Journal 2013

Mercredi 9 janvier 2013

Rêvé que je tombais amoureux d'un mec.
Il était drôle, un peu farfelu, malin, sensible.
Assez bizarrement, il était censé être l'un de mes cousins, un cousin que je n'aurais pas souvent vu, même s'il n'y a personne qui lui ressemble dans ma famille.
Physiquement, ce n'était pas trop mon genre : un petit blondinet !
C'était d'ailleurs la réflexion que je me faisais, tout en me laissant séduire par lui : c'est drôle, c'est pas mon type. Mais plus le temps passait, et plus j'avais besoin de lui, plus j'avais besoin de le serrer dans mes bras, plus j'avais besoin de sa compagnie, de vivre avec lui, tout le temps, moi qui au contraire ne supporte pas la présence des autres trop longtemps.
Et puis je me suis réveillé, il était 8h20, il fallait me lever pour aller bosser. Le personnage pour lequel j'éprouvais tant d'amour, quelques minutes auparavant, et qui semblait s'être également attaché à moi, car il s'était laissé faire, et m'avait regardé avec un regard détendu, plein de confiance et d'acceptation, ce personnage admirable, si unique et charmant, avait disparu. Ne restait en moi que le sentiment de l'amour, ce sentiment bouleversant, qui s'empare de vous, au plus profond de vous, et transfigure tout votre horizon.

Vendredi 18 janvier 2013

Dimanche 27 janvier 2013

Manifs.

Jeudi 31 janvier 2013

Un rêve, encore.

Les mêmes, au début des années 80
Ma grand-mère et Madeleine, au début des années 90
Rêvé que je retrouvais mamie et son amie de toujours, Madeleine, assises autour d'une table d'un restaurant. Debout à l'entrée de la salle, maman m'invitait à venir leur dire bonjour, d'une façon qui me laissait entendre qu'il fallait profiter de leurs derniers instants. Je m'approchai. Madeleine était méconnaissable, elle avait le visage très allongé, et comme une perruque poudrée sur la tête. Mamie ressemblait à ce à quoi elle a ressemblé dans les toutes dernières années de sa vie : à une démente, avec un visage ratatiné et ravagé, des yeux fous, et un petit corps tout boudiné. Leur peau était cireuse comme celle d'un cadavre, et en me baissant pour les embrasser, je me contentais d'effleurer leurs joues du bout des lèvres.

Mes grands-parents reviennent dans mes pensées ces temps-ci. A cause de la mort de papi à l'automne dernier. A cause de leurs collections de photos qui ont, suite à ce décès, atterri entre les mains de mes parents, et sur lesquelles je suis tombé récemment. A cause du fameux film de Haneke, Amour, que j'ai vu il y a 10 jours, ce film sans pitié, terrible, sur la vieillesse et la déchéance (ah, ce moment où Emmanuelle Riva, parfaitement consciente de la fin tragique et douloureuse où son existence s'enfonce, après qu'une attaque l'a clouée dans un fauteuil, compulse avec gourmandise des photos de sa jeunesse, quand elle était belle, et valide, et libre, et qui déclare sans amertume, presque joyeusement : c'est beau la vie !)

Je me suis remis à la musculation depuis quelques mois, et le renouveau de cette lubie "nietzschéenne" – le corps puissant, le corps qui ne décline pas – n'est probablement pas sans rapport avec ce train de pensées mortifères autour de mes grands-parents, et de leur corps vieillissant.

Ils ont disparu. Quelle chose incompréhensible.

Quant à la mise en scène de cette amitié entre ma grand-mère et Madeleine, elle ne fait écho qu'à des inquiétudes égoïstes. Vieux, si vieux je deviens, je n'aurai pas de famille, peut-être même pas d'amant, parce que je serai resté célibataire toute ma vie. Me restera-t-il alors seulement un ami ?

L'amitié, voilà un autre thème récurrent de mes pensées.

Qu'est-ce que l'amitié ? Qu'est-ce qui pousse une personne à en considérer une autre comme son amie ? L'amitié impose-t-elle des responsabilités ? Une amitié peut-elle être inégalement partagée, et si oui, peut-on alors vraiment appeler ça de l'amitié ?
N'ayant jamais rien connu d'autre, sur le long terme, que de l'amitié avec quelqu'un, c'est pour moi l'une des choses les plus importantes de l'existence, même si par dépit ou par déception, ou parce qu'un décalage bien trop grand s'était installé entre des existences et des attentes qui avaient un temps été proches, j'ai laissé certains liens, parfois anciens, sombrer lentement dans l'abandon.

Sur la question de l'amitié, j'ai les nerfs à fleur de peau, et je succombe vite à la tristesse, aux litanies masochistes, aux reproches silencieux... Silencieux parce que je ne suis pas du genre à faire des scènes, évidemment. Je m'éloigne sans rien dire et puis c'est tout. Que pouvez-vous faire d'autre, de toute façon, que de vous éloigner, lorsque vous constatez qu'on ne pense plus à vous ?

Ce sont souvent les couples qui me déçoivent. Ces couples infernaux, avec leurs cachoteries, leurs rituels et leur bonheur égoïste, ces couples qui me regardent, moi l'éternel célibataire, avec un mélange de pitié et de condescendance, comme on regarde un âne au milieu de son champ depuis la fenêtre de son train en mouvement.

Je n'ai jamais développé une complicitié avec quelqu'un qui n'ait pas été, à sa manière, isolé lui aussi, et chez lequel je n'aie pu me reconnaître. Reconnaître une blessure, ou une quête, un espoir, quelque chose de très personnel, qu'on me fait partager et que je comprends.

Dimanche 24 février 2013

Week-end à Bruxelles, avec N., G. et P.
Reçus comme des rois par Gi., dans son loft douillet et biscornu qui domine toute la ville comme une tour de guet.
Moments agréables en leur compagnie.
Longue et courtoise discussion, à l'aller, sur une autoroute du Nord plongée dans les ténèbres.
Une certaine surprise à me retrouver avec eux, je croyais tout cela fini.

Virée dans la ville, dans la brume et le froid.
Chez les antiquaires.
Soirée dans un cabaret transformiste.
Dimanche à regarder des films.

Bruxelles est une ville grise, rouge et blanche, douce et vallonnée, rêveuse, adolescente, utopique.

Lundi 4 mars 2013

Week-end à Naples.

Cette ville sale et décrépite, « sans prétention » comme disent les guides touristiques, j'avoue qu'elle m'a fait peur en arrivant. Mais à force d'arpenter ses ruelles négligées, j'ai fini par laisser tomber ma garde, et par me laisser séduire par ce qu'elle a à proposer, entre deux poubelles qui débordent.

Je logeais dans une sorte de petite auberge de jeunesse, à deux pas du quartier espagnol. Ambiance décontractée, internationale, socialisation facile.

Détour à Pompéi, à Herculanum.
A Pompéi en hiver, sous un ciel bouché, les rues sont désertes, et la ville comme doublement abandonnée. On ne croise qu'un couple de touristes britanniques, une famille française, un petit groupe d'américains accompagnés d'un guide, et de nombreux chiens, les fameux chiens sauvages de Pompéi, les seuls vrais maîtres des lieux, qui trottinent sans s'arrêter et sans même vous gratifier d'un regard.
J'avançais au hasard des ruelles, un peu sinistres, qui me faisaient penser à Oradour-sur-Glane.

Grimpé en haut de la colline du Vomero, où s'est mis à souffler un vent marin, froid et humide, tandis qu'en contrebas, sur la ville impatiente, tombait la nuit comme un calmant. Complètement seul, j'ai erré dans les couloirs de la chartreuse de San Martino, entre des peintures baroques tourmentées et des maquettes de bateau. Pris un espresso en sortant, dans un bar lumineux et désert, juste à côté du funicolare ; un élégant serveur tout de blanc vêtu, portant calot, comme dans un bar américain des années 50, faisait lentement la plonge, tandis qu'un petit vieux, à la caisse près de la porte, s'absorbait dans la lecture d'un magazine.

Puis j'ai déambulé au hasard dans le quartier médiéval, à visiter les églises encore ouvertes. Au milieu de ce noir cloaque, un petit îlot de lumière : la via San Gregorio Armeno, avec tous ses vendeurs d'horribles petits santons.
Dîner dans le quartier populaire de Montecalvario, cette favela à l'italienne, dévote et pauvre, où courent des enfants malappris, où surgissent des petites vieilles édentées d'immeubles qu'on croyait inhabités, où les scooters dévalent les rues en pente en klaxonnant nerveusement.

Le lendemain, dans le train, je me souviens de cette adolescente qui m'a regardé de bas en haut effrontément, de ces ragazzi très lookés, sacs Reebok en bandoulière, baskets colorées, élancés, altiers, qui sont descendus à la gare d'une banlieue modeste. Où allaient-ils, en ce dimanche midi ensoleillé, ces fiers petits princes ? Déjeuner chez papa-maman ?

Des poncifs qui collent à l'image des villes italiennes et de leurs habitants, Naples en fait peu pour se départir : l'incivisme, la difficulté à respecter le bien commun, à penser à son voisin... Seule semble importer l'apparence. Du reste, dans quel autre pays la promotion de l'esthétique se fait-elle à ce point au détriment de l'éthique ? Si encore les Italiens pouvaient retirer de leur désinvolture un bénéfice psychique libératoire, dionysiaque, mais non, les poids de l'Eglise et de la famille, omniprésents, les maintiennent dans une attitude fuyante et infantile, qu'ils masquent avec la même fierté qu'un Français.

Sur le question de l'urbanisme, le paradoxe est à l'avenant. Le charme du vieux Naples, avec son dédale de ruelles pittoresques, ses chiese baroques innombrables, à la beauté grandiose et insolente, et ses immeubles décatis pleins de poésie, aux tons pastels, rouges et jaunes, s'accompagne d'une pollution, d'une saleté et d'un vacarme épuisants.

L'autre paradoxe, c'est que sur ces terres latines où jadis on plaçait en si haute estime la morale publique, les concepts de justice et de droit, on trouve aujourd'hui une économie rongée par la mafia, une classe politique véreuse, et des citoyens du nord pas très solidaires de leurs compatriotes du sud. Est-ce l'unification récente de l'Italie, et l'identité nationale peut-être imprécise qui en découle, qu'il faut incriminer ?
Je manque de points de repère, et je crois que ma petite psychologie nationale ne mène à rien.

Je ne devrais retenir que mon émerveillement devant la peinture et la sculpture de l'Antiquité. Le musée archéologique de Naples regorge de trésors. Statues, fresques, mosaïques, tout est à contempler. Quelle maîtrise dans la représentation du corps en mouvement. Et quel soulagement aussi, d'admirer un art dont est absente toute l'iconographie souffreteuse de la religion catholique, un art qui valorise sans arrière-pensées la beauté des êtres vivants, et du corps humain en particulier.
Le dessin est fin, équilibré, vivant et dynamique, mais curieusement, il ne semble pas avoir eu d'autre fonction que décorative. On dirait que les artistes romains se sont effacés derrière leur maîtrise technique et leurs maîtres grecs, comme s'il avait été malvenu pour eux de se distinguer, de se mettre en valeur, comme s'ils n'avaient été que des facteurs. De cette époque, d'ailleurs, seuls les grands généraux, les philosophes et les scientifiques, c'est à dire ceux qui ont réalisé des conquêtes, territoriales ou savantes, ont pu se rendre célèbres, seuls eux ont vu leur nom émerger de cette Cité hiérarchisée et totalitaire, où chacun, petite partie d'un tout, tenait humblement son rôle et sa place, comme dans un grand corps d'armée.
Car la république romaine, c'était aussi une république militaire. C'est peut-être là, d'ailleurs, que vient s'articuler une partie de mon fantasme, et là que surgit le paradoxe de mon désir, moi l'antimilitariste de toujours.

Herculanum m'a beaucoup plu, davantage que Pompéi. Retrouvé la même sensation vertigineuse et contemplative que j'avais éprouvée sur le Forum de Rome l'an dernier.
Très émouvant de se promener dans ces rues encore pavées, d'entrer dans ces maisons encore décorées de fresques ; certaines sont si bien préservées que j'avais l'impression de pénétrer par effraction chez des gens. Emouvant de marcher sur ces mosaïques superbes, sur lesquelles marchaient déjà les anciens habitants d'Herculanum, dont il paraît d'ailleurs que l'on a retrouvé des squelettes, récemment, dans des garages à bateau où ils avaient cru pouvoir se mettre à l'abri de la colère soudaine du Vésuve... il y a presque 2000 ans.

Vendredi 15 mars 2013

Mes rêves d'amour ne sont plus que des rêves, aujourd'hui.
A quoi bon sortir de mon trou ? Je ne me montre plus car je n'ai plus aucun espoir d'être aimé.
Parfois je m'étonne même de trouver la force de continuer à vivre comme si de rien n'était, de continuer à sourire aux gens, de continuer à faire ce que l'on attend de moi, avec, en mon for intérieur, un tel sentiment de déréliction et de désespoir.

Dimanche 31 mars 2013

Dois-je me considérer comme chanceux aujourd'hui, sur Paris ? Dois-je considérer ma situation actuelle comme privilégiée, ou dois-je au contraire reconnaître que je suis malheureux et par conséquent tenter, au risque d'échouer et de me retrouver dans une situation moins enviable, de rebattre les cartes ?
La récente mise en vente de mon appart, mon hésitation à l'acheter, puis ma décision de ne pas saisir ce qui s'avérera pourtant être, peut-être, la seule opportunité que j'aurais jamais de devenir propriétaire à Paris, préoccupation vilement matérialiste et bourgeoise que j'ai écartée avec mépris, au profit de la perspective romantique d'un départ futur de la capitale pour une autre ville, me conduisent à me poser ces questions.

Ah, mais vouloir partir, n'est-ce pas une fuite, encore une ? Ne dit-on pas que ce qui est important, c'est ce que l'on fait, et non l'endroit où on le fait ?
Mais en même temps, partir, c'est agir, surtout pour un pantouflard comme moi.

Samedi 6 avril 2013

Eileen Gray à Beaubourg. Le design, le dessin, la simplicité, l'élégance. L'architecture de l'object, le purisme de la forme...
Pensé à Charlotte Perriand.

Expo Meyerowitz.
Plus complète que celle du Jeu de Paume en 2007, plus instructive.

Alors, qu'est-ce que je peux en dire, moi le grand critique d'art ?
D'abord, que les éléments du langage de Meyerowitz sont issus de la culture populaire américaine, et qu'ils rappellent le pop-art évidemment : l'avenue commerçante, la bagnole, les enseignes, la publicité, les éclairages urbains, et bien sûr la couleur, dont le premier usage dans la photographie d'art semble associé à son nom.
Ses images, cinématographiques et brillantes, mettent en scène le cadre de vie des gens ordinaires – la rue, les transports publics, le parc, la plage...

Narratif, poétique et spectaculaire à la fois, Meyerowitz touche le grand public comme un Hopper ou un Warhol.

Mais il n'est jamais vulgaire, commercial, ou parodique, c'est ce qui est fascinant.

Son approche semble totalement empirique, avec, au début de sa carrière, Frank et Cartier-Bresson pour seules influences. Loin des finasseries des critiques ou des académies, son discours sur la photo est simple et personnel, parfois presque naïf. Certains l'ont présenté comme un critique de la société de consommation... Bon... Je trouve qu'il est aussi critique de cette société que peut l'être un ex-publicitaire converti aux pratiques artistiques. Mais il a une sensibilité picturale authentique, le goût de l'expérimentation, et un amour de la lumière qui est celui des photographes.

Le résultat est un travail riche et varié, dont je comprends mieux qu'il ait pu autant constituer une source d'inspiration pour les générations suivantes. Ni documentaire, ni politique, ni biographique, ni cynique, ni réaliste, ni formaliste, il se situe à un point de jonction entre différentes tendances, sans appartenir à aucune.

Dimanche 21 avril 2013

Manifestations et contre-manifestations
Sans crainte du ridicule, et à grand renfort de publicité, l'hebdomadaire "Le Point" titrait récemment Sommes-nous en 1789 ?, tout ça parce qu'une partie de son lectorat, la France bien vêtue et bien nourrie, la France bien éduquée et bien chrétienne, est descendue de ses beaux quartiers pour défiler bruyamment dans Paris, flanquée de ses curés et de ses camelots d'extrême-droite, comme dans une manif d'avant-guerre. Motif du courroux de ces gens ? Que les couples homosexuels puissent prochainement se marier à la mairie.
Juste ciel ! Quelle horreur en effet !
A la tête de ces cortèges de bonnes familles et de mamies Nova, dont le succès des manifestations pousse certains à prétendre incarner rien de moins que « le peuple », cette icône d'un jour, « Frigide Barjot », la « catho branchée », visage médiatique et rose bonbon d'une droite pétainiste et moraliste qui cherche éhontément à exploiter sur le dos des homosexuels un mécontentement ambiant en grande partie né de la crise économique.
Car la droite française, celle qui s'est opposée à la dépénalisation de l'homosexualité en 1982, et qui a voté contre le PACS en 1999, emboîte évidemment le pas à cette Dorothée des bénitiers, à cette passionaria bleue et rose venue de nulle part, dont la niaiserie du genre le dispute à la stupidité des syllogismes sur la procréation et la famille.
Et tout ce petit monde fait procession dans les rues le dimanche après la messe, avec poussettes, drapeaux tricolores et bonnets phrygiens, convaincu de « protéger les enfants », alors qu'il ne s'agit que d'intolérance et de dégoût de l'homosexualité.

Désespérant.

Dimanche 20 mai 2013

En la calle República de Cuba
Voyage à Mexico avec N. et G.
Voyage solaire, harmonieux et apaisé.

Etions accueillis et pilotés par Michael. Américain hispanophone, devenu dandy mexicain, M. vit dans un monde d'objets vieillots et de références désuètes, dans une bohême discrète et décontractée, qu'il accompagne d'une pléthore et d'un sens de l'organisation made in USA. Une sorte de poésie latino-hollywoodienne, non dénuée d'ironie, nichée au cœur du vieux Mexico.
Mais sa hauteur de vue sur le pays et la société traduit l'intelligence et le sens de l'observation de ceux qui ne s'intéressent pas qu'à la poésie.
Peut-être que l'arrivée des trois franchutes farfelus et dégénérés que nous sommes l'a distrait un peu de sa vie de traducteur expatrié en quête de nouveaux projets littéraires. En tout cas, le royal treatment qu'il nous a réservé fut inoubliable.

De retour à Paris, ce voyage me paraît si irréel, si loin, si déconnecté de mon quotidien, que je me demande s'il a vraiment eu lieu.

Mexico, je me souviens de son centre historique décati, aux façades noircies par le temps et le dénuement, je me souviens de ses physionomies indiennes croisées dans la rue, basanées, denses et rondes, je me souviens de ses quartiers de hipsters friqués, de ses innombrables devantures de magasins pauvres débordant de camelote, de ses avenues modernes, bordées de grands hôtels, de ses horizons tamisés par la pollution, je me souviens du spectacle de ses bidonvilles inaccessibles, depuis notre car filant sur l'autoroute en direction de Puebla.

Puebla, ville coloniale, touristique, lisse et colorée... mais en mal de devise... Car où sont passés les gringos ? Est-ce le récit dramatique des violences liées au trafic de drogue qui a fini par les faire fuir ? En tout cas, à l'hôtel Imperial, trois folles se sont invitées ce soir. Nicole s'est achetée une bouteille de rhum. La Cigarra ? Cerrado. Nous errons dans les rues désertes. Il fait nuit, il fait bon.

M. et son copain L.
Sur notre bateau, à Xochimilco, l'alcool coule à flot. M. a ramené des amis à lui, des divas parfumées et boudinées dans leur chemisette. Un Chilien tout poilu, raide comme un col amidonné, se décoince petit à petit. A la nuit tombée, il se presse tout contre moi, hilare et lubrique, et, comme un disque rayé, me gargarise des choses incompréhensibles dans l'oreille, faisant mine de me parler français. Il me rappelait mon voisin de la rue du Temple, non pas le fou, mais l'homo du dessus : ces pédés qui, à jeun, ressemblent à des séminaristes, fermés comme des coffres-forts, et qui, avec l'alcool et la nuit, s'ouvrent, se détendent, se gonflent au point d'exploser littéralement, mais d'une façon à chaque fois tragique et imprévue, en plongeant dans l'incohérence et la gaucherie. Entre leurs deux états, diurnes et nocturnes, aucune place pour les approcher.

M. organise une soirée chez lui samedi. Ses aides-cuisinières ont travaillé d'arrache-pied. Il a sorti toute sa vaisselle. A 20h30 les invités arrivent, des personnes qu'il a soigneusement sélectionnées dans son réseau riche et varié : des journalistes, des communiquants, un couple d'ex-diplomates – chez qui nous serons invités par la suite –, un danseur au corps de rêve, une chaudasse accompagnée de son copain ronchon, des gens beaux et intelligents...

Un autre jour, nous découvrons Teotihuacan, avec ses immenses pyramides plantées dans un paysage lunaire et grillé par le soleil. Ces anciennes civilisations précolombiennes, étonnantes par le niveau d'abstraction de leurs architectures et de leurs cosmogonies, me frappent aussi par le poids de la mort et des pratiques sacrificielles qui hantent leurs cultures, des outils macabres au service d'une oligarchie religieuse.
Même sentiment au musée d'anthropologie, petit prodige architectural contemporain, rempli d'œuvres mystérieuses et cauchemardesques.

Coyoacan, quartier relax du sud de la ville, verdoyant et paisible, où nous errons sans but.
Visite de la maison de Frida Khalo, touristique et apprêtée. Puis de celle de Trotski, soigneusement négligée, et quasi-déserte ; avec cette sensation étrange, lorsque j'ai surgi dans son bureau, qu'il était encore là, dans la pièce.

Promenade dans le quartier de Roma, moderne et branché, ambiance tee-shirts imprimés funs et terrasses à cocktails.

Le Marrakech, petite boîte gay du centre historique, où M. nous jette un soir. Quel succès nous avons ! Un certain Alberto me tombe dessus, et je dois inventer mille prétextes pour le déjouer.
Quelques jours auparavant, nous avions atterri dans un bar gay, que rien pourtant, y compris sa population, ne permettait a priori de distinguer des autres dans la rue. Aucun rainbow flag sous le néon verdâtre, pas de gym-queens en tee-shirts moulants, non, rien que des moustachus avec des airs rogues, ou que je pris comme tels au départ, attablés comme dans un saloon de far-west, et qui se mirent à nous dévisager lorsque nous avons surgis dans la salle, nous, trois blancs-becs d'Européens médusés.

Mercredi 19 juin 2013

Etape suivante de ma lubie « vieilles pierres » : Athènes, l'autre cité des Dieux.

Nouveau voyage sans ombre, nouveau voyage solaire et méditatif, nouveau voyage où je suis heureux, où presque tout me plaît, où je me sens libre et sans appréhension.

Voyage passé à me représenter mentalement ce qu'a pu être cette ville dans l'Antiquité. Désir naïf de pouvoir remonter dans le temps, d'être projeté au 5ème siècle avant JC, et de pouvoir contempler, avec les yeux d'un être invisible, Athènes du temps de sa splendeur, de découvrir la vie de ses habitants, leurs habitudes, leurs divertissements...
D'ailleurs les Romains déjà étaient captivés par l'ancienne splendeur de la Grèce, déjà eux se frappaient de mélancolie à s'imaginer les heures prestigieuses d'une civilisation qui n'était plus que son ombre.
Hadrien, toi aussi tu rêvais d'Athènes.

Je me promène, et c'est toujours le même vertige à jongler avec les échelles du temps. Telle poterie du musée archéologique date de la fin de l'âge du bronze, et il s'est donc écoulé autant de temps entre sa fabrication et la construction de l'Acropole, qu'entre la construction de l'Acropole et notre époque. Des strates, des couches, le puits sans fin de l'Histoire, qui nous absorbe tous, un par un, à toute vitesse.
Le siècle de Périclès, finalement, c'était hier.

Plaisir des mots, plaisir de déchiffrer l'alphabet grec. Je m'achète du lait au supermarché, et qu'est-ce que je lis sur le carton : γάλa.
Gala, quel mot délicieux, précurseur d'images nocturnes et étoilées...

Je loge dans le quartier d'Exarcheia, loin des nuées de touristes qui s'agglutinent autour des bimbeloteries de Plaka. Autour de mon hôtel, qui surplombe la ville, les murs sont couverts de graffitis et d'affiches anarchistes. Il règne un climat libertaire que je ne peux m'empêcher de mettre en rapport avec le sort de l'économie grecque actuelle et les soubresauts d'une société qu'on a punie et appauvrie.

A la nuit tombée, sur la colline de Streffi, les jeunes se retrouvent pour boire, fumer et discuter, en contemplant la mégapole et ses petites lumières, qui scintillent en contrebas.

L'Athènes contemporaine n'est pas aussi belle que d'autres cités du bassin méditerranéen, et son architecture moderne en béton ne joue pas pour elle. Mais c'est une ville jeune et décontractée, qui dégage de la poésie, et une sorte de mélancolie lisboète.

Voyage métaphorique, aussi.
Comme à Rome l'an dernier, j'en reviens toujours au même constat, à savoir que ma fascination pour l'Antiquité n'est autre que le reflet de mon propre examen intérieur, de cette tentative articulée de réécriture, de fixation d'un temps passé, et c'est aussi une fuite dans l'imaginaire, la fuite du temps présent.

Cette Antiquité gréco-romaine m'est familière, comme l'est ma prime enfance, et, comme ma prime enfance, elle est captivante, car elle n'est pas encore marquée par la culpabilité morale et le sens de la faute, ce lourd héritage du christianisme. Elle n'est que sur le point de l'être.
La démocratie, le refus de la tyrannie, l'universalité des lois et du droit, l'amour des arts et des lettres, le règne des idées, de la logique, de la pensée qui se pense, librement, qui se transmet, qui se grave, qui s'inscrit dans des constructions matérielles et spirituelles édifiantes... comment ne pas rêver de cette Antiquité ?

Oui, je sais, cette liberté intellectuelle n'a duré qu'un temps. Oui, je sais, ces sociétés étaient aussi patriarcales que belliqueuses.

Mais c'est à nous qu'elles s'adressent. Et moi le loup solitaire, muet et sauvage, seulement capable de prêter l'oreille à ce que quiconque veut bien me dire, je suis séduit par la poésie et l'intelligence de ce message qui se perpétue par delà les siècles.

Dimanche 28 juillet 2013

Quelques jours à New York, en compagnie de N., de G., et d'un certain JC, dont je me garderai d'expliquer la présence.

New York, peut-être ma ville préférée d'entre toutes.
J'ai découvert cette année son visage balnéaire, à l'occasion d'une virée sur la plage de Rockaway.
J'avais oublié combien j'avais aimé cette ville, lorsque je l'avais découverte en 2005, combien elle m'avait fasciné, combien je m'y sens bien.

Retrouvé Ellen, identique à elle-même, prévenante, gaie, délurée, sensible à l'absurde, mais ne perdant jamais sa maîtrise. Quelle plaisir de la revoir, elle et sa ville enchanteresse. Cette ville où tout va vite, comme à Paris, mais avec un sentiment de puissance décuplé, et sans le moindre sentiment de condamnation ou de mélancolie. Tout y semble dirigé vers le futur, et propice aux interactions.
Du moins est-ce ce que j'en perçois au premier abord.

En tous les cas, les moments que nous avons passés ensemble, à Manhattan, à Rockaway, à Brooklyn, m'ont tant plu, qu'il me paraît vain de les raconter ici. Je n'en garde que des images heureuses, et un peu de spleen, à me les remémorer.

Samedi 10 août 2013

Quelques jours en solo à Barcelone, puis à Vernet-les-Bains, avec une halte intermédiaire à Puigcerdà.

Barcelone. La dernière fois, c'était avec N. et G., au printemps 2002, et il n'avait pas fait très beau. Cette fois, j'ai pu profiter de la plage et du soleil. Pas de grandes idées en tête, pas de souffle intérieur, pas d'inspiration romanesque, non, je n'avais qu'une envie : me promener en petite tenue, me baigner, et ne rien faire.
J'essaie de comprendre ce que Barcelone et New York ont en commun pour qu'elles fassent partie des rares villes où je peux m'imaginer y rester plus de quelques jours ; je pense que c'est lié à leur potentiel économique et humain. Potentiel que je n'exploite jamais vraiment, d'ailleurs. Mais j'ai toujours besoin d'avoir ce potentiel autour de moi, sans doute pour me rassurer.

A Barcelone, impossible de faire l'impasse sur Gaudí (je ne me suis pas rendu dans cette ville assez pour que, comme à un Barcelonais, le travail de Gaudí me passe sous les yeux sans que je ne le remarque plus). Je suis longtemps resté assis sur un banc devant la casa Milà, un soir, à contempler les courbes harmonieuses du bâtiment, son luxe de détails, et la manière étonnante dont, malgré des asymétries systématiques, la structure générale reste équilibrée.
Tout est logique, cohérent, à tous les ordres de grandeur, et en même temps, profondément original.
Retourné voir la Sagrada Familia. Cent cinquante mètres de queue en plein cagnard : j'ai dû me contenter d'en faire le tour. Les diverses extensions qui ont été récemment ajoutées, sur la base des plans laissés par Gaudí, ne bénéficient malheureusement pas du même niveau de finition et du même style que les parties réalisées de son vivant, et jurent un peu avec le reste, je trouve.

La dernière fois où je suis venu à Puigcerdà, c'était il y a presque quinze ans, avec mes grands-parents. Je n'ai pas reconnu la ville. J'ai reconnu sa physionomie générale bien sûr, avec cette jolie vue sur la plaine de Cerdagne dont on jouit depuis la placette de la mairie, mais je ne me souvenais pas de ruelles aussi commerçantes, et d'une atmosphère aussi chic et bourgeoise autour du lac. Avec ces petits chalets début vingtième, et cette ambiance de vieille ville thermale, quoique Puigcerdà n'en soit pas une, j'ai eu l'impression d'être projeté dans un roman de Thomas Mann.

Quant à Vernet-les-Bains, où j'ai ensuite passé quelques jours, ce n'est décidemment qu'une horrible petite station de vacances mesquine et endormie, un village de retraités maussades, de commerçants douteux et de propriétaires égoïstes. Village moribond dont les campings, les restaurants et les hôtels ferment les uns après les autres, village qui s'étonne de ne plus séduire autant qu'avant, qui s'étonne de voir toutes ses vieilles maisons et ses appartements mis en vente, quand il accueille si mal ses visiteurs, et se laisse si facilement défigurer par la construction de nouveaux lotissements, tout plus hideux les uns que les autres, à sa périphérie.
Heureusement que la montagne aux alentours est restée aussi belle. Ce n'est que pour elle que je reviens. Je suis d'ailleurs rentré ravi de mon ascension du Canigou, la huitième du genre que je faisais. Tout l'étagement de la montagne pyrénéenne qui défile, de bas en haut puis de haut en bas, des paysages tantôt luxuriants, tantôt austères, d'une grande variété, dans des espaces sauvages et préservés.
J'ai renoncé à parler de cette randonnée à mon entourage : il y en aura toujours un pour sourire, pour se moquer, pour prendre avec condescendance cette lubie naturaliste et ascensionnelle, et n'y lire que les symboles d'une psychologie idéaliste et pénitentielle. Ces personnes sont juste jalouses. Non pas jalouses de n'avoir point fait l'expérience de cette ascension, mais jalouses du fait que moi j'ai ça, c'est à dire à la fois la faculté et le désir.

Dimanche 25 août 2013

Traditionnel séjour dans la Hague. Traditionnel train Corail Paris-Cherbourg, avec Niko-Niko dans son panier, et les nuages qui s'amoncellent dans le ciel à mesure que nous progressons dans le Cotentin.
Traditionnel anniversaire de papa, au son du feu qui crépite dans la cheminée.
Le premier jour, j'ai l'âme légère. Mais dès le lendemain, les questions de maman posées au petit déjeuner, et le sentiment qu'elle surveille chacun de mes gestes, me font enrager intérieurement (« La Presse de la Manche est posée sur la fenêtre » me dit-elle soudain, parce qu'elle m'a vu soulever une pile de journaux posés sur la table, et ce malgré tous mes efforts pour échapper à son attention).
Petit changement cette année, cependant, avec la présence du copain de Z., dont les remarques parfois très vulgaires et obscènes mettent à l'épreuve la courtoisie et l'indulgence de mes parents. Pas sûr que sa sensibilité artistique et sa culture cinématographique le sauve longtemps. Mais après des années de froideur entre ma sœur et eux, cette première liaison officielle, et l'embellie que celle-ci a amenée, sont précieux. En ce qui me concerne, je n'étais pas fâché de rentrer sur Paris, après trois jours passés avec tout ce petit monde.

Traditionnelle promenade de Gruchy à Omonville par le sentier côtier. Rencontre inattendue avec deux ânes, qui broutaient dans les ruines d'une vieille ferme. Traditionnelles moules-frites à la Guinguette, face au port, sous un soleil enfin dévoilé.
Un adolescent blond est entré dans le restaurant, accompagné de deux hommes plus âgés, deux parents sans doute. Ils se sont installés à une table voisine. Comme la Gorgone au regard qui paralyse, il me figeait sur place chaque fois que ses yeux rencontraient les miens. Mais ce n'était pas de la terreur qu'il m'inspirait. Sa beauté juvénile était irradiante, et il avait cet âge équivoque où l'on n'a plus rien d'un enfant, quoique encore rien d'un adulte non plus. C'était un peu La Mort à Omonville-la-Rogue.
Plus tard, en y réfléchissant, je me suis dit que c'est le constat que l'autre est isolé, à l'écart, qui créé la fascination, et qui amplifie la projection narcissique : s'il avait été accompagné de quelques bonnes amies à lui, à ricaner vulgairement en sirotant des bières et en mastiquant des moules – spectacle que je n'étais d'ailleurs pas loin de lui offrir, avec mes doigts qui plongeaient dans les frites et la crème marinière –, m'eusse-t-il autant plu ? Or il se tenait là comme un étranger, prisonnier de son adolescence, flanqué de ces deux individus d'une autre génération auxquels il n'avait plus rien à confier, et toute mon imagination me poussait à penser qu'il ne rêvait que de fuguer... Avec moi bien sûr.

Mercredi 2 octobre 2013

concert de cocorosie, avec nath
Je transpirais lorsque mon réveil a sonné ce matin. L'air était lourd dans la chambre, et je sortais d'un rêve intense, entêtant, dont j'ai malheureusement presque tout oublié. C'était un rêve cosmologique, un rêve sur les origines de l'Humanité, rien de moins. Je me souviens juste de sa conclusion, qui a résonné en moi comme une sentence absolue, universelle, irréfutable, et que je pourrais reformuler ainsi : l'homme est dans l'erreur, et dans le malheur, car il s'obstine à penser qu'il vient d'ailleurs, qu'il vient d'un autre horizon, qu'il vient d'un monde placé au delà du nôtre, alors qu'il est né de la Terre seule.

Au moment où cette maxime s'est exprimée en moi, je la ressentais et je la comprenais parfaitement.
Elle ne faisait pas seulement allusion à la pulvérulence de nos vies mortelles, comme on le lit dans la Genèse, mais à la vanité même des religions humaines, et de leurs multiples constructions autour du divin. C'était l'idée, dans le fond, que les religions – et plus généralement toutes ces illusions de spiritualité et de supériorité intellectuelle dont nous nous abreuvons, et qui font du nous, humains, des êtres à part, des êtres supra-terrestres – créent les conditions de notre propre infortune, et de notre propre désespoir.

Mardi 19 novembre 2013

Coup de téléphone inquiet de ma sœur ce soir pour m'annoncer que papa a été hospitalisé. Diagnostic pas bon – il ne s'agit pas de rhumatismes, comme on le pensait, mais d'une tumeur osseuse. Nouveaux examens prévus bientôt. Encore trop d'incertitudes pour qu'on essaye de trouver de l'optimisme quelque part.
J'appelle maman. Je lui pose des questions au hasard. Je sais qu'elle n'en saura pas davantage que ma sœur, mais j'ai besoin d'entendre sa voix, de lui parler. On se dit au revoir sur un ton lugubre, j'ai les mains qui tremblent.

Depuis, des flots d'émotions et de pensées incohérentes s'enchaînent anarchiquement dans ma tête. J'arrive à me calmer quelques minutes, je trouve même le moyen de rire en lisant quelque chose sur Internet. Et puis soudain, je panique, je dois ravaler des sanglots. Avant de me calmer de nouveau. Mes pensées : des réflexions à deux sous sur la vie et la mort, sur l'emprise fondamentale qu'ont nos parents sur notre assise psychologique, sur ce que nous sommes, et sur le contraire, c'est à dire sur cette capacité que nous avons acquise à vivre sans eux, à vivre sans même penser à eux. J'ai la sensation d'être redevenu un petit garçon, je repense à mon enfance, sans me focaliser sur des souvenirs précis d'ailleurs.
Je pense à lui, tout seul dans sa chambre d'hôpital, lui qui a toujours eu une peur terrible de la maladie et des médecins. Je pense à maman, tout seule à la maison. Je pense à sa famille, à ses sœurs, que je n'ai pas revues depuis vingt ans, à son propre père, qui est mort l'année dernière. Je me reproche de me demander soudain, très égoïstement, si ce qu'il a est génétique. Alors que rien n'est encore joué, qu'il tient encore debout et qu'il ne pense certainement qu'à une chose, le pauvre – rentrer à la maison –, c'est le scénario le pire qui glace ma conscience, et qui l'attire dans un puits noir et sans fin.
La panique, puis le désespoir. Voilà que plus rien n'a d'importance désormais. Ma vie future ? Qu'importe. Comment vivre sans lui ? Après tout ce qu'il m'a apporté ? Comment pourrai-je revenir un jour là où il a toujours été, s'il n'est plus là, lui ? Tout s'est recouvert d'un voile gris et terne, tout est triste à mourir maintenant. Je repense à des lieux qu'il aime – au Cotentin par exemple, à des instants passés avec lui : papa qui me dépose à la gare en voiture. Papa. Les larmes me viennent aux yeux, et je n'arrive plus à me contrôler.

Mardi 10 décembre 2013

Avec quelle facilité on peut se leurrer, lorsque les nouvelles sont trop graves...

Oui, pourquoi s'inquiéter outre mesure ? On l'a relâché de l'hôpital, de nouveaux examens sont prévus, aucun pronostic n'a encore été posé (donc tout est encore possible), il est certes un peu fatigué et il a mal à la jambe, oui, mais il n'a pas mauvaise mine : il fait ses mots croisés, il lit le journal, il se lève pour aller changer de disque, il prend part à la conversation.
Alors pourquoi s'acharner à poser des questions sur son état de santé ?
Dehors, la ville scintille sous le ciel bleu d'automne, et la lumière du soleil est belle, elle est dorée, elle est généreuse.
A Rouen, on fête l'anniversaire de Z. On parle de tout et de rien, on plaisante en sifflant du champagne, l'atmosphère est presque plus joyeuse que d'habitude. Et même si chaque parole que nous prononçons à table, si futile soit-elle, est passée secrètement au crible de notre inconscient, lequel tente de déterminer tout lien éventuel avec la maladie, nous mangeons de bon appétit, et nous parvenons à nous dérider, sans pathos ni mensonge.
En fin de journée, je reprends mon train pour Paris, comme d'habitude.

Et à Paris, je continue de vivre.
P. m'emmène dans une soirée inattendue, où je rencontre d'improbables people. Si l'on m'avait dit que j'adresserais un jour la parole à E. L. ! Vilain petit hanneton virevoltant de-ci de-là, consciente de son aura, elle me jauge et me vouvoie. Je croise des étudiants qui se présentent comme des « anarchistes de droite », des crétins polis, des écervelées bien habillées... Une plongée en terrain inconnu, fascinant. Mais à minuit, il n'y a plus rien à boire, dites donc !

La semaine suivante, à la soirée d'anniversaire de JC, chez N. et G., je m'alcoolise sans retenue, je danse comme une folle, je m'exhibe, je m'enferme dans les toilettes avec un mec, je sens que je séduis, que ma silhouette un peu sportive séduit, ça me rassure, ça me fait du bien.

La vie continue.

Le compromis de vente de mon appartement bellevillois est enfin signé. Je serai bientôt propriétaire. Devenir propriétaire à Paris en 2013, quel luxe ! Alors, de quoi je me plains ?

Et puis soudain il y a cet email de ma sœur qui tombe dans ma messagerie un matin alors que je viens d'arriver au bureau, qui m'apprend que le CHU de Bois-Guillaume a appelé mes parents pour les prévenir que la biopsie est annulée, devenue inutile au vu ce qui a été découvert aux poumons de mon père lors de sa dernière fibroscopie. Le service de pneumologie prendra contact avec lui demain pour décider de la suite des événements.
L'angoisse me saisit aussitôt, et ne me quittera plus de la journée... au point que j'appelle mon oncle A., au Havre, pour lui demander ce qu'il pense du suivi de mon père dans cet hôpital.

Ces mauvaises nouvelles qui se succèdent, et ces périodes de répit où plus rien ne se passe, ces périodes d'affliction puis de distraction, qui alternent sans arrêt, c'est comme s'il mourrait, puis qu'il ressuscitait, puis qu'il mourrait de nouveau... L'angoisse de ne pas savoir, l'anticipation catastrophiste, l'oubli auquel on se résout pour quelques heures, quelques jours, la poésie de ce soleil doré qui illumine le jardin de la maison de mes parents, ce soulagement provisoire auquel je cède comme à un hypnotique... ne m'épargneront pas, je le sais, l'affrontement avec la froide réalité, quelle qu'elle soit.