Correspondance

Extrait d'une des premières lettres que Laurence m'envoya en 1989, et que je publie avec son aimable autorisation :

Salut...

J'ai envie d'écrire, ce soir... c'est pourquoi je n'attends pas ta réponse. Je n'ai pas trop le moral, et ce dont je veux parler ira bien en complément de ma dernière lettre : je n'avais pas répondu à une de tes questions.

Je disais que je n'avais pas trop le moral : j'ai peur de devenir comme les autres, d'être Mme Tout-le-monde.
"Les trois K", je ne sais pas si tu en as entendu parler : Kinder, Kirche, Küche – enfant, église, cuisine.
Avoir mon métier, mon ami, mes enfants... tout ce que la société commence déjà à nous imposer. Maintenant, les révisions, pour bien préparer les examens ; maintenant, l'orientation, pour bien choisir son métier... Pfff ! Je pense que c'est à cause de cela que l'année dernière, avec mes amies, nous n'avons rêvé que d'une chose : les Bermudes... des îles que nous croyions mystérieuses, éloignées de tout... Sortir de la réalité, de l'ordinaire... Mon amie, S., a aussi tenté de s'échapper, cette année, mais d'une autre façon : elle a tenté de se suicider... Combien de fois nous a-t-elle répété qu'elle en avait marre de tout ! Et ô combien je la comprends, ce soir... Ne t'inquiète pas, l'idée de me suicider ne m'est pas venue à l'esprit : je tiens trop à la vie... C'est bête, hein ? Il y a des fois, de nombreuses fois, où je me demande à quoi l'on sert, ce que l'on fait là... Je veux servir à quelque chose !

Pourquoi sommes-nous à l'école ? Pour apprendre un métier. Pourquoi devons-nous apprendre un métier ? Pour gagner de l'argent, et nous insérer ainsi dans le cercle vicieux de la société. Le pire, c'est que tout le monde (enfin, je l'espère...) a eu ces pensées-là, et personne n'a rien fait pour changer la situation... Il y a eu mai 68, quelques tentatives de suicides en plus, que l'on a attribuées à une crise d'adolescence... quel mon affreux... Mais pourquoi veulent-ils toujours définir certaines périodes de la vie par des symptômes !? Parce qu'à un certain âge, on devient con, et on estime que l'on a raison... Maintenant je comprends pourquoi S. essaye à tout prix de se raccrocher à l'enfance... Mais que faut-il que je fasse ? Rien... et je deviendrai con, comme les autres, je mettrai sur le compte de l'adolescence les sautes d'humeur de ma fille... Ah la la...

Voilà, c'était ça, mon complément : un ramassis d'idées noires, qui, je l'espère, aboutira à quelque chose, mais qui, je le crains, se noiera peu à peu dans le temps, l'oubli, l'occupation et les contraintes de la société... J'avais besoin d'écrire, ça fait du bien... Partages-tu mes craintes ? Mon cafard ? C'est ce que j'aimerais savoir... Sinon je n'ai plus qu'à me replier sur mon "journal intime". Enfin, j'espère que tu ne vas pas considérer cette lettre comme un ramassis (je me répète) de sentiments ridicules...

Laurence