, en suivant une piste cyclable construite à travers la forêt.
Etrange rivage : comme sur la Méditerranée, il n'y a pas de marée, et l'on pénètre dans l'eau comme on entrerait dans une piscine – si l'on fait abstraction de la température de l'eau bien sûr. Et
aucune dune n'est là pour protéger la forêt de feuillus juste derrière : cette mer Baltique se tient décidément bien tranquille.
Après mes petites ablutions, je me sèche, me remets en selle, et pousse jusqu'à Orlowo, zone résidentielle aux portes de Gdynia. Fin
de journée. On vient se promener en famille sur la jetée, ramasser quelques coquillages, déterrer quelques couteaux enfouis dans le sable,
acheter une crème glacée pour les enfants, promener mémé, ou Médor.
Retour dans Sopot, dont la rue principale grouille toujours autant de touristes, qui avancent l'air ahuri, le cul plein de sable,
entre le magasin H&M, le vendeur de sushis, le marchand de ballons pour les marmots, le restaurant de boulettes, etc.
Sur une scène devant l'hôtel Shératon, se succèdent des groupes de jazz, que viennent écouter les retraités du coin, assis sur des chaises.
Pour ma part, je dîne dans un restau végétarien (mon intestin me dit merci), après m'être promené une dernière fois sur la plage,
encore occupée, ça et là, par des groupes d'adolescents mollassons, partis pour s'alcooliser toute la soirée, tandis que dans les coins sombres,
derrière les haies, des petits dealers à la noix font leur business à deux złotys.
Rentre sur Gdansk en train, en même temps que de nombreux locaux qui, comme moi, étaient venus passer leur samedi à la mer.
Arrivée peu avant minuit à la gare centrale. Après quelque hésitation, je décide de revenir dans les chantiers navals (que j'avais traversés
le matin même), ces fameux Stocznia, où divers bars et clubs technos ont élu domicile depuis quelques années. Pour ma part, je prends un verre au 100cznia,
un bar constitué d'un empilement de conteneurs vide, autour d'un atrium central où l'on peut danser. Mon verre fini, je vais ensuite jeter
un œil aux autres bâtiments, en suivant les gens dans la pénombre, avant de quitter les lieux vers 2h du matin, trop épuisé par ma journée.
En partant, je croise des jeunes en voiture, qui se garent dans les terrains vagues des alentours, pour se rendre ensuite dans les différents
hangars où ont lieu les soirées, dans la silhouette fantomatique des grues endormies.
La nuit, je sers de bifteck à un mystérieux moustique, que je ne parviendrai jamais à localiser, malgré la blancheur immaculée des murs.
Dimanche.
Temps orageux et frais à la fois. Ramène mon vélo au loueur de vélo, puis échoue dans une improbable exposition de vieilles Fiat Polski,
organisée devant une annexe du musée Solidarność, avec mobilier en formica, vente de goodies à la mémoire du célèbre syndicat, etc. Ambiance
saucisses-frites, sous un ciel mitigé. Vieilles photos en NB retraçant l'histoire des chantiers navals, et perpétuant le souvenir des stars nationales : Lech Wałęsa, Jean-Paul II,
le prêtre Popieluszko...
Renonce à visiter le musée principal, je redoute l'hagiographie, et puis surtout j'ai faim, hein, car il est déjà 13h passé. Fais un
excellent déjeuner dans une grande boulangerie de la vieille ville, à côté d'un moulin et d'une petite rivière. Commence à explorer les environs, mais je presse
le pas à la vue d'une grosse averse qui menace. Trouve refuge dans un pimpant musée consacré à la 2de guerre mondiale. Mais tickets
sold out, j'attends donc que la pluie cesse, en regardant sans conviction des bouts de vaisselle du 19ème siècle exposés dans
une salle en libre accès. Je ressors. M'aventure le long d'un canal, désert, sous un ciel détrempé de fin d'après-midi. Ambiance automnale et
dominicale à la fois. Visions d'ateliers de briques en ruine, d'usines à l'arrêt, de silos, de grues, de tas de sable, etc. Couleurs maritimes
fabuleuses, atmosphère indescriptible, je pense au Stalker de Tarkovski.
Après la traversée de ce no-man's land, me réchauffe d'un grand café et d'une pâtisserie, dans un petit salon de thé, au pied d'un immeuble
à peine fini de construire. Je pense que d'importantes opérations immobilières seront encore à redouter dans ce quartier du canal, ces friches
industrielles sont trop proches du centre ville pour échapper aux dents des promoteurs... La poésie industrielle de Gdańsk en
prendra malheureusement un coup.
Lundi.
Direction la gare centrale, avec tout mon bardas sur le dos. Confiné 6 heures d'affilée dans un compartiment miteux d'un train hors d'âge, sorti tout droit
d'un musée d'histoire soviétique,
de surcroît pris d'assaut par une colonie de vacances. Voyage assez pénible, ponctué par les allers et venues, les cris et les chants d'adolescents déchaînés – que les arpèges délicates de
ce pianiste de jazz polonais, Możdżer, peinent à couvrir dans mes écouteurs.
Mais... tout ce vacarme a éclipsé la présence d'un grand gaillard solitaire debout dans le couloir, qui regarde par la fenêtre, un sac de sport à ses pieds. A mesure que les ados se calment, dans
leurs compartiments, je commence à m'intéresser à l'individu. Non que je ne sois pas captivé par mon roman de Saramago, mais les voyages en train ont
tendance à débrider mon imagination.
Bref, c'est un étudiant costaud, avec de grandes guiboles, des cheveux blonds coiffés en brosse, des yeux bleus acier, beaux, mais très durs,
enfoncés au fond de leurs orbites, sous un front bas,
avec une légère couperose juvénile sur les pommettes, un nez un peu en trompette (comme souvent les indigènes ici), et, pour couronner le tout,
une moue boudeuse, une mâchoire de charcutier, une gueule de jeune assassin, ou de jeune flic – selon la perspective. Rapidement,
je ne peux plus m'empêcher de le regarder.
Porte un tee-shirt imprimé, avec un lien vers un site Web, quelque chose d'imprononçable comme piotradwakacji.pl, lien que je m'empresse d'aller consulter discrètement sur mon smartphone
(un truc sans intérêt au final, une agence de voyage étudiante de Poznan).
Ah, le gaillard finit par venir s'asseoir en face de moi. Ne s'intéresse pas du tout à moi pour autant, d'ailleurs, malgré mes coups d'œil répétés, mais ne s'intéresse à personne d'autre
non plus, semble éviter tous les regards, tous les contacts, reluque juste un peu les fesses des filles qui passent dans le couloir. Je me demande comment est sa nana, s'il en a une. Quel
sport il peut bien pratiquer. Du rugby ? Du karaté ? Du football américain ? Du kickboxing ? Le voilà qui sort un livre de son sac, et qui se plonge dedans. C'est drôlement touchant
de voir cette brute lire un livre. De quoi traite son livre, d'ailleurs ? Je n'arrive pas à voir.
D'éthique sportive ? De diététique ? Le Ju-Jitsu pour tous ?
De temps en temps, je pose mes yeux sur son visage, j'en admire la dureté et la juvénilité simultanées des traits, je ressens l'excitation, l'affolement langoureux du damné qui contemple
avec horreur et gourmandise l'objet inaccessible de son désir.
Se lève pour aller passer un coup de fil dans le couloir. A qui ? A sa copine ? A sa petite maman chérie ? Je ne sais pas. Je ne saurai jamais.
Car il descend comme moi à la gare de Wrocław. Je le vois s'engager dans un couloir, il marche jusqu'au bout, sans se retourner, et puis, voilà, il a disparu, c'est fini.
Deux heures plus tard, je me demande déjà ce qui diable m'a pris de flasher comme ça sur ce type dans le train. Surtout lorsque j'aperçois par hasard un jeune organiste, dans une église
d'Ostrów Tumski, un petit brun tout mimi qui joue des variations de Bach en mode mineur, avec plein de sensibilité, plein de suavité,
et sur lequel mon imagination sentimentale vient se fixer instantanément, comme un cheveu sur la paroi d'un bol de soupe.
Bref. Gdańsk, dans l'ensemble, m'a paru bien plus "dans son jus" que Cracovie. Passé ouvrier encore présent. Difficulté des autochtones à
converser en anglais. Peu de chichis.
Gdańsk, ville du nord, ville hanséatique. Mais Wrocław, ville hanséatique également, quoique d'influence nettement plus germanique.
Car, oui, je suis arrivé à Wrocław, j'avais oublié de le préciser, avec toutes ces aventures ferroviaires.
Loué un grand F2, bourgeois, très haut de plafond, assez mal agencé, mais surtout décoré avec un goût épouvantable, j'évite de traverser la
salle de séjour tellement la décoration me démoralise. La fille qui m'accueille, une petite blonde survoltée d'une trentaine d'années, flanquée
de son copain, un gros type placide, avec des verres solaires escamotables fixés sur ses lunettes de vue, était manifestement à l'origine de
cette ignominie, vu le plaisir qu'elle prenait à me faire visiter les lieux et à m'en exposer tous les commodités, en piaffant de satisfaction.
Mais j'ai bien dormi, la literie était confortable, et surtout, plus de piqûres mystérieuses comme à Gdansk.
Wrocław, anciennement Breslau, porte encore la trace de son passé germanique. Belle architecture – la Grand-Place a beaucoup
d'allure, autant que celle de Cracovie – et l'ambiance dans le quartier des îles, au nord, est absolument délicieuse, surtout en fin de journée,
quand les étudiants s'y retrouvent pour prendre un verre, sur l'un des nombreux bars flottants, ou simplement pour s'assoir dans l'herbe et
papoter, en regardant passer les bateaux-bus et les kayaks sur la rivière Oder.
Visite du musée historique de la ville. Nouvelle plongée dans l'histoire de la seconde guerre mondiale les Sudètes, la conférence de Yalta,
les déplacements de population, la ligne Oder-Neisse... (que l'Allemagne a définitivement reconnue comme frontière il n'y a pas si longtemps que ça, d'ailleurs)
Plus qu'une révision du programme d'histoire de Terminale, ce petit voyage en Pologne, comme celui à Cracovie au printemps dernier, aide à me rendre concret une
histoire complexe, plus complexe que les chamailleries autour de l'Alsace-Lorraine en tout cas, et qu'ignorent complètement, j'en suis certain, une grande majorité de Français.
Dîne dans le restau d'un musée consacré à l'histoire des mouvements d'opposition anticommuniste de Wroclaw. Ambiance de lieu alternatif,
populaire, contestataire, révolutionnaire, en fait, tout le décorum et la rhétorique... des mouvements d'extrême-gauche occidentaux.
Circulation automobile un peu pénible, comme souvent dans ces villes de l'Est (pas encore converties au développement durable, et aux
"circulations douces" de nos villes occidentales).
Deux jours plus tard, je reprends mon baluchon, et grimpe dans un train régional, moderne et climatisé cette fois-ci, en direction de cette fameuse
frontière allemande. Les paysages de Silésie défilent sous une belle lumière d'été : paysages agricoles verdoyants, un peu monotones,
champs de maïs, de colza. Un vrai grenier. De temps en temps, j'aperçois la cheminée d'une petite usine en briques. Impression de légèreté,
de liberté, de mouvement. Vive les vacances !
Changement de train dans une gare en rase campagne. Monte dans une petite micheline diesel à destination de Görlitz.
Curieusement, plus on approche de la frontière allemande, plus on a l'impression de s'enfoncer dans le trou du cul du monde.
Mais sitôt la rivière Neiss franchie, sitôt arrivé à Görlitz, donc, l'allure des commerces dans la gare, les façades bien entretenues dans
les rues, les intérieurs tirés à quatre-épingles, témoignent qu'on a changé de pays.
Je quitte la gare, et marche en direction du centre ville. Il est midi, le soleil me tape dans le dos. Je me décide pour un restau vietnamien,
aux tables en formica désuètes et aux posters jaunis de Sapat. Suis tellement décontenancé par tous ces décalages culturels qu'au moment de
commander mon plat, aucun son ne sort de ma bouche. « Sprechen Sie lauter, bitte » me demande la propriétaire du restau avec son accent viet.
J'avale mes nouilles sautées en regardant vaguement les nouvelles régionales de Saxe, qu'un petit poste de télévision diffuse dans un coin.
Total lost in translation.
Un bouge de Zgorzelec !
Promenade agréable dans la vieille ville, au patrimoine architectural particulièrement varié. Tour médiévale, bâtiments art déco, hôtels particuliers
baroques, et classiques, témoignent d'une prospérité passée, un peu inattendue dans cette région faiblement urbanisée. Très belle église St Pierre.
Mes déambulations finissent par me conduire sur les bords verdoyants de la rivière Neiss, que je traverse grâce à un pont piétonnier, et me
voilà de retour... en Pologne ! Même si l'allure des lieux est tout de suite moins coquette, on voit que la municipalité de Zgorzelec, la
ville polonaise voisine, s'efforce de polir son image, en rénovant toutes les constructions qui font directement face à Görlitz, avec l'espoir de
retombées économiques probablement.
17h30, je récupère mon bagage à la consigne, et je monte dans un train pour Dresde.
A Dresde, changement pour Leipzig, alors que le soleil commence à disparaître derrière l'horizon.
Accueilli à la gare par un certain Gerhard, propriétaire d'un studio que j'ai loué 3 nuits. Il m'avait envoyé
une photo de lui à l'avance, afin que je le reconnaisse sur le quai de la gare, une photo où il apparaissait, quadragénaire, moustachu, portant caniche dans les bras
– genre homo-clone des années 80. Le gars s'avère en fait plus bourru que je ne pensais, et surtout totalement incompréhensible. Impossible de comprendre ses gargouillis
de phrase, qu'il avale dans sa moustache, comme moi mes nouilles sautées à Görlitz. Et ne parle pas anglais non plus (pas si rare chez les Ossis de sa
génération). De plus, à peine nous nous sommes dit bonjour, qu'il se détourne de moi sans prévenir, et se met à discuter avec un autre gus, descendu du même train
que moi ; je les vois s'échanger des papiers d'un air entendu ; et je ne comprends toujours pas un traître mot de ce qu'ils racontent. C'est l'accent de Leipzig
ou quoi ? Et puis qu'est-ce que c'est que ces conspirations ? Bon, nous nous mettons finalement en route lui et moi. Le studio se trouve au 16ème étage
d'une grande tour récente, juste en face de la gare. Dans l'ascenseur, le gars me raconte qu'il possède également 7 autres appartements dans l'immeuble, et que le
type que nous avons vu à la gare en était l'un des locataires. Après m'avoir fait visiter les lieux – aussi décorés qu'une chambre de Fomule1,
avec une vaisselle Lidl et une vieille chaîne en plastique des années 90 –, et après m'avoir rappelé de penser à éteindre la lumière en partant (parce que ça
« kostet Geld », hein, dit-il en faisant un geste de ses doigts), il me demande de but en blanc si j'ai des exigences en matière sexuelle. Lui
fais comprendre que nan, nan, je sais pas encore, je verrais, rien de prévu. Crois alors comprendre qu'il possède également un sauna, et que je peux m'adresser à lui
si besoin. La photo qu'il m'avait demandé, à l'avance, afin qu'il me reconnaisse, n'était-elle donc pas en réalité destinée à m'entremettre avec quelque créature
de son sérail ? Ah, me voilà tombé dans les mains de la mafia gay leipzigoise ! me dis-je, amusé, une fois le gars reparti.
Bon. Eh bien me voilà à Leipzig, me dis-je en m'affalant sur une chaise, soudain épuisé.
L'appart est sans charme, mais il a un balcon, et une vue imprenable sur la ville.
Leipzig. Impossible de ne pas penser à D., à L. Aux années 90, à notre correspondance.
Le lendemain, changement radical de temps, journée maussade, humide. Traîne dans les rues modernes du centre ville, un peu déprimé.
Visite quelques expos au Zeitgeschichtliches Forum, me recueille sur la tombe de papa Bach, déjeune dans la rue... avant de remonter en vitesse
vers le musée des Beaux Arts, car la pluie menace. Quand j'en ressors deux heures plus tard, la nuit tombe, et toute la ville est
trempée. Vais traîner misérablement dans une galerie commerciale. Me réchauffe du surgelé pour tout dîner.
Le lendemain, vendredi, je me rends à la Spinnerei, une ancienne filature de coton reconvertie en centre de création artistique, située un peu
en marge de la ville, dans une ancienne zone industrielle. L'endroit s'avère assez désert, sous un ciel à peine moins gris que la veille.
Certaines galeries sont malheureusement fermées, d'autres en cours d'installation. Mais bon, l'endroit est intéressant.
Grande boutique dédiée aux beaux-arts : profusion de fournitures en tout genre – peintures, cadres, papiers, meubles, etc. –,
en quantité comme en qualité. Sensation d'opulence un peu étrange, dans un lieu qui témoigne au contraire d'une ancienne condition
ouvrière difficile. Elle est loin l'Allemagne des années 50, qu'on voit ici ou là en photo, l'Allemagne détruite et miséreuse.
Retour en bus dans la Südvorstadt. Déjeune dans un restau entièrement décoré d'objets de la DDR ("Gaststätte Kollektiv"), bonne cuisine, mais veine "ostalgique" presque trop criante
pour ne pas paraître opportuniste. Aux alentours, petite ambiance Kreuzberg – avec magasins de fringues vintage, grandes peintures sur les façades des immeubles,
affiches annonçant des concerts à profusion – mais l'effet s'estompe assez vite dès que l'on s'éloigne de la Karl-Liebknecht Straße.
Suis d'humeur morose. La fraîcheur de l'air, conjuguée à ma solitude persistante, me tape sur le système.
18h. De retour dans le centre-ville. C'est vendredi soir. Beaucoup de monde dans les rues, musiciens jouant sur un coin de trottoir, employés sortis du bureau prenant
l'apéritif, acheteurs profitant de l'ouverture nocturne des Kaufhauf et autres Karstadt (m'y achète d'ailleurs un pyjama en promotion) (on saura tout).
Pourquoi tout cette effervescence ? Pour la rentrée de septembre ? Est-ce comme ça tous les vendredi ? Mystère.
Samedi midi, je prends mon ICE pour Berlin.
Location chez l'habitant dans le quartier de Prenzlauer Berg, faute d'avoir trouvé mieux à Kreuzberg ou Neukölln. Appartement en duplex décoré avec un certain goût.
Grandes peintures abstraites aux murs. Gravures expressionnistes dans l'escalier. Bibliothèque pleine de livres dans ma chambre. Mobilier élégant. Agencement soigné.
Electroménager de luxe. Mec cultivé, fin, lettré. On aurait voulu trouver un genre plus radicalement opposé au moustachu de Leipzig, qu'on n'aurait pas
pu. Mais d'une maniaquerie ! Lorsqu'il m'accueille, il termine de déjeuner, et il y a donc trois miettes de pain sur la table, ainsi qu'un sac
en papier qui traîne sur une chaise, et le voilà qui s'excuse du « désordre » qui règne dans sa cuisine. Me débite par le menu toutes
les règles de la maison. Va jusqu'à m'expliquer comment remonter le store
de la fenêtre de ma chambre sans que celui-ci ne s'accroche dans la clenche. Et attention à ne pas poser de serviettes humides sur ce petit coffre
en bois, « aus dem 18. Jahrhundert » précise-t-il. Un véritable obsessionnel. En comparaison, mes deux précieuses de Munich sont des
souillons, des punks de première. Je me surprendrai même à marcher sur la pointe des pieds pour ne pas abîmer son plancher.
Météo malheureusement aussi fraîche et imprévisible qu'à Leipzig.
M'y prends à chaque fois comme une cruche à Berlin : trop content d'y être, j'en arpente les rues toute la journée, sans marquer de pause, et finis trop épuisé, le soir,
pour sortir. Et personne, évidemment, pour me motiver. Car Berlin reste ma ville personnelle, celle que j'ai découverte tout seul, celle où j'ai
trouvé mes repères sans l'aide de quiconque et sans l'influence de personne, une ville que j'ai faite mienne, et dont on ne m'apprendra pas les
codes. Ce n'est pas une ville que j'idéalise pour autant : je me doute
que derrière l'image de ces jeunes souriants qui se retrouvent aux puces de Mauer Park, sur l'esplanade de Tempelhof, sur les pelouses de
Treptower Park, ou dans les innombrables bars de Kreuzberg, derrière toute cette décontraction et cette liberté, se cachent aussi solitude,
servitude et misère. Mais comme dans toutes les grandes villes du monde, après tout.
Je viens peut-être chercher quelque chose à Berlin. Dans l'avion qui me ramène sur Paris, l'idée que je m'y installerai un jour s'impose
à moi avec une évidence parfaite, presque comme une chose déjà programmée, qui relèverait du destin. Mais ce n'est peut-être qu'un énième
délire de ma part, un énième stigmate de mon sentiment d'incomplétude permanent.
Vu 120 battements par minute.
Film émouvant, qui ne se contente pas de rendre romanesque une réalité certainement pas toujours aussi cinématographique, mais qui
aborde aussi tout un tas de problématiques liées au militantisme anti-sida des années 90, et que j'avais un peu oubliées (l'interventionnisme
inédit du secteur associatif, les relations houleuses avec les pouvoirs – politiques, médico-scientifiques, économiques –, la diversité sociale
des militants, l'originalité des modes d'action, l'originalité de la structure même, mêlant organisation participative et tactiques,
rigueur quasi martiales, etc.)
Trouvé que le film laissait quand même un peu sur la touche tout le reste du tissu associatif, mis quasiment sur le même plan que
les pouvoirs publics (je ne sais pas ce qu'ont ressenti les anciens de Aides, d'Arcat Sida, de SIS..., en voyant le film, mais je pense
que certains ont dû éprouver une pointe d'amertume, à se voir ainsi relégués dans l'ombre, pour ne pas dire, d'être rendus coupables de connivence avec
les institutions).
Gay-Pride en 2005
Le film m'a semblé exprimer comme une nostalgie ambiguë pour ces années 90, années durant lesquelles, malade, on intégrait encore
l'idée d'une mort à plus ou moins brève échéance.
Mais c'est aussi le témoignage d'une expérience collective, communautaire, marquée par l'urgence et l'indignation.
De fait, le film m'a touché, d'abord parce qu'il montre comment une communauté se fonde, cahin-caha, par nécessité, en surmontant les différences
d'origine, ou de parcours. Ensuite parce que, des différents slogans associés à Act Up, c'est certainement le motto
"action=vie" qu'il met le plus en valeur, et c'est justement celui-là qui trouve chez moi, pour des raisons personnelles, pas forcément
en relation avec le sida d'ailleurs, un écho particulier (motto qu'on pourrait aussi reformuler en : tu agis ou tu meurs). Enfin parce qu'il se
concentre sur ce qui a uni des gens, plutôt que sur ce
qui les a opposé, et Dieu sait combien on a pu s'écharper dans ce milieu, surtout à partir de la fin de la décennie 90, quand les progrès thérapeutiques
ont commencé à modifier le regard de la société sur l'épidémie, et qu'on a assisté à une remise en question, chez certains, du sens même
de l'action médiatique... Les uns affirmant que seules des opérations spectaculaires permettaient de faire avancer les choses
(et à qui je crois que l'expérience donnait régulièrement raison), les autres, en bon samaritains, disant qu'il y avait trop d'idéologie et de provoc chez Act Up,
que ça en finissait par être contre-productif, et qu'il fallait faire davantage en matière de soutien individuel. Pour ne citer qu'un
thème de discorde (comme plus tard le barebacking, ou plus récemment, la PrEP).
En 2009
Le film m'a aussi replongé dans certaines époques de ma vie.
Me suis souvenu des AG auxquelles j'avais assisté aux Beaux-Arts en 2006. Avais même été faire un peu de paperasserie
dans leurs locaux, rue Sedaine. Je crois que j'étais alors au chômage, j'ai dû vouloir me rendre un peu utile. Complètement oublié quels étaient
les topics du moment. Mais je me souviens que les RH étaient désertes, et
l'ambiance m'avait paru si morne, si moribonde, que je m'étonne que l'association existe encore aujourd'hui.
Mais le film me rappelle surtout mes 5 mois passés au service comm de Sida Info Service en 1998, ma montée sur Paris. Me suis rappelé les discours, les slogans,
les attitudes, les gens. Les crispations, les crêpages de chignon que je trouvais, in petto, un peu ridicules, au sujet de telle campagne de prévention,
ou du choix de tel slogan. Le nom des anciens militants, révérés, dont le souvenir continuait de planer sur les consciences des années
après leur mort : à Act Up c'était Cleews Vellay, à SIS c'était Pierre Kneip.
Quant à moi... petit merdeux, j'arrive de ma province natale, je suis puceau (!), timide, pas sûr de moi, dégourdi comme un manche de pioche, et je débarque
dans cette association (SIS), on se sait trop comment, et je dois brutalement m'ajuster à ce milieu. Incroyable, d'ailleurs, que mon premier
contact avec la sexualité se soit fait dans un cadre pareil. Alors que le sida s'inscrit, dans l'esprit de la plupart des gens, comme la
conséquence involontaire d'actes déjà vécus, généralement des actes de désir, d'amour ou de plaisir (normalement), et que, dans la chaine des
signifiants, il vient donc se rattacher postérieurement à eux, chez moi la conséquence a précédé la cause : j'ai commencé par plancher sur le VIH,
sur le "langage" Sida, symbole éminemment mortifère, avant de passer aux travaux pratiques, censés être un peu plus réjouissants.
Mais bon, passons, ma petite histoire personnelle n'a guère d'intérêt sur le sujet.
Jeudi 12 septembre 2017
Dimanche 24 septembre 2017
Hockney à Pompidou. Petit génie, pas dogmatique, qui ne se laisse enfermer dans rien, qui n'en fait qu'à sa tête. Bien aimé la grande
salle des collectionneurs, et la suivante, celle des peintures pseudo-abstraites. Et puis celle des piscines, évidemment – l'obsession narcissique
du reflet.
Sa peinture semble fourmiller d'idées, d'axes de lecture, de messages, elle exprime un regard de façon éclatante, mais sans iconoclasme,
sans formalisme, et en se payant le luxe de rester abordable (ce dont témoigne le succès de l'expo) et lisible, il me semble en tout cas,
pour le béotien des beaux-arts que je suis.
Puis, à deux jours d'intervalle, Le Sacre du Printemps, à Radio-France, suivi de Pelléas et Mélisande à Bastille. Pelléas, qui me tire toujours autant les larmes des yeux, et que je reverrais volontiers une troisième fois. Mise en scène de
Bob Wilson hyper-minimaliste, hyper-chorégraphiée, avec des jeux raffinés d'ombre et de lumière, en écho aux thèmes
mystiques du livret de Maeterlinck (visible/invisible, révélation/ignorance, initiation/aveuglement – au point où j'avais parfois
l'impression que chaque phrase était porteuse d'un sens caché, d'une sorte de symbole incantatoire).
Et puis Le Sacre, évidemment, œuvre décoiffante, futuriste, qui porte en elle tout le délire créatif, tout le batifolage du XXème siècle,
mais aussi toute la cruauté, toute la folie sanguinaire de décennies de guerres atroces (bizarrement, j'avais des images de l'arrivée des
nazis en Allemagne, des réminiscences de documentaires historiques qui me venaient en tête) – bref, l'intuition géniale de Stravinsky.
Œuvre vertigineuse, qui semble parfois s'observer elle-même, s'auto-caricaturer.
Sa puissance rythmique, sa manière de développer des thèmes très simples par répétitions, juxtapositions, décalages, semble annoncer les
musiques populaires du futur, les technologies digitales... Alors que la musique impressionniste de Debussy, si belle soit-elle, relève d'une
esthétique et d'une époque totalement révolues (impressionnisme dont la réinterprétation, un siècle plus tard, s'apparenterait presque à un
caprice aristocratique, à un divertissement suranné de divas parfumées, de dandys en mal d'opiacés, de princesses sous Lexomil...)
Journées du Patrimoine. Visite du Fort de Charenton (en bonne compagnie)
Bois un verre au Quetzal.
Débarquent quelques cuirettes SM de la Mine, qui s'étaient données rendez-vous là pour leur apéro inter-associatif de rentrée. Elles
s'approchent du comptoir, en tenue d'apparat. Je fais une tentative d'incruste, claque une bise, tends l'oreille aux derniers potins
(Machin avait dit qu'il viendrait il est pas venu, la soirée inter-fétiche aura lieu au Dépôt le dernier week-end d'octobre, il y a
encore un petit jeune qu'on a retrouvé mort asphyxié chez lui après une séance de dog-training qui a mal tourné, si c'est pas malheureux,
t'as vu mes photos de la Folsom ? elles sont cool, hein, etc.) – avant que C., le président, ne me propose de les suivre au restaurant. Sont bien sympas de
m'inviter comme ça ! moi la vilaine fille avec qui personne ne veut jouer et qu'on laisse toujours dans son coin.
Bon, j'avoue, ils sont tous un peu décatis, sortent leurs lunettes pour lire le menu, ont une verrue sur le pif, mal au dos, etc.
N'auraient pas fait une couv de Têtu. Mais sont bien gentils.
Seul C., le président de l'assoc, parvient encore à tirer son épingle du jeu, avec sa voix forte de militaire (il est vraiment militaire), et un
reste de flamboyance dans les traits du visage, c'est sans conteste le leader charismatique de ce régiment de bras cassés.
Petit moment d'euphorie, lorsque nous passons devant le Cox, dégueulant sa clientèle barbue jusque sur le trottoir, comme tous les
vendredi soir, et v'la-ty pas mes cuirettes associatives qui ralentissent exprès le pas, qui pavanent dans leurs uniformes bien lustrés
(« z'avez vu comme ils nous matent ! »),
et moi qui marche à leurs côtés, toute fière, idiote, rendue à demi-saoule par mes deux pintes de bière, portant en bandoulière le sac "Mr B" de C.,
comme un laquais porterait les bottes du Roi.
Le lendemain matin, je me réveille horrifié, réalisant que j'ai déjà 43 piges, que j'ai affreusement vieilli, que le temps me file entre les
doigts, et qu'il n'y a plus une minute à perdre.
Comment ça, il était temps ?
Dimanche 15 octobre 2017
Passage à Rouen pour les anniversaires du mois d'octobre.
Temps splendide. Humeur sereine, atmosphère détendue.
Plaisir à revoir ma mère et mes sœurs.
F. était là aussi (il achète une petite maison en briques de la SNCF, juste à côté de la gare de Clères,
où Z. va donc s'installer avec lui ; ne se doute manifestement pas de la durée des travaux qui les attendent, ou bien faisait exprès de les
minimiser, pour mieux se persuader qu'il fait une bonne affaire... Cela dit, une maison dans un cadre aussi bucolique, comment ne pas en
rêver, en effet. Moi aussi je rêve d'un jardin... Un jardin qui verrait passer
toutes sortes d'animaux, en liberté, s'affairant à leurs occupations quotidiennes... Qui verrait se succéder les différentes couleurs de chaque
saison. Mais je ne pourrais vivre à la campagne qu'avec quelqu'un. Comment y supporter la solitude autrement ? L'idée de simplement retourner
vivre dans une ville moyenne de province m'effraie. J'aurais trop peur d'être déjà mort.)
Petites
fleurs d'automneFument toujours comme des pompiers. A mon retour sur Paris, c'est à chaque fois la même stupéfaction
de constater à quel point mes
affaires sentent le tabac, même celles qui n'ont fait qu'un bref passage dans les pièces où l'on fume, comme si le tabac s'était installé
partout dans la maison, jusque dans les escaliers, les chambres, les murs, les moquettes, les livres, la literie, même le linge propre,
tout semble en être imprégné, incrusté. Je n'ai pas le souvenir d'un tel envahissement, du temps où je vivais chez mes parents. Peut-être parce qu'alors
je fumais moi-même ?
Toujours est-il qu'aujourd'hui, je n'ai pas besoin de protester, il suffit que je m'avance vers une fenêtre, pour que ma mère l'entrouvre
aussitôt, geste qu'accompagne ma sœur d'une parole complaisante du style : ah oui, tu veux peut-être qu'on aère un peu ? Attitude de
compréhension de leur part, qui se veut une réponse à un souhait qu'elles me prêtent de voir se disperser la fumée et diminuer l'irritation
qu'elle me cause, alors qu'il s'agit tout autant, pour moi, d'une réaction d'horreur à les voir se suicider à petit feu, et se préparer
l'affreuse agonie que mon père a enduré.
Au boulot, le désastre continue. Eh oui, sous-traiter le cœur d'activité de son entreprise est un pari risqué, il vaut mieux savoir
ce que l'on fait. Surtout quand on dirige une boîte minuscule à la base. Et si c'est pour économiser trois francs six sous, le projet
n'en vaut certainement pas la peine, surtout qu'en l'occurrence, aucune économie n'a été réalisée, bien au contraire, les dépenses ont
explosé : 500 000 euros, au bas mot, d'après le commercial, et sans la moindre amélioration du chiffre d'affaires, qui continue de baisser,
tandis que la grogne s'étend chez les clients, qui ne voient toujours rien venir, alors que le patron leur a promis monts et merveilles depuis
deux ans. Quant au nouveau logiciel développé par le sous-traitant, il déborde tellement de bugs, que l'un des trois clients qui avait
commencé à en bénéficier, l'été dernier, a exigé de revenir à l'ancienne version... cette ancienne version dont je continue de m'occuper,
fidèlement, en attendant que l'autre fonctionne à peu près correctement, cette ancienne version contre laquelle mon patron n'avait pas de mots assez durs, il y a quelques années, et dont il espérait bien se débarrasser... moi avec, évidemment !
Car c'était là l'objectif, l'horizon rêvé ! Se débarrasser du fâcheux Baptiste !
De fait, son attitude à mon égard a changé. Oh, je ne dirais pas qu'il fait profil bas – un orgueil irrépressible l'en empêche – mais il
ne me cherche plus noise, et m'épargne dans l'ensemble les reproches, qu'il réserve maintenant au prestataire.
Le changement est grand, pour celui qui, en 2014, critiquait mon travail et mon attitude à la moindre occasion. Cela m'était d'ailleurs devenu
tellement difficile à vivre, que j'avais renoncé à en parler : lorsqu'on raconte ce genre d'histoires autour de soi, on passe pour un emmerdeur
qui fait des caprices, pour une chochotte qui ne sait pas la chance qu'elle a, ou pour un réfractaire à l'autorité, on le lit dans les yeux
des gens (particulièrement dans les yeux de ceux qui pensent vous connaître mieux que les autres, et qui commencent par chercher dans vos
faiblesses l'origine de vos problèmes) (sans oser d'ailleurs toujours vous l'avouer directement, car ils connaissent votre susceptibilité.)
Et si l'on parvient à convaincre que l'on est bien la victime, et non le comédien d'une farce que l'on trainerait avec soi,
on s'entend répondre : eh bien pourquoi ne démissionnes-tu pas ? En somme, on serait toujours coupable, si ce n'est de mauvaise volonté, ce
serait de passivité.
Mais je n'ai pas démissionné, non. C'est mon collègue qui a été viré, l'année dernière (pour son plus grand soulagement, du reste – car il
était devenu à son tour le souffre-douleur du patron).
Quant à moi, j'ai continué à faire mon travail, patiemment, solitairement, en silence, sans entrain, mais sans mauvaise grâce non plus,
convaincu intérieurement que c'est moi qui avais raison, que je n'étais pas aussi mauvais que cela, que j'avais assez d'expérience pour
savoir que le projet de mon patron – par ailleurs – était voué à l'échec, pour des tas de raisons qu'il se refusait à entendre, que vérité
finirait par être révélée, et justice rendue.
Il suffirait d'attendre.
Depuis quelque temps, des tas de petits moucherons envahissent la cuisine de mon boulot. Et sur la corniche de mon bureau, des centaines d'asticots dégueulasses terminent de dévorer un pauvre cadavre de pigeon, arrivé là on ne sait comment. Symboles, symboles ! Ma boîte entre dans le stade du pourrissement...
Aujourd'hui, chaque jour qui passe est semblable, en apparence, aux précédents : j'arrive au bureau, j'expédie les affaires courantes,
traite les demandes et les incidents techniques, réponds aux rares appels téléphoniques. Je me sens bien seul. Mais chaque jour qui passe est
un jour de satisfaction supplémentaire pour moi, un jour qui
voit la trésorerie de mon entreprise s'enfoncer dans le rouge, obligeant mon patron à vider ses bas de laine un à un. Ce spectacle d'un petit
patron apparemment noyé sous les dettes ne me réjouit que dans la mesure où elle concerne une personne qui, des années durant, a fait preuve d'une
pingrerie ridicule avec ses salariés : ainsi en 2014, alors qu'il se versait un salaire net mensuel de 9000 €, il rechignait encore
à faire passer
une femme de ménage dans les bureaux, demandait au commercial de s'acheter un nouveau portable sur ses propres deniers, et venait tout juste
de consentir à faire dupliquer assez de clefs des locaux pour que tout le monde (soit, 3 personnes) puisse aller et venir sans devoir sonner
à la porte. Et nulle dette personnelle honteuse à honorer de sa part, qui pourrait éventuellement expliquer une telle cupidité : en 2016,
alors que son projet de sous-traitance commençait déjà à battre de l'aile, il s'est offert une somptueuse maison au Perreux-sur-Marne,
avec un jardin, et un petit cabanon, qu'il a récemment fait retaper pour 5000 €, comme je l'ai constaté sur un devis qu'il avait laissé traîner.
Donc oui, je ne devrais peut-être pas parler aussi vite : les avares de son espèce ont assez de ressources cachées sous leur matelas pour
survivre trois siècles d'hivers rigoureux.
Mais supportera-t-il encore longtemps le visage maussade que je lui oppose chaque jour, et mon regard silencieusement sentencieux ?
Dimanche 22 octobre 2017
Petite fête pour le dépôt de thèse d'I.
Mercredi 25 octobre 2017
Assises.
Un jeune d'une vingtaine d'années comparaît pour avoir égorgé son ex-copine en 2015. J'arrive par hasard au moment de l'intervention
du médecin-légiste. La présidente pose les questions. Fait expliquer certains termes à la cour, comme « déplétion hémorragique ». Fait
préciser qu'en cas de section de la carotide, aucune technique de secourisme ne peut rattraper le coup : « ... avec en plus l'asphyxie
des voies aériennes supérieures par le sang, non, vraiment, c'est absolument sans retour. » Combien de temps a duré son agonie ?
« La mort est survenue par arrêt cardiaque au bout d'une quinzaine de minutes, mais la
victime a dû perdre connaissance environ une vingtaine de secondes après avoir reçu les coups. »
Heureusement que je suis assis, parce que
je commence à ne pas me sentir très bien. L'avocate, d'origine indienne, dit qu'elle n'a pas tout compris de l'exposé du médecin,
qui en remet donc une couche. Oui oui, répète-t-il, la jeune fille a bien été égorgée, « d'une oreille à l'autre », par quelqu'un qui se tenait
derrière elle. Une section nette et franche, « sans queue de rat ». La plaie a ensuite été fouillée au moins deux fois par la lame, ajoute-t-il.
Après le départ du médecin, la présidente fait passer des photos des lieux (un immeuble populaire où l'adolescente vivait avec ses parents)
et de la scène du crime. On la voit allongée sur le sol, face contre terre, en minijupe, baignant dans une mare de sang.
Viennent ensuite les questions à l'accusé. Je n'avais même pas remarqué sa présence, à la fois à cause d'un reflet sur la vitre du box,
mais aussi parce qu'il me semblait inconcevable que l'auteur d'une boucherie pareille pût se trouver présent à quelques mètres seulement de moi.
Il se lève. Il est terriblement jeune, la vingtaine, encore au lycée au moment des faits, à peine plus âgé que la victime. Un
type ordinaire, d'une incroyable banalité. De peau noire, plutôt costaud, à peu près ma taille. Un mec qu'on aurait pu croiser dans n'importe
quel couloir de fac. Répond aux questions d'une voix inaudible, en se tortillant, les mains derrière le dos. Quand la présidente
lui demande de parler plus fort, il baisse la tête, comme un petit garçon qu'une institutrice rabrouerait pour avoir fait une bêtise en
classe, ou pour n'être pas capable de réciter sa leçon.
Mais ce qui me frappe, c'est qu'il ne manifeste aucune émotion. N'exprime aucun regret. Rechigne à donner des précisions. Semble résigné. Je veux
bien croire qu'il moisit en taule depuis deux ans, et qu'il a déjà subi nombre d'interrogatoires au cours de l'enquête, mais je trouve son impassibilité
un peu surprenante.
Petit à petit, je comprends le cheminement de la présidente, l'insistance de certaines de ses questions, l'intérêt qu'elle porte
à certains détails : elle veut lui faire avouer que ce
matin du 16 janvier 2015, il s'est rendu chez sa petite amie avec l'intention de la tuer. Que ce drame ne résulte pas d'un concours de circonstances.
Qu'il savait ce qu'il faisait.
Pour la défense, dans cette affaire assez simple où la culpabilité ne fait aucun doute (contexte, aveux, examens ADN, vidéosurveillance,
etc.), la seule carte qui reste à jouer serait l'absence de préméditation, afin de limiter la casse. L'avocate tentera donc probablement de montrer qu'au
contraire ce grand garçon n'a jamais eu la véritable intention de tuer sa petite amie, et qu'il n'a "juste" pas su se maîtriser
après une dispute avec elle. J'imagine. Mais je crois que ce sera difficile. On voit bien que même l'accusé ne croit pas à cette stratégie,
l'absence de tout remord transpire de son attitude froide et inconciliante, attitude que la maladresse de son jeune âge ne peut expliquer à elle seule.
Je regarde les jurés. Sont plutôt jeunes, la trentaine, certains en sweet-shirts et baskets. Prennent des notes consciencieusement. Mais semblent aussi
éberlués que moi. Quand la présidente, qui s'énerve des silences et des louvoiements de l'accusé, finit par lui demander, mais enfin, pourquoi
il a fait ça, tout les regards dans la salle se tournent vers lui, on observe sa réaction, on s'accroche à ses lèvres, on espère recevoir
une parole qui permettrait de comprendre l'incompréhensible. Mais il marmonne qu'il ne sait pas. Son expression reste muette. Cet
interrogatoire l'ennuie, le mortifie.
La présidente plonge le nez dans ses dossiers, et commence à lire le contenu de SMS qu'il a envoyés à son ex dans les mois précédant le crime :
des messages qui commencent gentiment – mon petit cœur –, qui parlent d'amour – on découvre alors avec stupéfaction que ce grand diable
taciturne connaît et emploie le mot amour, comme n'importe quel adolescent sentimental de son âge –, des messages dans lesquels il s'excuse
d'avoir été brutal avec elle la dernière fois, qui promettent des lendemains meilleurs... mais qui finissent invariablement par des menaces si elle venait à se refuser à lui, ou à le tromper un jour.
« Donc on se voit demain ou t'es morte ». Cette dernière expression conclut systématiquement tous ses messages, comme un
leitmotiv : « Ou bien t'es morte ».
Un silence affreux dans la salle répond à la lecture de chaque SMS. « Ou bien t'es morte »
Et de fait, quelques jours avant le drame, elle lui avait signifié qu'elle ne voulait plus le revoir. On se met à sa place, on imagine
en frissonnant la peur confuse, indéfinissable, qu'elle a dû progressivement ressentir, à force de lire de telles menaces, le doute et le malaise qui
ont dû l'envahir, peut-être même sans qu'elle en prenne complètement conscience.
La construction du rôle de meurtrier. Avec quelle fatalité cette histoire s'écrit. Comment un individu décide de faire d'un meurtre l'élément central
de son destin. Car ce que je comprends peu à peu, durant ce procès, c'est qu'on n'y entend pas seulement le récit d'un crime sordide, on assiste
en
direct à l'avènement de la condition de meurtrier, et comment cela relève d'une construction à la fois ontologique, diachronique et narrative,
qui ne souffre pas d'hésitation, qui semble inévitable.
Non que je pense que l'histoire était écrite à l'avance, qu'un déterminisme malheureux présiderait aux destinées des assassins. Bien au contraire,
assister à un tel procès me rappelle qu'on écrit toujours, délibérément, l'histoire de sa propre vie, heureuse ou malheureuse,
que l'on soit capable ou non de donner les raisons de cette élaboration particulière. Et évidemment, ces chaînes symboliques dont nous sommes
captifs ne nous exonèrent d'aucune responsabilité.
J'en ai assez entendu.
Je quitte la salle, hébété.
Pour me changer les idées, je vais faire un tour au tribunal correctionnel, où les affaires d'escroqueries, ou de bagarres sur la voie
publique (comme cet automobiliste qui a boxé un chauffeur de la RATP parce que celui-ci lui avait arraché un rétroviseur avec son bus), me paraissent
des comédies tristement risibles, des bouffonneries dérisoires en comparaison.
Jeudi 2 novembre 2017
Soirée inter-associative au Dépôt.
Un bail que je n'avais pas mis les pieds dans cet endroit.
Mais qu'est-ce qui rend ces lieux si glauques ? Une backroom parisienne, c'est toujours un peu glauque, mais vraiment, celle-ci sort du
lot. Peut-être à cause de ses grandes dimensions, qui décuplent l'impression de vide existentiel, autant que celle de malpropreté. A cause
de sa clientèle mainstream, provinciale, touristique, c'est un peu la Tour Eiffel de la backroom. On y vient comme à la Sainte-Chapelle, ou à Celio.
En même temps, critiquer un endroit pareil vous fait adopter cette attitude hautaine des pédés parisiens qui rend la vie gay sur la capitale si
pénible. Donc, stop, assez de persiflages.
Mais quand même. En 1998, même à moi, tout crétin et encore claquemuré dans mon placard, l'inauguration en fanfare du Dépôt ne m'avait pas
échappé. C'était alors l'époque bénie du Marais, l'éclosion des grands établissements gays dans le centre de Paris,
la consécration d'un quartier que la French Touch et une insouciance festive enfiévraient chaque week-end,
... avant la ruée
vers l'or de la plus-value immobilière, quinze ans plus tard. Je me souviens que, même à Sida Info Service, dans l'ascenseur, une affichette
annonçait fièrement l'ouverture du Dépôt... publicité d'ailleurs rapidement surchargée d'un graffiti anonyme du style "On peut y laisser
ses ordures ?", ce qui n'avait pas manqué de susciter quelques réactions outrées sur le mode « Z'avez vu ce graffiti dans l'ascenseur ?
Il y a de l'homophobie jusque chez nous ! »
Bref, soirée choux-blanc, car j'étais quasiment le seul vêtu d'un uniforme, tous les autres s'étaient décorés pour l'occasion, soit en
chewing-gums géants (en latex, quoi), soit en articles de maroquinerie, avec chaps et compagnie, genre BD de Ralf König. Et du coup tout le monde me matait, mais vraiment tout le monde,
même les serveurs derrière leurs comptoirs (a-t-on jamais vu le barman d'une boîte parisienne sourire de toutes ses dents à un client ?),
au point que C. m'a confié, vers la fin de la soirée, que je m'étais particulièrement distingué
dans ma tenue, et qu'on l'avait assailli de questions à mon sujet. Ha ha. Je rougis.
Mais quand même. Il suffit que j'enfile un uniforme,
et voilà, j'intéresse du monde, je fais jaser, je suis la reine du bordel. Je l'enlève, et me voilà redevenu transparent comme une vitre,
le prince charmant s'est fait crapaud, la princesse femme de ménage. Oui, c'est universel, je sais, je sais. C'est aussi la fonction du vêtement.
C'est Peau d'âne, Cendrillon, la psychanalyse des super-héros, tout ça.
D'ailleurs, on me dira que moi aussi j'y succombe, à cette perversion qui consiste à tirer la langue dès qu'apparaît un bout d'uniforme, hein, bon.
Bref, j'ai passé le plus clair de mon temps à papoter de tout et de rien, collé aux murs crasseux de la backroom, en regardant défiler
les âmes perdues – un peu comme si j'attendais le bus boulevard St Germain, ou, dirais-je de façon plus appropriée, comme si je contrôlais les voitures
sur le bord de l'autoroute – papoté avec des gens dont je commence à connaître les têtes, et qui reconnaissent la mienne, et ce fut là finalement la seule satisfaction
de cette soirée : me dire que je commence à connaitre quelques personnes dans ce petit milieu sm/fetish, milieu que j'ai approché peut-être pas
tant pour les opportunités sexuelles qu'il pouvait représenter – dans ce domaine rien, en ce qui me concerne, n'est jamais gagné, sans compter que le
hard ne m'emballe pas plus que ça –,
que parce que j'ai retrouvé un peu de confiance en moi, et que je vais là où l'on m'ouvre la porte.
Jeudi 7 décembre 2017
Petit accident à vélo, en rentrant de mon cours d'allemand, mardi soir.
Une voiture s'engage au dernier moment sur le carrefour dont j'approche à vive allure.
A peine le temps de mettre un coup de frein, et je rebondis déjà sur la portière du véhicule, avant d'être précipité en l'air et de
chuter lourdement sur le sol. Douleur fulgurante à la hanche. Heureusement qu'aucun autre véhicule n'arrive par derrière. Me relève immédiatement,
un peu comme si, en se relevant aussitôt, on pouvait conjurer le sort et éviter la fracture... Des passants se précipitent à mon secours.
Abruti par le choc et la douleur, je réalise que le conducteur ne s'est pas arrêté. Une personne m'invite à m'assoir quelques minutes, une
autre récupère mon vélo, qui traîne encore au milieu de la rue. Un témoin a quand même pu relever la plaque.
Mais vélo hors d'usage...
Bien que capable de marcher, je décide d'aller à l'hôpital pour me faire examiner. On ne sait jamais.
Les urgences de Saint-Louis en pleine nuit, mon Dieu...
Gros sentiment de solitude, dans une ambiance glauque au possible. Quatre heures d'attente, m'a-t-on prévenu.
Evidemment, plus de batterie. De toute façon, qui appeler, qui solliciter ? A qui infliger ça ?
Je resterai donc seul avec mon histoire à la con.
Dans la salle, les gens attendent leur tour avec des airs de naufragés. Certains ronflent. D'autres sont allongés sur des brancards. Sur un mur,
un écran de télévision diffuse un épisode d'Une famille formidable.
Un SDF s'assoit à côté de moi, et se met à grommeler sans discontinuer, pour finalement me demander de l'aider à ouvrir sa boîte à tabac.
Un autre, visiblement habitué des lieux, commence à faire du grabuge. Une famille chinoise débarque avec un sac en plastique rempli de médicaments,
s'installent en face de moi, se mettent à discuter en visioconférence sur plusieurs smartphones à la fois. L'une d'entre elle, sans doute la malade, n'arrête pas de se
gratter l'épaule droite ; finissent par pioncer bouche ouverte tous les trois. Un couple d'Indiens arrivent avec un bébé qui pleure, réveillant
toute la salle d'attente, puis repartent aussitôt. Une vieille mamie méchante, assise dans un fauteuil, hausse le ton avec les soignants de
l'accueil, exige de savoir quand elle sera reçue, n'accepte pas qu'on lui réponde qu'ils manquent d'effectifs. Deux heures plus tard, une
fois sa radio faite, c'est encore elle qu'on entend râler, se plaindre que l'ambulance qui doit la ramener chez elle n'est toujours pas là.
Il y a aussi la famille propre sur elle, qui chuchote, avec le papa à lunette en pull-over, la maman qui lit son smartphone en se tenant bien
droit, et leur fille adolescente à côté, portant un bonnet de laine, qui bougonne de temps en temps. Trois flics arrivent en encadrant une jeune
femme hirsute, les mains menottées derrière le dos. L'infirmière à l'accueil proteste, dit qu'il y a trop de monde, qu'on ne peut pas la prendre,
qu'elle a déjà renvoyé plusieurs équipes de police dans d'autres hôpitaux ce soir. Allez à Ténon. Ils restent finalement, et tout le monde
dans la salle s'inquiète intérieurement que cette folle menottée n'accapare trop longtemps un médecin.
« Vous avez pris du hashich madame ? » lui demande-t-on.
Enfin, peu avant une heure du matin, j'entends mon nom. L'interne est une petite brune, pas très souriante, avec un peu
de moustache au dessus des lèvres. Elle me donne le minimum d'explications, ce qui se comprend dans un service d'urgence débordé.
Mais elle me devient peu à peu antipathique, à force de me donner des consignes d'une voix légèrement excédée, comme si elle me reprochait que
je ne m'exécute pas assez vite, voire que je n'anticipe pas moi-même sa consigne (s'assoir, se relever, s'allonger, imiter ses gestes pour
contrôler mes réflexes, etc.) Ne prend pas du tout en considération l'état dans lequel je suis encore plongé, joint à la fatigue, que
4 heures d'attente n'ont pas arrangé. M'expédie dans les dédales de l'hôpital vers un service de radiologie complètement désert,
où j'erre tout seul pendant 10 minutes.
Rentré à 2 heures du matin. Mauvaise nuit, à rêver que je suis encore aux urgences.
Le lendemain, direction le médecin traitant, qui m'arrête une journée, ce qui me laisse le temps de porter plainte, puis de contacter
l'assurance.
Au commissariat, j'attends de nouveau une heure dans le hall qu'on me reçoive. Ambiance de fonctionnariat pépère, odeur de café fumant,
juste interrompue par une clameur au sujet de quelqu'un courant « en sang » dans la rue, puis par l'arrivée de 4 militaires d'une patrouille
vigipirate, avec leurs fusils d'assaut et leurs visages de poupons.
Tous les flics ne sont pas en uniforme. Il y en a un, pas bien rasé, avec le visage un peu émacié, qui porte une espèce de tenue léopard
moulante (à moins qu'il ne s'agisse d'un motif de camouflage ?) pour le moins étrange. De la porte ouverte de son bureau s'échappe la voix
délicate de Johnny Hallyday, décédé durant la nuit. Une heure de Johnny Hallyday dans un commissariat. Comme si ce que je vivais n'était
pas assez éprouvant.
De retour à la maison, je déjeune, puis pique un roupillon, pendant que Kolik, pourtant averti de mon
arrêt-maladie, m'envoie un SMS urgent au sujet de je ne sais quel client, SMS que j'ignore d'autant plus superbement que la semaine dernière,
il m'avait encore gratifié d'un de ces emails insupportables dont il a le secret, exigeant sèchement ma compétence tout en me faisant des reproches
de façon voilée. Qu'il aille au diable.