Mai 1997

(lettre à laurence)

Paris

Je traîne mes guêtres dans cette ville vide de toute histoire pour moi. J'ai marché deux heures durant, dans la poussière et sous un soleil implacable, marché de Clignancourt à Montmartre, de Pigalle à Opéra, pour finalement atterrir à Beaubourg. Aucun romanesque souvenir ne m'est revenu (c'est pas comme F. qui, sur les boulevards de la capitale, traîne avec lui ses errances passées et la mémoire de D., du temps où ils étaient encore ensemble).

Alors je prends un café, sur une terrasse du 1er arrondissement. A la table d'à-côté, on papote sur les élections législatives d'hier, dont je me moque bien : car je passe mes examens ces jours-ci, d'inutiles examens puisque je vais les rater (que veux-tu que je raconte d'intéressant sur l'évolution du concerto de Corelli à Bach, ou sur la conception de la forme-sonate par les théoriciens du XVIIIème siècle ?).
Et demain, on va me demander de jouer à vue un morceau de piano que je ne connais pas, et on va bien rigoler.

Et donc je prends un peu de repos, je savoure l'été naissant, l'esprit presque en paix, avec l'espoir qu'un jour mon cœur le sera aussi.

Je songe aux vacances : j'irai peut-être à Londres le week-end du 15 juillet (voilà une ville passionnante), puis, juste après, dans le sud. Alors, si un séjour avec moi te tente...
J'arrive à m'imaginer sans difficulté les grands champs vert clair d'Aquitaine, la tramontane soufflant sur les étangs le long de la méditerranée, la lumière du Roussillon, etc.
Pour le moment, on m'enquiquine avec du solfège (soudain mon visage s'assombrit). Si j'étais insensé, je me rendrais de ce pas gare de Lyon et je prendrais un billet pour le midi, j'en meurs d'envie.

Bon, on va donner 10F50 aux deux homosexuels.

(...)

Le soir venu

Tout seul dans un appartement du XIVème arrondissement. Non, du 14ème (ne confondons pas). Grande question de la soirée : est-ce que je m'ennuierais pas un peu à Paris, si j'y habitais ?
Deuxième grande question : n'y aurait-il pas des puces dans cet appartement ?

(...)

Les points positifs – heureusement ils sont nombreux ; d'abord la tournure qu'ont pris mes rapports avec F., que j'avais rencontré en septembre. Non, non, non, nous ne sortons pas ensemble, contrairement à ce que s'imaginent certaines personnes. Mais il est vrai que l'importance et la nécessité de notre amitié – telle que nous la partageons aujourd'hui – pourraient intriguer. L'aveu que je lui ai fait de n'avoir à ce jour vécu aucune intrigue amoureuse (hum) a d'ailleurs beaucoup contribué à notre rapprochement. Quant au fait que lui soit homosexuel c'est là évidemment un point capital – puisqu'il s'avère être le premier du genre auquel je me sois livré et le premier qui m'ait répondu. Avant sa rencontre, les homosexuels ressemblaient tous à des extraterrestres qui n'avaient d'autre désir que celui de me trucider, bien entendu. De cette rencontre en ont découlé d'autres, plus ou moins intéressantes.
Là-dessus le sommeil me taraude et je vais me coucher.

Dans le train

Dégoulinant de sueur (j'ai attrapé de justesse le premier corail pour Rouen) – espérons que mes voisins n'aient pas l'odorat aussi délicat que les filles qui m'ont prêté leur appart ces derniers jours, et qui m'avaient interdit d'y fumer. Je rumine ma hargne et ma frustration, d'avoir « joué » au final une si lamentable bouillie, tout à l'heure.
Qu'on ne me parle plus de Sorbonne, de prestige et de technique musicale !

(...)

Depuis quelques semaines, je prends des cours particuliers de chant, qui me font un bien extraordinaire ; si la leçon revenait moins cher, ce serait à conseiller à n'importe qui. L'effort, loin d'être tourné vers le solfège, est entièrement consacré à atteindre un certain état de plénitude et de décontraction corporelle, en prenant conscience de tout le réseau d'interactions musculaires qui existe au sein de nous. Bon, c'est bateau, je sais (à chaque fois que j'en parle, de mon air exalté et ravi, on me répond mollement : « Ouais, c'est du yoga quoi... »
NON, ce n'est pas du yoga !)

En tout cas, j'ai plus que jamais l'impression que la musique ne s'envisage chez moi que d'un point de vue personnel, et plus ça va, plus ma colère gronde contre ceux qui veulent m'imposer leur propre conception, et plus encore contre ceux qui prétendent évaluer mes "capacités".

Annexe de Clignancourt. Une heure avant le début d'un examen

M'écrabouiller comme une carpette ; c'est exactement ce que j'ai fait hier, à l'épreuve d'harmonisation au piano. L'examinateur était incroyablement gentil et rassurant ; mais rien à faire, je me sentais minus, et je le regardais parler, je l'écoutais me conseiller, avec mes yeux de chiens battu, mon air piteux et stupide, pensant sans doute ainsi l'attendrir.

Je voudrais pouvoir te parler d'autre chose que de mes déboires avec cette idiotie de DEUG de musicologie, mais ici, dans le petit jardin de cette fichue annexe de la Grrrande université parisienne, impossible de m'abstraire des raisons qui m'ont contraint à venir là. Ils grignotent des sandwichs, s'esclaffent en postillonnant, ils se racontent leur dernière épreuve, comment ça s'est passé, ils prennent un air désinvolte, mails ils ne pensent qu'à ça, ces filles à papa, ces gamins immatures de Paris. Alors que cet après-midi, à l'épreuve de dictée de notes, je sais bien que c'est moi qui aurais la plus mauvaise note, bouh bouh, bouh...

Un peu plus tard...

Mes pleurnicheries ont été soudainement interrompues par l'arrivée d'un jeune type – la trentaine à peine – qui s'est levé du banc sur lequel il était assis jusqu'à présent, pour venir s'installer à côté de moi et engager la conversion. Compte tenu de la froideur et de la réserve des étudiants parisiens en général, j'avoue avoir eu au début quelques mauvaises pensées.
Mais après quelques minutes de conversation, il m'a appris qu'il faisait partie de l'Opus Dei (ouf, nous voilà rassurés), qu'il envisageait de devenir prêtre, et, même si ce qu'il me racontait me semblait plutôt juste au début, ça a vite dégénéré en :
« Baptiste... (il s'extasiait sur mon prénom), Baptiste, achète toi une bonne bible... »
« Baptiste, va-t'en rencontrer le curé de la cathédrale de Rouen... »
« Baptiste, il faut aimer le Christ ! »
« Baptiste, ouvre les yeux, la société actuelle part en déliquescence ! Tiens, prends l'exemple de l'avortement... C'est horrible ça ! Et regarde de quelle manière toutes les cultures sont nivelées, égalisées aujourd'hui, alors que la culture judéo-chrétienne est la plus importante, parce que c'est la première... »
Il a fini sur un : « Baptiste, je vais prier pour toi... »

Ouais, bin c'est pas ça qui m'a aidé à réussir mon épreuve de solfège.