Vacances à Ann Arbor, chez D.
Accueil toujours aussi généreux. Plaisir de retrouver les Etats-Unis, en compagnie de gens intelligents et drôles avec qui je me sens en confiance.
Pas de petits minets au Aut Bar cette année. Pas d'Aaron sur qui flasher. Pas de neige qui tombe sur la ville à la veille du nouvel an, ni de biche qui
pointe son nez dans le jardin sur les douze coups de minuit.
Mais de l'alcool et de la fumette, assurément... Et des rencontres quand même, comme ce collègue de D. qui nous invite à dîner chez lui un
soir : c'est l'academic modèle, bon teint, épris de culture
étrangère, amoureux des beaux objets, des belles lettres, des bons vins, mais sans la sophistication agaçante d'un Français, simple et sociable
comme un Yankee, l'esthète à côté de qui vous vous sentez irrémédiablement vulgaire et grossier, malgré votre étiquette de Français, étiquette
dont vous pensiez qu'elle suffirait à vous rendre fin
et intéressant, alors qu'elle n'en a que mieux montré votre épaisseur.
Faisons les fofolles, évidemment. Nous suis rarement vu aussi longtemps nous déguiser.
Au moment de faire les valises, le dernier jour, la chambre de N. et G. était un capharnaüm baroque de perruques ébouriffées, de bas filés,
de robes chiffonnées, de chaussures à talon dépareillées, de lunettes excentriques et de bijoux en plastique éparpillés sur le sol. Pourtant, ce truc du travestissement,
j'avoue que ça me dépasse toujours un peu, malgré l'habitude que j'ai de ces dégénérées maintenant (et surtout
lorsqu'on sait, en matière de chiffons, où se portent mes penchants les plus profonds). En fait, comme D. et
comme G. sans doute, je crois que je le fais surtout
pour N. et G. – parce que ça les jette dans une telle
euphorie, et qu'ils s'y engagent avec un tel naturel, qu'il est difficile de ne pas les suivre lorsqu'ils vous y invitent
(ce qu'ils ne manquent jamais de faire) – et parce que dans la façon dont on le fait, il y a toujours une dimension comique et ridiculisante
qui supprime tout enjeu, toute captivité, ce qui détend les tempéraments introvertis comme le mien.
Trois jours en solo à Chicago.
C'est vraiment la ville de l'architecture. En fait, il y a quelque chose de LA ville, à Chicago.
Elle n'a ni la légèreté ni le cosmopolitisme de New York. Ni le climat des villes californiennes.
Mais elle a pour elle la puissance et l'argent. Une sorte d'anti New Orleans, en somme.
Logeais dans Boystown, le quartier gay, au nord de la ville. Un appartement en duplex que le propriétaire, un certain David,
ex-étudiant en musicologie, avait vidé de toutes ses meubles, à l'exception d'un lit, d'une table et de quelque chaises,
et qu'il essayait de louer sur AirBnb. J'ai trouvé ce quartier de Boystown plutôt agréable, des rues paisibles pleines de restaurants et de petits commerces,
moins inabordables et intimidants que ce qui s'étale dans the Loop ou Magnificent Mile. Mais on sent déjà la gentrification à l'œuvre. Ici
comme ailleurs, les pédés montrent le chemin, dans leur fuite.
Beaucoup de choses à voir, en trop peu de temps.
Et le froid assez intense, -10 degrés, qui me paraissait piquant et revigorant le matin, me devenait insupportable vers le milieu de l'après-midi,
lorsque la lumière déclinait et que la fatigue commençait à poindre, après plusieurs heures passées à déambuler dans les rues glacées du centre ville. Les musées fermant
tous assez tôt, se précipiter dans la première galerie commerciale venue restait souvent la seule échappatoire au froid.
Visite passionnante de la première maison de Frank Lloyd Wright, à Oak Park : la maison de ses
premières expérimentations, où il installa son étude et où il accueillit ses premiers clients. Une construction peu spectaculaire vue de
l'extérieur, mais fort instructive une fois dedans.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'avais toujours associé Lloyd Wright à je ne sais quel courant néo-minimaliste de l'architecture,
alors que son travail est profondément ancré dans le début du XXème siècle, dans ses formes et dans ses motifs. Mais c'est son
traitement de la ligne horizontale que je trouve le plus moderne et le plus reconnaissable. Et l'horizontal, en architecture, c'est l'axe abstrait
par excellence, c'est l'axe de l'Idéal, celui qui fait fi de la pesanteur.
Chicago, ville matérialiste au contraire, est entièrement pensée à la verticale.
Longue méditation toute de plénitude dans le car qui me ramenait sur Ann Arbor, dans la nuit noire.
Les agglomérations, les autoroutes, les échangeurs, les lumières des petites maisons que j'apercevais dans la campagne au loin,
les panneaux publicitaires ; la maîtrise
de l'espace.
Depuis quelque temps, plusieurs années maintenant, j'ai l'impression d'avoir atteint une sorte de nirvana, dans le sens religieux
du terme : les autres me laissent
en paix (je m'entends), car mon désir pour eux
s'est éteint ; ou, plus exactement, ce qui pourrait le contenter se rencontre si rarement dans la vie de tous
les jours, qu'aucune invitation, aucune sollicitation ne lui est lancé ; je n'ai donc pas de risque à prendre, et pas d'angoisse à redouter :
s'il n'y a plus d'enjeu, il n'y a rien à perdre non plus.
L'amitié que je partage avec les autres me suffit.
Mais c'est une situation que je ne peux supporter qu'à la condition qu'elle soit temporaire, c'est à dire qu'au fond de moi, je sais que je n'ai
pas renoncé à mes rêves et à mes fantaisies.
Rêvé de papa cette nuit. Il s'affairait dans la cuisine, entre ma mère et ma sœur, avec qui il discutait comme d'habitude. J'étouffe un sanglot et
je m'approche de lui ; ma mère m'aperçoit et me sourit ; il a disparu, ce n'était qu'une hallucination.
Impossible de ne pas relier ce rêve au documentaire sur Vivian Maier, dont je venais de regarder le DVD offert par maman.
Mais quelle est la relation exactement ? La mort silencieuse du créateur ? La condition misérable de celui qui a du talent ?
L'absence de reconnaissance ?
Par hasard, deux faits récents dans ma vie – mon excursion à Chicago, et ma visite de l'expo Winogrand au JDP – se connectent justement
à Vivian Maier. Chicago, parce qu'elle y a vécu 50 ans bien sûr, et que nombre de ses photographies prennent cette ville pour cadre.
Winogrand, parce que l'une des problématiques de ce photographe de rue est qu'il a laissé derrière lui une grande quantité de négatifs
qu'il n'a jamais développés, ou, quand il l'a fait, qu'il n'a jamais pris la peine d'analyser, et dont on ne sait que faire aujourd'hui :
comme pour Vivian Maier, est-on autorisé à piocher dans leur corpus à leur place, maintenant qu'ils sont morts, auraient-ils apprécié tel ou tel
cliché que l'on s'apprête à tirer et à exposer en leur nom ?
Vivian Maier. Difficile de ne pas être touché par ses photos, ainsi que par le personnage qui se dégage des descriptions qu'en font
aujourd'hui ceux qui l'ont côtoyée.
Elle a certainement senti que son travail était indissociable de sa propre condition. Ce n'est pas par hasard, en tout cas pas par narcissisme,
qu'elle a réalisé un certain nombre d'autoportraits dans la rue.
Surtout, elle n'avait besoin de personne pour lui rappeler que la valeur d'une œuvre ne dépend pas de la notoriété de son auteur ;
par son expérience des familles aisées de Chicago, de leur confort insolent et du contenu de leurs poubelles, elle savait la vanité du
succès et de la richesse, sans les avoir connues. Et si elle chercha un temps à faire connaitre son travail, il est probable qu'elle
baissa les bras assez rapidement.
Quant au documentaire de Maloof, pour ordinaire qu'il soit formellement, il a le mérite d'exister. Il en révèle peut-être même plus qu'il
ne le voulait au départ.
Fascinant de voir ces familles bourgeoises interviewées, un peu penaudes, un peu mélancoliques, qui se demandent quelle est donc la clef de l'énigme
(cette artiste qui lavaient leurs chaussettes et dont ils n'avaient rien deviné du talent), et qui ne voient pas qu'elles sont la clef,
c'est à dire que c'est dans la différence de classe abyssale entre elles et Vivian que se loge le problème : si elles mêmes, ces familles
bourgeoises américaines compatissantes, compréhensives, « gentilles » comme l'affirme l'une de ses ex-employeuses dans son fauteuil,
n'ont pas prêté attention à Vivian et ne lui ont pas permis de se faire connaître, comment le reste de la société l'aurait-il pu ? Comment une femme seule,
immigrée, sans relation, sans diplôme,
dont le gagne-pain consistait à torcher les mioches des autres et à faire le ménage, pourrait-elle s'élever de sa condition grâce à des photos, si belles soient-elles,
dans un monde comme le nôtre ? Quelle naïveté.
Quant à ceux qui pensent que l'apparence très secrète de Vivian Maier était complètement délibérée, sciemment entretenue, ils me font penser à ceux qui s'imaginent
que le célibat prolongé est toujours une décision assumée. Evidemment qu'il ne l'est pas toujours, et peut-être même pas souvent. Rencontrer
quelqu'un, accepter quelqu'un, vivre avec quelqu'un : pourquoi tout le monde en serait-il forcément capable, dans ses entrailles ?
La société où nous vivons, avec sa structure, ses codes et ses modèles particuliers, est plus adaptée à certains qu'à d'autres. Est-ce si
difficile à voir ?
Mardi 24 mars 2015
A Porto le mois dernier.
Ambiance paisible, destination appropriée pour souffler un coup.
Le printemps tout rose qui explose dans les parcs et les patios. Un couple de mouettes qui fait ses ablutions dans une fontaine
après le passage d'une averse. Les vieilles Portugaises, permanentées toutes pareil, qui s'observent sur le marché aux primeurs.
Et les vieux Portugais, bougons et toujours à la traîne.
Dimanche soir, ça pianote à la Galeria de Paris, où je m'oublie dans deux bières à contempler le bric-à-brac
exposé aux murs.
Les églises sont tantôt austères et atlantiques, toutes de granit verdâtre, tantôt d'un baroque chatoyant et méridional,
parées d'azulejos.
Au musée de l'armée, dans une ancienne demeure bourgeoise mal entretenue, je suis l'unique visiteur ; un militaire à l'accueil
écoute la radio ; le parquet craque sous mes pas à mesure que je progresse dans les salles, dont je regarde distraitement les
interminables collections de soldats en plomb ; à l'arrière, un hangar commémore le souvenir des guerres coloniales
portugaises, dans une scéno hors d'âge et dans le pépiement des moineaux.
Promenade le long des plages ; la mer, virulente, roule ses rouleaux furieux, tandis que le vent souffle comme en Bretagne ; lumière
éblouissante ; le souvenir de
mon père me saisit immédiatement : la dernière fois que j'avais approché la mer, c'était pour disperser ses cendres.
Je m'abrite derrière un rocher, et je reste ainsi assis une petite heure à méditer vaguement, réchauffé par le soleil me tombe
dans le dos.
Je regarde les couples de touristes, peu nombreux en ce joli lundi de mars, qui avancent sur le front de mer.
Je prends un déjeuner rapide sur une terrasse, dont les panneaux de plexiglas me protègent du tumulte de l'océan.
A mesure que je remonte le long de l'estuaire du Douro, le vent tombe et l'air s'adoucit. Je mange une banane en chemin.
Dans le centre historique, quantités de vieux immeubles tombent en ruines ; à côté, leur tournant le dos, des boutiques de mode
branchouilles pour jeunes touristes européens ont poussé comme des champignons.
Beaucoup de Françaises débarquent en groupe à Porto pour enterrer leurs vies de jeunes filles, ou faire du shopping entre nanas :
grisées par leur pouvoir d'achat, enhardies par l'apathie des Portugais,
ces petites Françaises se sentent en puissance, elles parlent fort, rient bruyamment, font les chipies, et prennent de haut les propriétaires de leurs
pensions ; je les détestais.
Lundi 30 mars 2015
Week-end à Rouen.
Revu F. le temps d'un café. Plaisir de le revoir, de retrouver son style, son humour et ses manières ; il a sans doute gagné en
ouverture.
De mon côté, j'ai dû prendre des attitudes de Parisien à ses yeux. Mais c'est vrai que je ne pourrais plus vivre à Rouen. Je ne peux supporter
ces retours sur la Normandie que parce qu'ils sont courts, juste le temps de retrouver des gens que j'aime, et de
goûter à la saveur douce-amère du bon vieux temps perdu.
Une journée de plus, et cette nostalgie du bon vieux temps perdu se changerait en mélancolie, puis en angoisse existentielle,
avant de me livrer à la dépression.
F. me quitte sur le boulevard de la Marne, à deux pas de mon ancien collège, à deux pas
de l'appartement de feux mes grands-parents. Je remonte à la maison sous une bruine de printemps.
A la maison, le souvenir de papa est omniprésent. Ce n'est même pas la peine de l'évoquer, on sait que tout le monde pense à lui
au même moment. Il est là, en nous, avec nous, dans nos cœurs. Mais avec lui, il y a l'incompréhensible ; l'incompréhensible,
la peur de l'oubli, et la peur de la mort.
Samedi, maman avait invité les Rob. et N. P. à dîner. J'avais oublié, ou bien je ne m'en étais jamais vraiment rendu compte,
que mes parents avaient des amis sympas ; des personnes simples, drôles et intelligentes. Mais, comme toujours avec les personnes
que je connais peu, je reste sur ma réserve
et je distille mes paroles ; après coup, je me dis que j'ai dû paraître terriblement triste et ennuyeux, et je m'en veux
d'avoir été incapable de plus de spontanéité.
Dimanche 19 avril 2015
Le printemps qui déferle, et je m'échappe.
Dimanche 31 mai 2015
Escapade à Berlin et Hambourg.
Kreuzberg sous le soleil du printemps. Toujours le même enchantement, la même poésie, la même sensation de liberté. Et cette nature
qui exulte de partout, qu'on laisse s'exprimer. Il y a juste assez de bohême à Berlin pour que je m'y sente chez moi, et assez
d'étrangeté pour que je ne m'ennuie pas. Et le juste dosage d'"anarchie" et d'ordre qui convient à ma nature ambivalente.
Hebergé à Kottbusser Tor, par un couple de mecs uncompliziert. Jan travaille dans la communication événementielle ; il
bosse de chez lui, et ses "working girls" débarquent dans le salon dès 10 heures du matin, leur ordinateur portable sous le bras.
Il se nourrit de smoothies faits maison, de café, et de poudre d'avoine bio parfumé à la fraise.
Son copain dirige le supplément week-end du Zeit, je l'apercevrai juste une fois en coup de vent.
Leur appartement est grand, décoré avec goût, et un détachement soigneusement étudié, mais sans maniérisme.
Je ne suis pas le seul à crécher ici : un soir je tombe nez à nez sur une inconnue qui écoute de la musique dans le salon ;
californienne d'origine, elle est aujourd'hui professeur en curative practice (qu'est-ce que c'est que ça ? j'opine du chef sans
oser lui demander) à la faculté des Arts de
Melbourne, et vient prendre le poul de Berlin une fois par an,
« toujours chez Jan, il est adorable » me dit-elle en me tendant sa carte de visite.
Le premier jour, le ciel un peu couvert m'invite à explorer les musées, ce que je ne fais jamais à Berlin ; la Neue Nationalgalerie étant fermée,
je m'essaye aux collections,
vite parcourues, de la Hamburger Bahnhof. Au Museum für Fotografie, les salles consacrées à Helmutt Newton sont elles aussi fermées, mais
je trouve l'expo sur Willy Maywald intéressante, surtout ses premières photos du Paris des années 30, qui m'évoquent les flâneries parisiennes
de Franz Hessel.
En sortant du musée, je n'ai qu'à traverser la rue pour entrer au Zoo, que j'arpente jusqu'à sa fermeture.
Ces pauvres animaux enfermés me fascinent : leur beauté, leur étrangeté, leur humanité finalement, et puis leur solitude aussi,
qui semble faire écho à la mienne.
Longtemps je suis resté à observer un ours brun, assis immobile sur un rocher ; il était 18h, les enfants étaient tous partis,
et le calme commençait enfin à tomber sur le parc ; il regardait devant lui distraitement, on aurait dit qu'il réfléchissait, qu'il
méditait avec mélancolie ;
mais je crois qu'il reniflait surtout les odeurs variées que le vent lui apportait de la ville.
Dîner dans une pizzeria un peu misérable de Kreuzberg. Et puis des bières au Golden Finish, où j'engage la conversation avec un habitué,
un dessinateur industriel qui griffonnait au comptoir.
Le lendemain, je loue un vélo à la Regenbogenfabrik. Je grignote un morceau, avant de mettre le cap sur Tempelhof, puis sur Neukölln.
Je me laisse porter. Le vélo à Berlin, c'est juste extraordinaire. Je décide de faire un crochet par ce quartier
où j'avais débarqué en 2004, près de la Bergmann Strasse ; la gentrification y a fait son œuvre. Je pousse
jusqu'à Nollendorf, non que j'aime particulièrement cet endroit, mais il y a ce petit magasin fétiche où je
veux faire un tour. Voilà, c'est fait, je cale mes emplettes dans
le panier de mon vélo,
et je remonte tranquillement vers Postdamer Platz, Spreeinsel, Nikolaisviertel, tandis que la lumière de fin de journée, dorée,
envahit les rues.
Dîner chez un Viet de la Skalitzer Str., fort animée en ce début de soirée, et puis des bières au Roses ; papote
avec un couple américano-portoricain de passage.
Le lendemain, déjà, c'est le départ. Dans mon ICE pour Hambourg, un peu d'angoisse à quitter cette ville où je me sens si bien,
pour un gros port de province que je ne connais pas. Et, de fait, mes premières déambulations dans le centre ville ne sont guère
prometteuses : des rues
commerçantes comme on en voit partout en Europe, anonymes et froides. Quant au logement... Une chambre au dernier étage d'un immeuble du quartier
louche de St Georg ; une tata en jogging gris m'accueille ; ça sent le renfermé ; on discute pour la forme dans la cuisine,
mais il retourne rapidement regarder son programme télé, me laissant seul avec mon verre d'eau ; j'entends le cliquetis
régulier de son vapoteur ; dans ma chambre, mobilier minimal, avec les prospectus gay habituels posés sur la table ; quant aux draps,
je m'en rendrai compte au moment de me coucher, ils sont rêches comme du papier de verre,
d'avoir été lavés 10000 fois après le passage de voyageurs comme moi.
L'après-midi de mon arrivée, je me perds dans Sankt Pauli, à la recherche d'un peu d'humanité, mais je ne tombe que sur les odieux bars
à touristes de Reeperbahn. Pire, voulant faire un petit détour par la fameuse rue Herbert, avant de rentrer, histoire de ne pas mourir idiot, je me
fais alpaguer par plusieurs prostituées, qui s'accrochent littéralement à mon bras et commencent à marcher avec moi, sous l'œil amusé des
autres badauds : "Ne ne ne !", je grommèle en me détachant d'elles sans les regarder.
He Andy !
Je bois une bière dans un bar gay (ouf) de mon quartier, et hop, au lit.
Le lendemain, matinée à la Kunsthalle, par un temps affreux. Peintures postimpressionnistes de la collection Hahnloser-Bühler. Et une
expo sur les féministes des années 70. Quand j'en ressors, le soleil m'éblouit : le crachin a cessé, et le beau temps s'installe.
On est samedi, je vais aux puces de Feldstrasse. Je déjeune sur une terrasse de Markstrasse. Puis je remonte lentement vers Sternschanze,
les mains dans les poches. L'ambiance
commence à me plaire, me rappelle un peu Kreuzberg. Devant de beaux bâtiments industriels en brique, une population jeune et branchée discute,
canettes à la main.
Je bifurque ensuite vers Altona, quartier résidentiel, tranquille, populaire, et fort agréable sous le soleil déclinant. Dîne dans un resto bondé.
Et pour finir, retour dans St Georg, où je m'essaye à deux bars gay, le premier encore désert, et le second, rempli de butchs défraîchis,
hypnotisés par la retransmission du concours Eurovision.
Le lendemain, promenade dans la Speicherstadt, très belle sous un ciel sans nuage, et visite du grand musée maritime, passionnant.
La dernière fois que j'ai éprouvé une pareille sensation d'étouffement, je crois que c'était l'année dernière à Tolède.
Dans tout Staré Mesto, dans tout Mala Strana, je ne suis pas sûr d'avoir croisé un seul Praguois. Ah, si, cinq minutes peut-être,
dans le hall de la bibliothèque municipale, devant un petit buffet de fin d'année. Partout ailleurs, ce n'était que lunettes de soleil,
coupe-vents fluos, bermudas à carreaux, casquettes de papi, sacs à dos criards, perches à selfies, exclamations hystériques,
commentaires idiots, démarches d'escargots, airs désœuvrés, avec le smartphone brandi en crucifix, et la tablette tactile en bouclier...
Le tout en grappe, en masse, en régiment, me tournant autour comme un paquet de mouches, se collant à moi comme
les miettes de pain sur la peau, comme un tas de glaire où l'on m'aurait précipité.
Prague est objectivement très belle, mais cette concentration de touristes a un peu gâté mon plaisir.
Comme si l'on avait conservé la peau d'un être défunt pour la placer sur quelqu'un d'autre. Car ce centre-ville a eu une âme, on sent bien qu'il
en a eu une, mais on l'a dépossédé de ses habitants, on l'a rafistolé, rempaillé,
peinturluré, on lui a donné une allure brillante et pimpante qu'il n'a jamais eu du temps où il était vivant, et puis on l'a livré en pâture au Golem du
tourisme mondial.
Il est probable qu'autour de Stare Mesto, il y a des endroits plus authentiques. Mais en un week-end, pas le temps de s'égarer.
Louais l'appart d'une jeune rockeuse. Sur ses étagères : des livres de Jung, Freud, quelques romans de gare, une carte postale d'un amant de passage, des bougies de chabbat...
L'appartement que j'avais loué était mystérieusement silencieux : bien que situé dans un quartier plein de bars et de gargottes,
on n'y entendait que le bruit des arbres frémissant dans le vent, et quelques gouttes de pluie
rerbondissant doucement sur le sol en béton d'une arrière cour.
Bien aimé Josefov, les synagogues, le cimetière juif.
Trouvé le moyen de bouffer une soupe à l'ail en pleine chaleur...
Dimanche 2 août 2015
Dubrovnik. Tourisme de masse, comme à Prague, mais dans un espace plus réduit, et sous une chaleur moite et accablante.
Moment de bonheur, néanmoins, lorsque je tombe par hasard sur ce petit bar discret au pied des remparts, où je profite d'une baignade impromptue
et d'une bière bien méritée, sous les derniers rayons du soleil.
Passe la nuit torse nu sous le sirocco d'un ventilateur, dans une pension familiale modeste perchée sur les hauteurs de Gruž.
A Cavtat le lendemain, petite station balnéaire ensommeillée, à une vingtaine de kilomètres au sud de Dubrovnik, loin de la foule.
Deux nuits sur l'île de Korčula ensuite.
J'y rencontre une jeune crevette québécoise, en vacances solo sur la côte croate. Nous passons l'après-midi ensemble.
Sa présence m'est agréable : il est simple, optimiste, curieux, discret. Il me quitte malheureusement le lendemain à l'aube pour une autre île.
Pas grand-chose à faire sur Korčula. Je me baigne dans les eaux turquoises de petites criques silencieuses, et me sèche à l'ombre
de cactus et de bougainvillées en fleur. Je loue un vélo pour me rendre dans un village voisin, encore plus désœuvré et figé par la chaleur.
Pas grand-chose à faire, donc, mais l'endroit
est joli, calme, non bétonné, ce sera mon meilleur moment en Croatie.
Quant au type chez qui je loge, Ante de son nom,
il fait son possible pour me mettre à l'aise, mais il me refroidit un peu lorsque le dernier jour il me révèle, à l'aide de gestes, d'onomatopées et
de grimaces affreuses (son anglais est hésitant) sa passion pour la chasse – poum, poum –, à laquelle il s'adonne en hiver, lorsque les touristes
ont quitté l'île.
Et finalement je reviens sur le continent. J'arrive à Split.
Quel choc, après Korčula la proprette, après Korčula la paisible !
A Split ça grouille de monde, de vacanciers en transit, de
voyageurs de passage,
qui débarquent d'un ferry, d'un car, d'un train, de la navette de l'aéroport...
Ça grouille d'odeurs aussi : odeurs d'égout, de mer, de pisse, de friture, de transpiration...
Beaucoup de bâtiments sont à l'abandon complet, sales et décrépits ; et puis on réalise que, mais non, ils sont habités :
du linge sèche à une fenêtre, une silhouette se dessine sur le pas de ce qui ressemble à une porte, on distingue l'orifice d'un climatiseur...
Le palais de Dioclétien est à l'avenant. Ancienne citadelle de la Rome tardive, c'est aujourd'hui un labyrinthe de ruelles médiévales,
de palais gothiques, de ruines continuellement retapées, où l'on construit et déconstruit depuis des siècles, dans une moiteur vénitienne.
« Chez Nous » ça s'appelle
J'ai réservé une piaule Airbnb dans le quartier populaire de Varos, à deux pas du port. Je m'arrête devant le numéro que l'on m'a indiqué,
j'ouvre la porte et j'y passe timidement une tête. Dans un sombre passage surgit un gros type torse-nu, qui, après
les explications que je lui donne, me fait signe de le suivre. Il dégage une acre odeur de corps pas lavé. Assise sur une
chaise en osier, devant ce qui ressemble à des cabinets, une petite femme ridée me regarde fixement passer sans me retourner mon
bonjour. Nous parvenons dans une arrière-cour étriquée, vaguement abritée d'un parasol, et semblant faire office de cuisine, vu la présence d'un
frigo et d'une table. Nous grimpons un escalier (une échelle ?). Le gros type frappe à une porte et grogne « Angela »,
ce qui déclenche les aboiements furieux d'un chien. Angela, une blonde décolorée d'une trentaine d'années, finit par se montrer,
et me fait entrer, tandis
que le gros cerbère malodorant s'en retourne à son poste de garde. En un tournemain, sans un sourire, elle m'a désigné ma chambre – une pièce obscure
juste assez grande pour contenir un lit simple – et la salle de bain partagée (où s'entassent quantités de shampoings féminins),
sous les yeux d'une petite vieille, sa mère peut-être, blonde décolorée elle aussi, qui me fait penser à une actrice fanée de telenovela,
et qui a surgi entretemps d'une
pièce voisine pour venir m'inspecter de la tête aux pieds. Je comprends alors que la vieille et la jeune vivent ensemble dans une autre
partie de l'appartement, avec leurs chiens, et que ce sont leurs innombrables shampoings que j'ai aperçus dans la salle de bain.
Dès qu'un de leurs roquets se met à aboyer, la vieille le sermonne à mi-voix : « Ooooh, Pi-piiii..., Pi-piiii... »
Je comprendrai plus tard que dans une autre minuscule pièce à côté de la salle de bain, on case
un second hôte de passage, et qu'aux étages supérieurs, c'est dans un appartement tout entier que s'entassent des
dizaines de pauvres vacanciers, des Italiens, des Anglais, des Espagnols..., tous tombés dans le même traquenard. Je le sais, car le
lendemain matin de mon arrivée, je croise dans l'arrière-cour Andjelka (et non Angela, vous me suivez ?), une comparse des blondes,
mais rouquine auburn, elle, la
cinquantaine bien entamée, qui sirote déjà un verre de vin et fume une cigarette ; elle me souhaite la bienvenue d'une voix rauque,
et, assez gentiment, avec un humour d'alcoolique, m'invite à utiliser la cuisine de l'appartement du dessus, lorsque les
locataires s'en sont absentés
pour la journée, la porte n'étant jamais fermée à clef (je mesure au passage la notion de sécurité et de confidentialité toute relative qui
règne dans cette auberge espagnole de folles décolorées).
Bref.
Après une matinée à grimper sur une colline boisée surplombant la ville, je passe le restant de la journée allongé sur une plage populaire
des faubourgs, fréquentée par des familles croates, loin des hordes de touristes qui s'entassent sur Bačvice, la plage huileuse du
centre-ville. Je mate les jeunes mecs en maillot de bain, je somnole. C'est qu'accablé par la chaleur, je me sens incapable de me lancer dans une exploration
plus poussée de cette cité, qui,
au final, me déprime plus qu'autre chose.
C'est donc avec un certain soulagement que je la quitte pour Berlin, dont le temps mitigé et les températures plus fraiches me conviennent aussitôt.
A Berlin, déjeuner avec mon ancien amant Fred, que je n'ai pas revu depuis des lustres, et que je me décide à recontacter.
Toujours aussi benêt, et néanmoins charmant. Nous étions sortis ensemble en 2001, mais je n'étais pas parvenu à le séduire durablement. Un an
ou deux plus tard, après quelques déconvenues avec des types dont je ne comprenais jamais ce qu'il pouvait leur trouver
(à tout point de vue), il avait jeté son dévolu sur P., qui, lui, sut lui apporter ce dont il avait besoin. Est-ce à cause de ce refus
originel de F. qu'avec méchanceté je lui prête une forme de calcul, de préméditation ? Qu'il ait cédé à un instinct d'émancipation sociale – celui de se maquer avec un
journaliste à succès pour se hisser de sa condition peu favorisée ? Et qu'à cet égard, en 2001, avec mon studio miteux, ma passivité
contemplative, mes vêtements froissés, mon boulot débile et mes airs de chien battu, je ne lui sois pas apparu comme un assez bon parti ?
Ce grand dadais cuisinant aussi mal que moi, et étant dépourvu de tout sens pratique et domestique, il partait d'ailleurs avec un certain handicap
pour prétendre ainsi au rôle de l'épouse entretenue. Mais il avait d'autres qualités, propres à séduire un homme. Et cet homme, ce fut P.
Et, de fait, sa vie actuelle est bien plus enviable que celle que j'aurai jamais pu lui offrir. Lui, le modeste infirmier, vit maintenant
comme un petit prince, entre deux confortables appartements, l'un à Paris, l'autre à Berlin. Et l'heureux élu, P.,
est un homme organisé, dégourdi, affirmé, avec assez de goût, de sensibilité et de générosité pour avoir un jour ouvert les bras,
et la porte, à cette aimable créature du bon Dieu.
Mais je cède sans doute à la jalousie... Enfin, non, je ne suis pas jaloux, ni de l'un ni de l'autre. Mon désir pour F. est éteint
– il en reste quand même une tendre amitié –, et je n'éprouve strictement rien pour P., que je connais peu.
Non, c'est pire que ça : je leur envie juste leur grand appartement berlinois de la Friesenstraße.
Voilà la triste vérité.
Car, oui, Berlin, encore et toujours. La ville où je ne m'ennuie jamais. Où les déambulations me ravissent à chaque fois, même quand
une averse me tombe inopinément sur le nez. Toute l'hystérie récente autour de la rigueur allemande dans la gestion de la crise grecque
n'entame évidemment en rien l'attrait qu'exerce sur moi cette Germania de bohême, et surtout ce quartier de Kreuzberg, îlot de vie insouciante, dynamique et optimiste.
Mais la boboïtude guette cet endroit, c'est certain. Le Kreuzberg des années 70, ouvrier et contestataire, a disparu. Il n'en reste qu'un produit dérivé,
poétique et humain, intelligent et écolo, certes, mais de plus en plus ambigu.
Et de plus en plus menacé par les promoteurs immobiliers.
Kreuzberg dégage encore assez de créativité et de folie douce pour ne pas ressembler à Prenzlauer Berg, fossile politiquement correct pour jeunes couples avec enfants.
Espérons que ça dure.
Pique-nique en bateau sur le canal de l'Ourcq avec mon groupe d'allemand. Une idée de notre prof (un Ossi plutôt sympa et farfelu) qui voulait nous revoir
une dernière fois avant de partir s'installer au Québec.
Et il était là, ce jeune banquier bien peigné auquel je n'aurais pas prêté la moindre attention – non que je sois insensible à la fraîcheur de
son joli minois,
mais l'âge m'a rendu si fataliste que je m'auto-disqualifie sans préavis face à ce genre de petits minets – s'il n'avait quelques fois manifesté
à mon égard, en cours d'allemand, durant l'année,
une vague, une imperceptible, une insoupçonnable tiédeur, qui finit par alerter mon gaydar, une tiédeur qui n'était somme toute peut-être que de la
jovialité, une innocente cordialité,
rien de plus, mais voilà, il n'en faut parfois pas davantage pour emballer mon petit cœur (pour autant que ce soit le cœur qui soit convoqué
dans ce genre d'histoire).
Et il était donc là, ce jeune banquier bien peigné en sempiternelle chemise, et pourtant je n'ai pas suivi le groupe lorsqu'il fut
proposé de boire un dernier
verre, après le pique-nique et le petit tour en barquette : les autres me saoulaient vraiment trop.
Je le reverrai peut-être l'année prochaine...
Dimanche 30 août 2015
Succession désordonnée de pensées confuses, dans le train qui m'amène à Cherbourg.
Niko-Niko qui dort dans son panier, à mes côtés.
La satisfaction de quitter Paris pour quelques jours.
On prévoit un temps très mitigé dans le Cotentin, pour ce week-end. Comme d'habitude.
Le train fait un arrêt à Carentan. Et moi j'en ai déjà quarante-et-un, me dis-je.
Maman, à la gare, qui m'attend. Elle sourit quand elle m'aperçoit, et pourtant son visage trahit une tristesse
et une fragilité qui vont croissantes avec les années, et qui me font peur.
Le souvenir de papa qui nous hante, et qu'un séjour dans ce lieu qu'il aimait tant ravive de plus belle.
Je ne me fais pas à sa mort.
Je ne me fais, lentement, qu'à son absence.
Gruchy.
Je suis parfaitement conscient, plus que jamais conscient, de la chance que j'ai de pouvoir revenir ainsi en ces lieux,
d'y être accueilli par ma mère, par mes sœurs, de retrouver ce gîte si évocateur, aux odeurs, aux bruits si familiers.
Le bruit
des volets que le vent fait doucement cogner contre le mur, le grincement de la vieille armoire que l'on ouvre pour en sortir de la vaisselle,
le cliquetis de la clenche de la barrière blanche qui se referme dans la cour, le cognement des pas qui montent l'escalier, le tintement
du tisonnier que l'on repose contre le mur de la cheminée, le claquement sec de la porte de la cuisine, les gémissements du réfrigérateur...
Une vraie chance de pouvoir retrouver ces lieux si évocateurs de mes vacances d'enfant et d'adolescent. Ces lieux où j'ai vu mes parents
heureux, même à l'époque où ils se disputaient, même quand ils étaient à court d'argent, et que tout semblait s'opposer constamment à eux...
Il y a cette chance de pouvoir m'y rendre encore, et puis il y a cette chose si difficile à décrire, qui me pèse à chaque fois que
j'y retourne aujourd'hui, ce mélange de lassitude, d'incomplétude, de vanité, ce sentiment d'absurdité totale qu'il y a à faire se
répéter chaque année le même programme, à rejouer la même partition, inlassablement : la promenade du matin sur un sentier littoral,
le déjeuner froid du midi – avec jambon et salade de tomates –, les parties de Scrabble après le café, la baignade puis la lecture studieuse sur la plage
venteuse de Vauville, les courses à l'Ecomarché de Beaumont, l'apéritif dans le crépitement du feu de bois, au crépuscule, apéritif qui
se prolonge longtemps avant que quelqu'un ne se lève pour mettre le couvert, qui se prolonge d'autant plus que maman a commencé
à s'oublier dans son Muscadet... On parle de la promenade que l'on fera demain, ou des habitants du hameau – Sarah a toujours
quelque potin à raconter, qu'elle aura glané auprès de sa copine Stéphanie –, on parle du passé, des vacances passées, en grignotant des petits biscuits,
jusqu'à ce qu'un chat ne pénètre dans la pièce, avec une humble majesté, et ne capte toute l'attention.
Oui, c'est toujours beau, toujours agréable, toujours poétique. Mais il y a quelque chose qui a disparu, et qui a disparu depuis
longtemps. Ces vacances furent magnifiques, les premières fois où nous les vécûmes. Le gîte n'était d'ailleurs pas le même, dans les années 80,
il était beaucoup plus rustique, et le hameau, plus agricole, plus authentique, car les guides touristiques ne le référençaient pas
encore. Nous y venions à Pâques, il faisait froid et humide. Le feu que papa allumait dans la cheminée avait une vraie fonction. Nous découvrions
avec émerveillement les petits hameaux des alentours, blottis au creux de vallons verdoyants, nous tentions notre chance sur des sentiers
boueux, incertains, qui serpentaient entre des rangées de ronces, et qui tantôt débouchaient sur la mer, grise et écumante, tantôt ne
menaient nulle part, se perdaient dans un champ, où les vaches nous voyaient arriver avec surprise.
C'est comme si, aujourd'hui, nous cherchions à faire revivre ces moments anciens qui ne sont plus.
Je connais évidemment bien cette histoire du lieu aimé, que l'on a perdu, et que l'on s'obstine néanmoins à vouloir retrouver. Cette histoire
d'un temps ancien que l'on aimerait ressusciter. C'est ma litanie sur l'appartement de Vernet-les-Bains, dans les Pyrénées, ce sera
peut-être un jour la nostalgie sur la maison de feu mes parents, à Mont-Saint-Aignan...
Je suis ambivalent par nature. J'ai besoin de nouveauté, de découverte, je ne veux pas perdre de temps, aller de l'avant, et puis,
sitôt que je rencontre une difficulté, sitôt que la tristesse me gagne, je veux interrompre le cours du quotidien, et me replonger dans le passé,
dans des choses belles, familières et rassurantes, antidotes à mon angoisse ou à ma dépression.
Cette difficulté que j'ai à jouir de l'existence pleinement, franchement, instantanément, alors que je trouve la vie si belle par ailleurs...
Dimanche 20 septembre 2015
Concert d'Arvo Pärt à la Philarmonie.
Je l'ai rapidement repéré dans la salle, avec sa barbiche et ses allures de vieux SDF...
Il a bien mérité son ovation finale, qui venait d'ailleurs moins récompenser le concert (lequel incluait une création peu convaincante
d'un autre compositeur estonien) que l'ensemble de son œuvre.
J'avais découvert Arvo Pärt en 1994, par hasard, en écoutant une émission de musique contemporaine sur France Musique.
Donner des œuvres d'AP en concert est toujours un défi, tant le silence et la lenteur font partie de son style : difficile pour le public
de se faire oublier. L'acoustique des lieux ne lui fait non plus toujours justice.
On l'a dit mille fois, la musique d'AP est fascinante, en ce qu'elle est simple, mais jamais simpliste. Parfaitement diatonique
– en tout cas dans son style tintinnabuli –,
elle n'évoque pourtant rien de connu, même dans le plain-chant. Comme s'il avait découvert une porte secrète menant sur un
autre monde, différent, inexploré, mais avec les moyens les plus simples qui soient, les moyens de tous les jours, quand tant de
compositeurs contemporains se sont efforcés en vain de s'illustrer avec des concepts plus radicaux, ou des approches iconoclastes.
Je peux comprendre qu'on soit rebuté par son esthétique glacée, religieuse, un peu mortifère. Mais bizarrement je n'y entends rien de tel.
J'aime cette lenteur, cette mélancolie, cette rêverie, cette apesanteur, cette non-violence. Et puis j'aime les "frottements" de son écriture contrapuntique,
ce petit train de dissonances, douces, énigmatiques, qui ne résultent que du libre mouvement des voix, et non d'une cadence harmonique attendue,
ces dissonances qui surgissent d'une façon si libre et naturelle que leur occurrence semble fortuite, aléatoire, comme le fruit d'un
procédé d'écriture automatique, comme le pépiement des oiseaux dans le ciel.
Dimanche 18 octobre 2015
L'écho des cloches qui sonnent à la volée, le samedi ou le dimanche en fin d'après-midi, me plonge toujours dans la rêverie.
Je me rappelle le chant décousu des églises de l'agglomération rouennaise, que depuis ma chambre d'enfant,
sur les hauteurs de la ville (la ville aux cent clochers), je m'interrompais parfois dans mes activités pour écouter.
Le son des cloches, c'est un son stellaire, qui emporte l'âme, qui la fait voyager sur l'horizon.
C'est un événement périodique que l'homme ajoute aux cycles de l'Univers et de la Nature.
Ce sont des signaux cosmiques, qui témoignent de l'ordonnancement du monde et de l'écoulement immuable du temps.
Mais je trouve à ces cloches dominicales de fin de journée une saveur un peu particulière.
Elles expriment l'incomplétude de mon existence, l'ennui sans raison qui gît parfois en moi, après cette journée oisive que j'avais pourtant
tant attendue, durant la semaine,
mais qui est déjà finie, dont je n'ai rien fait réellement, et qui cède maintenant la place aux ténèbres.
Heureusement, c'est un état d'esprit passager : une activité quelconque va m'accaparer de nouveau, une idée d'occupation
va surgir en moi – mettre un disque, me faire couler un bain (du temps où je vivais à Rouen !), allumer l'ordinateur, faire mes devoirs... –
de sorte que le silence épais qui avait succédé à la litanie des cloches, à leur augure mélancolique, se trouve bientôt recouvert par le
ronronnement rassurant du quotidien, par le rituel réconfortant de la vie reprennant son cours...
Dimanche 15 novembre 2015
Promenade sur les bords de l'Oise.
Lumière dorée d'automne, ciel d'azur, air velouté.
Bien sûr, il y a ce mec, Jérémy, qui habite dans les parages, et auquel je repense avec nostalgie en arrivant
(avec nostalgie, car je n'ai plus aucun espoir de le revoir, après ma gaffe de l'été dernier), mais l'atmosphère exquise des lieux me le
chasse heureusement vite de l'esprit.
Je grignote mon sandwich sur le parvis de l'église d'Auvers, autour de laquelle virevoltent quelques merles sans conviction.
Sur le chemin de halage, sous la ramure rouge et jaune des peupliers, je croise des familles avec enfants et poussettes,
des retraités en manteaux gris, des couples d'amoureux discrets. Le soleil miroite à la surface de l'Oise, qui descend paisiblement
son lit. Soudain, sur une portion plus tranquille du sentier, surgit un adolescent magnifique, aux beaux yeux bruns, qui marche vers
moi d'un pas décidé. Nous nous regardons furtivement. Comme d'habitude, je n'ose pas me retourner aussitôt, paralysé par ma timidité.
Je me retourne trop tard, alors qu'il est déjà à trente mètres au loin ; je le vois se retourner aussi, puis disparaître.
Je continue jusqu'à Valmondois, le vélo à la main, en faisant crisser les feuilles mortes sous mes pas.
Et puis je grimpe dans un train de banlieue qui me ramène sur Paris.
Paris, traumatisée par les attentats de vendredi soir, et que j'étais bien content de quitter pour une après-midi...
Car peut-être pire
encore que le silence sinistre qui s'était abattu sur la ville juste après le carnage, c'est la logorrhée des jours suivants que je trouve
pénible, quand chacun y va de son commentaire plus ou moins intelligent, plus ou moins inepte, comme à la sortie du cinéma, comme après le
spectacle. Les média français exploitent le filon éhontément, sur le mode cocardier, les politiques profitent du
sujet pour revenir sur la scène, dont ils ont eu peur d'être éclipsés,
tandis que les réseaux sociaux s'échauffent,
entre commisération et analyse sociopolitique. Ça tourne en rond, ça tourne en boucle, à croire qu'il ne s'agit finalement pour certains
que d'essayer de prolonger masochistement
cet état de sidération morbide dans lequel la nouvelle du drame les avait plongé, et qui avait eu pour eux au moins cet avantage d'avoir
rompu la monotonie de leur quotidien. Ces attentats horribles et l'attention fascinée, empathique, sinon malsaine qu'ils suscitent, me font penser à ce rituel
moyenâgeux dont on pouvait penser qu'il avait disparu : le supplice sur la place publique.
Jeudi 24 décembre 2015
Petit voyage en Asie début décembre. Envisagé, préparé de longue date, je le redoutais de plus en plus,
à mesure que le jour du départ approchait. Pourtant, rien de plus facile que ces pays asiatiques, parfaitement habitués à
accueillir le touriste occidental, dont les habitudes sont connues, et les désirs devancés. On pense partir à l'aventure : on
ne fait que s'insérer dans une longue liste de voyageurs du dimanche, instruits par les mêmes guides, habités par les mêmes attentes.
J'avoue néanmoins ressentir un gros différentiel culturel, lorsque mon minivan de l'aéroport m'abandonne vers 9 heures du
matin en plein centre d'Hanoï, dans le quartier des 36 Corporations, me laissant seul trouver le chemin de ma guesthouse,
dans ce dédale de rues étroites, aux trottoirs constamment encombrés, où la circulation frénétique, anarchique, assourdissante,
ne laisse pas de m'effarer. Après avoir déposé mes bagages au Little Hanoi, un petit hôtel fonctionnel et rodé comme
une mécanique, je pars avec un couple de Français en direction de la cantine que nous a conseillé la propriétaire de la guesthouse. Et me voilà
dégustant déjà ma première soupe Phở, attablé sans façon sur un coin de table avec des Vietnamiens encore ensommeillés, qui viennent ici
chaque matin boire leur soupe, comme un Parisien va prendre son café au comptoir.
C'est l'immersion immédiate.
Car si ces Vietnamiens connaissent les touristes comme leur poche, ils n'en vont pas changer leurs habitudes de vie pour autant.
Et de la vie, il y en a à Hanoï !
C'est probablement ce qui fait qu'en dépit de son vacarme et de sa pollution, cette ville ne peut pas laisser indifférent, et que je me la
rappelle avec une certaine nostalgie.
Les habitants de Hanoï ont peu d'espace pour vivre, et ils s'installent donc dans la rue, sur l'espace
étroit qui se trouve devant leur maison, et ils déballent machines, cuisine, mobilier, lessive, que sais-je. Ils prennent un siège,
s'assoient sur le trottoir, et regardent passer le chaland. Ils donnent l'impression de n'avoir rien à cacher, ou pas grand-chose,
habitués à vivre les uns à côté des autres, en tout cas, partageant une très forte identité nationale, comme la visite des musées de
la ville consacrés à leur histoire permet de le mesurer. La ruse et le pragmatisme du Vietnamien sont la chance et la malchance d'un
touriste naïf comme moi : s'ils ont toujours une solution à me proposer, ils me la font payer au prix fort sans que je m'en rende même compte.
Météo pas géniale, excepté le premier jour, très ensoleillé, qui sera donc celui de mes meilleurs clichés et de mes meilleurs
souvenirs. Souvenir de la traversée du pont Paul-Doumer, que la lumière de fin d'après-midi recouvre d'une patine dorée des plus
charmantes. Souvenir de cette île tranquille au milieu du Fleuve Rouge, couverte de bananiers.
Excursion à Ninh Binh, la Baie d'Halong terrestre comme l'appellent les Français. Expérience agréable, parce qu'effectuée en groupe,
avec des jeunes de différentes nationalités, qui lient brièvement connaissance, le temps d'une excursion à la journée. Je papote avec
un couple de jeunes Français de Toulouse, puis avec une étudiante Allemande, francophile, qui entame sa deuxième année sabbatique à voyager de par
le grand monde, sa maison sur le dos.
Les deux journées suivantes seront moins amusantes, parce que douchées par une pluie continue, et par des détails pratiques sans intérêt,
comme la recherche d'un nouvel hôtel. Pas de nouvelle sortie hors de la ville, donc, comme je l'avais envisagé au départ, pas de pagode
des Parfums. Je me réjouis cependant de ma visite de la prison de Hoa Lo, une plongée saisissante, très concrète, dans l'ancien système
colonial français.
Dimanche, je quitte Hanoï pour Luang Prabang.
L'arrivée dans cette ville paisible du nord du Laos, entourée de collines vert tendre, pleine de temples bouddhistes tout dorés, de petites
maisons aux jardins délicatement fleuris, d'odeurs de feu de bois, est un délice.
Je consacre ma première journée à une excursion en vélo jusqu'aux
chutes de Kuang Si, situées à presque trente kilomètres de là, au bout d'une route de campagne parsemée de côtes parfois méchantes.
La ligne d'arrivée franchie, échaudé par l'effort, je me jette illico dans un grand bassin d'eaux tumultueuses. L'instant est exquis.
Non loin des chutes, à l'ombre des arbres, on sert des petites frichtouilles sur des bancs de bois. Je vais m'y rassasier.
Mais je ne m'attarde pas : les touristes, qui arrivent de Luang Prabang en tuk-tuks, commencent à affluer.
Sur la route du retour, je m'arrête dans un elephant
camp, où, sans honte de condescendre à pareille attraction, je me fais promener à dos d'éléphant ; on peut aller les nourrir
ensuite ; ce sont des bestioles qu'on a vite fait de trouver attachantes, malgré leur taille troublante.
Je suis de retour vers 16 heures à Luang Prabang, ce qui me laisse le temps de visiter quelques guesthouses en prévision des deux dernières
nuits de mon séjour.
Le soir venu, je m'incruste à l'Institut Français (où je remarque par hasard que l'on donne une réception, en l'honneur de je ne sais quel jumelage me dit-on),
hélas je sens vite, au ton glacial sur lequel me répond une responsable de l'Institut dans le hall, où j'ai réussi à me faufiler, que mon
look bermuda-sandales est parfaitement inapproprié (il paraît que l'ambassadrice du Laos, accompagnée de quelques élus, figurent ce soir parmi les convives,
tous en costard évidemment), bref je tire un trait sur la coupe de champagne à l'œil, et je me rabats comme tout le monde sur le spectacle
qui se tient sur un podium un peu plus loin, à côté du marché de nuit, un spectacle pour célébrer les 20 ans de l'inscription de
Luang Prabang au patrimoine mondial : des défilés d'enfants et d'adolescents en costumes traditionnels, entrecoupés de
danses folkloriques et de prestations de divers Tino Rossi locaux.
Le lendemain, le temps est maussade, je n'ai pas très faim, et je me sens raplapla : le contrecoup de mon excursion sportive de la veille
sans doute...
Après le petit-déjeuner, et un long moment d'indécision, je me décide à prendre le bac pour aller découvrir l'autre rive du Mékong. Je traverse
d'abord un village traditionnel, assez pauvre, bien différent de la coquette Luang Prabang. La route se transforme en sentier, puis
s'enfonce dans les sous-bois. Je m'arrête devant l'entrée d'un monastère silencieux, sur les marches de laquelle se contorsionne
un énorme scolopendre. Je paie mon droit d'entrée, et un jeune guide m'entraîne vers un vieux temple de bois peint ; puis il m'ouvre la grille d'une
grotte suffocante,
pleine de chauves-souris, où il me demande alors avec insistance de mettre de l'argent dans un Bouddha de pierre, ce que je refuse de faire,
un peu idiotement peut-être,
à la suite de quoi il me tend sa lampe-torche pour que je termine par moi-même la visite de la grotte, ce à quoi je consens avec le
plus grand naturel bien sûr, tout en redoutant au fond de moi qu'il ne m'y enferme par vengeance.
Je continue ma promenade en traversant un village de potiers, quasi-désert. Me sentant toujours aussi patraque, je décide de
revenir sur Luang Prabang, où je dois de toute façon faire mon check-out, et trimbaler mes affaires dans ma nouvelle guesthouse (j'en
ai trouvé une plus proche du centre, moins remplie de Français, et moins chère).
Les frissons qui me parcourent l'échine, vers 17 heures, et mon manque persistant d'appétit commencent à m'inquiéter. A 18 heures,
je suis au lit, sous 4 épaisseurs de couverture, avec de la température, un cœur qui cogne à tout rompre, des courbatures, et tout un fil
d'images délirantes dans le cerveau, comme seule la fièvre sait en produire. Ma chambre est
tristounette, la salle de bain est glauque, le quartier sombre et humide, je suis tout seul, franchement, je n'en mène pas large. Mais
si, durant la nuit, je me demande encore ce qui m'arrive exactement (le repas de la veille ? un sortilège jeté par le jeune guide
dans la grotte ?), la journée
suivante, par certain détail, me permet d'y voir un peu plus clair : ce n'est qu'une bonne turista... ouf.
Je dois quand même annuler ma visite des grottes de Pak Ou, et me condamner à errer dans les rues du centre-ville avec une démarche
de petit vieux. Boire de l'eau, et visiter les cabinets bien sûr...
Bref, mon départ pour le Cambodge, dimanche midi, en m'offrant la perspective de cieux plus chauds et plus solaires, et l'attrait
de nouvelles occupations, me réjouit et me requinque (sans que le souvenir de mes premières heures passées à Luang Prabang, si sereines et
émerveillées, ne s'en trouve affecté ; je constate simplement, une fois de plus, que lorsque je voyage seul, ce sont souvent les
premiers instants passés dans un nouvel endroit qui se révèlent plaisants et réussis, et que je dois rapidement repartir pour soutenir
ma motivation et mon intérêt)
Il fait chaud à Siem Reap, oui, 33 degrés nous annonce le commandant de bord peu avant l'atterrissage. Les formalités et le
transfert de l'aéroport sont promptement expédiés, et me voici déjà devant l'entrée de ma guesthouse, encadrée de bambous et de palmiers.
Les deux ruelles en terre battue où il a fallu s'engager pour y arriver ne payent pas trop de mine, mais ma chambre s'avère propre et
lumineuse, l'atmosphère est sèche et saine, le soleil se couche sous un ciel d'un bleu immaculé, et surtout, un peu d'appétit
commence à me revenir, après trois jours de jeûne. Voilà qui est de bon augure !
Je ne m'attarderai pas sur ma première soirée à Siem Reap, ni sur les suivantes d'ailleurs, la ville n'ayant guère d'intérêt,
toute entière construite sur le tourisme, un tourisme de masse, international, lourdaud, très éloigné de la délicate poésie rurale
de Luang Prabang. Plus intéressante sera bien sûr ma visite des temples d'Angkor, les trois jours suivants.
Sans avoir vraiment préparé d'itinéraire à l'avance, je me décide à emprunter le "petit circuit" le premier jour, en commençant par
Angkor Vat, monumental, puis en continuant sur Angkor Thom et le Bayon, dont j'abrège la visite, afin de profiter du calme de l'heure du déjeuner
pour découvrir tranquillement le Ta Prohm, fameux pour ses ruines entrelacées de racines. Je termine par le Banteay Kdei, et je boucle finalement
la boucle en revenant sur Angkor Vat, sur les bas-reliefs duquel je regarde tomber, comme des caresses, les derniers rayons du soleil.
Le lendemain, je fais le "grand circuit", c'est à dire que je commence comme la veille, en laissant de côté ce que j'ai déjà vu, et qu'à Angkor Thom
je bifurque en direction des temples nord et est, plus éloignés. Ce grand tour est intéressant, car la route, peu fréquentée,
permet d'admirer en paix toute la luxuriance et la richesse de la campagne environnante.
Les éclairages de fin de journée sont incomparables à Angkor. Dès 16 heures, les couleurs, l'atmosphère, les bruits, tout commence à
se charger d'une beauté compacte, dense, soudain toute la forêt et tous les temples semblent entrer en sympathie, se réunir spontanément,
comme si une
cérémonie cosmique débutait, reliant la Nature aux anciens cultes des hommes, dans une communion totale et harmonieuse, que l'arrivée de la nuit
et des premières étoiles, en plongeant l'ensemble dans une ténèbre unique, viendrait dissoudre en silence.
Malheureusement, tout n'est pas toujours aussi magique à Angkor. Souvent je peste contre ces groupes d'innombrables Chinois qui débarquent par
cars entiers sur les sites, qui se déversent bruyamment dans les allées des temples, comme des insectes, avec appareils photos, vêtements criards
et gros éclats de voix.
Parfois aussi, il s'installe une sorte de lassitude à enchaîner ainsi les temples sous une chaleur de plomb ; on se met à les
confondre, on est moins attentif, on trouve ça vain, on est las, on est épuisé, couvert de sueur et de poussière, on ferait bien une sieste.
Et puis voici qu'une perspective inattendue, un groupe de pierres envahies par la
végétation, un bas-relief sublimé par une lumière rasante, le reflet d'un nuage sur un grand bassin d'eau bleue, quelque chose vient
nous toucher par surprise. Soudain,
on se retrouve seul dans un temple, seul dans la jungle, l'espace-temps vient de basculer, on en prend conscience, on s'émerveille, on a oublié
sa petite fatigue, on frissonne de plaisir, on savoure le mystère... Quelque chose dans l'air, dans la lumière,
dans les sons – est-ce la stridulation hypnotique des grillons ? est-ce ce chant traditionnel khmer dont on entend au loin les échos ? –
quelque chose d'inqualifiable nous a attrapé au vol, et nous a ému.
Après, j'avoue que j'ai eu du mal à me représenter Angkor au temps de sa splendeur, comme j'ai pu facilement m'imaginer la civilisation
romaine en visitant Rome. Il y a une dimension très abstraite à Angkor, conséquence de la désincarnation de ses
temples : essentiellement lieux de cultes, ils n'étaient que rarement destinés à l'habitation – l'usage de la pierre, éternelle, étant réservé aux
Dieux. Rome libère l'imagination. Angkor la pétrifie. Ce n'est pas un hasard si un temple comme le Ta Prohm, avec ses ruines prises
dans la végétation (un état délibérément entretenu, évidemment, un artefact romantique conçu par les découvreurs européens du 20ème siècle)
connaît autant de succès. Sur cette spiritualité orientale qui nous échappe, à nous Occidentaux, nous éprouvons le besoin d'apposer nos peintures
sentimentales.
Face à ce constat d'ignorance, l'ignorance de la civilisation khmère, je me dis que la visite du Musée National d'Angkor,
récemment édifié derrière le Grand Hôtel, pourrait peut-être apporter un peu d'eau à mon moulin (tout en me préservant de la transpiration
d'une après-midi, mon vol pour Paris étant prévu en soirée). Malheureusement je le trouve assez hermétique, n'abordant, de façon décousue,
que la question religieuse, et passant sous silence tout le reste. Cette civilisation khmère restera donc une énigme...