Journal 2014

Dimanche 5 janvier 2014

Nouvel an. Nouvelles misères. Nouvelles espérances.
Mauvaises nouvelles. Bonnes surprises.
Je continuerai à gémir, les autres continueront à me faire peur et à me marcher sur les pieds.

Coups de fil avec S., avec maman.
Papa opéré, qui ne dort plus. Une aide-soignante l'a brutalisé et lui a parlé comme à un enfant pas sage ; il l'a prise en horreur.
La chimio repoussée.

Pour me changer les idées, P. m'entraîne dans des soirées variées.

Au Dépôt.
Mais comment peut-on arriver à faire ses affaires là-bas ? Ça me dépasse à chaque fois. Je bois une bière au comptoir, désabusé, tandis que P. part dans les couloirs à la poursuite d'un minet qu'il a repéré. J'engage la conversation avec deux Américains bien peignés, fraîchement débarqués de New York, atterris là par hasard.

Chez M. pour le nouvel an. Ambiance un peu raide au début : quatre célibataires névrosés, ça met forcément un peu de temps à se dégripper. Une amie de M. était là : une jument italienne, fatale et bavarde, en robe de soirée noire. On parle de la cuisson des pâtes, on s'empiffre, on siffle le champagne.

Deux heures du matin. Nous marchons d'un bon pas dans la nuit d'hiver, les gens nous souhaitent la bonne année, les voitures filent allègrement sur l'avenue de Flandre... Parvenue devant l'immeuble d'un amant, la jument italienne marque un arrêt. Il y a de la lumière chez lui, mais il ne répond pas à ses appels. Alors elle part à sa recherche dans Belleville, et nous l'abandonnons à son histoire.
On finit chez une collègue de J. – une soirée de jeunes hétéros, d'ex-étudiants en goguette, de nanas pas encore en cloque, de mecs qui se la pètent. On ne connaît personne, alors on danse, on boit, on reluque. On essaye laborieusement d'engager la conversation dans la cuisine, qui se remplit et se vide de saoulards, au rythme des tubes qu'un DJ maladroit enchaîne les uns après les autres. J'attends qu'il passe un morceau que je n'aime pas pour aller faire pipi.
Ah, en voilà un : « Tox-iiiic... »
Dans les toilettes, soulagement, moment de paix et de sérénité. « Tox-iiiic... » en sourdine. Posées sur une étagère, au dessus de la chasse d'eau, des éditions de poche de Nathalie Sarraute et d'André Gide me disent bonsoir. Mais ça tambourine déjà à la porte, des filles s'impatientent.
Retour sur la piste. Madonna, Lykki Li, je me dandine.
Quand j'en ai vraiment ma claque, je finis par m'enfuir, en baissant tristement le regard et en rasant les murs – comme si je n'étais pas assez invisible comme ça – et je retrouve les rues grises de Paris, plongées dans le silence de la nuit d'hiver, une nuit fraîche et ravigotante, qui me fait presque oublier ma solitude intérieure.

Dimanche 16 février 2014

Deux ans depuis ma dernière visite à Rome. Deux ans de lectures, de méditations, de rêveries, deux ans à m'imaginer la vie dans l'antiquité romaine. Deux ans à essayer de comprendre comment une civilisation pareille a pu éclore, puis disparaître. A force d'étudier, j'allais finir par apprendre quelque chose.
Mais une fois de retour sur les lieux mêmes où ma fascination était née, je n'ai pu que constater que la boucle ne se bouclait pas. Que le mystère restait entier. Les colonnes ruinées du Forum continuaient d'être suspendues dans le vide. La petite âme de l'empereur Hadrien, tendre et flottante, restait invisible. J'ai pu admirer les bustes des empereurs et des philosophes, mais eux ne me voyaient pas. Et sur les promenades du mont Palatin, c'était toujours le même silence mélancolique, et la même absence.

Il me faudra peut-être refaire d'autres voyages dans la ville éternelle. La formule magique, inlassablement répétée, régulièrement revisitée, finira peut-être par produire son effet... Je finirai peut-être par être projeté là-bas pour de bon, pour de vrai.

Et puis d'abord, pourquoi les Romains ? On dit qu'ils n'ont rien inventé, ni en sciences, ni en philosophie, ni en art, qu'ils ont tout volé à tout le monde. C'est sûr qu'ils n'ont pas eu l'intuition humaniste des Grecs... Mais ils ont quand même inventé l'Etat et le droit. Et puis c'était des bâtisseurs extraordinaires, des architectes géniaux. C'est ce qui me les rend sympathiques, et c'est ce qui donne à leur héritage ce caractère si spectaculaire. Fiers d'avoir fondé la « capitale de l'Univers », ils avaient pris l'habitude de graver dans la pierre les choses auxquelles ils tenaient. Bien leur en a pris.

Ils furent disciplinés et pragmatiques, observateurs et imaginatifs. Ils ne rejetaient pas la culture des peuples qu'ils soumettaient : ils y puisaient ce qui les intéressaient. Ces qualités m'aident à oublier leur militarisme, leur violence et leur orgueil.
Et leur amour tardif des arts, où ils finirent par s'illustrer, fait pardonner le mépris dans lequel ils ont longtemps tenu peintres, sculpteurs et acteurs.

Par rapport à ma première visite, je crois que je mesure mieux la place de la religion dans l'Antiquité, et surtout, l'importance des évolutions dans ce domaine, au moment où, sur les cendres de la République, naît l'Empire. Les nouveaux dieux affluaient alors à Rome, en même temps que les travailleurs immigrés. La divinisation des empereurs post mortem, le succès des cultes orientaux et des cultes à mystère, la prolifération de ces illuminés – tel Jésus – dont le bouche-à-oreille racontait les miracles et répétait les paroles édifiantes, ou tout simplement la construction par Agrippa du Panthéon – un temple consacré à toutes les divinités de l'univers –, témoignent de ce que les dieux classiques ne donnaient plus entière satisfaction. Et de fait, ces Romains, qui avaient réussi à exporter partout en Europe leur armée, leurs lois, leur bureaucratie, leur langue, leurs thermes et leurs bustes en marbre, se sont avérés incapables d'imposer leurs dieux. Sur cette dernière question, mes lectures m'inclinent d'ailleurs à penser qu'ils ont finalement été relativement tolérants, en tout cas, peu prosélytes (selon Michel Meslin, les Romains n'étaient pas tant fiers de leurs dieux, que de la manière dont ils les vénéraient). Ironiquement, il se peut même que ce soit cet Empire, qui ait, au travers des échanges qu'il permettait entre les colonies, accéléré, sinon rendu possible, le développement du christianisme. Du coup, je ne crois pas un instant à la sincérité d'un empereur comme Constantin lorsqu'il se convertit : il ne raisonne qu'en politicien, qui a senti que l'expérience conservatrice de Dioclétien est condamnée, et qu'il n'a d'autre choix que de surfer sur la vague du christianisme. L'Eglise Romaine est née de cette astuce politique.

Il y eut en tout cas une phase de transition : quand les Romains ont délaissé les temples pour les courses de chevaux, et que les Chrétiens n'étaient encore qu'une minorité religieuse parmi d'autres, dont la morale n'avait pas encore recouvert les passions du corps humain d'un voile de honte. C'est ce siècle, qu'elle qualifie de temps « des derniers hommes libres », qui intéresse Marguerite Yourcenar.

Mais pour pleins de raisons, entre autres économiques, le sort de cette époque était fragile. Les cultes anciens – civiques, institutionnels, donc chevillés au sort de la Cité même – commençaient à vaciller avec la société romaine tout entière.

L'un écrit : L'histoire romaine, (...) c'est une autre planète. (Paul Veyne)
Et l'autre : L'histoire de Rome, (...) elle est faite par des hommes comme nous. (Indro Montanelli)
Et en effet, tantôt on croit retrouver des choses familières, tantôt on reste perplexe devant une foncière différence.
Certaines obscénités romaines ne sont guère différentes des nôtres. Guère différentes non plus, le machisme et le phallocratie – ce n'est qu'une question de proportion : le rôle de la femme, pour un Romain, n'est que de porter les enfants, et de permettre la descendance.
Quignard écrit que le seul modèle de la sexualité romaine est la domination du maître sur l'autre : tout est permis, homosexualité comprise, tant que ce cadre est respecté. C'est la soumission qui est objet de honte pour le citoyen romain. Il faut dire, comment un esclavage à ce point central dans une société pourrait-il rester sans influence sur les modèles sexuels en vigueur ?

Ce sont ces fêtes – lupercales, saturnales, bacchanales –, ces joyeuses remises en question de l'ordre social, qui fascinent par leur étrangeté.
C'est d'ailleurs dans l'attitude scandalisée d'un Saint-Augustin devant les représentations du dieu Priape, si fréquentes dans l'imagerie romaine, qu'on saisit mieux l'origine de la gêne que l'exhibition de ces « parties honteuses » provoque aujourd'hui dans notre société, imprégnée de morale chrétienne : montrant l'origine du plaisir, ces images dérangent le chrétien, le musulman, le juif, et tous ceux qui ont un contrat d'assurance avec les puissances de l'au-delà à nous fourguer. Mais les dieux romains, qui se moquaient du sort des êtres humains comme de leur première chemise, n'avaient aucune raison d'être gêné par quoi que ce soit, et certainement pas par un sexe d'homme en érection.

Certes, les vieux romains furent pudibonds aussi : on sait le soin que mit Caton à vilipender le libertinage et le relâchement des mœurs venus, selon lui, de Grèce. Mais l'austérité de ce vieux schnock misogyne et autoritaire n'était pas d'essence religieuse ; elle n'était que traditionaliste. Elle ne concernait pas directement le corps du citoyen et le plaisir que celui-ci s'autorisait à en retirer.

Cette fois-ci, c'est peut-être lors de ma visite des Thermes de Caracalla que quelque chose issu du fin fond des siècles m'a touché. Il devait être deux heures de l'après-midi, et il n'y avait personne. Seul entre ces murs de géant, au milieu de cette cathédrale dévastée, je crois bien que j'ai été frôlé par des fantômes romains...
Des mouettes, juchées en haut des piliers, criaient avec véhémence ce qui sonnait comme des invocations.

Lentement j'ai traversé les pièces du bâtiment principal, une à une, et je m'imaginais les baigneurs, l'écho de leurs cris, leurs murmures, le clapotis des fontaines, l'affairement du petit personnel dans les salles de massage et la chaufferie...

Même si des marbres blancs et des fresques somptueuses ne restent plus que des murs informes de briques, et un grand ciel bleu d'hiver en guise de toit, la démesure architecturale de ces Thermes est demeurée intacte.

Se promener seul dans les ruines de la Villa Adriana. Ils durent être nombreux à vivre là. Il faut se représenter toute la logistique impériale, toute une administration qui s'activait discrètement dans ce complexe. C'est devant le plan d'eau du Canope que l'imagination se débride. On voit des banquets, des concerts, des cérémonies, des invités de marque, des hauts fonctionnaires zélés, des généraux éclairés, des conseillers, des amateurs d'art, toute une cour à gazouiller autour d'un prince qui ne rêvait que de révélations, de voluptés et d'élévations.

Mercredi 19 mars 2014

Dans ce rêve, nous étions chacun allongé sur un lit, et nos deux lits étaient disposés en parallèle. Je ne sais plus de quoi nous parlions. Il avait une espèce de fichu en plastique noué autour de la tête. A cause de ses cheveux qu'il perdait, m'expliqua-t-il.
Dans la réalité, quand j'ai tourné le coin de la rue Ernest Lesueur, j'ai immédiatement reconnu sa crinière blanche au loin. Il venait de garer sa voiture, et s'apprêtait à pénétrer dans le jardin.
Il ne va pas si mal, me suis-je dit, pour rentrer ainsi tout seul d'une course en ville. Mais quand je me suis approché de lui, et qu'il a tourné la tête vers moi, quand j'ai vu combien il avait maigri, combien ses joues étaient creusées, combien son teint était pâle et ses yeux enfoncés au fond de leurs orbites, j'ai eu un affreux serrement de cœur. Il montait péniblement le sentier avec sa béquille, sa béquille qu'il ne quitte plus. Il peut encore conduire, mais les vibrations causées par le moindre caillou sur la chaussée mettent son squelette endolori au martyr.

Pourtant, comme j'ai pu le constater quelques minutes plus tard lorsque nous nous sommes assis autour de la table avec ma mère, il n'a rien perdu de ses facultés. Ces dernières années, avec le long décès de mamie, puis de papi, je crois que j'avais inconsciemment fini par associer la déchéance physique avec le déclin intellectuel.
Mais non, il était presque comme d'habitude. Un peu sombre bien sûr, mais vif, plutôt bavard, et apparemment heureux de parler de ceci ou de cela, allant jusqu'à se lever, péniblement, pour aller chercher un livre ou une revue dans la bibliothèque, un ouvrage en relation avec le thème où la discussion nous avait mené, comme il aime souvent le faire.

Certaines phrases faisaient mal cependant. Quand nous avons parlé du gîte de Gruchy, dont le contrat de location pour l'été prochain était posé sur la table, je crois que nous avons tous pensé : en espérant que rien se produirait d'ici là... Et lorsque dimanche midi, alors que nous parlions des villes du nord de l'Italie, il s'est exclamé : j'ai été à Milan, mais jamais à Turin. Ah, j'aimerais bien aller à Turin..., je crois que le court silence qui a accueilli sa phrase a fait mal à tout le monde.

Il venait d'avoir sa deuxième séance de chimio. La nourriture l'écœurait. Depuis plusieurs jours, seuls les potages et les yaourts trouvaient grâce à ses yeux, alors qu'il n'a jamais aimé ça.

Il dort beaucoup. Je crois que la maladie le met autant à l'épreuve que les traitements qu'il subit depuis Noël dernier.

Quand je suis reparti en fin d'après-midi, il se réveillait d'une sieste. Je lui ai dit au revoir d'un air dégagé, j'ai traversé le jardin, et je suis monté dans la voiture de S., qui me raccompagnait à la gare. Il m'a regardé silencieusement du haut de l'escalier.
Bêtement, j'évitais de trop diriger mes yeux vers lui, pour ne pas donner de l'importance à cet instant, pour ne pas donner l'impression que ce regard échangé pouvait être le dernier...

Papa.

Il avait rendez-vous hier avec un médecin de l'hôpital. Ma mère a dit qu'elle serait là aussi.
Ils comptaient bien lui parler de cette douleur aigüe au niveau d'une lombaire, qui l'empêche de marcher normalement, alors que c'était justement l'objectif de l'éprouvante opération de la hanche qu'il a subi en janvier dernier. Ce que j'ai lu aujourd'hui de l'évolution des métastases sur les vertèbres m'a effondré.

J'ai du mal à ne pas y penser dans la journée. Ce n'est pas seulement le fait de voir mon père à ce point souffrant qui me mine, c'est aussi d'imaginer son état d'esprit du moment.
On veut continuer à vivre. On pense qu'on va continuer à vivre. On se dit : voici enfin la retraite, je vais en profiter, je vais faire des choses. Et puis vous apprenez que c'est bientôt fini. Que c'est déjà bientôt fini. Qu'il faut se préparer à faire ses adieux. Que votre route s'arrête là. Bientôt le néant. Bientôt l'inconcevable.

Pauvre papa.

Je suis ramené à cette théorie sur l'existence que j'avais conçu lorsque j'étais petit, existence qui, je le croyais, ne pouvait avoir ni début, ni fin. Ce fut un véritable traumatisme d'apprendre que nous étions tous mortels – je pense même que j'ai davantage souffert de cette révélation que la moyenne des enfants.

Depuis cette époque, j'évite les schémas trop construits, ceux qui vous mènent d'un point A à un point B sans espoir de retour. Seules les structures répétitives, ou celles dépourvues de tout commencement et surtout de tout dénouement, ont ma faveur. D'où mes penchants pour la musique répétitive, les textes autobiographiques, les ambiances contemplatives...

Le thème du voyage sans fin. Cette image de routes que l'on prend et que l'on suit, sans arrêt, sans entrave et sans but. Un long voyage sans histoire au cours duquel rien ne s'écrit à votre insu à mesure que vous progressez. Le contraire absolu de la dramaturgie.

C'est l'image de mon père au volant d'une voiture, avec moi bambin, qui rêvasse, assis sur la banquette arrière...
Peut-être que j'aurais aimé que cette scène dure éternellement.
Peut-être aussi qu'il y a une scène qui fait suite à ce moment de tranquillité rêveuse, une scène dont j'aurais aimé qu'elle ne se produise pas.
Je ne sais pas. Je sais juste que je suis comme ça. Et que je me suis construit grâce à mon père. Et qu'il se prolonge un peu à travers moi.

Dimanche 30 mars 2014

Vu Les Sentiers de la Gloire.
Les convictions intimes face à l'amoralité des organisations. L'éthique individuelle à l'épreuve de la perversité du groupe. Un thème récurrent chez Kubrick.

Mercredi 16 avril 2014

Ce jeune étudiant ukrainien, j'avoue que j'ai habilement manœuvré pour qu'on le prenne en stage...
Maintenant, quand nous discutons lui et moi autour d'une table, je peux examiner à loisir son profil slave, ses pommettes roses, ses cheveux de paille, son nez en trompette, je peux me délecter de sa voix de basson et de son accent russe, et quand il me précède dans le couloir, je peux contempler ses larges épaules et sa démarche de rugbyman.
La délicatesse des traits de son visage et la vivacité de son esprit contrastent avec l'épaisseur de sa carrure, c'est absolument charmant...

Mais ses yeux, lorsqu'ils rencontre les miens, ne contiennent aucune étincelle. Je n'y distingue rien qu'un mur de briques, froid et incassable.

Dimanche 20 avril 2014

Insomnies la nuit dernière. Lorsque le sommeil m'a enfin gagné, je me suis mis à rêver de Rouen. Il y avait une chenille dans la chambre de Z. J'essayais de l'endormir avec un mouchoir imbibé d'alcool pour la mettre dans un bocal, mais elle m'échappait systématiquement, et me sautait à la figure. Je finis par l'écraser rageusement. Puis l'image de mon père m'est apparue, et je suis sorti de mon rêve.

La réalité, c'est qu'il doit se faire opérer en urgence de la colonne vertébrale la semaine prochaine. Cette chenille, en songe, c'était peut-être la chenille de ma culpabilité, ma culpabilité de n'être pas rentré chez mes parents ce week-end (la chenille, c'est aussi la larve, l'asticot, l'insecte répugnant qui dévore les êtres vivants, un symbole informe de putréfaction des corps).
J'aurais donc pu rentrer chez mes parents, oui, mais vendredi soir, lorsque S. m'a appris la nouvelle de l'opération, l'idée d'un retour précipité sur Rouen m'a semblé au dessus de mes forces. J'étais trop fatigué nerveusement. Mes relations ont de nouveau viré à l'aigre avec mon patron, et ma charge de travail s'est encore alourdie. En quittant le bureau vendredi, je ne rêvais que de repos et de solitude.

Ce n'est peut-être pas une lecture de circonstance pour moi ces temps-ci, mais je me suis plongé dans Le Feu d'H. Barbusse. Je ne goute pas trop son style parfois chargé d'épithètes, ni son romantisme prolétarien, mais son témoignage est sincère, son pacifisme authentique, et il atteint son but. Du coup, cet après-midi, j'ai fait un tour au Père Lachaise ; je me suis arrêté quelques instants devant sa tombe. Puis je suis passé devant les différents monuments aux victimes du nazisme, pour venir finalement m'assoir près du mur des Fédérés. Cette partie du cimetière, cimetière que des hordes de touristes étrangers, en ce dimanche de Pâques, avait envahi, jouissait d'un peu d'ombre et de calme. Je sentais que j'étais bouleversé, et il n'a pas fallu longtemps pour que des larmes glissent toutes seules sur mes joues.
Je pensais confusément à la mort, à son absurdité, à tous ceux qui ont voulu faire quelque chose de leur existence, à tous ces hommes qui se sont sacrifiés pour une juste cause, à tous ces êtres valeureux qui se sont battus contre l'oppression et la barbarie, et à tous ceux qui en ont été les victimes courageuses. La vie sur Terre m'apparut aussi brève qu'un cri de protestation.
Evidemment, il y a aussi la mort prochaine de mon père en sourdine, et c'est elle aussi qui alimentait ma tristesse. Mais tout ça est un peu lié... Martyr ou héros, face au peloton d'exécution, ou sur un lit d'hôpital, dans tous les cas c'est moi qui suis faible, égoïste et lâche... Lorsqu'il s'agit de se confrontrer à la mort.
Autour de moi, dans ce cimetière, le souvenir d'individus nobles et courageux, en moi l'image d'un père amaigri qui lutte contre la maladie, mais moi, moi qui suis toujours en vie, moi qui mène une existence indolente, inutile, sans but, sans consistance, sans engagement et sans amour.
Sentir ce décalage me désolait au delà de tout.

Samedi 10 mai 2014

Plongée dans la première guerre mondiale.
La faute à la lecture du Feu de Barbusse, la faute aux commémorations du centenaire de la Grande Guerre.

Relu A l'ouest rien de nouveau. L'effet de sidération que ce livre provoque chez moi est intact.

Avec sa veine réaliste, et ses personnages attachants, incarnés, humains, Le Feu séduit davantage, semble plus crédible. Mais à la longue, je trouve qu'A l'Ouest rien de nouveau exprime un sentiment plus profond, plus pénétrant, plus radical.
J'avais oublié ce passage bouleversant du narrateur qui, coincé dans un trou d'obus où il s'était réfugié, terrorisé, poignarde un soldat ennemi qui passait par là ; en assistant à son agonie puis à sa mort, il est gagné par le remord et la culpabilité. La fracture intérieure qui avait commencé à le séparer de la société des hommes se creuse encore.

Ce sentiment d'incommunicabilité, qui saisit les narrateurs des deux romans lorsqu'ils retournent à la vie civile le temps d'une permission, est bien plus développé chez Remarque, au point d'en être métaphysique. Chez Barbusse, ce n'est qu'un malaise temporaire, qui se cristallise en révélation politique.

Chez Remarque, il y a aussi cette idée que ce n'est que dans la solitude que l'on peut entendre la voix de sa conscience. Le groupe assourdit cette voix. Rejoindre la communauté des autres soldats, si cela permet d'éviter de mesurer toute l'horreur du réel et de sombrer psychologiquement, oblitère cependant la prise de conscience.
Barbusse n'exprime pas cette idée. Ses idéaux politiques l'en empêchent. Ce n'est pas un romantique. Il glorifie ces poilus de milieu modeste, au parler populaire, unis par le danger et l'indigence, dans une guerre ignoble que des politiciens inconscients leur ont imposé, une guerre qui n'a de sens que si elle est la dernière de toutes.

Remarque est désespéré. Barbusse ne l'est pas.

Je lis maintenant Les Croix de Bois, de Dorgelès. Comparé aux précédents, on dirait un peu le Club des Cinq. Mais je fais "feu" de tout bois.

Egalement plongé dans la lecture du journal intime que Pierre Loti tint durant la guerre.

Loti y apparaît dans toute sa fierté, sa préciosité, mais aussi dans sa nostalgie et sa sensibilité, une sensibilité presque féminine, maternelle, séductrice. C'est un vieux marin coquet et larmoyant, qui veut à tout prix reprendre du galon et se rendre utile au pays dès la déclaration de guerre ; des généraux compréhensifs, comme Gallieni, acceptent de lui confier des missions ; d'autres, comme Pétain, le renvoient sans ménagement.

Le contraste que fait le journal de Loti avec le roman de Barbusse est édifiant. Quand les poilus vivent l'enfer sur terre, sous des pluies d'obus, lui va et vient en auto militaire, entre chancelleries, quartiers généraux et états-majors. Quand les trouffions trompent leur ennui en se dépouillant de leur vermine, dans la paille, la puanteur et les flaques d'eau, lui fait un break au Jardin d'Acclimatation, en songeant avec mélancolie à tous ceux qui vivent au même instant la « géhenne du front ». Quand il visite une véritable tranchée, à Reims, il bénit ces lieux pour la noble fraternité qui semble y régner, et s'extasie sur ce creuset où les soldats français, « toutes classes sociales confondues » – une expression qui fait toujours sourire dans la bouche d'un conservateur –, boivent en harmonie la bonne soupe chaude qu'on leur sert. Quand il croise des poilus portant un blessé agonisant sur un brancard, il s'attendrit comme une maman sur ces jeunes Français plein d'abnégation qui sauvent un de leur camarade au mépris du danger. Et quand il est las de ses allées-et-venues entre le front et les ministères, il demande une longue permission, immédiatement accordée, pour s'en aller retrouver le douillet cocon de sa propriété de Rochefort, où l'attendent ses domestiques et son chat.

Sa mélancolie bourgeoise est en décalage complet avec la réalité atroce des combats.

Une réalité dont Loti est pourtant bien conscient : dès août 1914, il s'inquiète des massacres à venir.

1914...
Mais que cette guerre soit le fruit de rhétoriques nationalistes, de xénophobies alimentées par des élites – dont lui-même est devenu un représentant illustre, il a des connexions dans tout le Gotha parisien –, et qu'elle soit en train de broyer des peuples totalement étrangers à ces stratégies de pouvoir, – en tout cas, que le conflit ne puisse se réduire à un combat manichéen des bons contre les mauvais – cela ne semble pas l'effleurer.
Comme beaucoup de Français de l'époque, il a fait de Guillaume II le mal absolu, et, comme beaucoup de Français de l'époque, il se considère comme l'habitant d'un « beau pays » que des « barbares » ont injustement attaqué.

C'est à l'occasion de ces lectures qu'on découvre le nationalisme exacerbé dans lequel l'époque baignait. A force de voir ces photographies en noir-et-blanc de mort et de destruction (plusieurs expos à Paris en ce moment, dont celle de C. Lansiaux, très intéressante), de lire ces témoignages abominables et ces discours enflammés, on finirait presque par penser comme eux. Ces vaches de boches !!
Les Allemands se méfiaient de ces Français revanchards et mal intentionnés, qui eux-mêmes se méfiaient de ces Germains industrieux, aux prétentions grandissantes.
Le cours des événements me fait l'impression d'une mécanique enclenchée depuis un bon moment déjà, et qui évolue irrémédiablement vers le conflit.

1918...
Mais au delà de la question des causes de la première guerre mondiale, débat scolaire, débat d'historiens, jamais clos, et toujours vain – l'Histoire est un flux qu'on n'arrête pas – le comparaison du journal de Loti avec le Feu, montre comment l'exploitation du prolétariat se transpose facilement dans l'univers de la guerre. La chair à canon, c'est quand même celle du pauvre, du paysan, de l'ouvrier. Ceux-là servaient à produire, ils servent maintenant à se battre. Pour échapper au massacre, ou aux corvées, il faut de l'éducation, ou des relations.

Et Loti, qui est pourtant un être intelligent et cultivé, et que l'on disait sensible et proche des petites gens, conserve la posture attendue d'une personne de son rang social : plutôt que de reconnaître que cette guerre est le fait de ses pairs (politiciens, militaires, hommes d'affaires...), le fait de gens que le climat d'agitation sociale qui gagnait l'Europe juste avant le déclenchement du conflit inquiétait de plus en plus, il préfère dénoncer l'ennemi et sa cruauté. Il s'accroche à son rang et à ses privilèges, et ramène la question de la responsabilité du conflit à une histoire de barbares et de victimes.
Il va jusqu'à mettre sa plume au service de la propagande, avec toutes les omissions et partis pris possibles. Par exemple, il souligne constamment les ravages causés par les bombes ennemies ; jamais il n'évoque ceux perpétrés par l'artillerie française. Et quand, pris d'un accès de bigoterie, il loue la parole du Christ « aimez-vous les uns les autres », c'est pour faire s'aimer les Français de tous bords, ouvriers et bourgeois, unis dans le même cauchemar... Ce n'est sûrement pas pour réunir les Français et les Allemands, Allemands auxquels il semble presque refuser le statut d'êtres humains.

Les envolées lyriques de Loti sur le peuple français, et ses phrases dédaigneuses sur la race allemande, sont finalement du même acabit que certains discours de Guillaume II.
Jamais il n'évoque l'idée que le calvaire du soldat ennemi puisse être identique au calvaire du soldat français : cela reviendrait à dire que cette guerre n'est pas celle des peuples, mais qu'elle a été déclenchée par ceux qui commandent à ces peuples. Ce sont des auteurs comme Barbusse et Remarque qui expriment ce genre d'idée, et en 1916, ils sont minoritaires.

Dimanche 25 mai 2014

Vienne.

Ville froide et muséale au premier abord. Les coins sympas qu'on finit forcément par y découvrir n'en sont que plus agréables.
Exercice linguistique : je n'avais pas remis les pieds dans un pays germanophone depuis le début de mes cours d'allemand, il y a deux ans.
Etais hébergé chez l'habitant, un vieux célibataire rangé (on enlève ses chaussures en entrant), à l'image de la ville : un peu austère au premier abord, mais finalement pas si désagréable.
Rappelé les voyages scolaires du collège, quand la langue cesse enfin d'être un corps étranger, obscur et formel, et qu'on commence, maladroitement, à se l'approprier, dans des situations concrètes qui permettent à certains mots de se figer dans la tête une bonne fois pour toutes. (das Geschirr !!)

Temps maussade au début. Je fais les musées. Beaucoup de peinture.
Petite expo sur la première guerre mondiale dans la vieille Nationalbibliothek. Regetté de ne pas maîtriser suffisamment la langue pour pouvoir me lancer dans la lecture des discours de l'époque.
Au musée Leopold, un focus sur le travail des artistes autrichiens durant la guerre. Beaucoup d'œuvres de ce peintre expressionniste au style pesant, Egger-Lienz.
Et puis évidemment, du Klimt et du Schiele à la pelle. Un peu de Kokoschka. Des tas d'autres dont j'ai malheureusement oublié les noms.
Musée des Beaux-Arts... Tiens, tiens, un rayon Antiquités, petit retour sur ma marotte de l'hiver dernier.

Eglises baroques surprenantes, certains intérieurs n'ont pas à rougir face à ce qui a pu se faire en Italie. On associe trop vite la culture germanique au protestantisme.

Samedi soir, j'erre dans le quartier gay viennois, que mon logeur m'a indiqué sur une carte. Rues désertes, qu'un faible crachin rend luisantes. Il est sans doute trop tôt pour qu'un peu d'animation saisisse ce quartier pour le moment complètement mort, mais je suis fatigué, et je ne veux pas me coucher tard. J'atterris au hasard dans un petit bar où cancanent une poignée de tapettes, qui me regardent entrer avec le sourire en coin. Je commande une bière au comptoir. Soudain, tout va mieux. Le jeune barman vient s'assoir de temps en temps sur les genoux de ses habitués. On passe de la musique des années 80, Cyndi Lauper, Madonna, etc. Je sirote ma bière tranquillement, content de ma trouvaille.

Je quitte cet ilot chaleureux, et me mets en quête du Savoy. Je tombe dessus au moment où j'allais renoncer, en plein sur la Wienzeile. On y pénètre comme on pénétrerait dans un grand café du dix-neuvième siècle. Décoration chargée, lustres, statues, glaces aux murs, banquettes en cuir, et une clientèle à l'avenant : baroque, bavarde, polymorphe, interlope, inclassable.

Lundi, le ciel bleu fait son apparition.

L'esthétique écolo-tarabiscotée de Hundertwasser : la figure de l'ermite contemporain, idéaliste, viscéralement attaché à la Nature, la Nature, sa muse absolue.
Oberes Belvedere. L'architecture impériale. De nouveau, beaucoup de peintures.
L'Empire... Ce mot est longtemps resté pour moi dépourvu de sens. Cette petite visite à Vienne, et mes lectures actuelles sur l'Europe de 1870 à 1930, m'aident à mieux me représenter ce que c'était.
Fascinant de voir comment, au début du XXème siècle à Vienne, se sont juxtaposés le modernisme, le futurisme, tout un foisonnement créatif, mais aussi un certain conservatisme politique et institutionnel, et finalement des ambitions impériales désastreuses qui ont entraîné l'Empire Austro-Hongrois à sa perte.

Dimanche 15 juin 2014

Week-end madrilène.
Fuir Paris, les soucis, le stress, la monotonie...
Déambuler, voir de belles choses, manger, donner libre cours à sa curiosité, se laisser guider par le hasard...
Il n'y a pas grand chose actuellement dans mon existence, mais il y a au moins ça, ces petites échappées où je commence à vivre vraiment.

Dimanche 31 août 2014

Voyage en Indonésie, dans les Célèbes.

Voyage magnifique, lumineux, dépaysant – mon premier voyage en Asie – malheureusement endeuillé par la mort de papa. C'est un SMS maladroit de J. qui m'a appris la nouvelle, alors que j'étais assis sur le toit d'un bateau, sur une mer étale, bleu argentée, et que j'approchais du petit port d'Ampana, après plusieurs jours passés dans l'archipel très isolé des Togian, où presque aucune communication avec le monde extérieur n'avait été possible.

Il y avait un tel contraste entre le train de pensées angoissées qui m'agitaient en sourdine (un message de Sarah m'avait, cinq jours avant son décès, annoncé son hospitalisation) et la beauté des paysages découverts durant ce voyage. Peut-être d'ailleurs que cette magnificence, jointe à la présence chaleureuse de mes compagnons de route, m'a aidé à surmonter mon chagrin, du moins dans les journées qui ont suivi la nouvelle.

Plusieurs fois durant ce voyage, j'ai pris conscience que je vivais quelque chose d'exceptionnel ; je me disais soudain : ah, ça, c'est la vie ; je me disais que rien ne pouvait être plus profond, et plus profondément satisfaisant que ces minutes passées à contempler la mer, à contempler les coraux avec mon masque et mon tuba, à me promener dans la jungle en file indienne avec mes amis.
L'horreur de l'annonce de la mort de mon père fut à la hauteur de cette expérience quasi existentielle de la plénitude où mène parfois le voyage.

A Rouen.
Sur la table, le petit déjeuner m'attend. Ma mère n'est pas là. Elle est partie récupérer les cendres de mon père au crematorium.
Une douce lumière baigne le salon. Une colombe roucoule dans un jardin voisin. On entend l'écho lointain d'une voiture qui remonte le chemin des Cottes.

Tout est paisible.
Les affaires de mon père sont là, comme toujours, posées sur la table, accrochées aux murs, rangées sur les étagères, et témoignent de sa présence récente : ses livres du moment, ses CD, ses dessins, ses lunettes. Il ne vit plus, mais il est encore là. Seuls une pile de médicaments, dans la cuisine, et des packs de compléments alimentaires, au pied de son bureau, témoignent de sa maladie et de sa récente agonie.
Dans sa chambre, je me saisis d'un foulard, posé sur sa chaise à vêtements. Bêtement, je l'approche de mes narines, et un sanglot me secoue immédiatement. Qu'est-ce qui peut plus intensément et plus fidèlement rappeler le souvenir d'un être que son odeur ?
Tout évoque mon père, et il n'existe plus.

Les pensés qui m'assaillent sont étranges, paradoxales. Comment envisager que je ne le revoie jamais ?
Paradoxales : nous n'étions pas intimes, il avait son monde à lui, et moi le mien ; je le connaissais finalement sans le connaître.
Quelques souvenirs d'enfance me reviennent : quand j'ai préféré qu'il ne soit pas là, quand je l'ai vu comme un étranger, qui m'empêchait d'avoir ma mère pour moi tout seul. Quand il me faisait un peu peur, quand je ne savais pas quoi lui dire.

Enfant, j'ai pensé que tous les parents étaient comme les miens.
C'est en grandissant que j'ai commencé à mieux mesurer leur différence, et leur valeur, et celle de mon père en particulier.
Son intelligence, sa culture, sa finesse et sa sensibilité m'ont dominé. Pas facile de s'affirmer avec au dessus de soi un personnage pareil. Mais il n'a jamais cherché à profiter de cet ascendant, que ce soit vis à vis de moi ou vis à vis des autres : il était modeste, et cette humilité ne le rendait que plus impressionnant encore.
Oh, il avait des défauts bien sûr : de l'orgueil, des jugements tranchés, de l'immaturité, un peu d'égoïsme parfois. Oui. Et alors ?

Je tiens de lui, et la vie va continuer sans lui.

Sa présence, autrefois, était évidente. Evidente comme le soleil qui se lève chaque matin, évidente comme l'air qu'on respire. Maintenant que sa disparition est devenue réalité, j'ai basculé dans un autre monde, où il est passé au rang de souvenir, et où je me sens encore un peu plus seul.

Depuis mon installation sur Paris, je le voyais finalement fort peu dans l'année : 5 ou 6 fois tout au plus.

Sa mort questionne la relation que j'avais avec lui. Quelle relation avais-je avec lui ? De quelle nature était-elle ? Cette relation n'avait rien d'évident justement. Moins évident en tout cas que le cordon ombilical qui me relia un jour à ma mère.

Il a beaucoup souffert durant les derniers mois de sa maladie. A la fin, il n'avait plus que la peau sur les os, au sens propre. Cette image de la déchéance corporelle était terrible à voir. Mais c'était toujours lui que je voyais.

A Gruchy.
Sur le quai de la gare de Cherbourg, cette année, c'est ma mère qui m'attend. Elle me sourit lorsqu'elle m'aperçoit, mais ses yeux rougis trahissent sa peine. Je porte Niko-Niko dans son panier. Nous montons dans la voiture. Nous avons du mal à parler.

Le lendemain, nous allons disperser les cendres de mon père dans cette petite crique qu'il aimait tant, et que nous avions baptisée la Baie du bout du monde.
Geste dérisoire et douloureux à la fois.
En rentrant au gîte ensuite, sur le sentier qui passe par le hameau aux Ducs, je me suis rappelé combien de fois nous avions fait cette promenade ensemble. Je me suis souvenu de moi enfant, et de ma sœur S., et de mes parents, qui cheminions en silence dans cette campagne verdoyante. Je vivais dans un monde imaginaire, je n'étais pas libre, mais j'avais mes deux parents. Le bonheur m'était donné, et je ne me rendais pas compte qu'il m'était donné.

L'erreur serait de croire pourtant que l'existence ne se résume qu'à l'enfance, à cette enfance bénie dont la vie adulte ne serait qu'un pâle succédané, une chambre d'échos, une suite accélérée de désillusions et de fléaux avant le point final. Mon voyage en Indonésie me prouve que ce n'est pas le cas.

Dimanche 5 octobre 2014

Je fais des rêves de lui. Il m'apparait soudain tel qu'il était avant sa maladie. Assis sur une chaise, l'air naturel. A sa vue, je me mets à pleurer de joie, et je m'approche de lui pour m'assurer que je ne rêve pas.

Le thème du retour, l'obsession du passé perdu. Les thèmes habituels.

Le monde sans lui est incompréhensible. C'est comme si je n'avais jamais sérieusement envisagé la perspective de la mort de mes parents, ne serait-ce que dans l'absolu. Comme si j'avais pensé mourir avant eux.

Quand ces pensées archaïques se dissipent, je ne ressens plus que de la tristesse : la tristesse que je ne pourrai jamais plus lui parler, et la tristesse à me remémorer le calvaire des derniers mois de sa vie.

Ce n'est pas que j'aurais aimé particulièrement lui dire quelque chose avant sa mort, ni que je me sente coupable de vivre et lui non, ou ce genre de scrupules dont on dit parfois qu'ils hantent la conscience des survivants. Je sais qu'il était au dessus de ça, et il savait que j'étais au dessus de ça. Mon père ne connaissait pas la culpabilité, il n'en usait pas, ni avec lui-même, ni avec les autres. Pour lui, chacun vivait sa vie, et il ne voyait pas de raison d'intervenir dans celle des autres. Ce n'était pas un indifférent pour autant, bien au contraire, il avait trop besoin de société, et il n'aurait jamais pu vivre célibataire. Mais il s'assignait une place, dans les rapports humains, qui était humble et discrète, alors que son sens de l'observation, sa culture, et son intelligence très fine lui donnaient une longueur d'avance sur les autres.

Eté 2006
Il ne voyait pas l'intérêt d'expliciter les choses. S'il fallait expliquer quelque chose, ou s'il fallait répondre à quelqu'un, il le faisait avec un minimum de mots, souvent avec humour. Son regard était plein d'humour, et il n'aimait rien autant que rire de l'absurdité des situations.
Il savait aussi dénicher le ridicule, la médiocrité ou l'artifice. On ne le bernait pas longtemps. Et s'il n'aimait pas quelque chose, il ne se gênait pas pour le dire.

Sans malheureusement posséder toutes ses qualités, je sens son ascendant sur moi. Je sens son regard en moi. Je n'aurais pas aimé le décevoir.

Finalement, si, peut-être que j'aurais aimé lui dire merci pour tout ce qu'il m'a apporté, de liberté et d'intelligence, mais je sais que cela ne lui aurait rien fait. Il aurait été embarrassé et il aurait protesté.

Mardi 21 octobre 2014

A Bruxelles, chez G., avec N., G. et JC. Arrivée surprise de R.

Temps étonnement clément pour la saison. On se promène en tee-shirt dans les rues.
G. invite quelques amis samedi soir. O., que je n'avais pas revue depuis Varsovie. Un Egyptien, charmeur et composé.
Picole. On danse sur la table basse.
Je m'endors sur le canapé.

On regarde une série américaine, House of Cards, avant de reprendre la route dimanche soir.